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Notes de recherche

Un grand événement au service d’un groupe professionnel

La mise en scène des libraires
A major event in the making of a professional group : Staging the booksellers
David Piovesan
p. 299-320

Résumés

Résumé : Cet article contribue à l’analyse des processus de renouvellement des groupes professionnels à travers un dispositif d’intermédiation particulier qu’est le grand événement. Le champ d’observation (les mutations de l’industrie du livre) est un objet déjà balisé par les sciences sociales, mais l’approche est originale par l’angle d’attaque : les travaux sur les groupes professionnels et la sociologie des grands événements. L’étude de cas porte sur l’analyse des Rencontres nationales de la librairie, rencontre bisannuelle qui rassemble la communauté des libraires depuis 2011. Comment cet événement fabrique-t-il du lien communautaire et identitaire à partir de trois ressources : le lignage, la compétence et le collectif ?

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Texte intégral

  • 1

« C’est un très grand bonheur d’être aussi nombreux pour réfléchir à l’avenir de la librairie. Face aux inquiétudes, l’heure, on le voit, est au rassemblement »
Benoît Bougerol, ancien président du Syndicat de la librairie française, Rencontres nationales de la librairie, Lyon, 20111

  • 2 Voir la livraison spéciale de la revue Mémoires du livre, Studies in Book Culture (Driscoll et Squi (...)

1Les grands événements dans l’industrie du livre ont régulièrement fait l’objet de travaux de recherche qu’il s’agisse des foires du livre (Driscoll et Squires, 2020), des salons (Clerc, 2012) ou encore des festivals de littérature (Sapiro et al., 2015). Ces études ont le plus souvent été conduites sous l’angle de la production éditoriale ou de la relation au public2. L’articulation entre grands événements et dynamiques professionnelles est quant à elle peu analysée : quelques rares travaux abordent l’impact des salons sur la notoriété des écrivains (Clerc, 2012) ou sur leur carrière (Dubois, 2023), mais rien sur les autres acteurs. Les rencontres professionnelles dans l’industrie du livre restent ainsi sous-explorées, alors même que ce type d’événements fait l’objet de nombreuses publications en sciences sociales.

2Comme le soulignent Anne-Sophie Béliard et Sidonie Naulin (2022 : 2), la notion d’événement professionnel demeure assez floue : « Les événements professionnels rassemblent régulièrement des professionnels […] dans un même lieu pendant une période donnée (un ou plusieurs jours). Ce sont des lieux où l’on peut faire des affaires, conclure des contrats, cultiver des réseaux sociaux, remettre des prix et diffuser des informations ». Les événements professionnels rassemblent plusieurs types de manifestations : salons, foires, congrès, conventions, expositions, sommets ou encore fêtes. Des travaux récents montrent comment ces événements jouent un rôle dans la structuration du champ professionnel (Lampel et Meyer, 2008 ; Høyer Leivestad et Nyqvist, 2017) et influent ainsi sur la dynamique de constitution et de renouvellement des groupes professionnels (Demazière et Gadéa, 2009). C’est cette approche qui sera adoptée pour observer la transformation d’un groupe professionnel particulièrement emblématique de l’industrie du livre, les libraires.

3Pour cela, il convient d’examiner le cas d’un grand événement réunissant la communauté professionnelle des libraires indépendants français depuis 2011 : les Rencontres nationales de la librairie (RNL), qualifiées par le magazine Livres Hebdo (2017, 30 juin) comme « l’université d’été des libraires ». En effet, ce terrain présente des caractéristiques intéressantes. Tout d’abord, l’industrie du livre constitue un secteur en mutation depuis l’arrivée d’Amazon en France en août 2000 (Chabault, 2020) et, plus globalement, avec la numérisation des contenus (Legendre, 2019) et l’essor des plateformes (Moati, 2021 ; Thuillas et Wiart, 2023). D’autre part, les librairies peuvent être considérées comme les acteurs légitimes et historiques de l’écosystème (Sorel, 2021). Elles représentent encore 23 % du marché en 2022, soit 2 500 librairies et 14 000 salariés (Xerfi, 2023). Plusieurs travaux ont montré le rôle joué par différentes ressources au service de leurs stratégies professionnelles : la rhétorique de l’indépendance (Noël, 2018), le conseil personnalisé et le tiers lieu (Raffaelli, 2020) ou encore la labellisation (Noël et Pinto, 2022). Il ne s’agit pas de retracer l’histoire de la constitution des libraires en tant que groupe professionnel (Leblanc et Sorel, 2008), mais de comprendre comment l’évolution des discours, des symboles et des valeurs traduit l’adaptation de ce qui fait communauté et identité, pour les libraires. Dès lors, une problématique s’impose : dans un contexte de mutations de grande ampleur, quel rôle ont pu jouer les RNL, comme grand événement à destination des libraires, dans le processus de réaffirmation de leur groupe professionnel ?

4Pour répondre à cette question, il faut revenir en premier lieu sur la notion d’événement professionnel et ses liens avec la dynamique des groupes professionnels. Puis, on présentera la méthodologie et les éléments de contexte des RNL. Enfin, on montrera comment les RNL fabriquent du lien social communautaire et construisent une position sur un territoire.

Grand événement et dynamique des groupes professionnels

5Dans l’ouvrage qu’elles ont coordonné, A.-S. Biélard et S. Naulin (2022) montrent à quel point les grands événements professionnels peuvent avoir un impact sur les carrières professionnelles des participants (Menger, 2016 ; Dubar, 2022). Mais elles mettent aussi en avant une autre dimension liée cette fois à la construction des champs organisationnels et des professions. Dans cette perspective, Joseph Lampel et Alan Meyer (2008 : 1026) indiquent que ces moments structurent le développement des professions en légitimant certaines pratiques : « Les événements de configuration des champs sont des espaces dans lesquels les réseaux se construisent, les cartes de visite s’échangent, la réputation progresse, des accords sont conclus, les nouvelles sont partagées, les réalisations sont reconnues, des normes sont établies et des modèles dominants sont sélectionnés ». De même, Hege Høyer Leivestad et Annette Nyqvist (2017 : 1), observent que « la conférence ou le salon sont des lieux où les industries prennent forme et où les identités des professionnels sont créées ». En effet, les événements professionnels constituent des lieux de socialisation, permettent d’acquérir de nouvelles connaissances, de partager des informations avec les pairs et d’apprendre le fonctionnement de la profession. Par conséquent, ils sont des lieux où les participants s’intègrent dans une communauté, développent une identité collective (Gamson, 1996) et partagent des normes professionnelles avec leurs pairs (Lecler, 2020). Dans cette perspective, ils jouent un rôle dans la dynamique de légitimation d’un groupe professionnel (Demazière et Gadéa, 2009).

6De fait, la professionnalisation peut être considérée comme le travail des spécialistes du secteur pour construire et consolider une identité et une représentation communautaire (Bucher et Strauss, 1961 ; Hughes, 1996). Ce travail ne va pas de soi (Boltanski, 1982), même si ces derniers et dernières naturalisent parfois les origines ou substantialisent les catégories. Le premier volet de ce travail, interne, vise à produire de l’unité et à structurer des liens sociaux au sein d’une communauté. Il s’apparente à ce que Luc Boltanski (1982) dénomme l’unification symbolique. Le second, externe, renvoie à la légitimité et à la reconnaissance sociale. Il s’agit d’occuper un territoire et mobiliser des ressources pour occuper une position sur un marché concurrentiel (Ollivier, 2012). Catherine Paradeise (1988) évoque à ce propos la clôture de l’espace professionnel, le contrôle et la conquête d’un territoire d’exercice. Les deux volets internes et externes sont enchevêtrés : Morgan Jouvenet (2022 : 85) décrit la professionnalisation comme un « rituel collectif unifiant les opposés, produisant des distinctions tout en renforçant l’appartenance à un même lignage ». De nombreuses ressources ont été identifiées au service de la professionnalisation : la socialisation (Dubar, 2022), la mise en scène (Goffman, 1973), la visibilité (Voirol, 2005 ; Connan et al., 2021), la figuration (Gadéa, 2021) ou encore la rhétorique (Paradeise, 1985), surtout celle de la compétence technique (Sarfatti-Larsson, 1988).

7Comment analyser ces événements ? Certains chercheurs observent les profils des intervenants et les modalités de prise de parole (Kriwy, Gross et Gottburgsen, 2013) ou les contenus des programmes (Naulin, 2020). D’autres se focalisent sur les activités sociales hors programme parce que celles-ci peuvent être sources de convivialité et de festivité (Garcia-Parpet, 2005 ; Potier, 2022). Enfin, il est possible de les considérer comme une forme ritualisée d’interactions (Wulf et Gabriel, 2005 ; Rivière, 2005). À la lumière de ces éléments, j’analyserai les ressources pouvant être mobilisées dans un événement professionnel de façon à renforcer la professionnalisation.

Méthodologie et contexte

La méthodologie

8Pour réaliser l’analyse longitudinale des RNL, il a fallu déployer une triangulation méthodologique (Flick, 1992), c’est-à-dire la combinaison de plusieurs méthodes pour donner davantage de cohérence et de validité aux résultats. Premièrement, de la même manière que S. Naulin (2020) étudie les préoccupations des grands chefs à travers l’analyse des programmes de festivals professionnels de cuisine, les programmes des six éditions des RNL de 2011 à 2022 ont été analysés pour mieux comprendre l’évolution des discours des libraires. Ont été collectés et dépouillés les documents supports de ces RNL sous la forme de textes d’interventions, de synthèses d’étude ou encore de vidéos ou podcasts lorsque les conférences ont été enregistrées (comme en 2017, 2019 et 2022). Pour chaque édition, les intervenants et leur profil ont été listés, ainsi que le titre, le contenu et le format des ateliers. Les intervenants et les activités ont été dénombrés. Une synthèse des principaux thèmes abordés par édition a été réalisée dans une logique abductive. Une analyse qualitative manuelle de l’importance des thématiques a été conduite à partir de la place occupée dans les programmes, selon une échelle allant de 1 à 3, avec 1-importance mineure et 3-importance majeure.

  • 3 Soit pour 2011, 8 articles ; pour 2013, 9 articles ; pour 2015, 9 articles ; pour 2017, 11 articles (...)

9Deuxièmement, chacune de ces six RNL, l’étude a porté sur le principal magazine professionnel (Livres Hebdo) qui a couvert ce grand événement professionnel, ce qui correspond à un total de 57 articles3. Ces articles fournissent des éléments de contexte et des réactions et interviews des libraires. Pour chaque édition, ont été rédigés un mémo synthétique des enjeux et un relevé des principales citations de libraires.

10Enfin, j’ai participé à deux reprises aux RNL : comme libraire (2013) et en tant que chercheur (2022). La première participation en 2013 s’explique par le fait que j’ai co-dirigé une librairie indépendante de taille moyenne pendant 9 années, de 2012 à 2020. Puis, une fois l’expérience professionnelle en librairie terminée, j’ai été invité, en 2022, à deux ateliers comme chercheur pour exposer mes travaux. Dans ce cadre, j’ai appréhendé l’ensemble de la manifestation. Ces deux modalités d’observation participante (Wacquant, 2000 ; Escande-Gauquié, 2023) ont permis de recueillir de façon directe et sans filtre un matériau inaccessible sans le recours à cette méthodologie : les interactions entre libraires dans et hors RNL, les préoccupations et sujets de discussion des libraires, leur participation aux à-côtés. Ensuite ce matériau a été retravaillé : une fiche mémo a été rédigée pour 2013 à partir des souvenirs et des notes prises à l’époque et, pour 2022, à partir du compte rendu déjà effectué en tant que chercheur. Ces documents intermédiaires ont été élaborés dans une perspective critique, de façon à distancier le proche et faire émerger des savoirs pour la recherche (Pelletier, 2019 ; Le Marec et Faury, 2023).

L’évolution des Rencontres nationales de la librairie

  • 4 « À l’occasion des premières Rencontres nationales à Paris, M. Lang propose de nommer un médiateur (...)

11En tant que dispositif d’intermédiation (Larroche, 2018), il est important de décrire le fonctionnement des RNL. La première mention des RNL date de 1990. Organisées à l’initiative du Ministère de la Culture, et non des professionnels, ces rencontres font largement le bilan de la loi du 10 août 1981, dite loi Lang, dont l’application fut plus que compliquée (Surel, 1997). Elles réunissent 300 libraires et d’autres professionnels du livre4. Aussi stimulantes soient-elles, elles ne seront pourtant pas poursuivies.

12Il faudra attendre Lyon, en 2011, pour le véritable démarrage des RNL. Cette fois, c’est la communauté professionnelle qui organise ces rencontres et, principalement, le Syndicat de la librairie française (SLF). Créé en juin 1999 de la fusion de deux autres syndicats (Leblanc et Sorel, 2008), le SLF regroupe aujourd’hui 700 librairies adhérentes (soit plus des trois-quarts du chiffre d’affaires des librairies). Il est considéré comme l’instance légitime de représentation de la communauté. Si le SLF en est le promoteur principal, les RNL sont chaque fois organisées en lien avec les associations régionales de libraires. Six éditions se sont ainsi déroulées depuis 2011, sur un rythme bisannuel, jusqu’en 2022 (Angers). Les RNL se déroulent le dimanche et le lundi, jours de fermeture des librairies, et prévoient de nombreux ateliers, réunions et conférences.

13Le nombre de participants n’a cessé de grandir, passant de 550 en 2011 à plus de 1 200 en 2022 dont plus de 700 libraires (tableau 1). Le nombre de sessions est aussi en constante augmentation. Livres Hebdo indique que le rendez-vous devient « incontournable » comme en témoigne « l’affluence sans précédent […] mais aussi l’importance des déclarations qui y ont été formulées » (Livre Hebdo, 2013, 11 oct.). Le magazine souligne également « l’ampleur de la mobilisation [qui] traduit l’intérêt des libraires pour une manifestation qui leur permet des échanges d’expériences à grande échelle » (Livre Hebdo, 2013, 11 oct.). Les trois premières éditions étaient conçues sur le même modèle (peu d’ateliers, principalement des conférences plénières et des tables-rondes longues) mais la forme a évolué pour les trois suivantes avec des ateliers plus courts et plus nombreux (une trentaine d’ateliers pour 5-6 conférences et 5-6 tables-rondes). Ce dispositif permet d’aborder plus de thématiques et favorise les interactions entre participants.

Tableau 1. Évolution des six éditions des RNL de 2011 à 2022

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14Les trois premières RNL invitaient de nombreux intervenants : éditeurs, distributeurs, décideurs publics ou universitaires. Par la suite, le focus s’est recentré sur les libraires. Les principales évolutions du contexte sont synthétisées dans le tableau 1. En parallèle, les titres des six éditions témoignent d’une évolution des préoccupations : les points d’interrogation de 2011 et 2013 (les libraires s’interrogent sur leur place) laissent place à des affirmations directes (2015 et 2022), comme un signal envoyé aux autres acteurs du livre.

Un grand événement professionnel au service des libraires

15De quelle façon les RNL participent-elles au renouvellement de l’identité professionnelle des libraires ? Trois ressources ont été identifiées : le lignage, la compétence et le collectif.

Le lignage

16Le lignage implique la filiation et l’inscription dans une histoire, c’est une ressource clé de la professionnalisation (Jouvenet, 2022). Elle se décline en trois dimensions s’agissant des libraires et des RNL. D’abord, le lignage se traduit par la mise en avant de figures emblématiques de libraires (tableau 2). Ces figures emblématiques de libraires sont très visibles publiquement : ce sont des personnalités nationales connues, elles interviennent à la tribune des RNL et dans les médias, prononcent des discours politiques et participent à de nombreuses conférences ainsi qu’aux instances professionnelles.

Tableau 2. Exemples de figures de libraires mobilisées dans les RNL

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17Ces libraires agissent comme des porte-paroles et jouent un rôle à la fois en interne – ils donnent une direction à la communauté – mais aussi en externe – ils assurent une légitimité, y compris en dehors du monde professionnel.

18Outre ces figures de libraires, la référence à l’héritage de la loi de 1981 est fréquemment mobilisée, c’est la seconde dimension du lignage. En 2011, Christian Thorel, lui-même, place son allocution d’ouverture sous la double référence de la loi Lang, votée 30 ans avant, et de l’éditeur Jérôme Lindon, figure engagée de cette loi :

« Parce que nous fêtons aussi les trente ans de la loi Lang, moment de notre histoire commune s’il en est, je voudrais saluer le travail de Jérôme Lindon, autour de qui nous fumes quelques-uns à nous réunir, avant et après que son obstination politique vit l’adoption de la loi sur le Prix unique. Jérôme Lindon, sans qui nous ne serions probablement pas ici et aujourd’hui réunis (…) Libraires et éditeurs, comme tous ceux qui sont au service du livre, nous devons à cette loi de nous avoir imposé́ les moyens de cette solidarité́ » (intervention de C. Thorel, Livre Hebdo, 2011).

19Les références à 1981 sont multiples, comme le montrent l’intervention du libraire Jean-Marie Ozanne autour de « l’édition et la librairie face à la loi de 1981 sur le prix du livre » ou encore le discours du ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand, reconnaissant « les motifs d’inquiétude [de la profession qui] sont aujourd’hui nombreux […] » malgré « la loi sur le prix du livre [qui] reste plus que jamais nécessaire » (Livre Hebdo, 2011, mai). L’évocation lyrique du ministre avec son « J’aime la librairie, j’aime les libraires » fait de ces premières journées un symbole et un acte politique. Le président du SLF, Benoît Bougerol, libraire à Rodez, indique alors : « C’est un très grand bonheur d’être aussi nombreux pour réfléchir à l’avenir de la librairie. Face aux inquiétudes, l’heure, on le voit, est au rassemblement » (Livre Hebdo, 2011, juin). Le lignage repose ainsi sur une référence à un texte sacré, fruit d’un combat militant, considéré comme un moment fondateur par les libraires (Surel, 1997). En revendiquant l’héritage de loi Lang, et en faisant de ces RNL une fête commémorative, les libraires s’inscrivent dans une histoire symbolique (Rivière, 2005).

20Aussi, les RNL s’ouvrent-elles chaque fois sur le bilan des améliorations apportées entre les manifestations, par le recours à des études, façon d’engager les RNL dans l’efficacité et de rendre visible l’action (ou l’inaction) des éditeurs, distributeurs et décideurs. À Bordeaux (2013), l’incipit porte sur : « Introduction : Lyon 2011, Bordeaux 2013 : où en est-on ? » puis enchaîne sur l’étude Xerfi sur la situation économique des librairies. À La Rochelle (2017), la séance plénière initiale s’intitule : « 2007-2016, dix ans en librairie. Comment l’activité́ des librairies et les comportements de leurs clients ont-ils évolué́ face au développement des grandes surfaces, d’Internet, du numérique […] ? ». À Angers (2022), dans le contexte post-pandémie, les premières RNL ont pour sujet : « Les librairies face aux crises : enjeux des 6e Rencontres nationales de la librairie » ainsi que « Les impacts de la crise sanitaire en librairie » et s’ouvrent par une série d’études. Le lien est tissé d’une RNL à l’autre pour suivre la progression, car progression il doit y avoir. C’est la troisième dimension du lignage.

  • 5 François Maspéro (1932-2015) est particulièrement connu pour les éditions éponymes qu’il a fondées. (...)
  • 6 Parmi les six entretiens de libraires que comporte cet ouvrage, on retrouve Josette Vial et Christi (...)

21Aux RNL de 2015 (Lille), est présenté un texte du libraire lyonnais Érik Fitoussi (tableau 2), intitulé « Les libraires sont l’avenir de la librairie », texte dans lequel il établit précisément la nécessité de s’inscrire dans le fil de l’histoire. Dans ce texte, É. Fitoussi indique que « pour construire l’avenir, il est utile de connaître et analyser l’histoire de notre métier […] Christian Thorel : l’histoire est productrice : on peut marcher en avant parce qu’on a conscience d’être adossé au passé ». Il cite les écrits de François Maspéro (2002), figure connue de l’édition5, ainsi que ceux de Adrienne Monnier, libraire, qui, en 1915 déjà, « avait des préoccupations étonnamment similaires aux nôtres ». Par ailleurs, il fait référence à un ouvrage, Propos sur le métier de libraire (Carrérot, Vial et Touron, 2013), véritable profession de foi valorisée dans les centres de formation et associations de libraires6. Plus loin, E. Fitoussi rajoute :

« Pourquoi ce petit préambule historique ? Si l’on déplace le regard au-delà̀ de nos lourdes contingences quotidiennes, il est possible de penser que nous vivons actuellement […] un moment charnière dans l’histoire et le développement de la librairie indépendante. Les difficultés économiques, les tensions dans la production, la concentration dans les structures de distributions, […] sont peut-être le bon moment pour jouer à plein notre rôle de librairie de singularités […] C’est de plus une façon de respecter l’esprit et la lettre de la loi de 1981, et de mieux peser, collectivement, face au développement des grandes structures industrielles de la diffusion et de la distribution […] La meilleure connaissance de l’histoire de notre métier nous donne des arguments, des clés et des pistes pour mieux comprendre ».

  • 7 Ainsi certaines librairies spécialisées BD peuvent-elles être adhérentes au SLF et au groupement de (...)

22La référence à 1981 est nommément présente, tout comme la volonté de s’inscrire dans une histoire. Conçues comme un objet sacré dont l’invocation permet de rassembler grâce à une symbolique commune, qui dit beaucoup sans avoir besoin d’expliciter les significations, ces ressources permettent de produire de « l’unification symbolique » (Boltanski, 1982). En s’inscrivant dans l’histoire commune, les différences entre les librairies sont gommées au profit de la dimension unitaire : Livre Hebdo souligne, en 2011 que la profession est « rassemblée malgré la diversité de ses points de vente ». Il est possible d’analyser les catégories de librairies selon leurs chiffres d’affaires ou leurs profils d’activité (généraliste ou spécialisée BD, jeunesse, religion, etc.) sous l’angle des sous-segments professionnels (Bucher, Strauss, 1961 ; Hughes, 1996). L’histoire de la constitution des libraires en tant que groupe professionnel est celle d’une tentative d’unifier ces différentes composantes (Leblanc et Sorel, 2008) tout en tenant compte des particularités. Néanmoins, les RNL, comme le SNL, cherchent à privilégier la partition commune, laissant à d’autres instances la possibilité de mettre en avant les spécificités7.

23Ainsi les libraires rendent-ils visible un corpus de valeurs et de symboles dont ils se revendiquent (Connan et al., 2021), produisant unité intérieure et différenciation d’avec l’extérieur. Ce processus s’apparente à une forme de contrôle de l’espace professionnel (Paradeise, 1988) en revendiquant le monopole de références symboliques. En tirant leur légitimité d’une source qui les dépasse et qui vient de loin (la référence à l’histoire), les libraires cherchent à solidifier l’existence de leur communauté en lui donnant davantage de sens et de rayonnement. Par la référence à des éditeurs connus, eux-mêmes se revendiquant de 1981, se joue aussi une stratégie d’alliance symbolique avec des acteurs extérieurs mais suffisamment proches, telle une communauté de destins rassemblant libraires et éditeurs indépendants. Ceux-ci sont alors régulièrement invités à participer aux ateliers – comme Oliver Gallmeister des éditions éponymes ou encore François Gèze des éditions La Découverte. Le lignage permet donc de solidifier la face interne de la communauté mais aussi d’afficher un front commun avec des éditeurs.

La compétence

  • 8 Growth from knowledge est un institut privé qui réalise des études sectorielles.
  • 9 Un des chercheurs invités étant Roger Chartier, historien, professeur au Collège de France, auteur (...)

24Le registre de la compétence est une ressource clé de la professionnalisation (Paradeise, 1985) qui est mobilisée dans trois directions concernant les libraires français. Cette ressource se traduit tout d’abord par le très grand recours à des études dont les résultats sont présentés lors des RNL. Ces études et leurs auteurs appartiennent au champ de la science et de l’expertise technique. En convoquant l’autorité de la science (Sulzer et al., 2016), les libraires font appel à une légitimité extrinsèque. De fait, des études sont présentées autour des « usages et représentations des librairies indépendantes dans la ville » (Lyon, 2011), de « l’accès des librairies aux marchés d’achats de livres des bibliothèques » (Lille, 2015), et des « animations en librairies » (Marseille, 2019). Les RNL d’Angers, en 2022, sont très riches en études dans un contexte post pandémie où les incertitudes sont fortes : une étude GFK8 sur « l’évolution du marché du livre et des pratiques des acheteurs », et d’autres études privées intitulées « l’impact de la crise sanitaire sur le comportement et les perceptions des clients », les « nouveaux libraires ». Deux rendez-vous réguliers sont organisés à chaque RNL (2011, 2013, 2019, 2022) concernant « la santé économique des librairies » par le cabinet Xerfi et « les attentes des clients » par Philippe Moati (2021), professeur d’économie et auteur d’ouvrages sur les transformations de la consommation. Ces répétitions sont caractéristiques d’un rituel organisé (Wulf et Gabriel, 2005). Les intervenants de ces présentations sont des experts, des consultants, des chargés d’étude, voire même aux RNL de 2015, trois chercheurs9, tous publiant et réputés, sont invités à réagir sur la « résistance du commerce physique face au numérique ». La référence à l’autorité scientifique est relevée par Livres Hebdo qui souligne en 2015 (22 juin) que « les RNL visent à objectiver la situation de la profession et à ouvrir le champ des réflexions et des actions pour renforcer son professionalisme » (souligné par mes soins).

25De même, le registre de la compétence s’exprime par le recours à l’ouverture internationale, c’est la seconde dimension. En 2011, la situation de la librairie à l’étranger est évoquée via le regard de libraires allemand, espagnol et québécois et, en 2015, grâce à la directrice de la Fédération européenne et internationale des librairies. En 2013, une étude (Moscovitz, Wischenbart, 2013) pilotée par Livres Hebdo et le SLF compare les stratégies des librairies dans six pays. Puis, en 2017 et 2022, des ateliers invitent des libraires allemands, néerlandais et canadiens. Cette ouverture sur la profession permet aux libraires d’appeler une légitimité d’ordre supérieur, qui dépasse le cas français, en dessinant les traits de l’identité professionnelle au-delà des spécificités nationales. La justification des stratégies des libraires français tire son origine d’un argument européen et international : l’assise de la compétence est solide car plus large. L’argument permet d’invoquer une légitimité générique de libraire.

26Troisièmement, le registre de la compétence n’est pas lisse sur toute la période observée, il subit des évolutions dans les thèmes mis en avant dans les programmes (Naulin, 2020). Ceux-ci dessinent alors le visage de l’identité professionnelle que les libraires cherchent à construire. Les RNL constituent ici une mise en scène (Goffman, 1973), une mise en visibilité (Connan et al., 2021) et donnent à voir la rhétorique mobilisée par les libraires et l’adaptation du référentiel de valeurs face aux évolutions du contexte. Cinq grands discours sur la compétence ont été relevés (tableau 3). Néanmoins, trois discours vont très rapidement occuper tout l’espace visible sur la scène des RNL – le discours client, le discours numérique et le discours gestionnaire – jusqu’à former un triangle identitaire. Nous centrons l’analyse sur ces trois discours principaux.

Tableau 3. Évolution des discours lors des RNL de 2011 à 2022

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27L’argument autour du client montre une préoccupation majeure des libraires dans le contexte de renforcement de la concurrence avec la vente en ligne et des grandes surfaces spécialisées. Alors que le mot « client » n’apparaît pas dans le programme de 2011 (on lui préfère le mot « public »), celui-ci est assumé dès 2013 (7 occurrences) et sera ensuite sans cesse utilisé. Il s’agira « d’accueillir, conseiller, vendre, fidéliser le client [qui] est au cœur du métier de libraire » (Bordeaux, 2013) ou de « mieux connaître et analyser les profils, attentes et comportements des clients » (La Rochelle, 2017).

  • 10 Le portail national des librairies indépendantes fédère 16 portails régionaux soit 1 200 librairies (...)

28Le discours numérique, second pied du triangle, dessine une évolution contrastée sur la période observée. Présent dès la première RNL en 2011, le numérique est abordé sous l’angle du « mode d’emploi » : « La place du numérique en librairie. Quels outils numériques au service de l’offre papier (librairie interactive, géolocalisation, animation…) ? Pourquoi investir les réseaux sociaux ? Comment vendre des ebooks ? ». Six éditions plus tard, le même thème n’est plus du tout abordé frontalement : un atelier seulement en 2017 ; deux ateliers en 2019 (Instagram, d’une part, et les nouveaux influenceurs, d’autre part) ; aucune session dédiée en 2022. Très abordé au début, le thème devient moins visible ensuite. En effet, les portails régionaux de vente en ligne regroupés sous la marque librairies indépendantes10 se sont développés sur cette même décennie. Un libraire indique à Livre Hebdo, en 2015 (21 juin), qu’il « est très important que sur Internet le libraire continue de faire un travail de libraire, en mettant en scène ses vitrines et ses tables, valorisant et recommandant des livres. Sinon les stratégies numériques n’ont aucun sens ». On peut imaginer que ce thème ne fait plus sujet tant il a été incorporé dans les habitus du libraire.

29Le troisième discours clé du triangle est celui de la gestion, il ne cessera pas d’occuper le devant de la scène. Dès 2011, les enjeux de gestion sont abordés, mais ceux-ci sont très généraux et dans une perspective macro : « De quels moyens humains et financiers disposeront les libraires afin de développera leur activité́ et d’en assurer la transmission ? […] Quels gains de productivité́ en librairie ? ». Dès 2013, les questions deviennent plus incisives : « Cet atelier traitera des principaux leviers financiers que les libraires peuvent actionner afin d’assurer l’exploitation de leur entreprise : chiffre d’affaires (élargissement du public, présence sur Internet, marchés publics, impact de l’évolution du prix des livres…), marge commerciale […] baisse des charges ». Ainsi seront abordés « l’optimisation de la gestion et de la performance » (2013, 2017, 2019) ou « la maîtrise des achats et des retours » (2013, 2017, 2019, 2022). Deux ateliers des RNL de 2022 sont emblématiques de l’évolution, ils portent sur « Travailler l’office : comment travailler plus efficacement avec son représentant et ne pas passer plus de temps à acheter les livres qu’à les vendre ? » et sur « Quelles initiatives pour maintenir ses marges et développer son chiffre d’affaires ? ». Les RNL se positionnent dans une logique problem solving [résolution de problème] en apportant des réponses à ce qui fait enjeu pour les libraires.

30En définitive, le discours sur la compétence des libraires mobilise des arguments extrinsèques – le registre de l’expertise scientifique et une légitimité internationale – et un triangle identitaire visant à fonder une légitimité intrinsèque. Le discours produit unification mais aussi distinction : le registre de la compétence permet aux libraires de jouer sur les deux faces (Jouvenet, 2022) en défendant un territoire. Le recours à l’argument de la compétence est un levier pour lutter dans un contexte de renforcement de la concurrence en ligne, qui a fait de la logistique et de la rapidité de la livraison des axes clefs.

Le collectif

31Pour développer l’action collective, les associations régionales organisent, à chaque édition, des RNL des tournées de librairies permettant de découvrir les librairies locales. C’est un élément hors programme très important. L’échange entre pairs est l’une des composantes clés du dispositif : les libraires parlent de leurs coups de cœur, échangent sur leurs difficultés et préoccupations, comparent leurs pratiques. Ces pratiques interprofessionnelles fondent une part importante du rituel des RNL (Wulf et Gabriel, 2005). Cette dimension est non négligeable dans le monde du livre et surtout les Foires du livre qui pourraient s’apparenter, selon Beth Driscoll et Claire Squires (2020), à une forme modernisée du Carnaval. Même si les préoccupations sont souvent teintées d’inquiétudes face à la concurrence, il émane de ces RNL un enthousiasme très perceptible dans les interactions entre pairs. Traditionnellement, un dîner réunit le dimanche soir l’ensemble des participants dans une ambiance festive : ce moment hors programme est un pic de convivialité dans le rituel et valorise le sentiment d’appartenance (Potier, 2022). Ces journées se rapprochent ainsi de célébrations professionnelles (Rivière, 2005) et renforcent la socialisation (Dubar, 2022).

  • 11 Si en 2017, le nombre de librairies françaises adhérentes à l’Observatoire est de 160, en 2023, il (...)
  • 12 Le volume de nouveautés et réimpressions a été multiplié par trois en 50 ans, passant ainsi de 20 0 (...)

32Dès 2013, les RNL mettent en valeur la dimension collective de façon concrète. Un atelier aborde directement cette question : « Atelier 3 : libraires indépendants, libraires en réseaux : quelles actions mutualisées au sein de la profession ? Libraires indépendants mais pas libraires isolés… ». L’argumentaire défend la « capacité́ à partager et à mutualiser davantage au sein de la profession ». C’est la période où les associations régionales vont s’étoffer et proposer des actions mutualisées. Livre Hebdo (2011, juin) souligne que « depuis [les RNL de] Lyon les libraires participent plus aux réunions de l’association ». Dans le même article, Maya Flandin, libraire lyonnaise, vice-présidente du SLF, témoigne, elle-aussi, de la dynamique collective : « Avant, chacun de nous cherchait à négocier individuellement avec ses partenaires. Depuis Lyon, nous faisons davantage jouer les réseaux professionnels ». Dans la même perspective, l’Observatoire de la librairie11, créé par le SLF, est présenté en 2013 comme « un outil collectif au service de la performance des librairies ». L’objectif est de permettre « aux libraires de disposer d’indicateurs économiques de synthèse sur leur librairie et de pouvoir les comparer au reste de la profession ». En 2017, une page entière du programme valorise « un outil créé par les libraires, pour les libraires ». L’Observatoire permet aux librairies d’analyser et piloter leur librairie à partir d’outils de gestion spécifiques et non pas standardisés. Matthieu de Montchalin, président du SLF, libraire à Rouen, explique à Livre Hebdo (2017, 30 juin) le succès de la démarche par « l’évolution du syndicat qui a su ajouter des cordes à son arc. En proposant des services en plus, comme l’Observatoire et les formations, le SLF a attiré de nouveaux libraires et favorisé une nouvelle forme de militantisme » (2017). L’outil permet aussi de donner aux libraires des clefs pour repositionner la relation commerciale avec les distributeurs, relation qu’il avait tendance à subir dans le contexte d’augmentation de l’offre éditoriale12.

33De plus, les RNL permettent aux librairies de retravailler leur place dans l’écosystème, de nouer des alliances ou des affrontements (Menger, 2016). Livre Hebdo (2011, juin) indique à propos des premières RNL que « la profession a ici pour ambition d’affirmer haut et fort l’importance de son rôle dans la chaîne du livre […] et d’interpeller ses principaux partenaires ». Guillaume Husson, délégué général du SLF affirme qu’on « n’a jamais autant discuté avec l’interprofession » (Livre Hebdo, 2011, juin). La question des relations commerciales avec les diffuseurs fait l’objet d’ateliers réguliers dans les RNL, comme en 2013, où une table-ronde réunit libraires, diffuseurs et éditeurs : « Plusieurs fournisseurs parmi les plus importants, […], ont mis en place des mesures collectives en faveur de l’amélioration de la marge ou de la trésorerie des librairies. Ces avancées sont très positives mais elles ne bénéficient pas à tous et demeurent insuffisantes » (Livre Hebdo, 2013, 11 oct.). Les libraires se servent des RNL pour donner voix à des problèmes qu’ils jugent majeurs et tenter de trouver des solutions avec les partenaires commerciaux. Damien Bouticourt, libraire à Marseille, expliquera ainsi à Livre Hebdo (2019, 1er juil.) : « il faut se dire qu’on est les clients des diffuseurs. On n’imagine pas qu’un libraire force un client à prendre trois livres s’il n’en veut qu’un. Il n’y a pas de raison qu’un libraire soit l’objet de pression pour acheter plus ».

34Par ailleurs, les RNL sont le lieu pour interpeller les pouvoirs publics, les différents ministres de la Culture viennent d’ailleurs pour présenter leur politique. En 2017, le président du SLF exhorte Françoise Nyssen, alors ministre, à « prendre la tête de négociations pour permettre aux libraires d’améliorer de 2 points cette rentabilité » (Livre Hebdo, 2017, 30 juin). La ministre Rima Abdul-Malak, en 2022, évoque les enjeux de concentration dans l’édition et indique à Livre Hebdo que « l’État sera vigilant et travaillera avec tous les maillons de la chaîne du livre pour voir comment préserver la bibliodiversité », terme que les libraires revendiquent dans leur ADN. Aussi bien avec les partenaires commerciaux qu’avec les décideurs politiques, les libraires font des RNL un espace qui rend visible leurs préoccupations.

35Cette stratégie se déploie de même à l’attention de la concurrence, les RNL sont dès lors l’occasion d’énoncer les valeurs qui différencient les librairies face à la vente en ligne. Philippe Soussan, libraire à Juvisy-sur-Orge, indique à Livre Hebdo (2022, 4 juil.) que « ce qui est important ce n’est pas tant de bâtir un modèle commercial qu’une relation avec les gens […] On pourra alors bâtir un modèle bien plus pérenne que celui qui consiste à vouloir produire toujours plus ». Guillaume Husson indique que « Plus la librairie est qualitative, mieux elle se porte économiquement » (Livre Hebdo, 2015, 19 juin). En effet, « le qualitatif » est un mot symbolique fréquemment employé, repris dans les allocations d’ouverture de 2011 par Josette Vial – « Le qualitatif a eu un passé mais quel est son avenir ? ». Mais l’invocation de ce qualitatif ne suffit pas face à la concurrence, certains libraires désirent aller plus loin et outiller les réponses, comme le dira Sylvain Fourel, libraire lyonnais, pionnier du site de vente en ligne de l’association régionale : « Dire “n’allez pas chez Amazon !” n’a aucun sens si les libraires n’ont aucun projet de vente en ligne simple et efficace à proposer à leurs clients » (Livres Hebdo, 2015, 21 juin). Les RNL constituent dès lors un creuset pour repenser collectivement les pratiques et se démarquer face à la concurrence. On retrouve en définitive deux grandes stratégies pour stabiliser la position des libraires sur le territoire : la volonté de se différencier par une lutte avec la concurrence (Paradeise, 1988), mais aussi la recherche de négociation et d’alliance avec les distributeurs et les pouvoirs publics.

Conclusion

36Dans le sillage des travaux consacrés aux dynamiques des groupes professionnels, l’objectif était ici de montrer comment les libraires renforcent leur professionnalisation grâce à un grand événement bisannuel, les RNL. Au sein de cet événement cyclique, les libraires cherchent à renouveler leurs discours, les symboles mobilisés et les valeurs invoquées pour solidifier la communauté autour d’une identité professionnelle, dans un contexte de mutation de grande ampleur et de concurrence généralisée. Cet événement met en scène leurs stratégies d’alliance, de négociation et d’affrontement.

37Au terme de cet article, trois points sont à souligner. Premièrement, pour analyser les effets du grand événement sur la professionnalisation, une approche holistique a été déployée, faisant émerger trois ressources clés – le lignage, la compétence et le collectif. Ces ressources enrichissent les travaux en sociologie des professions. Elles sont congruentes et s’imbriquent les unes dans les autres. Si la période observée s’étale sur un peu plus d’une décennie, il demeure possible de repérer des nuances dans les stratégies mises en avant, nuances liées au contexte et aux jeux des acteurs. Ces stratégies d’acteurs constituent une piste fertile pour poursuivre ces travaux, par exemple en approfondissant la question des sous-segments professionnels et des autres instances professionnelles où ceux-ci peuvent prendre forme et s’exprimer.

38Deuxièmement, cet article apporte une contribution aux travaux sur les événements professionnels des professions indépendantes (Dubar et al., 2015 ; Béliard et Naulin, 2022). La dynamique professionnelle des libraires, éclatés en autant de magasins qu’il y a de librairies, rappelant ainsi les franges d’un oligopole, tire tout son bénéfice d’un grand événement faisant communauté. Si l’indépendance reste une valeur forte pour les libraires (Noël, 2018), celle-ci repose désormais sur une base très argumentée autour de la compétence et de l’expertise technique.

39Troisièmement, face à l’implantation du capitalisme de plateforme (Bigot et al., 2021) dans les industries culturelles, le renouvellement de la dynamique professionnelle se conçoit comme une stratégie de résistance d’un intermédiaire – ici, les libraires – qui cherche à se défendre pour éviter la désintermédiation. La professionnalisation constitue dès lors une forme de lutte entre acteurs.

40Si « l’événement enclenche une nouvelle intelligibilité – autrement dit, il rend pensable une nouvelle série » (Bensa et Fassin, 2002), alors les RNL ont enclenché depuis 2011 une nouvelle intelligibilité du monde du livre, pour les libraires eux-mêmes, et pour les autres acteurs. Face aux défis de la plateformisation, de l’intelligence artificielle et de la transition écologique, comment les libraires réinventeront-ils leur récit identitaire et leur communauté ? Telle pourrait bien être une des questions clés des RNL futures.

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Turcev N., 2019a, « Hachette renonce à participer aux RNL 2019 », Livres Hebdo, 27 juin.

Turcev N., 2019b, « Libraires et diffuseurs : une relation tumultueuse en trois chiffres », Livres Hebdo, 1er juil.

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Notes

1

2 Voir la livraison spéciale de la revue Mémoires du livre, Studies in Book Culture (Driscoll et Squires, 2020).

3 Soit pour 2011, 8 articles ; pour 2013, 9 articles ; pour 2015, 9 articles ; pour 2017, 11 articles ; pour 2019, 7 articles ; pour 2022, 13 articles.

4 « À l’occasion des premières Rencontres nationales à Paris, M. Lang propose de nommer un médiateur de la librairie », Le Monde, 10 juin 1990, accès : https://www.lemonde.fr/archives/article/1990/06/13/a-l-occasion-des-premieres-rencontres-nationales-a-paris-m-lang-propose-de-nommer-un-mediateur-de-la-librairie_3989227_1819218.html (consulté le 20 sept. 2024). Une vidéo permet également de se faire une idée des débats de 1990, accès : https://www.youtube.com/watch?v=1vHv7OttTXc (consulté le 28 nov. 2023).

5 François Maspéro (1932-2015) est particulièrement connu pour les éditions éponymes qu’il a fondées. Il a également été écrivain et libraire à La Joie de lire.

6 Parmi les six entretiens de libraires que comporte cet ouvrage, on retrouve Josette Vial et Christian Thorel qui tous deux interviennent aux RNL de Lyon en 2011.

7 Ainsi certaines librairies spécialisées BD peuvent-elles être adhérentes au SLF et au groupement de libraires Canal BD créé en 1990.

8 Growth from knowledge est un institut privé qui réalise des études sectorielles.

9 Un des chercheurs invités étant Roger Chartier, historien, professeur au Collège de France, auteur d’une Histoire de la lecture (1995) et d’une Histoire de l’édition, en quatre tomes (1983-1991).

10 Le portail national des librairies indépendantes fédère 16 portails régionaux soit 1 200 librairies, ce qui correspond à environ la moitié des librairies françaises, accès : https://www.librairiesindependantes.com (consulté le 20 sept. 2024).

11 Si en 2017, le nombre de librairies françaises adhérentes à l’Observatoire est de 160, en 2023, il est désormais de 430 – voir l’Observatoire de la librairie et ses outils, accès : https://guide.syndicat-librairie.fr/observatoire-de-la-librairie/lobservatoire-de-la-librairie-et-ses-outils (consulté le 20 sept. 2024).

12 Le volume de nouveautés et réimpressions a été multiplié par trois en 50 ans, passant ainsi de 20 000 en 1974 à 64 000 aujourd’hui.

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Pour citer cet article

Référence papier

David Piovesan, « Un grand événement au service d’un groupe professionnel »Questions de communication, 46 | 2024, 299-320.

Référence électronique

David Piovesan, « Un grand événement au service d’un groupe professionnel »Questions de communication [En ligne], 46 | 2024, mis en ligne le 10 février 2025, consulté le 16 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/36626 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12yfp

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