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Échanges

Restituer une épaisseur sociale et informationnelle à l’« acceptabilité sociale »

Giving “social acceptability” a social and informational dimension
Caroline Ollivier-Yaniv
p. 177-190

Résumés

Résumé : L’« acceptabilité sociale » des politiques sanitaires ou environnementales, qu’on la conçoive comme norme pour l’action ou comme concept, induit la prise en compte des opinions de la population. Comme pour d’autres idéaux démocratiques (la participation, la délibération, la communication, etc.), sa portée normative gagne à être mise à l’épreuve des situations sociales et des pratiques informationnelles des individus. Dans le cadre de la gestion de la pandémie de Covid-19 et des politiques publiques sanitaires et environnementales, l'analyse de l'« acceptabilité sociale » révèle la persistance d’asymétries et de tensions entre les représentations institutionnelles, les savoirs situés et les inégalités sociales et territoriales. Les chercheurs en sciences sociales qui mobilisent cette catégorie ne peuvent faire l’économie d’une explicitation de leur position épistémologique et méthodologique, entre évaluation de l’impact d’une mesure institutionnelle et mise au jour des mécanismes sociaux et informationnels d’appropriations situées.

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Texte intégral

1Centré sur la pandémie de Covid-19, l’article intitulé « Doxa de l’“acceptabilité sociale” contre la santé publique » (Ollivier-Yaniv, 2023) explore la question de la légitimation de l’action publique sanitaire. Celle-ci s’inscrit dans un contexte de conflictualité durable, au sens où, dans les arènes publiques, le domaine de la santé fonctionne en régime de débats et de controverses récurrentes, lesquelles sont souvent désignées comme des « crises » parfois plus réputationnelles et de confiance que sanitaires au sens épidémiologique. Le système de santé français repose simultanément sur la reconnaissance des droits des patients et des citoyens vis-à-vis de leur santé, et sur des dispositifs de concertation. Rapportée au phénomène de transformation des pratiques de l’action publique, l’institutionnalisation de la « démocratie sanitaire » s’inscrit dans le vaste mouvement significatif de l’impératif délibératif dans les pratiques de décision (Blondiaux et Sintomer, 2002), ainsi que de la pluralisation des groupes d’acteurs des arènes politiques (Aldrin et Hubé, 2014).

2En l’occurrence, mon texte abordait la légitimation de l’action publique sanitaire en prenant spécifiquement en considération les représentations et les constructions de la population par les responsables institutionnels et les experts scientifiques et médicaux, autrement dit, par les « groupements sociaux légitimés » (Douglas, 1999) de par leur position politique ou scientifique. Les valeurs et les idéaux démocratiques animant leurs discours sont pris au sérieux en tant qu’ils sont constitutifs du phénomène étudié. Plutôt que de produire une énième analyse de la défiance des populations envers les policy makers et les experts scientifiques, il s’agit de déterminer dans quelle mesure ces acteurs font (ou ne font pas) confiance à la population dans un domaine de l’action publique particulièrement empreinte d’idéaux participatifs.

3Tel est le vaste espace que les auteurs et autrices de trois articles ont accepté d’arpenter, en s’employant à discuter mes propositions à partir de travaux situés autrement sur les plans scientifique et social, ainsi qu’en abordant, pour l’un d’entre eux, les risques industriels plutôt que les risques sanitaires. Ce sujet concerne donc différentes disciplines, ainsi que des épistémologies différenciées. On peut aussi parler d’approches socialement situées car, comme le souligne le texte des responsables de la rubrique « Échanges » Béatrice Fleury et Jacques Walter (2024), les recherches sur ce sujet invitent à interroger les interactions entre acteurs institutionnels, experts biomédicaux et chercheurs en sciences sociales. Une telle perspective contribue à dénaturaliser les positions épistémologiques ainsi qu’à sortir des auto-proclamations d’approche critique, en abordant les relations entre chercheurs et policy makers de manière réflexive.

4La présente réponse est structurée autour des axes de discussion les plus saillants au regard de la proposition de départ : elle revient sur les notions de publics, de médiation et de savoirs profanes. Elle est éclairée par les résultats d’une recherche encore en cours : l’analyse socio-discursive des ouvrages publiés par les experts scientifiques et médicaux ayant été impliqués dans la gestion de la pandémie en France, autrement dit d’experts multipositionnés tels que des ministres de la Santé ou des responsables de conseils scientifiques, professeurs des universités praticiens hospitaliers. Les premiers résultats mettent en évidence que les représentations de la population, comme celles de ses rapports à l’information et aux savoirs sont globalement empreintes par une importante verticalité, par l’affirmation de l’asymétrie des savoirs au bénéfice des experts, ainsi que par une conception comportementale et désocialisée des individus. La seule exception à cette ligne dominante émane d’un scientifique dont la carrière est caractérisée par une implication médicale et institutionnelle dans le traitement de l’épidémie du VIH et les interactions induites avec les associations de malades et de démocratie sanitaire.

L’« acceptabilité sociale », « concept proche de l’expérience »

5Il m’importe de commencer par revenir sur la formulation « acceptabilité sociale ». Point de départ de cette discussion, elle est conçue comme une expression, au sens linguistique, faisant l’objet d’emplois récurrents dans les discours publics des responsables politiques et scientifiques de la pandémie, mais aussi dans d’autres contextes que l’objet et le format de l’article initial ne permettaient pas de présenter. Dans le discours des responsables politiques et scientifiques, cette expression est significative du phénomène de prise en considération de la population et de l’anticipation de sa réception de certaines mesures. Composante des pratiques discursives des responsables de la gestion de la pandémie, j’ai pu observer ses emplois récurrents et spontanés lors d’interactions professionnelles avec des collègues médecins, préoccupés par la défiance de la population à l’égard de certains vaccins ou de la vaccination en général. Dans ces contextes différents, la nature doxique de l’expression est liée à son caractère naturalisé : elle n’est pas questionnée et elle est associée au constat ou à l’anticipation de résistances de la part de la population à l’égard de décisions institutionnelles, par ailleurs considérées comme nécessaires pour la santé publique au sens populationnel.

6La délimitation de l’objet du texte de base – à savoir la gestion de la pandémie à l’échelle nationale –, n’abordait pas l’échelle territoriale et les discours de ses acteurs institutionnels, ce que souligne de manière contrastive l’article d’Étienne Nouguez et Anne Moyal (2024) – on y reviendra. Il n’abordait pas non plus les emplois de l’expression « acceptabilité sociale » dans le monde des politiques publiques environnementales et des grands projets d’infrastructure et d’aménagement, lesquels font l’objet de conflits ainsi que de procédés participatifs institutionnalisés. Or, selon les travaux en sociologie de l’action publique environnementale, l’« acceptabilité sociale » est devenue au Québec une « norme pour l’action publique » (Simard, 2021). Depuis quarante ans, les usages de la notion ont été documentés par l’analyse des rapports du Bureau d’audience publique sur l’environnement (l’instance administrative de participation au Québec créée en 1978), ainsi qu’au moyen d’entretiens avec des professionnels de la participation publique, à savoir des acteurs qui « dans leur discours et leurs pratiques façonnent et diffusent l’AS au quotidien » (ibid.). L’« acceptabilité sociale » apparaît ainsi comme une norme pour l’action des acteurs des politiques publiques et peut être inscrite dans le cadre théorique sociologique des « instruments de l’action publique », au sens d’un « dispositif à caractère technique et social ayant une vocation générique, porteur d’une conception concrète du rapport politique/société et soutenu par une conception de la régulation » (Lascoumes et Le Galès, 2004 : 14).

7La prégnance des emplois de l’expression par les acteurs dans des contextes diversifiés invite donc à interroger ses usages par les chercheurs en sciences sociales. Partageant la proposition de Corinne Gendron, Stéphanie Yates et Alice Friser (2024 : 210) selon laquelle « le langage des acteurs sociaux apparaît comme un objet d’analyse distinct du concept à partir duquel le chercheur souhaitera comprendre une réalité sociale », je souhaiterais souligner l’ambiguïté de la démarche consistant à forger une « théorie » homonyme au langage des acteurs sociaux. Cette ambiguïté fait écho au débat sur la « légitimité de cet usage du terme acceptabilité par les sciences sociales » (Jobert, 2023 : 31) déjà engagé, en particulier dans deux livraisons de Vertigo, revue pluridisciplinaire en sciences de l’environnement, en 2015-2016. Les coordinateurs soulignent le « dilemme » face auquel se trouvent les chercheurs : « Soit ils rejettent la notion pour créer des termes alternatifs, au risque alors que ces derniers soient repris pour renommer des pratiques ayant elles, peu évolué. Soit ils s’approprient l’expression portée par les acteurs opérationnels et institutionnels […], mais tentent alors d’en changer le sens en proposant des définitions, en précisant des cadres d’analyse [Fortin et Fournis, 2015] ; ce faisant, ils préservent l’expression a minima comme “mot de passe” leur permettant, entre autres objectifs, d’ouvrir un dialogue avec ces acteurs, ainsi qu’avec les autres disciplines » (Boissonade et al., 2016). Cette métaphore du « mot de passe » est évocatrice : elle rappelle qu’en s’appropriant le langage utilisé par les acteurs sociaux, les chercheurs obtiennent l’accès à certaines sources ou à certains lieux (Ollivier-Yaniv, 2014).

8Pour contribuer aux débats que l’acceptabilité suscite encore, compte tenu de sa dimension normative (Jobert, 2023), cette expression me paraît constituer ce que l’anthropologie définit comme « un concept proche de l’expérience », à savoir « une conception dont quelqu’un – un patient, un sujet, dans notre cas un informateur – pourrait lui-même naturellement et sans effort se servir pour définir ce que lui et ses compagnons voient, pensent, sentent, imaginent […] et qu’il comprendrait facilement quand ce concept serait appliqué par d’autres de la même façon » (Geertz, 1986 : 73). Lorsque l’anthropologue le différencie d’un « concept éloigné de l’expérience », c’est, d’une part, sans les opposer et, d’autre part, pour signifier qu’« indigènes » et « ethnographes » relèvent de mondes sociaux distincts que la seule détermination à l’empathie de la part du chercheur ne saurait permettre de rapprocher. « Concepts proches de l’expérience » et « concepts éloignés de l’expérience » désignent aussi des univers langagiers ou des mondes de discours distincts : s’ils sont saisis de manière radicale, l’un relève du « dialecte » et l’autre, du « jargon » (ibid.).

9Ce travail réflexif sur la formulation « acceptabilité sociale » fait écho au travail que j’avais conduit dans mon habilitation à diriger des recherche (Ollivier-Yaniv, 2008) – et dans des textes définissant le terme institutionnalisé et normatif de « communication publique », en tant que trace discursive d’un « monde social » et catégorie désignant un groupe professionnel (Ollivier-Yaniv, 2014 et 2021). La mobilisation d’une notion abondamment utilisée dans le langage des acteurs et qui constitue ce faisant une catégorie pour l’action et pour la reconnaissance, y compris lorsqu’on lui donne une portée conceptuelle dans le domaine de la théorie politique et de la démocratie délibérative, exige un travail de réflexivité. Faute de quoi, la notion peut aussi être considérée comme un « folk concept », tel qu’Howard Becker (1962) l’a proposé pour montrer que l’approche fonctionnaliste des métiers, en reprenant le discours des acteurs dominants étudiés, contribuait principalement à leur légitimation.

Reconnaissance ou déni des savoirs profanes sur les risques industriels, environnementaux et sanitaires ?

10Explorer les représentations de la population par les responsables institutionnels et par les experts scientifiques conduit à aborder la question de l’accès aux savoirs et aux informations sur les problèmes publics sanitaires ou environnementaux. Si l’on met les idéaux normatifs démocratiques de la délibération et de la co-construction à l’épreuve d’une analyse en termes de groupes sociaux et de pratiques informationnelles, on observe des asymétries des connaissances acquises et des modalités d’accès aux informations. Cette asymétrie est constitutive de la distinction canonique entre savants et profanes, au sens où les premiers ont acquis et parfois produit des connaissances formalisées et authentifiées. Dans le champ de la santé, la reconnaissance de la diversité des savoirs n’a pas invalidé les ressorts de cette asymétrie ni les relations de pouvoir et d’intérêts qu’elle peut induire, même si ce phénomène a pris des formes plus complexes.

11La pandémie du VIH a permis d’observer un phénomène de construction de savoirs et d’une expertise fondés sur l’expérience des malades (Epstein, 1995), parce que l’expertise biomédicale s’est trouvée démunie face à la maladie. L’analyse de cette pandémie, mais aussi d’autres pathologies dites rares et, de fait, délaissées par les professionnels de la médecine et de la recherche, a aussi permis de montrer que les transformations de la production et de l’accès aux connaissances devaient beaucoup aux formes d’actions collectives de type associatif (Méadel, 2013) comme à la transformation des pratiques de recherche et de partage des informations sur les maladies et sur la santé (Akrich et Méadel, 2002). Les pratiques informationnelles sur la santé se sont transformées au gré des mutations de la médiatisation, de l’éditorialisation et de la circulation des informations sur la santé (Paganelli et al., 2014), ainsi que des usages qui en sont faits par des individus socialement et relationnellement situés. Même si l’institutionnalisation des savoirs expérientiels et profanes en santé et la démocratie sanitaire font encore l’objet de questionnements sur sa mise en œuvre (Simon et al., 2020), on est de prime abord loin du « monopole de l’expertise légitime sur les risques » par les industriels, favorisé par la réglementation institutionnelle, que souligne l’article de Gwenola Le Naour (2024 : 177).

12Cependant, des travaux en sociologie de la santé portant sur les vaccins (Ward et Peretti-Watel, 2020) ont mis en évidence la prédominance de l’approche PUS – Public Understanding of Science – chez les chercheurs et les experts de santé publique. Cette approche repose sur un modèle déficitaire des connaissances soulignant les lacunes de profanes insuffisamment éduqués en matière médicale et scientifique. Elle est aussi fondée sur les biais cognitifs qui affecteraient les perceptions des individus et les conduiraient à être davantage convaincus par les arguments critiques ou fallacieux à l’égard des vaccins : confusion entre causalité et coïncidence, biais d’omission, biais de la disponibilité, etc. Pour les sociologues, les limites de cette approche résident dans son incapacité épistémologique et méthodologique à prendre en compte la dimension sociale et culturelle de la cognition. Au moyen de méthodologies quantitatives et de simulations expérimentales de situations, on part des propositions tenues pour vraies par les sachants et on cherche à expliquer pourquoi une partie de la population n’y adhère pas, sans tenir compte des socialisations, des pratiques culturelles et informationnelles qui font et fondent le sens des rapports ordinaires aux savoirs scientifiques et technologiques.

13L’alternative ainsi proposée pour éclairer la complexité des rapports à la vaccination et à la science en général semble converger, sur les plans théorique et méthodologique, avec la proposition de développer des « savoirs prudents » (Ottinger, 2023, citée par Le Naour, 2024 : 180). Forgée dans le domaine des études sur les mobilisations environnementales aux États-Unis, cette notion est fondée sur l’observation des « injustices épistémiques » qui persistent dans les interactions entre experts et populations y compris dans des dispositifs participatifs, en l’occurrence en matière de surveillance de la qualité de l’air. Elle invite à documenter les expériences, les connaissances et les demandes (quand elles sont explicitées publiquement) des personnes exposées à la pollution, de telle sorte que celles-ci n’apparaissent plus comme des « marginalized knowers » (ibid. : 186).

14« Les citoyens ne sont pas des verres vides qu’il faut remplir » : cette métaphore, mobilisée par la chercheuse et vice-présidente de la Commission nationale du débat public dans un entretien à la revue démocratieS. Le média critique de la participation (Casillo, 2024), résume de manière efficace le constat qui rassemble plusieurs articles de ces Échanges au sujet des représentations des savoirs de la population que se font les acteurs institutionnels et les experts. La méconnaissance, la sous-estimation ou le déni des savoirs situés, qu’ils soient qualifiés de profanes ou d’expérientiels, constituent une logique persistante et en contradiction avec les idéaux de la co-construction (Akrich, 2013).

L’« acceptabilité sociale », une question de médiations ?

15Que l’on travaille sur les problèmes publics de santé, les grands équipements ou les risques industriels, l’analyse de l’acceptabilité sociale induit une réflexion sur les relations entre autorités politiques, experts et citoyens ou usagers. Le paramètre de l’échelle d’observation est donc primordial, comme le montre l’article d’É. Nouguez et A. Moyal (2024) lorsqu’il restitue les résultats de travaux portant sur la gestion de la pandémie de Covid-19 dans les territoires. Les conclusions de ces travaux contrastent avec celles des analyses de la gestion de la pandémie à l’échelle nationale. À l’échelle territoriale institutionnelle et politique (Agence régionale de santé [ARS], collectivités), l’universalité des mesures peut être qualifiée de « proportionnée ». On signifie ainsi que la connaissance et la prise en compte des inégalités sociales et territoriales rendent nécessaire une reconfiguration des mesures en fonction des spécificités des populations et des territoires. Cette notion d’« universalisme proportionné » est devenue caractéristique des politiques locales de santé publique. Également mobilisée par des organisations non gouvernementales intervenant auprès de personnes en situation de précarité, comme par exemple Médecins du monde (Laurence et al., 2019), elle a fait l’objet d’une définition et d’une préconisation par un épidémiologiste britannique pour réduire les inégalités de santé liées à la situation sociale et pour réduire le gradient social de santé (Marmot, 2010). À l’échelle française, et même si elle n’a pas été mobilisée par les responsables nationaux lors de la pandémie Covid-19, elle a été utilisée par des agences de santé publique telles que la Haute autorité de santé (2020), par exemple pour réduire les inégalités de santé liées au sexe et au genre.

16La notion d’« universalisme proportionné », comme celle de « réduction des risques » (introduite dans le code de la santé publique en 2004), se démarquent des segmentations de la population fondées sur des critères uniquement biomédicaux ou cognitifs : elles procèdent d’un paradigme de l’action publique fondé sur la prise en considération de l’environnement socio-culturel. Ainsi spécifiées, « les tensions qui traversent le système de santé français », soulignées par l’article d’É. Nouguez et A. Moyal (2024 : 202), renvoient à des acceptions différenciées des « publics », autre notion à la fois mobilisée par les professionnels de l’action publique, par les professionnels de la communication publique et par les chercheurs en sciences sociales. Pour les premiers, les publics sont construits a priori, en tant qu’usagers d’une mesure ou d’une décision et en tant que destinataires de l’information sur cette mesure. Les publics sont des « cibles » que l’on cherche à atteindre pour modifier leurs conceptions ou leurs comportements, selon une acception descendante et balistique de l’information et de la communication. Pour la recherche en sociologie pragmatiste (Cefaï, 2021) ou en ethnographie institutionnelle (Smith, 2018), les « publics » se constituent au travers de l’expérience et de l’appropriation des messages ou des recommandations par des individus socialement situés (Pereira da Silva, 2018). Plus ces individus sont éloignés, en termes de propriétés sociales, de celles et ceux qui ont construits les décisions et les discours qui les légitiment, plus les publics réels sont susceptibles d’être distincts des « publics-cibles ».

17L’acception des publics des politiques publiques sanitaires locales, telles qu’elles ont été analysées durant la pandémie Covid-19, se situe dans un entre-deux : leur logique de déploiement comprend à la fois la définition de « publics cibles » et la prise en compte de leurs « représentations » socialement, culturellement et territorialement situées (Nouguez et Moyal, 2024 : 201-202). Celle-ci peut aller jusqu’au constat d’une contradiction entre les directives nationales et les conditions sociales, culturelles et économiques des personnes : tout se passe comme si la logique d’appropriation socialement différenciée des mesures et des recommandations « universelles » était manifeste à l’échelle des acteurs institutionnels territoriaux, et pas uniquement des populations.

18Ces tensions entre échelles nationale et locale des politiques publiques sanitaires et leur lecture en termes de conception des publics invitent aussi à reconsidérer la notion de « médiation », mobilisée par É. Nouguez et A. Moyal (2024) pour rendre compte des modalités déployées par les acteurs locaux sur la base des mesures nationales. Développé en sciences de l’information et de la communication pour signifier la « mise en œuvre d’un élément tiers rendant possible l’échange social, alors même que les univers de la production et de la réception sont a priori par nature disjoints » (Davallon, 2004 : 53), ce concept présente l’intérêt de souligner « l’illusion qu’il y a de penser qu’il suffit de “mettre en relation” des producteurs et des récepteurs par des objets signifiants pour qu’il y ait communication » (ibid.). En science politique et en sociologie de l’action publique, la notion de médiation désigne les activités d’acteurs sociaux œuvrant au transfert « des connaissances, des savoirs, des registres de légitimité entre des univers organisationnels ou sociaux qui doivent (ou désirent) travailler ensemble mais ne recourent pas aux mêmes registres d’intelligibilité » (Nay et Smith, 2002).

19La notion de médiation étant « habitée par un imaginaire de l’entre-deux et de la conciliation » (Jeanneret, 2008), on voudrait souligner ici qu’elle n’est pas exempte de tensions et de relations de pouvoir si on lui restitue une épaisseur sociale. Tout en rappelant la dépendance réglementaire des politiques publiques sanitaires locales à l’égard de l’échelon national, É. Nouguez et A. Moyal (2024) montrent que les registres de la médiation par les acteurs locaux sont pluriels. Ils peuvent prendre la forme d’un relai déconcentré légitimiste, privilégié dans la majeure partie des ARS par conformité avec le code de la santé publique, ou encore d’une adaptation des mesures nationales. Mais l’article montre aussi que la médiation peut prendre la forme d’une appropriation des ambiguïtés pour produire des décisions contradictoires avec les consignes nationales, mais cohérentes avec les caractéristiques de groupes sociaux locaux. Le « rôle médiateur des acteurs locaux », même s’il est de fait déterminé par des cadres réglementaires, ne relève donc pas uniquement d’une intermédiation transparente : il peut prendre des formes inattendues (du point de vue de l’État) que les sciences sociales sont précisément à même de documenter et d’expliquer de manière robuste.

Pour conclure provisoirement : le chercheur en sciences sociales, entre monde de la recherche et monde politico-administratif

20L’« acceptabilité sociale », qu’on la conçoive comme norme pour l’action ou comme concept, sous-tend l’identification des opinions ou des jugements de la population. Comme pour d’autres idéaux démocratiques (la participation, la délibération, la communication, etc.), sa portée normative gagne à être mise à l’épreuve des situations sociales et des pratiques informationnelles des individus. L’analyse de l’« acceptabilité sociale » dans le cadre de la gestion de la pandémie de Covid-19 et plus largement des politiques publiques sanitaires et environnementales, révèle ainsi des asymétries et des tensions persistantes entre les représentations institutionnelles, les savoirs situés et les inégalités sociales et territoriales.

21Ces Échanges conduisent à revenir sur les relations entre responsables politiques, experts scientifiques et groupes sociaux ordinaires, mais aussi chercheurs en sciences sociales. La question a été travaillée dans le domaine des recherches sur la participation, particulièrement concerné par ces interactions. Une livraison spéciale de la revue Participations (Blondiaux, Fourniau et Mabi, 2016) souligne que le monde social de la recherche universitaire sur la participation et celui des praticiens de la participation présentent une porosité, du fait d’acteurs hybrides et à la carrière multipositionnée, « mi-chercheurs, mi-praticiens ». Il ne s’agit pas d’affirmer ici que ce constat vaut pour tous les objets de recherche, ni qu’il s’agit d’un modèle et encore moins que ces mondes sociaux n’ont pas des logiques d’actions et des temporalités hétérogènes. L’intérêt de cette observation est qu’elle vient étayer la thèse selon laquelle un chercheur en sciences sociales peut entretenir des interactions multiples avec des interlocuteurs institutionnels. Autrement dit, la polarisation entre une recherche qui serait autonome versus une recherche qui serait appliquée car stimulée par des finalités externes, ne résiste pas à l’observation de la diversité des pratiques professionnelles des chercheurs au gré de leurs pratiques méthodologiques et de leur carrière (Dubois, 2023). C’est précisément la raison pour laquelle les chercheurs en sciences sociales invités par des acteurs institutionnels, ou par des collègues du domaine biomédical ou de sciences et technologie, à travailler sur « l’acceptabilité sociale » d’une mesure ou d’un dispositif ne peuvent faire l’économie d’un travail d’explicitation de leur acception de la demande – pour ne pas dire de la commande – et la position épistémologique de leur approche. S’agit-il d’évaluer l’impact de la décision institutionnelle, c’est-à-dire de déterminer si des populations l’entendent, la comprennent et la partagent, ou de documenter les mécanismes sociaux et informationnels qui déterminent la diversité des appropriations situées d’une mesure ? En d’autres termes, la compréhension des préoccupations de responsables institutionnels ou d’experts scientifiques, voire la reprise de leur vocabulaire et de leurs catégories, n’est en aucun cas contradictoire avec leur redéfinition problématisée en vue d’éclairer la complexité du social, plutôt que d’évaluer son degré d’adéquation avec les constructions institutionnelles préalables. Faute d’un tel exercice de réflexivité, l’apport des sciences sociales repose sur un malentendu.

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Pour citer cet article

Référence papier

Caroline Ollivier-Yaniv, « Restituer une épaisseur sociale et informationnelle à l’« acceptabilité sociale » »Questions de communication, 46 | 2024, 177-190.

Référence électronique

Caroline Ollivier-Yaniv, « Restituer une épaisseur sociale et informationnelle à l’« acceptabilité sociale » »Questions de communication [En ligne], 46 | 2024, mis en ligne le 07 février 2025, consulté le 16 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/36482 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12yfl

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Auteur

Caroline Ollivier-Yaniv

Céditec, Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne, F-94000 Créteil, France

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