- 1 Le nom des chaînes YouTube citées est indiqué en italique.
1Le 10 janvier 2023, la Première ministre Elisabeth Borne annonce les grandes lignes du projet de réforme des retraites porté par le gouvernement. Dans la foulée, de nombreux contenus sont publiés en ligne afin de contester ce projet de loi et d’éclairer son contenu. Sur YouTube, plusieurs producteurs proposent des vidéos d’analyse, de décryptage ou d’humour, dont les plus connus s’appellent Osons Causer, HugoDécrypte ou encore Tatiana Ventôse1.
- 2 Le projet AppLab, mené par la sociologue Dominique Pasquier, propose d’étudier la production et la (...)
- 3 Si les différences entre médias traditionnels et médias alternatifs sont traversées par plusieurs r (...)
2Plusieurs études soulignent la contribution croissante des plateformes, dont YouTube, à la construction des opinions publiques et à la circulation des valeurs, des représentations et des idées. L’enquête quantitative menée par le groupe de recherche AppLab2 montre qu’un peu moins de 20 % des répondants déclarent regarder des vidéos portant sur des sujets d’actualité (politique, questions de société) pour s’informer et apprendre, YouTube constituant la plateforme principale pour ce faire (74 %), devant Facebook (45 %). Outre-Atlantique, l’enquête Pew Research (2020) indique que plus d’un quart des adultes ont recours à des informations provenant de YouTube et que 72 % des enquêtés considèrent cette plateforme comme une source d’information importante pour eux. En France, la plateforme YouTube a d’abord été envisagée sous l’angle de la production culturelle amateure (Flichy, 2010 ; Louessard et Farchy, 2017), puis a été considérée comme un espace d’expression et de socialisation politiques permettant d’aborder des sujets peu traités par les médias traditionnels3 et perçus comme radicaux (Babeau, 2014 ; Charbonneau et Devars, 2018 ; Combe, 2019 ; Douyère et Ricaud, 2019). De plus, de nombreuses recherches sur les vidéos politiques en ligne ont émergé ces dernières années pour interroger ces contenus sur leur potentiel contestataire et mobilisateur (Carlino, 2020 ; Gardenier, 2022 ; Riboni, 2023). En effet, la vidéo en ligne apparaît comme un nouvel outil de contestation politique qui permet de renforcer et d’entretenir les mobilisations citoyennes, et plus encore numériques.
3La particularité de YouTube est de donner accès à une hétérogénéité de contenus vidéos qui hybrident des formats éditoriaux et des registres d’argumentation hétérogènes : contenus proches des JT et des reportages des médias traditionnels (Desingue et Gotte, 2023), productions militantes et politiques (Babeau, 2014 ; Theviot, 2019 ; Finlayson, 2022 ; Camille-Delahaye, 2023), vidéos éducatives et de vulgarisation (Combe, 2019 ; Baur, 2021), ou encore contenus de divertissement (Louessard et Farchy, 2017). Sur la plateforme coexistent alors des productions émanant des sphères médiatiques traditionnelles et des productions ouvertement amateures et répondant à des codes liés aux usages générationnels des outils numériques (Longhi, 2018) : essor du face-cam, formats verticaux et courts, montages rapides, sous-titrage automatique, adresse amicale et intimiste, etc.
- 4 Le concept d’informalisation a d’abord été proposé par Cas Wouters (2007) comme une tendance progre (...)
4Interroger la production de contenus politiques en ligne, c’est inscrire ces derniers dans une généalogie plus large des contenus audiovisuels et plus particulièrement télévisuels. Pierre Leroux et Philippe Riutort (2011) ont souligné l’informalisation4 des émissions politiques à la télévision à partir des années 1990. Celle-ci n’a cessé de se renforcer au cours des années 2000 et s’est incarnée par une place croissante accordée aux personnalités politiques dans les émissions de divertissement. Ce phénomène, qu’on peut recouper avec celui de l’infotainment (La Sala Urbain, 2013 ; Laborde, 2013), a été particulièrement incarné par certains animateurs tels que Thierry Ardisson, Michel Denisot ou Laurent Ruquier. Ces émissions, en particulier le talk-show (Leroux et Riutort, 2013), mélangent les prises de paroles d’artistes, de personnalités médiatiques et de personnalités politiques. Les auteurs soulignent un « abandon de la référence à l’agenda politique qui dictait l’ordre du jour, [la] fin de la “transcendance du politique” et [une] désacralisation de la parole politique, confrontée à égalité avec celle d’invités du spectacle, majoritaires sur les plateaux de divertissement » (Leroux et Riutort, 2011 : § 7). Cette transformation concourt à l’institutionnalisation de la conversation au sein des espaces télévisés, au développement d’une « économie de la petite phrase », au recentrement sur la personnalité des acteurs et à l’essor d’un « règne des émotions ». Plus récemment, le travail de Claire Sécail (2024) a confirmé cette informalisation croissante de l’actualité politique à la télévision en étudiant le traitement de l’information au sein de l’émission Touche Pas à Mon Poste. Elle insiste sur l’essor d’un télépopulisme reposant sur ce même mélange des genres et un prolongement de la désacralisation de la parole politique.
5Par ailleurs, l’informalisation de l’actualité politique produite par certaines émissions fait montre d’une continuité sur les réseaux sociaux numériques (RSN). Par exemple, François Jost et Virginie Spies (2014) soulignent comment les réseaux sociaux amplifient le succès de l’infotainment, en favorisant une relation d’intimité avec les producteurs d’information. À l’inverse, Vincent Bullich et Benoît Lafont (2019) montrent comment certains producteurs de contenus natifs reprennent à leur compte des logiques issues des médias traditionnels et en viennent à « devenir média ». Aurélie Aubert (2023) expose la manière dont le média Brut capitalise sur la subjectivité et les témoignages personnels pour alimenter ses contenus, dans la perspective pour ces producteurs de réussir à « parler jeune ». Les réseaux sociaux numériques semblent alors prolonger et parfois renforcer le déploiement d’un régime émotionnel et d’une forte incarnation individuelle des discours amorcés par la télévision. De nombreux travaux mettent ainsi en exergue les productions numériques qui accordent une place centrale aux émotions et aux subjectivités pour entretenir les mobilisations en ligne (Granjon, 2017).
6Or, l’informalisation de l’actualité politique soulève aussi des enjeux relatifs à la perception citoyenne de la parole politique et, plus largement, de la démocratie. Par exemple, Valérie Bonnet, Emmanuel Marty et Cécile Robert (2024 : 11) ont souligné les différentes mécaniques discursives conduisant à une dépolitisation des discours médiatiques : rétrécissement du débat par l’utilisation d’un vernis technique, invisibilisation des enjeux politiques et sociaux, et disqualification des idées radicales et de la conflictualité. Cette dernière mécanique s’effectue « par apophase, recourant à des régimes sémio-discursifs jugés plus désirables pour traiter de la chose politique (l’humour, le divertissement, le récit de vie, le storytelling, et plus largement les discours épidictiques) » ; autant d’éléments caractéristiques de l’informalisation tels que présentés précédemment.
7Dans quelle mesure le traitement de l’actualité sur YouTube renforce et prolonge le processus d’informalisation du politique déjà entamé dans les médias traditionnels et poursuivi sur les RSN ? Quelle place est laissée en particulier aux émotions, aux subjectivités, à l’humour dans le traitement de l’actualité ? Dans quelle mesure ce recours aux émotions contribue à une disqualification des conflictualités ou à une dépolitisation des discours ?
8Alors que de nombreux travaux ont abordé l’espace politique de YouTube sous la forme d’étude de cas prenant des vidéastes comme point d’ancrage (Combe, 2019 ; Assilaméhou-Kunz et Rebillard, 2023), ou des chaînes appartenant à des organisations politiques (Theviot, 2019 ; Bristielle, 2020), on propose ici une analyse transversale de l’espace politique et contestataire de YouTube en interrogeant la médiatisation d’un sujet d’actualité : le traitement de la réforme des retraites d’E. Borne par les créateurs de contenus politiques sur YouTube. Le choix de cette étude est motivé par la tension sociale et politique générée par la réforme. Celle-ci a connu, à la fois dans les médias traditionnels et dans les médias numériques, une « extension massive des lieux de discussion » avec une dimension agonistique plus marquée dans les espaces numériques (Smyrnaios et al., 2023).
- 5 Application programming interface qui permet d’effectuer des requêtes auprès de la plateforme pour (...)
- 6 Les informations des vidéos comportent le nombre de vues, nombre de commentaires, nombre de « j’aim (...)
- 7 Notons certains cas limites qui ont été gardés, en particulier les vidéos de créateurs sur Twitch q (...)
9Pour ce faire, un corpus de vidéos a été constitué, vidéos au sein desquelles des individus décryptent, analysent, commentent ou contestent la réforme des retraites. La sélection a été opérée à l’aide de YouTube Data Tools : cet outil extrait les métadonnées des vidéos à partir de requêtes faites à l’API5 de la plateforme. Une première extraction a permis de récupérer les informations6 de 28 486 vidéos à partir d’une recherche par mot clé (« retraites ») ayant servi à une récupération plus large d’un réseau de vidéos (par une récolte des vidéos proches à deux degrés). Ensuite, le jeu de données obtenu a été filtré afin de garder seulement les vidéos traitant du projet de réforme des retraites et publiées entre le 10 janvier et le 3 février 2023, c’est-à-dire entre l’annonce du projet de réforme et l’ouverture de son débat à l’Assemblée nationale. Le choix de cette période permet de se concentrer sur la construction numérique de la mobilisation en amont de la discussion des élus et en dehors de l’arène institutionnelle. Ce filtrage a conduit à l’obtention d’une liste plus restreinte constituée de 921 contenus, au sein desquels nous avons retenu les vidéos natives proposant une analyse du projet de réforme en écartant l’archivage réalisé par certains médias de leurs productions audiovisuelles (émissions de radio et de télévision). Ont été uniquement gardés des contenus natifs des plateformes audiovisuelles7, ce qui inclut des contenus produits par des acteurs qui ont une forte notoriété en dehors de la plateforme. C’est le cas par exemple d’un certain nombre de représentants de partis politiques ou des médias traditionnels qui postent sur YouTube des contenus dédiés.
10Cette démarche a permis d’obtenir un corpus restreint de 53 vidéos, plus congruent avec une méthode qualitative d’analyse du discours. Pour chaque vidéo, le texte des transcriptions automatiques a été extrait lorsque c’était possible, puis un nettoyage de ces textes a été effectué par une correction manuelle de l’ensemble du corpus. Il a été enrichi des éléments saillants affichés dans la vidéo, surtout lorsque les vidéastes mobilisent des extraits médiatiques, des données statistiques, des schémas, etc. Une première analyse exploratoire a été conduite afin d’identifier des éléments différenciants dans le corpus, ce qui a permis d’établir une grille d’analyse qualitative. Celle-ci présente dix ensembles de variables que sont les métadonnées, les discours d’escorte (titres, descriptions, vignettes, etc.), l’auto-identification (façon se présenter et de présenter la chaîne), l’énonciation (ton, registre), l’argumentation (place du pathos, logos, ethos, etc.), les modes d’adresse, la scénographie (type de fond, décors, posture du vidéastes, habillement, etc.), les sources mobilisées (données statistiques, extraits médiatiques, schémas, etc.), les antagonismes discursifs ainsi que les formes d’appel à la mobilisation (manifestation, signature de pétition, adhésion à un parti, etc.). Cette grille d’analyse a été testée dans le cadre d’un codage croisé ayant permis d’ajuster les variables retenues, avant d’être systématisée à l’ensemble du corpus. Dans le cadre d’un projet de recherche plus large sur les créateurs de contenus politiques sur les plateformes audiovisuelles, des entretiens ont été menés auprès d’une vingtaine de créateurs, ce qui a permis de qualifier leurs trajectoires professionnelles, sociales et la structuration socio-économique de leurs chaînes. Parmi ceux-là, un peu moins d’une dizaine sont représentés dans le corpus retenu pour cet article. Pour les autres, nous avons retracé leur parcours par des recherches documentaires complémentaires.
11D’abord YouTube apparaît comme un espace où les enjeux informationnels et contestataires s’entremêlent chez de nombreux producteurs au travers d’une hybridité entre les codes des médias traditionnels et alternatifs. Puis une typologie de quatre idéaux-types de contenus est proposée, construite à partir d’un double continuum qui différencie des degrés d’informalisation de l’actualité politique en fonction de la place des émotions (pathos ou logos) d’une part, et de l’incarnation de la chaîne (individuelle ou collective) d’autre part. Ces idéaux-types dépendent fortement des trajectoires personnelles et professionnelles des vidéastes, des modèles socio-économiques et des orientations politiques des chaînes. Le premier idéal-type rassemble des contenus non contestataires qui entretiennent une proximité forte avec les médias traditionnels. Le deuxième regroupe des contenus présentant une importante hybridité argumentative (logos et pathos), fortement contestataire, et prenant la forme d’un journalisme engagé. Le troisième idéal-type regroupe les formats à vocation militante et contestataire qui sont pris en charge par des individualités. Enfin, le dernier ensemble regroupe des producteurs qui proposent un commentaire caustique sur l’actualité, mettant à distance le militantisme traditionnel au profit d’un entretien de l’indignation des publics.
12Les arènes numériques constituent des espaces au sein desquels se développent des discours alternatifs et/ou radicaux qui sont peu ou pas représentés dans les médias traditionnels (Gimenez et Voirol, 2017 ; Despontin-Lefèvre, 2019 ; Finlayson, 2022). Malgré un discours contestataire quasi unanime, une opposition entre informations traditionnelle et indépendante semble à l’œuvre sur le sujet de la réforme des retraites.
13La contestation de la réforme des retraites, du gouvernement et de ses soutiens, est très majoritaire. Sur les 53 vidéos composant le corpus, 42 s’opposent frontalement à la réforme des retraites. Les vidéos qui échappent à une prise de position en faveur ou en défaveur de la réforme sont principalement celles produites par les médias traditionnels, à l’image de L’Obs ou de Ouest-France. Par ailleurs, le corpus ne contient que deux vidéos qui soutiennent ouvertement le projet proposé par le gouvernement : celle de Marc Touati, en précisant que la réforme n’est pas assez ambitieuse, ainsi que celle de la DGAFP, la Direction générale de l’administration et de la fonction publique dirigée par Stanislas Guérini, ministre de la Transformation et de la fonction publiques.
- 8 Les autres producteurs de contenu ne sont pas explicitement assimilables à des orientations politiq (...)
- 9 Par exemple, Éric Zemmour a soutenu la réforme des retraites proposée par le gouvernement en argume (...)
14Si la contestation de la réforme des retraites est quasi unanime, l’orientation politique des producteurs de contenus est en revanche faiblement représentative de la scène politique française. En classant les chaînes en fonction de l’orientation de leur sujet, de leurs cadrages ou encore de leurs invités, on observe une certaine asymétrie dans l’ordre des représentations politiques. Seize producteurs de contenus sont assimilables à l’espace de la gauche radicale : c’est le cas des chaînes de différents représentants de la France insoumise (François Ruffin, Jean-Luc Mélenchon, Manon Aubry par exemple), d’Osons causer, du Média ou encore de Révolution permanente. Au contraire, les producteurs de contenus qui peuvent être associés au souverainisme de droite ou plus directement à l’extrême droite sont moins représentés puisque seulement six d’entre eux peuvent être catégorisés dans cet espace : Florian Philippot, Nicolas Dupont-Aignan, Louis de Dreslincourt, Juste Milieu, J’suis Pas Content TV et Tatiana Ventôse8. Cette asymétrie peut résulter du sujet traité par la présente recherche. En effet, les partisans de la gauche radicale ont eu une opposition plus franche et active à la réforme des retraites9. Mais elle peut aussi résulter d’une politique de modération des contenus haineux s’étant récemment durcie (Badouard, 2022), à l’image de la suppression de la chaîne Papacito en juin 2023.
15Plusieurs chaînes ayant abordé la réforme des retraites revendiquent un discours contre-hégémonique (Dalibert et al., 2016) à l’égard des médias traditionnels (presse écrite, radio, télévision). Cette opposition au système médiatique « dominant » se traduit à plusieurs niveaux : en termes d’identité, de pratiques, de discours et de ton.
16Les stratégies de différenciation à l’égard des médias traditionnels passent en premier lieu par la présentation formelle des chaînes. Parmi celles-ci, neuf s’identifient comme des « médias », sept comme des « médias indépendants », six comme des chaînes de « partis politiques », trois comme des « chaînes de formation », trois comme des chaînes de « syndicats », deux comme des « streamers politiques », deux comme « humoristes », une comme « chaîne de vulgarisation », une comme chaîne d’« administration publique » et une ne s’identifie pas à une pratique ou un groupe particuliers. Les deux groupes les plus importants sont donc les médias traditionnels et les médias qui se revendiquent comme indépendants. Cependant, les chaînes « média », qui constituent le groupe le plus important du corpus, ne sont pas toutes des prolongements de médias institués. Trois producteurs de contenus qui composent ce groupe sont des acteurs natifs de YouTube – HugoDécrypte, Marc Touati et Révolution Permanente – qui revendiquent une manière différente de produire l’information. D’ailleurs, le dernier exemple peut être plus directement associé au groupe des médias indépendants puisque la chaîne se présente comme « le média du bon côté de la barricade ».
17Les « médias indépendants » constituent le deuxième groupe d’acteurs le plus important du corpus. Ce groupe se caractérise par la revendication d’une production d’information différenciée à l’égard des médias traditionnels ; lesquels sont perçus comme soumis aux intérêts économiques et politiques. Canard réfractaire précise cette idée dans la vidéo « Retraite, inflation, 47-1 : ça va péter ! »10 : « Un gouvernement qui a été nommé par un président qui a été élu, lui, on se rappelle, sans aucun débat démocratique, juste parce que tu as une propagande à fond des médias privés achetés par les milliardaires qui soutiennent Macron puisque Macron fait en sorte que ces milliardaires deviennent encore plus riches avec sa politique ». La production d’informations sur YouTube par des médias qui se revendiquent comme « indépendants » prolonge alors des enjeux de diversité éditoriale et de lutte démocratique traditionnellement associés au médiactivisme, puisque ces groupes « orientent leur action collective vers la critique des médias dominants et/ou la mise en œuvre de dispositifs alternatifs de production d’information » (Cardon et Granjon, 2013 : 8).
18Sur YouTube, l’indépendance et l’opposition revendiquée à l’égard des médias traditionnels constituent un « label de qualité » (Sedel, 2021). Les enjeux et les objectifs de l’information indépendante sur YouTube rejoignent à ce titre ceux identifiés pour la presse écrite (Christin, 2018) ou pour l’édition indépendante critique (Noël, 2021) : proposer une offre culturelle plus diversifiée, résister à la concentration économique, faire entendre et exister une certaine radicalité politique. Cette différenciation se fait d’abord par la revendication d’un modèle économique alternatif, permettant de développer une indépendance éditoriale ou critique, d’autres manières de produire l’information et de penser la cité. Par exemple, la chaîne Le Média se présente comme un « média indépendant des puissances industrielles et financières » et précise être « fondé grâce au financement et à l’investissement bénévole de milliers de citoyens, appelés les Socios »11. Ce modèle économique est aussi revendiqué par Blast ! Le souffle de l’info : « libre et indépendant, affranchi de toute pression industrielle ou financière, Blast participe à la lutte anti-corruption, à la défense de la liberté d’expression et de la démocratie »12. Par ailleurs, il faut dire que ces créateurs traitant de politique n’ont que difficilement accès aux dispositifs de financement du CNC Talent13, dont bénéficient un certain nombre de vidéastes de vulgarisation à succès, et que les thématiques traitées éloignent fortement les partenariats commerciaux traditionnels sur YouTube (Godefroy, 2021 ; Michel, 2022 ; Gilliotte et Pasquier, 2025). À l’inverse, ces acteurs dépendent d’un modèle économique qui se structure en général autour des abonnements ou des dons, ces derniers transitant souvent par des plateformes externes à YouTube (comme UTip, ou Tipeee avant la fermeture de cette dernière).
19Ces producteurs de contenus revendiquent ensuite une liberté de ton. Par exemple, la formule de la « langue de bois » se retrouve régulièrement dans les descriptions des chaînes : Pure politique se présente comme « l’info sans langue de bois ! »14, la description de la chaîne de Marc Touati renseigne aussi la production d’une information économique « en toute transparence, avec pédagogie et sans langue de bois »15. Enfin, une majorité de ces producteurs de contenus trouvent des formules détournées pour revendiquer une indépendance éditoriale. Osons causer explique par exemple mettre « au cœur de [sa] démarche l’honnêteté intellectuelle » afin de former « l’esprit critique » de ses spectateurs16. Juste milieu se définit quant à lui par l’intermédiaire d’une équation : « L’actualité + la rigolade - le mensonge = Juste Milieu »17.
20Si la plupart des chaînes mettent en place des stratégies de différenciation à l’égard des médias traditionnels, elles n’en restent pas moins dépendantes de ces derniers, ce qui conduit à relativiser l’identité contre-hégémonique revendiquée par certains producteurs de contenus. Comme l’a montré Benjamin Ferron (2016), les médias alternatifs s’inscrivent dans un « simili-champ journalistique » qui se caractérise par son hétéronomie à l’égard du champ journalistique consacré. Une dépendance identifiée par Paola Sedda (2017) dans son travail sur les télé-alternatives italiennes. À plusieurs égards, les producteurs de contenus politiques sur YouTube s’inscrivent ainsi dans une situation de coopétition avec les médias traditionnels (Padioleau, 1976).
21D’abord, YouTube est un espace au sein duquel les médias traditionnels existent et ont une place importante favorisée par les algorithmes de recommandation (Benbouzid et al., 2020). En outre, la pratique du journalisme implique des pratiques professionnelles que les acteurs ne peuvent pas complètement contourner : sélection, hiérarchisation et cadrage de l’information. De plus, les vidéos des producteurs de contenus natifs accordent une très grande place aux extraits issus des médias traditionnels. Si une partie de ces emprunts sont faits à des fins critiques, d’autres extraits permettent de rendre les vidéos plus dynamiques et fonctionnent comme des arguments d’autorité (citation d’un expert par exemple). Enfin, les nombreux partenariats noués entre différents producteurs de contenus natifs et certains médias traditionnels (ce qu’illustre la présence d’Hugo Travers, le présentateur de la chaîne HugoDécrypte, sur France Télévision à la rentrée 2023) renforce la porosité de deux mondes que de nombreux enjeux professionnels rapprochent.
22Cette opposition entre information traditionnelle et information indépendante, essentiellement construite par les producteurs, masque en réalité de profondes disparités dans les contenus proposés et dans les modes de contestation qui dépendent des modèles économiques, de l’organisation plus ou moins collective des modes de production, des trajectoires professionnelles des vidéastes, des registres argumentatifs et des positionnements politiques des chaînes. Pour décrire ces différences, est mobilisée la notion de « scène d’énonciation » proposée par Dominique Maingueneau (2021) qui consiste à distinguer trois scènes permettant de catégoriser les discours : englobante, générique et scénographique. On choisit ici de regrouper l’ensemble des contenus sous une même scène englobante, la production d’informations politiques sur YouTube, afin d’en distinguer différentes scènes génériques présentant toutes des propriétés énonciatives, formelles et argumentatives qui leur sont propres. « Une scène générique présente une ou des finalités propres, des rôles pour les partenaires, un lieu approprié à sa réussite, un mode d’inscription dans la temporalité, un support, une composition et un usage spécifique des ressources linguistiques » (Maingueneau, 2021 : 115-117). Les scènes génériques prescrivent donc en partie la forme des contenus, mais les énonciateurs disposent toujours d’une marge de manœuvre relative à la scénographie qu’ils choisissent de mettre en œuvre. Pour différencier les scènes génériques, il est proposé de saisir les vidéos au regard de deux continuums qui permettent de caractériser des configurations spécifiques d’informalisation, différenciant des productions « formelles » (énonciation collective, absence de pathos) de productions informelles (prise en charge subjective, forte présence de pathos).
23Un premier axe différencie les vidéos construites sur une forte incarnation personnelle de la chaîne – mise en avant du vidéaste, prise en charge subjective du discours, construction d’un régime de proximité avec les publics –, en opposition à celles qui s’insèrent dans la présentation d’une entité collective et d’un effacement de la singularité du présentateur ou de la présentatrice. Un second axe permet de faire une différence selon le recours à certains régimes de rationalité, en particulier la différenciation entre une forme de logos et une forme de pathos, entre l’application de critères proches de l’agir communicationnel habermassien (maîtrise, distanciation, réflexivité) et des formes de spectacularisation qui passent par « la circulation d’affects qui façonnent les subjectivités politiques », entretiennent des formes d’indignation chez les publics (Granjon, 2021 : 313) et contribuent à informaliser la production d’information politique sur YouTube.
- 18 Un tableau synthétique recensant l’ensemble des métadonnées et regroupant la répartition des différ (...)
24Les contenus les plus formels s’avèrent être les moins contestataires. D’ailleurs, on retrouve ici les contenus proposés par certains médias de la presse écrite traditionnelle (Marianne, l’Obs, L’Humanité) – bien qu’ils s’adaptent en partie aux codes des plateformes (Jaffeux, 2022) –, mais également quelques producteurs natifs comme HugoDécrypte, qui mettent en scène une forme « d’objectivité journalistique » et mettent à distance les logiques agonistiques de la production de l’information. Cet ensemble, nommé ici « journalisme distant », représente environ un cinquième du corpus18.
25Pour ces producteurs proches des formats médiatiques traditionnels, on constate une absence de recours à l’humour, correspondant à une certaine représentation du journalisme de télévision qui expose des faits sans entrer dans l’expression d’une « subjectivité » assumée. Le plus souvent, aucun déictique de première personne du singulier n’est présent dans ces contenus. De plus, ces différentes vidéos n’affichent aucun positionnement politique explicite et ne formulent aucune critique formelle à l’égard du projet de réforme ou du gouvernement. Lorsque ces vidéos mettent en avant les critiques et les oppositions au projet, c’est pour les présenter symétriquement, en détaillant les arguments en faveur de la réforme et ceux qui y sont défavorables, sans se positionner d’un côté ou de l’autre : « Du coup dans cette vidéo, on va voir très concrètement et le plus clairement possible ce que propose le gouvernement avec sa réforme, mais aussi pourquoi elle fait autant débat et donc quelles sont les contre-propositions ; notamment de ceux qui sont dans la rue ces derniers jours » (HugoDécrypte, « La réforme des retraites expliquées en 10 minutes chrono »19).
26Ainsi les scénographies mobilisées dans cet ensemble de formats favorisent-elle une mise à distance des marqueurs visuels de subjectivité. Les deux exemples mobilisés ci-dessus apparaissent caractéristiques de la mise en scène du journalisme distancié. La figure 1 représente un fond monochrome noir et l’énonciateur se trouve au centre de l’écran. La figure 2 semble se dérouler dans un décor de rédaction et l’énonciatrice est une nouvelle fois au centre de l’écran. Ces deux scénographies ne favorisent pas directement un processus d’informalisation de l’actualité. Elles accompagnent donc l’énonciation distanciée des acteurs et engagent la construction d’un ethos de compétence journalistique (Soulez, 2002).
27Cependant, cette mise à distance de la critique subjective et explicite n’empêche pas certains producteurs de pointer des manquements ou des points faibles de la réforme, à l’image d’une vidéo de l’Obs intitulée « Réforme des retraites : qui sont les grands perdants ? »20. Celle-ci revient en particulier sur les conséquences de la réforme des retraites en fonction des carrières et surtout du début de l’entrée dans la vie active, mais l’énonciation est complètement neutralisée et tend vers une certaine factualité – aucun marqueur de première personne du singulier ou du pluriel. Si le projet n’est pas ouvertement critiqué, le fait de désigner des perdants – a fortiori lorsque ceux qui sont désignés comme tels sont des personnes ayant commencé à travailler tôt –, peut ainsi apparaître comme une critique déguisée. De la même façon, le HuffPost propose une vidéo nommée « Réforme des retraites : après le 49-3 vous allez (beaucoup) entendre parler du 47-1 »21 qui, bien que présentant de façon détachée le recours du gouvernement à l’article 47-1 de la constitution, peut s’apparenter là encore à une critique déguisée.
28La visée didactique de ces contenus est souvent très explicite. C’est le cas de cette vidéo du média Ouest-France intitulée « La retraite pour "les nuls" »22, et qui démarre ainsi : « Âge légal, taux plein, décotes, vous n’y comprenez rien ou pas grand-chose, pas de souci, on vous explique tout sur notre régime de retraite et sur la réforme en cours ». La vidéo est structurée autour de plusieurs extraits de discours d’E. Borne, lesquels sont suivis d’explications sur les termes plus techniques et les conséquences de la proposition de loi. En outre, les vidéos de cet ensemble sont souvent rythmées par des inserts textuels et graphiques qui viennent imager les propos de l’énonciateur.
29En revanche, les médias traditionnels et les natifs de YouTube se différencient selon les audiences auxquelles ils s’adressent. Des vidéastes natifs de la plateforme comme HugoDécrypte ou Jean Massiet s’adressent à des publics supposés éloignés de l’actualité politique, à l’image des plus jeunes, en prenant en charge subjectivement leur discours, contrairement aux représentants des médias traditionnels. En quelque sorte, cette spécificité les rapproche d’une position professorale. C’est assez net lorsqu’H. Travers développe certains discours d’accompagnement assez caractéristiques de la situation d’enseignement : « Allez il reste quelques minutes ne craquez pas maintenant ce serait dommage, on va voir maintenant ensemble pourquoi ce projet est critiqué et donc pourquoi est-ce qu’autant de grève et de manifestations se déroulent en France ces derniers jours ». Cette énonciation singulière lui permet de créer une relation d’appartenance privilégiée avec ses publics, puisqu’il s’adresse directement à eux (Croissant, 2022).
30L’analyse des trajectoires des producteurs étudiés révèle sans surprise des formations en journalisme ou en communication, autant pour ceux appartenant à des médias dont l’identité est fortement associée à leurs supports presse, radio ou télé (comme Marianne ou Ouest-France) que pour les producteurs natifs de YouTube dont les formats et les discours sont proches des médias traditionnels. Au-delà de la proximité des formats, cette porosité se manifeste aussi par des partenariats entre médias traditionnels et producteurs natifs (Clot, 2019), comme dans le cas d’HugoDécrypte et de son format « L’interview face cachée » diffusé sur France 2 à partir de la rentrée 2023. On peut ainsi se demander dans quelle mesure ces productions vidéo sur la plateforme correspondent pour certains producteurs à des stratégies d’insertion dans le secteur professionnel du journalisme – pour lequel la pression concurrentielle pousse les nouveaux entrants à des stratégies de singularisation (Marchetti et Ruellan, 2001 ; Leteinturier et al., 2010) –, et à l’inverse, comment ces médias profitent de l’audience de ces vidéastes pour diversifier leurs publics, leurs formats et in fine leurs pratiques professionnelles.
31Le deuxième type de scène générique rassemble des contenus que l’on peut associer à une forme de « journalisme engagé ». Ils se caractérisent par une articulation entre logique de démonstration, consistant dans la présentation d’une série de faits, et le dévoilement d’un sens caché, qui se traduit par différentes façons d’expliciter la portée invisible de la réforme, y compris par le recours à une forme de pathos pour sensibiliser les publics. Par exemple, trois des quatre vidéos du média Blast proposent de « décrypter » le projet de loi, afin de contrer la communication gouvernementale et de s’opposer à la réforme des retraites.
32La caractéristique majeure de ces formats réside dans l’usage conjoint d’une « parole argumentative » (Lochard et Soulage, 2003), fondée sur le logos (recours à des éléments chiffrés, arguments d’autorité, objectivation, montée en généralité scientifique, etc.), et d’une « parole expérientielle » (ibid.), mobilisant le pathos (exemples personnels, emphase sur les conséquences de la réforme sur les conditions de vie, etc.). Plusieurs éléments de discours mettent ainsi l’emphase sur la relation avec les publics et ces contenus favorisent la construction d’une certaine proximité avec les audiences à l’image des « animateurs citoyens » décrits par Aurélien le Foulgoc (2010) ou de ceux décrits par Dominique Pasquier et Sabine Chalvon-Demersay (1988), dans la lignée d’autres producteurs de contenus sur les plateformes (Coavoux et Roques, 2020). Cette dynamique est tout particulièrement perceptible dans le paratexte et l’introduction de la vidéo « Retraites : décryptage d’une réforme injuste »23 :
« Je sais, c’est un peu technique comme histoire, un peu barbant même, et avec toutes les déclarations et les indignations qu’on voit passer, difficile d’y voir clair. Qu’y a-t-il dans cette réforme exactement ? Quelles en seront les conséquences exactes ? Quels sont les arguments pour et contre ? Pourquoi suscite-t-elle autant d’indignation ? Et surtout, si on élargit la focale, dans quel cadre politique cette réforme s’inscrit-elle ? Aujourd’hui, on va essayer de comprendre la réforme des retraites dans cette nouvelle émission économique pour Blast ».
33L’idée semble ainsi de guider et d’aiguiser l’esprit critique des publics. Par exemple, la vidéo du média Blast, citée précédemment, est chapitrée de six parties, certaines étant plutôt didactique (avec une attention portée à l’histoire du système des retraites, aux précédentes réformes, etc.), d’autres étant ouvertement critiques (« les arguments pas très solides du gouvernement » ou « l’idéologie néolibérale en force »), illustrant l’hybridité du format. Dans l’ensemble des vidéos du corpus s’inscrivant dans cette forme de journalisme engagé, on peut constater que l’humour n’est présent que par petites touches, de façon à animer le discours par de petits inserts, sans que la dimension comique ne devienne une composante essentielle. Les discours reposent souvent sur des arguments d’autorité qui passent en particulier par les interventions et les citations d’universitaires, à l’image des extraits d’interviews de l’économiste Michael Zemmour très fréquemment mobilisés par ces acteurs.
34Plus que tous les autres ensembles de formats, celui du journalisme engagé mobilise de nombreuses données chiffrées à des fins critiques. Par exemple, dans la vidéo « Vieux, riches et égoïstes : unis derrière Macron pour casser les retraites » de la chaîne Le Média24, plusieurs graphiques issus du Conseil d’orientation des retraites (COR) sont insérés dans l’image pour mettre en perspective les enjeux politiques et sociaux de la réforme. Ils permettent de mesurer les différences de revenus entre actifs et retraités, le taux de pauvreté selon le statut professionnel ou encore de mettre en perspective les votes par classes sociales aux élections présidentielles de 2022. La mobilisation de ces données chiffrées, dans une perspective d’usage de la raison argumentative, vise à démontrer les erreurs et les lieux communs sur lesquels reposent la communication d’Emmanuel Macron et son gouvernement. Certains producteurs de contenus mobilisent aussi des sondages issus des médias traditionnels pour illustrer l’opposition à la réforme et ainsi appeler à la mobilisation. La vidéo de Médiapart, qui met en scène Usul et Ostpolitik25, mobilise ainsi un graphique issu de RTL-BVA et cumule alors les deux objectifs. Par ailleurs, le recours à une argumentation chiffrée constitue un moyen pour ces producteurs de permettre une montée en généralité du débat pour l’inscrire dans des perspectives économiques et politiques plus larges. La réforme des retraites devient alors une porte d’entrée pour discuter de la solidarité intergénérationnelle, des écarts de niveau de vie entre actifs et retraités, des inégalités économiques, de l’inflation, du rôle des services publics, du sens du travail dans la société ou encore du recul des droits sociaux.
35Les individus à l’origine de ces formats ont majoritairement des formations diplômantes en journalisme ou des parcours professionnels très ancrés dans les médias. C’est le cas de Salomé Saqué, journaliste pour Blast, ou encore de Serge Flaubert, journaliste pour Pure Politique. Ces parcours alimentent une forte proximité opérationnelle avec les médias traditionnels, tant dans les formats produits que dans l’organisation du travail. En effet, ces chaînes sont organisées en rédactions où coopèrent avec de nombreuses personnes pour chaque vidéo, avec un important travail de recherche documentaire, de montage, de mise en scène, supporté par toute une équipe technique citée au générique de fin ou dans la description des contenus. Les personnes qui présentent et animent sont bien moins mises en avant que pour les précédents formats décrits : leur point de vue personnel est moins présent, les marques de leur subjectivité sont très rares et la chaîne ne porte pas leur nom. En revanche, les façons de s’adresser au public et de mettre en scène les contenus s’inscrivent dans des grammaires individuelles dans la mesure où l’énonciateur est fréquemment seul à l’écran.
36Les scénographies du journalisme engagé renforcent elles-aussi la proximité avec les contenus issus des médias traditionnels. Les vidéos se déroulent dans des décors sobres et professionnels, à l’image de ce qui semble être un bureau d’entreprise (figure 3), ou sur un fond monochrome (figure 4). Les scénographies mobilisées dans ces formats apparaissent comme peu différenciantes à l’égard des contenus produits par les médias traditionnels ou par des acteurs affichant une certaine proximité avec ces derniers. En effet, les formats du journalisme critique agissent dans un espace de visibilité qui impose des contraintes professionnelles ayant des implications sur la scénographie des contenus. Il s’agit donc, comme pour les formats du journalisme distant, de limiter l’informalisation de l’actualité au profit de la construction d’un ethos de compétence journalistique (Soulez, 2002).
37Alors que la critique de la réforme semble traverser toutes les oppositions au gouvernement, ce format argumentatif n’est mobilisé par aucun médiactiviste d’extrême droite dans notre corpus. Comme l’a montré Gaël Stéphan (2022), le médiactivisme d’extrême droite est très présent sur YouTube et se structure autour de chaînes comme Livre Noir ou TV Libertés, ou encore VA+ (Marty et al., 2022). On peut se demander si ce type d’argumentation est moins présent pour les acteurs de l’extrême-droite ou bien s’il s’agit d’un effet du sujet, plus susceptible de mobiliser des acteurs de gauche.
- 26 On renvoie ici à la définition de la gauche radicale selon Irène Pereira (2010), qui considère que (...)
- 27 La droite radicale doit ici être entendue dans la perspective proposée par Cas Mudde (2007), qui co (...)
38Un dernier ensemble de formats regroupe les contenus produits par des vidéastes se situant du côté des « militants politiques », ici exclusivement ceux appartenant à la gauche radicale26 et à la droite radicale27. Deux producteurs paraissent très typiques de chaque côté du spectre politique : Canard Réfractaire, clairement positionné à gauche, et Tatiana Ventôse, ancien soutien de Jean-Luc Mélenchon ayant opéré un virage à l’extrême-droite depuis 2015, invitant à voter pour Marine Le Pen lors de la présidentielle de 2022. Ces contenus s’avèrent mobiliser plusieurs éléments caractéristiques d’une importante informalisation : forte prise en charge subjective du discours, fort recours au pathos, forte proximité avec les audiences.
- 28 Dans la vidéo « Retraite : ce que Macron veut nous cacher » (29 janv. 2023), la chaîne Osons causer (...)
39Dans l’ensemble, ces militants politiques critiquent la réforme et cherchent à donner à leurs audiences des éléments argumentatifs28 pour leur permettre en retour de convaincre leur entourage. Les audiences sont souvent considérées comme acquises à la cause et déjà critiques envers la réforme. Ces vidéos semblent répondre aux mutations contemporaines des formes de l’engagement et de la contestation politique en ligne (Bennett et Segerberg, 2012 ; Tufekci, 2017). « [L]e numérique participe à cette négociation permanente de l’engagement et de la "bonne" distance au parti, en offrant aux individus la possibilité de se retrouver dans un collectif militant, sans pour autant adhérer à un parti politique » (Theviot, 2020 : 12). Par conséquent, l’objectif de ces vidéos semble surtout d’assurer une sorte de socialisation militante individualisée et à distance permettant in fine l’émergence de nouveaux collectifs contestataires (Granjon, 2017).
40Par exemple, Canard Réfractaire titre une de ses vidéos « 8 NOUVEAUX ARGUMENTS contre la RETRAITE MACRON »29, dans laquelle il explique parfaitement les enjeux de politisation sous-jacents à la production de ses vidéos :
« Pour vous dire que nous avons raison de combattre cette réforme retraite. Et grâce à cette vidéo, vous avez encore plus de raison d’être contre cette réforme. Mais l’objectif d’avoir tous ces arguments, bah c’est pas juste de participer au débat démocratique, parce que ça n’existe pas aujourd’hui en France. Quand tous les médias sont possédés par les milliardaires, l’important c’est de pouvoir lutter contre la propagande des bourses qui veulent nous imposer cette loi. L’important c’est de pouvoir tester ces argumentaires autour de nous pour réussir à politiser. »
- 30 Tatiana Ventôse, « POUR EN FINIR AVEC LA CLASSE MOYENNE (ou pourquoi personne ne peut blairer les p (...)
41Par ailleurs, l’affichage des préférences politiques est bien plus affirmé dans le cadre de ces contenus, à l’image de la vidéo de Tatiana Ventôse : « Bonjour et bienvenue dans cette nouvelle vidéo, je suis Tatiana Ventôse et je suis là pour vous rappeler que oui le choix était aussi simple : option A, Macron, “je ferai la réforme des retraites” ; option B, Le Pen, “je ne toucherai pas aux retraites” »30. Cet affichage explicite des préférences politiques va de pair avec une incitation à la participation – à la mobilisation en général, surtout aux manifestations, au vote, à l’action, à l’adhésion à un parti –, comme dans le cas de Florian Philippot :
- 31 Florian Philippot, « Réforme des retraites : Macron en très mauvaise posture ! », accès : https://w (...)
« En tout cas dans cette vidéo on va étudier tout cela, ça [la réforme des retraites] peut échouer et il faut se mobiliser. À ce sujet d’ailleurs, on lance une grande pétition nationale dont le lien est sous la vidéo en description. Dès maintenant vous pouvez signer et partager, dès maintenant pour exiger des parlementaires, des députés, une motion de censure sur cette réforme des retraites »31.
42On note l’usage fréquent d’un « nous » marquant une appartenance commune entre le vidéaste et ses audiences et alimentant la structuration d’un antagonisme du « nous » contre « eux », qu’il s’agisse du gouvernement en général, des élites, des dominants ou d’E. Macron lui-même : « Donc, si nous faisons confiance à Emmanuel Macron sur le plein emploi, nous n’avons pas besoin de cette réforme retraite, et si nous ne faisons pas confiance à Emmanuel Macron, et bien raison de plus pour refuser cette réforme retraite » (Canard Réfractaire, « 8 NOUVEAUX ARGUMENTS contre la Retraite MACRON »). De même, le recours à un registre de discours pathémique est fortement mobilisé par certaines personnalités politiques, à l’image de François Ruffin qui alterne entre analyses macroéconomiques et récits de vie de personnes travaillant dans des métiers difficiles :
« Sur les dix dernières années en moyenne, pour 100 euros de richesse créée en France, 35 ont été captés par les 1 % des Français les plus riches ; 35 euros sur 100 pour le 1 % et tu rajoutes derrière les 9 % suivant, donc les 10 % les plus riches, tu es à 67 euros sur 100 qui vont pour les 10 % les plus riches, c’est-à-dire qu’il reste un tiers à se diviser entre les 90 % des Français les plus normaux quoi. [...] Corinne et Dominique, eux, ont eu à travailler dans l’industrie du vélo au début des années 80 à Abbeville et ils ont eu une carrière extrêmement hachée parce qu’ils ont connu des plans de licenciement, ils retrouvaient du boulot, puis ils étaient relicenciés, ce qui fait qu’à la fin ils arrivent avec 1 600 euros à eux deux pour la retraite » (« #BDR125 : Retraite, travail, profit : l’île aux enfants de la Macronie ! »)32.
43Ces producteurs parlent toujours à la première personne du singulier ou du pluriel avec les atours d’un franc-parler, marqué par un langage courant voire familier pour signifier la proximité avec les publics. Cette proximité est aussi renforcée par la forte structuration des chaînes autour des individualités, y compris lorsque les producteurs sont directement associés à des partis politiques ou à des syndicats (comme pour François Ruffin ou Nicolas Dupont-Aignan par exemple). Quelques chaînes collectives existent et prennent la parole (Sud, la CGT, etc.), mais leur production est bien moins visible et rencontre moins de succès que les contenus portés par certaines personnalités, ce qui fait écho aux travaux sur l’individualisation du champ politique et l’importance croissante accordée aux individualités plus qu’aux institutions (Le Bart, 2013).
44Les scénographies du militantisme individualisé s’inscrivent toutes dans la même logique d’informalisation de la parole politique et renforce l’inscription de l’échange dans une ambiance intimiste et dans un registre de proximité (Coavoux et Roques, 2020). La figure 5 semble se dérouler dans un décor de salon ou de chambre, tandis que la vidéo représentée dans la figure 6 a lieu dans la cuisine de François Ruffin. Ces mises en scène font entrer symboliquement les publics chez les vidéastes, c’est-à-dire dans leur intimité. Ce caractère intimiste des scénographies croise les enjeux soulevés par les sphères de locution « je-tu » mobilisées dans nombre de ces contenus, et vise à rompre la distance entre la politique et les citoyens en jouant sur le simulacre d’une parole désintermédiée (Biancalana, 2017).
45Si cette contestation politique s’exprime par la mobilisation d’une forte subjectivité et d’un recours à un certain pathos pour inciter à l’action, le discours est à la fois très argumenté et structuré, mobilisant de nombreuses données chiffrées, explicitant le fonctionnement des institutions, anticipant les stratégies de la majorité, comme pourraient le faire d’autres groupes de socialisations politiques :
« Le gouvernement quand il parle de sa réforme des retraites, il commence toujours par la démographie : avec le départ des baby-boomers à la retraite et la hausse de l’espérance de vie on aura de plus en plus de retraités, et en face pas beaucoup plus de gens qui cotisent pour payer les retraites de tout ce monde. [...] Sauf que, dans cette belle histoire comptable de déficit qui s’équilibre, il y a un petit hic. Ce que Macron et les soutiens de la réforme vous disent absolument jamais, c’est que les projections déficit qu’ils vous montrent ils vont pas de soi, ils sont basés sur un choix politique fort, et complètement caché » (Osons Causer, « Retraite : ce que Macron veut nous cacher »)33.
46Le parcours de ces producteurs est très marqué par une socialisation politique par les partis politiques ou les milieux syndicaux. Au-delà des chaînes directement associées à des partis politiques ou à des syndicats (Jean-Luc Mélenchon, Manon Aubry, Florian Philippot, etc.), d’autres producteurs de contenu revendiquent des engagements militants très marqués. Par exemple, Canard Réfractaire affiche son soutien très clair à un certain nombre d’organisations politiques et syndicales de gauche après une forte socialisation militante dans des organisations politiques et syndicales traditionnelles, tandis que Tatiana Ventôse a toujours mis en scène son engagement politique sur sa chaîne.
47Les contenus appartenant à cette scène générique contestent fortement la réforme des retraites et invitent les publics à se mobiliser politiquement. Si les formats de contestation sont assez innovants et diversifiés, les modalités de mobilisation prescrites sont en fin de compte assez traditionnelles. Quatre modalités principales sont mises en avant dans les contenus : la pétition, la grève/manifestation, l’organisation d’assemblées générales indépendantes des syndicats et la discussion avec des proches pour les convaincre que la réforme est injuste. Cependant, tous les producteurs de contenus n’appellent pas aux mêmes modalités d’action et une distribution partisane de ces prescriptions semble à l’œuvre.
48Les acteurs souverainistes, comme Juste Milieu, ou les membres de l’extrême droite, comme Florian Philippot, sont les seuls à inciter leurs publics à signer une pétition contre la réforme, sans appeler à d’autres formes de mobilisation externe à YouTube. Les acteurs issus ou proches de la gauche radicale, en plus d’inciter à la signature de pétitions, invitent leurs publics à se mobiliser lors des grèves et des manifestations. Dans cette catégorie, on retrouve Révolution Permanente, Canard Réfractaire, Jean-Luc Mélenchon, François Ruffin, Manon Aubry ou encore la CGT. Trois autres producteurs, proches ou issus de la gauche radicale, invitent leurs publics à convaincre des proches ou des personnes dans la rue : la chaîne de La France insoumise, Osons causer ainsi que le Canard réfractaire. Ce dernier invite en outre ses publics à développer une forme de mobilisation autonome que les autres producteurs ne mentionnent pas : la mise en place d’assemblées générales citoyennes et indépendantes des organisations syndicales, avec un leitmotiv assumé, « l’empouvoirement » et l’émancipation citoyens :
« Donc à un moment donné il va falloir un troisième acteur et c’est le peuple le troisième acteur à chaque fois, pour essayer de régler cette histoire. Il faut des revendications qui vont au-delà de la réforme retraite oui, mais il faut qu’on en discute parce qu’il faut qu’on apprenne des uns des autres, parce qu’il faut qu’on apprenne à se connaître, qu’on apprenne à se solidariser, qu’on apprenne à se parler pour pouvoir agir et peser dans le rapport de force, s’organiser pour prendre le pouvoir à un moment ou à un autre. Et pour ça une des étapes c’est de faire des AG, des assemblées générales. Donc en gros l’idée c’est juste de discuter entre nous quoi ! » (Canard Réfractaire, « RETRAITE, INFLATION, 47-1 : CA VA PETER ! »)34.
49Certains producteurs proches ou directement liés à l’extrême droite demandent enfin à leurs publics des contributions financières pour engager des actions depuis leur parti politique. Les vidéos de Florian Philippot et de Nicolas Dupont-Aignan se retrouvent ici.
50Enfin, un dernier ensemble de contenus appartiennent à la scène générique nommée ici « commentaire caustique ». Celle-ci se caractérise par un registre contestataire, fait de critiques et de moqueries, dans des formats souvent plus courts, mais qui n’encouragent pas à des formes de mobilisation. En somme, cet ensemble se caractérise à la fois par l’incarnation personnelle de la chaîne (la personnalité du vidéaste est très mise en avant) et par le recours à une forme d’argumentation pathémique qui transite par l’usage d’un humour servant à critiquer la sphère politique et à décrédibiliser les décisions du gouvernement. Cette scène générique se caractérise par le plus fort degré d’informalité. Sur les 53 vidéos du corpus, huit s’inscrivent dans cet ensemble.
51Les vidéos de J’suis pas content TV illustrent parfaitement cette combinaison des registres humoristiques et critiques qui caractérise nombre de productions dans les arènes numériques, à l’image des streamings de jeux vidéo (Barnabé, 2022) ou encore des mèmes internet (Di Sciullo et Dufour, 2024). Ce positionnement est notamment revendiqué par la chaîne dans son à-propos – « Je suis pas content TV est une chaîne essentiellement humoristique, satirique et informative traitant essentiellement de sujets liés à l’actualité politique » – et se retrouve dans le contenu des vidéos. Dans la vidéo « RETRAITES : Le MACRONISTAN envoie les RÉSERVISTES »35, le ton développé est familier voire injurieux. Par exemple, l’énonciateur singe une conversation avec Aurore Bergé, ancienne présidente du groupe Renaissance à l’Assemblée :
« [En citant Aurore Bergé] "On ne peut pas avoir une poignée de personnes qui génèrent une pagaille pour des millions de Français". Euh… si Aurore on peut, ça s’appelle le gouvernement voilà, donc tu fermes ta gueule, moi ce que je te propose à ce moment-là c’est plutôt que tu retournes t’occuper de ton projet de loi pour interdire d’élections les élus qui ont mis une gifle à leur femme. Pas pour le reste par contre sinon vous êtes tous au chômage et puis nous casse pas les couilles. Donc là, la macronie va falloir se sortir les doigts du derche parce que vous allez pas gagner la bataille, et encore moins la guerre, avec des réservistes. »
52Le registre humoristique est ainsi souvent renforcé par un décalage dans les modes d’adresse : lorsque l’énonciateur parle à ses audiences, il les vouvoie ; lorsqu’il s’adresse aux membres du gouvernement, il les tutoie. Cette mécanique crée un effet humoristique dans la mesure où l’énonciateur rompt le contrat de communication traditionnel qui veut que l’on adopte un registre de parole plus soutenu lorsque l’on échange avec des représentants politiques. En mobilisant un mode d’adresse décalé, l’énonciateur abolit la distance qui sépare le citoyen ou la citoyenne ordinaire de l’homme ou de la femme politique. Il feint par-là de donner des conseils de communication au gouvernement pour mieux décrédibiliser ses arguments.
53Dans ces formats humoristiques, on retrouve un procédé consistant à simuler une conversation avec une audience imaginée. Ce mécanisme permet de mettre en scène un certain bon sens populaire, souvent énoncé avec des accents, et passe par la reproduction de la « conversation de comptoir ». En effet, la contestation présente dans ces formats ne repose pas sur une forte argumentation mais est souvent présentée sur le registre de l’évidence. Par exemple, dans la vidéo « Faut-il avoir eu des démêlés avec la justice pour défendre la réforme des retraites ? » de Louis de Dreslincourt36, le projet de réforme est critiqué au motif que ses défenseurs auraient tous des affaires judiciaires en cours, ce qui est présenté comme disqualifiant en tant que tel. Après un passage reprenant un verbatim d’Éric Woerth, le vidéaste propose à E. Macron « d’aller chercher Guy Georges ou Marc Dutroux37 pour défendre sa réforme des retraites ». À cet égard, l’humour proposé dans ces formats repose principalement sur la figure rhétorique de l’ironie qui génère de la connivence avec la « communauté d’affinité » des créateurs (Mercier, 2018 ; Barnabé, 2022). Ces commentateurs satiriques mobilisent aussi de nombreux extraits médiatiques (passages TV, extraits de journaux), ceux-ci sont souvent courts et renforcent le rythme de la vidéo et, par là, sa dimension comique. Parfois, il s’agit de se moquer en sortant les images ou les discours de leurs contextes. Enfin on observe le recours très fréquent à des extraits de films, de séries, de sketchs ou encore de mèmes. Ce procédé se remarque dans la vidéo « La Farce Tranquille #87 : SPÉCIAL réforme des retraites et pépite » proposée par Juste Milieu38 ; vidéo dans laquelle il intègre un extrait d’un sketch des Inconnus où Didier Bourdon dit « Et maintenant ça va chier » pour introduire son sujet.
54À plusieurs égards, ces formats convoquent des registres argumentatifs et critiques qui font écho au concept de démoqueratie (Mercier, 2018), où l’appréhension citoyenne du politique sur les RSN est de plus en plus tournée sur le mode de la dérision et de la désacralisation des élus. Par ailleurs, ces formats ne sont pas seulement typiques des plateformes, mais ils s’inscrivent aussi dans une généalogie télévisuelle et radiophonique qui est celle des billets d’humeur et des chroniques humoristiques.
55Par ailleurs, ces formats présentent des scénographies qui favorisent la création d’une ambiance intimiste, renforcent le régime de proximité (Coavoux et Roques, 2020) déjà largement engagé par l’énonciation des acteurs, et se livrent comme l’ensemble de contenus poussant l’informalisation de l’actualité politique à son paroxysme. Les deux exemples ci-dessus se déroulent dans un décor de salon et les publics sont invités à entrer dans l’intimité des vidéastes. Dans la figure 7, le mur de pierre, traversé par une poutre en bois, ainsi que la lumière tamisée singent une discussion « au coin du feu » qui favorise la construction d’une situation de confession entre l’énonciateur et ses publics. Bien que construite sur un modèle sensiblement différent, la scénographie de la figure 8 renforce elle-aussi la construction d’une relation intimiste et d’un régime de proximité avec les publics en exposant ce qui semble être la bibliothèque personnelle du vidéaste. Celle-ci affiche à la fois de nombreux ouvrages, signe de son érudition, et des objets de la culture populaire, porteurs de références communes avec ses publics. En parallèle, les scénographies du commentaire caustique sont agrémentées de nombreux extraits médiatiques rythmant le registre intimiste, satirique et conversationnel engagé par les énonciateurs.
56Pour autant, alors même que ces commentateurs sont bien plus offensifs dans les termes, dans leur recours à un langage familier (et même insultant), ils ne rentrent en revanche pas (ou peu) dans des logiques d’engagement militant ou d’incitation à l’action. De fait, seul Juste Milieu appelle ses publics à signer une pétition afin d’initier un grand mouvement populaire, mais dénonce en même temps les autres modes d’organisation initiés par les partis d’opposition :
« Donc tout ce que vous voyez aujourd’hui n’est que du théâtre, c’est tout à fait formel, de l’extrême droite à l’extrême gauche, ces gens ne sont que des guignols qui ne disent pas la vérité aux citoyens, en expliquant simplement que leur opposition ne sert à rien. Et qu’il peut y avoir tout le mouvement populaire que vous voulez dans la rue, le gouvernement ira jusqu’au bout de cette réforme qui est un engagement vis-à-vis de l’Union européenne. [...] Qu’ils arrêtent de se cacher derrière une opposition de façade en sachant très bien qu’ils ne servent à rien et que ce que vous voyez à la télé aujourd’hui, c’est de la guignolerie, regardez Le plus grand cabaret du monde ça revient au même » (Juste Milieu, « Réforme des retraites : 49-3, fausse démocratie et soumission à l’UE »39).
57Ces formats semblent avoir pour vocation d’entretenir l’indignation citoyenne à l’égard d’une classe politique perçue comme prévaricatrice et manipulatrice. Ils reposent généralement sur un rejet explicite de l’ensemble de la politique traditionnelle, des institutions et, par extension, des modes traditionnels de contestation et de mobilisation. Ces formats peuvent ainsi être associés à des « dispositifs de sensibilisation » (Traïni, 2011) qui « relèvent moins d’un exercice tenu de la raison argumentative qu’ils ne visent à prescrire des sentiments (peur, enthousiasme, indignation, colère, dégoût, etc.), à créer des chocs moraux […], à réarmer les sensibilités, à aligner les registres émotionnels à la cause collective, à créer des identités en lutte, etc. » (Granjon, 2021 : 313). En d’autres termes, ces formats reposent sur une logique paradoxale qui consiste à entretenir et renforcer l’indignation des citoyens à l’égard de situations qu’ils perçoivent comme injustes, sans pour autant les appeler à se mobiliser. Cela montre un positionnement politique « anti-système », « anti-institutions », souvent « anti-partis politiques », s’inscrivant dans des positions proches de celles décrites par Alan Finlayson (2022) dans sa recherche sur le producteur de contenu britannique Paul Joseph Watson. La ligne défendue dans ces productions peut être associée à une ligne souverainiste, proche des milieux de la droite radicale ou de l’extrême droite, sans en revendiquer la filiation partisane.
58Enfin, les trajectoires professionnelles de ces producteurs de contenus sont a priori éloignées des trajectoires journalistiques ou militantes classiques, qui sont très présentes pour les autres formats identifiés. Ces vidéastes produisent leurs contenus souvent seuls et la chaîne est fortement construite autour de la personnalité des créateurs, ce qui les rapproche de nombreux autres vidéastes de divertissement ou de fiction (Louessard et Farchy, 2017 ; Barnabé, 2022). S’ils partagent avec certains médias d’extrême droite, à l’image de VA+, un recours à « l’humour, à l’insulte, à l’attaque personnelle et à la théâtralisation d’une parole supposément victime du "politiquement correct" » (Marty et al., 2022 : 112), ils s’en distinguent par une rupture assumée avec les codes du journalisme.
59Trois résultats apparaissent particulièrement saillants et doivent constituer les prémices de recherches futures. Le premier concerne le fort appariement entre certains formats, positionnements politiques et modalités de contestation. Les acteurs qui s’inscrivent dans une forme de journalisme « distant » ne peuvent être associés à un positionnement politique car leur manière de traiter l’information, caractérisée par une absence de positionnement formel sur les sujets, limite considérablement l’entreprise de catégorisation politique. En revanche, on constate l’appariement très fort des acteurs de la gauche radicale dans des formats proches d’une forme de journalisme engagé, maniant logos et pathos pour chercher à convaincre les publics. Les acteurs investis dans des formes de commentaires caustiques sur l’actualité, caractérisés par un degré très élevé d’informalité, ont pour point commun de produire des discours qui peuvent s’apparenter à ceux des milieux souverainistes en vertu d’une critique explicite de l’Europe et de la classe politique traditionnelle. Ces producteurs se rapprochent de l’analyse faite par A. Finlayson (2022) du youtubeur P. J. Watson et pose la question de l’essor de nouveaux acteurs caractéristiques de la droite radicale qui agissent comme entrepreneurs idéologiques autour d’un « style populiste » qui se développe en dehors des partis.
60Deuxièmement, ce travail ouvre de nombreuses perspectives de recherche en insistant sur la proximité des productions issues des médias traditionnels et des médias alternatifs, en particulier des médias télévisés. Les résultats exposés ici permettent d’interroger la critique portée à la télévision dans son traitement de l’information politique, à la fois travaillé par l’obligation de maintenir une production journalistique « objective », « non-partisane » (Lyubareva et Marty, 2022), mais aussi par une forte informalisation incarnée par les émissions d’infotainment. Les analyses soulevées dans ce texte montrent comment, dans l’ordre des formats, se tissent des filiations et des héritages complexes.
61Enfin, cette recherche ouvre de nombreuses perspectives dans l’étude de l’articulation entre les logiques d’informalisation et de dépolitisation. Il s’avère que les contenus les plus contestataires et qui invitent le plus à la mobilisation sont ceux qui présentent des formes d’informalisation hybrides au regard de l’ensemble des vidéos du corpus, en mobilisant du logos et de pathos pour convaincre les publics, en jouant à la fois sur une figure de « sachant » et un régime de proximité. À l’inverse, les vidéos s’insérant dans le « journalisme distancié » assument une mise à distance de la critique. Or, Sophie Anquetil et Carine Duteil (2024 : § 7) ont montré comment « une posture apparente de dépolitisation peut se constituer comme mode d’action illocutoire de politisation », en particulier lorsque certains acteurs revendiquent une posture « objective » dans la description de l’actualité. La dépolitisation devient alors un mode alternatif de politisation, surtout lorsqu’il s’agit de masquer les dissensus et de faire disparaître la dimension agonistique des débats. De même, les créateurs qui se situent du côté des « commentateurs caustiques » prolongent une forte informalisation du traitement de l’information : centralité de la subjectivité, du jugement de valeur, de l’humour, entretien de l’indignation, sans pour autant inciter à la mobilisation. Ces éléments nous amènent à considérer la complexité des enjeux de politisation et de dépolitisation tant ils semblent entremêlés et en proie à l’élasticité conceptuelle (Déloye et Haegel, 2019).