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Notes de recherche

La rose fait le poison

La mise en maux du glyphosate dans les médias français : une question de genre ?
The rose makes the poison.
The Depiction of Glyphosate in French Media: A Question of Gender ?
Baptiste Schummer
p. 357-378

Résumés

Résumé : Chapeauté d’un titre qui parodie la maxime du père fondateur de la toxicologie moderne Paracelse selon laquelle « La dose fait le poison », autour de laquelle s’est en partie cristallisée la controverse publique relative à la (non-) nocuité du glyphosate, cet article propose de mettre en lumière le rôle du genre dans la mise en (in)visibilité médiatique d’une thématique environnementale a priori étrangère à cette variable. En effet, le sexe biologique des protagonistes de la controverse ainsi que les représentations genrées qui régissent partiellement la production sociale de la science et des idées, mises en jeu à propos du glyphosate, ont contribué à modeler la construction médiatique de l’herbicide en France. Au-delà du cas du glyphosate, ce travail a plus généralement vocation de manifeste pour une meilleure prise en compte de la variable du genre dans l’analyse des controverses environnementales.

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Texte intégral

1Keywords : gender, glyphosate, Roundup, journalism, controversy, discourses.

  • 1 L’écriture d’un article étant toujours un processus collectif, je tiens à remercier Béatrice Damian (...)

2Une vaste littérature1 documente la manière dont les journalistes alimentent les controverses publiques et contribuent ainsi à la construction des problèmes publics. Dans ces études, la question du genre est relativement absente dans les travaux français, à l’exception des recherches qui prennent directement pour objet la construction de problèmes publics relatifs à cet enjeu, à l’instar du viol (Matonti, 2012) ou du sexisme (Massei, 2017). Si ces recherches ont pu souligner le rôle des médias dans la mise en problème des inégalités et des rapports de domination entre les femmes et les hommes, tout se passe comme si le genre était assigné à résidence et prisonnier des limites de son milieu naturel dans le cas des recherches abordant le poids des logiques médiatiques dans la mise en forme d’enjeux sanitaires où il semblerait remplir une fonction marginale. Pareillement, en matière d’analyse de discours, des linguistes ont déploré la faible présence du genre, généralement considéré comme une simple variable, au détriment du caractère heuristique qu’il présente en tant que catégorie analytique :

« On notera la faible influence de la problématique du “gender” et des “gender studies” dans la sociolinguistique française. […] En France, la dimension sexuelle et sexuée a plutôt été analysée comme l’un des facteurs de la variation, avec l’âge, la position sociale ou l’origine géographique […] mais plus rarement dans le cadre théorique du “genre” » (Boutet et Mainguenau, 2005 : 23).

3Depuis ce constat, la revue Mots. Les langages du politique a montré l’exemple en France et consacré des livraisons au poids du genre dans les discours politiques (Desmarchelier et Rennes, 2005 ; Fleury et Walter, 2005 ; Coulomb-Gully, 2009a), ou encore aux manières d’écrire le genre (Fleury et Walter, 2009a ; Coulomb-Gully, 2009b ; Bertini ; 2009, Damnian-Gaillard, Frisque et Saitta, 2009 ; Gravet, 2009 ; Thébaud, 2009 ; Thérenty, 2009 ; Fleury et Walter, 2009b ; Delfino et Forastelli, 2009 ; Fall-Sokhna et Thiéblemont-Dollet, 2009 ; Gavillet, 2009 ; Julliard, 2009 ; Coulomb-Gully, 2010 ; Chevalier, Constantin de Chanay et Gardelle, 2017). De même, en 2018, la revue Questions de communication a publié un dossier au sein duquel des chercheuses et des chercheurs se sont penchés sur le genre des controverses (Cervulle et Julliard, 2018 : 7-22). Bien que ces publications constituent des avancées significatives dans la prise en compte de l’importance de la variable du genre dans le processus d’élaboration des discours publics, il n’en demeure pas moins que celles-ci portent sur des thématiques qui ont un rapport plus ou moins direct au sexe et au genre. Qu’ils s’imbriquent à d’autres rapports de pouvoir dans le cas du traitement médiatique des femmes musulmanes dans les contributions de Fatima Khemilat (2018) et Florian Vörös (2018), ou qu’elles abordent des questions sexuelles dans les articles de Marion Dalibert (2018), Lauren Berland et Michel Warner (2018) ou encore Konstantinos Eleftheriadis (2018), ces deux catégories ne se trouvent jamais bien loin. Or, à notre connaissance, malgré ces prometteuses pistes de réflexion, le genre a été peu exploité en tant que cadre théorique d’analyse de discours relatifs à des thématiques plus lointaines comme les problématiques sanitaires, a priori étrangères au sexe et au genre. Certes, au-delà de l’analyse des contenus et des représentations, une poignée d’études a pu mettre en lumière l’importance des femmes dans la production de savoirs portant sur les clusters de cancers dans le cadre de la pratique de l’épidémiologie populaire (Calvez, 2009) ou sur les risques engendrés par le nucléaire (Gonon, 2015). Mais celles-ci demeurent alors assignées à un rôle subalterne : de mères irrationnelles (Kimura, 2016), ou d’épouses soutenant dans l’ombre la constitution du parcours de victime de leur conjoint (Jouzel et Prete, 2016). Cependant, est-ce à dire que le genre ne jouerait pas d’autre rôle dans la construction discursive des problèmes publics de santé ? Le genre n’y produit-il des effets que par rapport aux fonctions sexuées d’épouse ou de mère, socialement assignées aux femmes ?

  • 2 Le dichlorodiphényltrichloroéthane, plus connu sous le nom de DDT, est l'insecticide moderne le plu (...)

4La genèse de la mise en problème des pesticides semble raconter une autre histoire. Lorsqu’elle publie Silent Spring, premier ouvrage alertant l’opinion publique américaine sur les conséquences néfastes du DDT2 sur les oiseaux et les humains, Rachel Carson (1962) subit une litanie d’insultes et de calomnies d’ordre sexiste. En effet, au moment de la parution de certains passages de son livre dans le New Yorker, la biologiste, aujourd’hui considérée comme une pionnière du mouvement écologiste, est qualifiée de « femelle hystérique et émotive », de « vieille fille » par des confrères scientifiques proches de l’industrie chimique dans ce journal, ou encore de « sentimentaliste » par d’autres médias de référence comme le Time Magazine. Soixante ans en arrière, R. Carson a donc été victime d’une double injustice épistémique (Fricker, 2007), à la fois « herméneutique » en raison des difficultés qu’elle a éprouvées en tant que femme scientifique à faire part de son expertise dans un cadre épistémique dominé par des confrères masculins qui se préoccupent alors peu des problématiques environnementales et « testimoniale », compte tenu du déficit de crédibilité dont elle a souffert en tant que femme témoignant de son expérience. C’est cette double injustice qui a conduit à la disqualification de ses travaux scientifiques et de son témoignage en tant que savoirs produits par une femme, plutôt que par une mère ou une épouse.

  • 3 Par ailleurs, le champ lexical de la guerre, omniprésent dans cet article, l’est tout autant dans l (...)
  • 4 Pour en savoir plus sur ce concept, voir Chavot et Masseran, 2016. 

5Sur les pas de R. Carson et de la médiatisation du risque que présente le DDT pour la santé humaine, en se penchant soixante ans après sur le cas d’un autre biocide, un herbicide en l’occurrence, ayant bénéficié d’une très forte publicisation, le glyphosate, nous avons pu remarquer que le genre avait également produit des effets sur les discours relatifs à sa (non-) dangerosité. Si la molécule active du Roundup, pesticide phare de Monsanto commercialisé en 1974, a fait l’objet d’une publicisation croissante à partir de 2015, c’est en janvier 2019, au moment de la diffusion d’un numéro d’Envoyé Spécial intitulé « Glyphosate : comment s’en sortir ? » que celle-ci atteint son apogée (Schummer, 2022). Ce sont les discours tenus durant cette séquence médiatique, véritable « guerre de (positions) tranchées » (Prévost, 2020)3 entre les protagonistes des deux pôles de la controverse publique4, entendue ici au sens de disputing process comme une structure triangulaire qui voit s’affronter deux camps sous le regard d’un public juge (Lemieux, 2007 : 191 et 195), qui intéressent ici en tant qu’objets révélateurs de clivages journalistiques, idéologiques et sociaux. Or, à cette occasion, les coalitions de circonstance « pro-glyphosate » et « anti-glyphosate » ont eu besoin de se doter d’armes discursives d’ordre scientifique, épistémologique, rhétorique et symbolique pour ferrailler dans les médias et sur les réseaux sociaux. C’est en recensant ces dernières au cours de mon travail de thèse que j’ai eu la surprise de détecter la présence du genre là où je ne l’attendais pas. En effet, ces deux alliances qui ont conjoncturellement réuni des actrices et acteurs hétéroclites, se sont toutes deux emparées d’argumentaires, assis sur des représentations genrées, qui ont constitué des ressources pour étayer leurs prises de position relatives à l’(in)nocuité de l’herbicide. Précisons d’emblée qu’en vertu du prisme analytique focalisé sur le genre à travers lequel je décortiquerai ces dernières, cet article en général, et son premier volet en particulier, occulteront volontairement les arguments scientifiques qui ne dépendent pas de la variable du genre brandis par les membres des deux pôles, bien qu’ils soient parfois plus fondamentaux, comme je l’ai précédemment démontré (Schummer, 2024). Alors, dans quelle mesure le genre a-t-il façonné la construction des discours relatifs à la (non-) dangerosité du glyphosate, problème public sanitaire a priori étranger à cette catégorie analytique ?

6Dans un premier temps, j’étudierai comment le sexe biologique des actrices et acteurs impliqués dans la controverse a produit des effets sur la construction discursive du (non) problème du glyphosate, en questionnant la place de la maternité (et du sexe social qui lui est associé). Cependant, les effets du sexe en tant que « système de bicatégorisation hiérarchisée entre les sexes (hommes/femmes) » (sexe biologique) paraissent à la fois plus évidents et moins fondamentaux que ceux du genre (sexe social) : c’est-à-dire « les valeurs et représentations qui lui sont associés (masculin/féminin) » (Bereni et al., 2012). Par conséquent, dans un second temps, le sexe biologique des parties prenantes de la controverse médiatique sur le glyphosate importera moins que le genre, ou sexe social, qui structure les conceptions différenciées de la science qu’elles et ils portent, indifféremment de leur sexe d’appartenance. Plus que les genres scientifiques mobilisés au fil de la controverse, je tenterai parallèlement d’interroger les stéréotypes de genre maniés au cours de ces joutes journalistiques en tant qu’objets révélateurs de clivages idéologiques et sociaux. En somme, cet article, dont la perspective s’inspire en partie de celle adoptée par le Projet mondial de monitorage des médias (GMPP), constitue une occasion d’exploiter le caractère heuristique du genre au regard de l’analyse des discours et des controverses publiques :

« Dans une société structurée par la hiérarchie des genres, “commencer à réfléchir à partir de la vie des femmes” augmente l’objectivité des résultats de recherche, en conduisant l’observation scientifique et la recherche d’explications vers des hypothèses qui paraitraient naturelles ou anodines depuis la perspective de la vie des hommes ou des groupes dominants. Penser depuis le point de vue de la vie des femmes rend étrange ce qui paraît familier, ce qui constitue le préalable à toute enquête scientifique » (Harding, 1991 : 50).

7Méthodologiquement parlant, ce travail est issu d’un corpus constitué sur Europresse qui recense les articles contenant l’occurrence « glyphosate » ou « roundup » dans les cinq titres les plus diffusés de la presse quotidienne nationale française (Le Figaro, Le Monde, Le Parisien/Aujourd’hui en France, La Croix, Libération) et dans cinq titres de la presse quotidienne régionale (Ouest France, Sud-Ouest, Le Télégramme, La Voix du Nord, Le Progrès) ; d’un corpus formé sur Factiva en ce qui concerne la presse hebdomadaire généraliste (Le Point, L’Obs, L’Express, Marianne), ainsi que d’un corpus élaboré grâce à l’Institut national de l'audiovisuel (INA) rassemblant l’ensemble des archives audiovisuelles entre 2000 et 2020. Après la reconstitution des deux « réseaux d’opérateurs » (Hilgartner et Bosk, 1988) de la médiatisation du glyphosate à partir de ces corpus, j’ai réalisé trente entretiens semi-directifs avec les membres de ces deux pôles – neuf journalistes, cinq membres de syndicats agricoles, quatre universitaires, quatre vulgarisateurs scientifiques, quatre lobbyistes, deux militants associatifs et deux cadres de Bayer/Monsanto. Cette démarche s’accompagne d’une analyse de contenu de leurs tweets (messages postés sur la plateforme Twitter). En raison des souffrances engendrées par ces polémiques, les entretiens ont été pseudonymisés en suivant la méthode élaborée par Baptiste Coulmont5, tout en conservant les propriétés sociales de nos enquêtées et enquêtés.

Le sexe des protagonistes : ressource publicitaire et source de (dis)qualification de l'adversaire

8La controverse médiatique relative au glyphosate a bipolarisé le champ journalistique, surtout à la suite de la diffusion du numéro d’Envoyé Spécial précédemment évoqué. Ce conflit ouvert entre deux franges de l’espace médiatique, qui prend place sur Twitter à partir de janvier 2019, requiert un armement discursif, sur lequel se fondent les membres de chacun des deux pôles pour remporter la lutte définitionnelle relative à la (non-) dangerosité du désherbant. À ce titre, le sexe des actrices qui prennent part à cette bataille pour l’opinion joue un rôle considérable : ressource défensive, source de (dis)qualification de l’autre camp pour les protagonistes partisans du glyphosate d’une part ; ressource argumentaire pour les détractrices et détracteurs de l’herbicide, d’autre part.

Le sexe biologique des journalistes : une ressource discursive pour le camp pro-glyphosate

9La dimension la plus saillante de la différenciation sexuée a trait à la manière dont les tenants du camp pro-glyphosate (dis)qualifient leurs adversaires. La cible favorite des soutiens de l’herbicide est Marie-Monique Robin, journaliste d’investigation indépendante, relativement visible dans l’espace médiatique, qui a abordé le glyphosate dans un documentaire ayant bénéficié d’une très forte publicité : Le Monde selon Monsanto réalisé en 2008. Les registres de (dis)qualification de l’adversaire se fondent alors souvent sur des stéréotypes sexistes, fustigeant cette « pasionaria », qui serait principalement guidée par des émotions et des affects exacerbés. Cette stratégie rhétorique n’est pas sans rappeler la labellisation d’hystérie à laquelle les femmes ont été (et sont toujours) assignées. Les verbatim récoltés lors d’entretiens réalisés avec deux membres du camp pro-glyphosate, l’attestent :

« Marie-Monique Robin a un côté très militant, surexcitée, qui fait qu'elle a perdu en crédibilité chez un certain nombre de gens » (Aymeric, journaliste de presse professionnelle agricole, entretien du 17 juin 2021).

« Les instances de régulation ne se plient pas aux diktats et aux slogans de Marie-Monique Robin. Alors, elle est furieuse contre elles, la belle affaire ! » (Gauthier, journaliste au Figaro, entretien du 02 juin 2021).

10D’une part, plus qu’au cas spécifique de M.-M. Robin, ces attaques s’appliquent aussi à d’autres femmes journalistes ayant pris part à la controverse médiatique. C’est le cas d’Élise Lucet, présentatrice d’une édition d’« Envoyé Spécial. Glyphosate : comment s’en sortir ? », diffusée sur France 2 en janvier 2019, avec laquelle Jean-Marie, un des défenseurs les plus en vue de l’herbicide, spécialiste en biotechnologie végétale, opère un parallèle direct : « Élise Lucet, c’est le même genre que Marie Monique Robin. À force de dire des contrevérités aussi flagrantes, elle a commencé à perdre en crédibilité ». Bien qu’il serait abusif d’analyser l’utilisation faite du signifiant « genre » dans la première phrase de cette citation au sens où il sera abordé tout au long de cet article, il n’en demeure pas moins que le parallélisme effectué entre les deux femmes par un de leurs plus farouches opposants est intéressant. Même si cette mention du genre ne se rapporte vraisemblablement pas à une catégorie sociologique dans l’esprit de l’enquêté, il fait tout de même référence à un groupe d’actrices présentant des caractéristiques communes, en l’occurrence, des femmes journalistes qui ne seraient pas capables de mettre leurs croyances et leurs émotions de côté. D’autre part, quelques journalistes du camp adverse, davantage au fait de ces stéréotypes sexistes, soulignent que ces derniers ont joué un autre rôle dans la structuration des forces médiatiques en présence. C’est le cas de l’un d’entre eux qui déclare avoir pratiqué une forme d’autocensure l’ayant conduit à modérer ses propos durant les joutes verbales auxquelles il s’est adonné avec ses opposantes sur Twitter :

« Parfois, j'avais le sentiment que si elles avaient été des hommes, et nous des femmes, ça aurait peut-être été plus simple. Effectivement, c'était plus compliqué en plein contexte de Ligue du LOL. C'était compliqué d'être trop dur sur le fond avec ces femmes qui racontaient n'importe quoi » (Aurélien, journaliste d’investigation à Envoyé Spécial, France 2, entretien du 16 nov. 2021).

  • 6 La « Ligue du LOL » fait référence à un groupe Facebook dont la création remonte à la fin des année (...)

11La référence à l’affaire de la Ligue du LOL (Ghorbanzadeh, 2021 ; Beaulieu, 2023) est particulièrement intéressante. En effet, le caractère concomitant de la révélation de ce cas de harcèlement moral à caractère sexiste dans le champ journalistique français6 et de la controverse relative au glyphosate dans le même espace professionnel, engendre une réflexion méta journalistique collective à propos des relations entre femmes et hommes qui traversent ce dernier. C’est dans ce contexte que le genre a partiellement modelé les interactions entre les journalistes des deux camps comme en témoigne une photographie publiée dans un article de Valeurs Actuelles (Brelet, 2019) qui met en scène « la chasse aux sorcières médiatique » dont seraient victimes les deux principales défenseuses du glyphosate, Valérie et Aline, respectivement journalistes à l’hebdomadaire Le Point et au quotidien L’Opinion. Elles y figurent côte à côte pour faire face aux « charlatans de l’apocalypse » du camp anti-glyphosate d’après le titre de l’article.

12Au-delà de l’avantage que semble avoir procuré leur sexe biologique à ces « amazones de la rationalité » (Mahler, 2019), une autre dimension sexuée a procuré des ressources aux femmes journalistes pro-glyphosate engagées dans cette controverse journalistique. Ici, la mobilisation du rôle de mère est paradoxalement mise au service d’une prise de position en faveur d’un produit phytosanitaire qui, à l’image de la catégorie plus globale des pesticides, a pourtant été médiatiquement construit comme présentant un péril accru pour les enfants. Ce cadrage journalistique, sur lequel je reviendrai dans le second volet de cette partie, met l’accent sur les risques sanitaires que font encourir les pesticides aux jeunes générations. Il s’incarne dans des émissions de télévision à forte visibilité, parfois antérieures à la controverse médiatique portant sur le glyphosate, dont l’exemple le plus emblématique est une édition de Cash Investigation (Boudot, 2016). De manière assez contre-intuitive, la revendication du rôle de mère a pourtant pu constituer un argument en faveur de la défense de l’herbicide : « J'ai vécu au Canada et aux États-Unis pendant sept ans et c'est là que j'ai eu mes deux enfants. Et j'étais assez hystérique. Je regardais tout, vous savez quand vous avez des bébés… […] Et rentrée en France, ça a été un soulagement, je me suis dit : “Oh, mais c'est le bonheur !” (Rires) » (Valérie, journaliste au Point, entretien du 20 déc. 2020).

13À contrepied de l’angle prisé par ces émissions que Valérie qualifie de « manquement à la déontologie journalistique élémentaire » durant l’entretien, la mention de son expérience personnelle de mère remplit une fonction inverse. Sa trajectoire biographique l’ayant conduite au Canada pendant trois ans en qualité de correspondante pour des médias audiovisuels et de presse écrite a transformé sa perception de l’agriculture française. Ces deux longues expériences maternelles à l’étranger soutiennent la réhomologation du glyphosate grâce à l’emploi d’un paralogisme visant à démontrer que « c’est pire ailleurs ». D’ailleurs, cet élément de langage constitue un des fondements du registre discursif du camp pro-glyphosate luttant contre l’agribashing (Fougier, 2019) dont seraient victimes les agriculteurs français. Bien que le statut de mère, pendant de la féminité des porte-paroles du camp pro-glyphosate, puisse constituer une ressource non négligeable pour cette coalition, reste qu’il remplit une fonction très marginale par rapport au rôle symbolique considérable qu’il joue dans le processus de construction discursive de la nocuité du glyphosate opéré par ses adversaires.

Le sexe biologico-social de la mère : pierre angulaire de l’argumentaire anti-glyphosate

14Parmi les formes que revêtent les rôles sociaux sexués dans les stratégies de mise à l’agenda médiatique mises en place par le pôle anti-glyphosate, c’est sans doute la représentation de la maternité qui est la plus significative. En France, l’histoire de la famille Grataloup constitue le cas le plus emblématique de ce type de cadrage, qui se focalise sur les douleurs physiques d’un enfant, et par extension, sur les souffrances émotionnelles d’une mère. C’est l’édition d’Envoyé Spécial de janvier 2019 qui répercute auprès du grand public cette histoire familiale tragique, par le truchement de la voix d’un enfant de 11 ans, Théo Grataloup, altérée par une trachéotomie. Ce dernier aurait été intoxiqué au glyphosate in utero lorsque sa mère désherbait son centre équestre à l’aide de Glyper, un générique de l’herbicide Roundup de Monsanto. Celui-ci, victime d’une anomalie congénitale a dû subir « 53 opérations ! », selon l’expression stupéfaite d’Hugo Clément, journaliste officiant pour Konbini qui s’entretient avec le petit garçon et sa mère le 2 février 2018. Cette vidéo virale, à l’instar de l’édition d’Envoyé Spécial au sein duquel Sabine et Théo Grataloup interviennent, sont parties prenantes d’un dispositif de sensibilisation, entendu comme : « l’ensemble des supports matériels, des agencements d’objets, des mises en scène, que les acteurs étudiés déploient afin de susciter des réactions affectives qui prédisposent ceux qui les éprouvent à soutenir la cause défendue. » (Traïni, 2015 : 20). Or, la force symbolique que dégage l’image d’une mère en lutte contre une multinationale qui aurait empoisonné son fils, est un puissant levier émotionnel susceptible d’activer des dispositions à l’indignation (Mathieu, 2010). La mise en scène d’une figure maternelle en souffrance constitue donc un ressort médiatique anti-glyphosate, même si les journalistes d’Envoyé Spécial en récusent le caractère partial :

  • 7 Une seconde édition d’Envoyé Spécial, diffusée en mai 2019, se penche sur le cas de Vincent Guyot ( (...)

« Pour moi, il ne faut pas de l'émotion pour créer de l'émotion. […] Ce qui est essentiel, c'est de raconter des histoires. Donc certains peuvent dire que Théo était émouvant, mais que Vincent Guyot7 aussi, parce qu'il expliquait qu’il ne pourrait pas s'en sortir si on interdisait le glyphosate, qu'il avait des enfants et une femme… » (Manon, journaliste à Envoyé Spécial, France 2, entretien du 25 oct. 2021).

15Quel que soit le degré d’intentionnalité de cette pratique, la mise en œuvre de ce dispositif de sensibilisation résulte d’un long parcours de victime (Jouzel et Prete, 2013) qui repose en majeure partie sur le pouvoir discursif que confère la représentation d’une mère et de son enfant qui souffrent. En octobre 2016, Sabine Grataloup est la seule victime française présente lors de la tenue du Tribunal International Monsanto, auprès des principaux chantres du mouvement anti-glyphosate en France : le biologiste Gilles-Éric Séralini, Corinne Lepage, ex-ministre de l’Environnement et présidente du Criigen, laboratoire au sein duquel G.-É. Séralini a réalisé ses travaux sur le Roundup, ou encore François Veillerette, président de Générations Futures, association de victimes des pesticides ayant contribué à la reconnaissance de l’intoxication de l’agriculteur Paul François au Lasso, un autre produit de Monsanto.

16Un an plus tard, en octobre 2017, au moment de la publication des Monsanto Papers par les journalistes Stéphane Horel et Stéphane Foucart dans Le Monde, qui mettent au jour les stratégies du doute mises en œuvre par Monsanto pour retarder l’interdiction du glyphosate, la famille Grataloup décide de porter plainte contre l’entreprise phytosanitaire. Parallèlement, les parents de Théo publicisent le cas de leur fils dans les médias, en particulier à la télévision, ce qui s’incarne en une séquence durant laquelle Théo, dans les bras de sa mère, interpelle François de Rugy, alors ministre de la Transition écologique et solidaire, dans l’édition d’Envoyé Spécial. À certains égards, la mise en scène de l’enfant qui souffre n’est pas sans rappeler les dispositifs mis en place lors du Téléthon (Heurtin, 2009). Pour les soutiens du glyphosate, il est particulièrement difficile de contrecarrer la puissance médiatique de la maternité : « C’est perdu d’avance ce genre de situation. Si la famille Grataloup gagne le procès, c’est évidemment perdu pour Bayer d’un point de vue juridique et communicationnel. Si jamais la famille Grataloup perd le procès, c’est gagné juridiquement pour Bayer mais c’est perdu en communication. Il n’y a pas de sortie élégante. » (Héloïse, cadre de Bayer, entretien du 14 avr. 2022).

17Une des journalistes pro-glyphosate ayant fait front durant la controverse journalistique consécutive à la diffusion de ce programme audiovisuel partage cette difficulté :

« Quand vous faites peur aux gens, que vous leur expliquez qu'ils nourrissent mal leurs enfants, qu'ils vont leur donner des cancers... Comment est-ce que vous pouvez espérer avoir des citoyens qui réagissent avec leur tête et de manière posée ? Parce que c'est souvent le cas sur ces questions, on met les enfants en avant, c'est la santé de vos enfants ! » (Aline, journaliste au quotidien l’Opinion, entretien du 27 nov. 2020).

18Après avoir montré que le sexe des actrices et des acteurs impliqués dans la (non-) mise en problème du glyphosate dans les médias français avait procuré des armes discursives offensives permettant de disqualifier leurs adversaires féminines et des armes rhétoriques défensives pour les femmes journalistes pro-glyphosate, il a été démontré que les rôles sociaux sexués, par le biais de la force symbolique de la maternité, avaient constitué une puissante ressource pour le pôle anti-glyphosate. Toutefois, le poids du genre dans la construction des discours sur la (non-) dangerosité du glyphosate n’est pas réductible au sexe des protagonistes. En effet, la variable du genre pèse aussi sur la production du (non) savoir relatif au glyphosate. Autrement dit, le genre participe de la mise en (in)visibilité médiatique de certains savoirs scientifiques socialement considérés comme plus légitimes que d’autres. Pour prendre possession du débat portant sur la (non-) nocuité de la molécule, les différentes parties de la controverse prennent position en se fondant sur ces conceptions scientifiques genrées auxquelles s’arriment des conceptions du monde antagonistes dérivant de même du genre.

Le genre de la science et des idées

19Plus que le sexe, c’est donc le genre, soit les représentations sociales assises sur le sexe, qui jouent un rôle important dans la production des expertises conditionnant la manière dont le glyphosate est abordé dans les médias. Ces conceptions genrées de la science sont les supports sur lesquels s’appuient les publicistes des deux camps afin de porter des représentations idéologiques antagonistes.

Le(s) genre(s) de la science. Entre rationalité et raisonnabilité

20Premièrement, il convient de déplacer la focale analytique vers les scientifiques qui produisent les expertises sur lesquelles se fondent les protagonistes de la controverse publique. Les sciences environnementales, qui relèvent davantage d’un rapport au care en ce qu’elles visent à la protection de la biodiversité et de la prévention des risques à long terme pour la santé humaine, sont surtout investies par des femmes (Laugier, 2015). Ce rapport genré à l’environnement entraîne de nombreuses répercussions sur la manière « dont la politique façonne ce que nous savons et ce que nous ne savons pas » selon le titre d'un ouvrage agnotologique canonique (Proctor, 1995). C'est ce qu'atteste l'extrait d'un entretien avec un journaliste anti-glyphosate :

« La première alerte dans les années 60, c'est Rachel Carson. Celle qui a fondé, conceptualisé et popularisé la notion de perturbateur endocrinien, c'est une femme, Theo Colborn. La grande chercheuse aujourd'hui sur les risques de santé environnementale, c'est une femme, Linda Birnbaum ! Donc, ce sont surtout des femmes, qui sont minoritaires dans le monde scientifique qui portent l'alarme sur ces sujets-là. » (Frédéric, entretien du 12 janv. 2021).

21Inversement, le fait que les experts évoluant dans les cercles qui évaluent les risques toxicologiques soient majoritairement des hommes produit des effets sur la manière dont sont appréhendés les risques sanitaires :

« A l'époque je n'étais pas du tout féministe mais j'ai été hyper choquée par la présence quasi exclusive d'hommes dans ces cercles-là. Là où ça m'est apparu comme un problème machiste, c'est qu'ils se sont mis à faire des blagues dans une des sessions sur la peur des femmes enceintes de causer des dommages à leurs bébés en les exposant à des produits chimiques. Et il y avait des rires gras dans la salle. » (Angélique, journaliste d’investigation au Monde, entretien du 23 déc. 2020).

22Cette division sexuée du travail scientifique sur l’évaluation des risques toxicologiques ou environnementaux produit des effets sur les logiques de production des connaissances sur le glyphosate et par conséquent sur la manière dont d’autres protagonistes du monde social s’en emparent afin d’imposer leur définition du caractère (non-) toxique du désherbant phare de Monsanto. Cette différenciation sexuée des expertises produites sur le glyphosate fonctionne en homologie avec des associations de valeurs genrées qui traversent les sociétés occidentales. Des travaux féministes comme ceux de l’anthropologue Françoise Héritier (1996), par le truchement du concept de « valence différentielle des sexes », ont mis au jour la manière dont les sexes masculin et féminin étaient socialement hiérarchisés et associés à des valeurs spécifiques : « L’observation ethnologique nous montre que le positif est toujours du côté du masculin, et le négatif du côté du féminin […] Par exemple, chez nous, en Occident, “actif” […] est valorisé, et donc associé au masculin, alors que “passif”, moins apprécié, est associé au féminin. » (Héritier et al., 2011 : 27). Dans le sillage de ces observations, des politistes ont prolongé ce travail de typologie des binômes de valeurs hiérarchisées en fonction du genre auxquelles elles sont assignées : Masculin/Féminin ; Dessus/Dessous ; Dehors/Dedans ; Dominant/Dominé (Guionnet et Neveu, 2021 : 12). Des historiens ont à leur tour montré la permanence de ces associations de valeurs en fonction du genre :

« Les émotions sont souvent considérées comme un puissant marqueur de genre, jouant un rôle central dans les délimitations culturelles et sociales du masculin et du féminin. Depuis la théorie antique des tempéraments, en effet, le masculin est du côté des émotions chaudes et sèches (colère, fureur, hardiesse, haine), le féminin, du côté des émotions froides et humides (modestie, douceur, crainte, pudeur, compassion, langueur). Dans le monde occidental, on considère aussi que les émotions sont davantage féminines et que la raison est plutôt masculine. Les femmes, réputées plus proches de la nature et irrationnelles, manifesteraient en effet une sensibilité plus exacerbée que les hommes, exprimeraient davantage leurs sentiments (quitte à ce qu’elles se laissent déborder par eux), passeraient plus rapidement d’une émotion à une autre, seraient lunatiques ou hystériques. Les hommes, êtres de culture et de raison, auraient plus de retenue et de contrôle d’eux-mêmes, maîtriseraient bien davantage l’expression de leurs émotions et en changeraient moins souvent. Dans la façon dont elles sont jugées, attendues et parfois exigées, les émotions, viriles ou efféminées, sont donc genrées » (Boquet et Lett, 2018 : 7).

23Pour revenir à la mise en problème du glyphosate, la différenciation genrée des valeurs, en matière de rapport au risque (hardiesse/crainte ou raison/émotion), qui structure les sous-champs scientifiques dont se réclament réciproquement les membres de chacun des deux camps pour remporter la lutte définitionnelle relative à la (non-)dangerosité de la molécule de Monsanto, est particulièrement intéressante. Du côté pro-glyphosate, la pierre angulaire de l’argumentation de l’industrie phytosanitaire pour défendre ses produits, reprise par les soutiens du glyphosate est une maxime de Paracelse, considéré comme le fondateur de la toxicologie moderne selon laquelle : « La dose fait le poison. ». De cette conception paracelsienne « masculine » et « rationnelle » du risque, découle une distinction structurante de la controverse. Puisqu’ils se revendiquent de sous-champs scientifiques distincts, les membres de chacun des deux camps justifient leur positionnement vis-à-vis de la (non-)dangerosité du glyphosate en se réclamant de protocoles de recherches différents, et, par conséquent, de résultats qui divergent. Alors que le pôle anti-glyphosate fonde son argumentaire sur l’avis du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) publié en mars 2015 qui a conclu au caractère cancérigène du glyphosate en se basant uniquement sur les travaux scientifiques publiés dans des revues académiques fonctionnant sur le système du peer-review (Boullier, 2021), le pôle pro-glyphosate s’appuie quant à lui sur les avis des agences sanitaires, comme l’Autorité éuropéenne de sécurité des aliments (EFSA), qui concluent à l’innocuité de la molécule. Si ces derniers sont quantitativement majoritaires, ils sont récusés par le camp adverse qui les qualifient de « junk science » (Girel, 2017), puisqu’ils relèvent de l’expertise industrielle et prennent donc en compte les études produites par les firmes phytosanitaires elles-mêmes, biaisant ainsi les conclusions des agences réglementaires européennes. Inversement, les soutiens du glyphosate critiquent cette publication de l’antenne de l’Organisation mondiale de la santé en expliquant que « le CIRC étudie le danger et pas le risque ». Autrement dit, le CIRC mesurerait le péril intrinsèque de la molécule sans prendre en compte les niveaux d’exposition à celle-ci, contrairement à la méthode d’évaluation du risque de l’EFSA :

« Le problème, c'est qu'ils ne parlent pas de la même chose […] Le CIRC a considéré que l'activité de coiffeurs était cancérogène parce qu’ils manipulent plein de substances cancérogènes. Et donc, quelqu'un qui est coiffeur a plus de risques d'avoir un cancer par la manipulation de ces substances que quelqu'un qui n'est pas coiffeur ne manipule pas. On n'a pas interdit la coiffure pour autant. […] Donc, il n'y a pas de contradiction scientifique entre le CIRC qui n'est pas chargé de se prononcer sur l'utilisation des produits et les agences qui sont chargées de dire à quelle condition tel produit est utilisable ou non ». (Pierre-André, journaliste scientifique à Libération, entretien du 27 janv. 2021)

24Cet axiome selon lequel « La dose fait le poison », qui a engendré le titre parodique de cet article, témoigne de la mise en mots d’un rapport masculin au risque qui s’oppose à la mise en maux féminine que tentent d’imposer les adversaires du glyphosate dans les médias. Cette appréhension masculine du risque consiste à associer le caractère dangereux d’un produit à l’utilisation qui en est faite. Autrement dit, s’il est pulvérisé selon les conditions réglementaires d’utilisation du produit, le glyphosate ne présenterait aucune menace. Ce principe, qui fonctionne comme support d’une vision individualisante des problèmes publics (Comby, 2014), s’incarne par exemple en un tweet, aujourd’hui effacé, publié par une des fers de lance du camp pro-glyphosate qui réagit à la présence de Dewayne Johnson, jardinier américain ayant fait reconnaître le Roundup comme facteur substantiel de son cancer par un tribunal américain en août 2018, dans le reportage d’Envoyé Spécial consacré au glyphosate (interview de Dewayne Johnson par le journaliste d’investigation Tristan Waleckx dans l’édition intitulée « Glyphosate. Comment s’en sortir ? », diffusé le 17 janv. 2019 sur France 2).

25À propos de la victime, Valérie, journaliste au Point, écrit le 15 janvier 2019, avant la diffusion publique de l’émission : « Ce monsieur s’est littéralement baigné dans le produit. » Dans le cas de D. Johnson en particulier, les enjeux de classe et de race, au sens sociologique du terme, jouent sans doute un rôle plus important que la variable du genre. Néanmoins, plus généralement, les appuis du glyphosate partagent une conception « rationnelle » qui relève d’un calcul « bénéfice/risque », qualifiée ici de « masculine » à des fins de modélisation. Face à cette représentation, leurs adversaires opposent une approche antagoniste de la rationalité qui relève davantage d’une posture « raisonnable » et « féminine » (care) :

  • 8 Bien que la comparaison du journaliste s’avère ici heuristique, précisons tout de même qu’à la diff (...)

« Imagine qu’on leur dise qu’ils vont aller bosser dans un endroit amianté. Mais l'amiante est bien fixée au plafond, le flocage est bien fait et donc ils seront exposés à un tout petit peu de fibre d'amiante8. Est-ce qu’ils diraient : “La dose fait le poison, j'y vais !” ? Ou plutôt : “Même si le risque est faible, pourquoi je prendrais ce risque ?” Refuser d'aller bosser dans un local amianté, ce n'est pas être militant ! Ce n’est pas être un vilain écologiste ou un marchand de peur, c'est juste être quelqu'un de raisonnable ! » (Frédéric, entretien du 12 janv. 2021).

26Plus qu’une variable structurant la relation que les protagonistes, pris dans la bataille médiatique autour du glyphosate, entretiennent avec la science, et plus largement avec la rationalité, le genre joue un rôle crucial dans les clivages idéologiques que dissimule mal le vernis scientifique recouvrant la controverse publique autour du caractère (non-)dangereux de la molécule. Véritable « totem » selon la plupart des personnes interrogées, le glyphosate a déclenché une « controverse sociale à thème scientifique » (Charaudeau, 2014) qui déborde la controverse strictement scientifique relative à sa (non-)cancérogénicité et cristallise des oppositions idéologiques, qui dérivent en partie de (di)visions genrées du monde.

Précaution féminine versus prise de risque innovante et masculine

27Dans la sous-partie précédente, il a été constaté que la controverse médiatique à propos de la (non-)nocuité du glyphosate repose sur une opposition entre des valeurs masculines et féminines qui conditionnent partiellement les expertises produites par les différentes communautés épistémiques (Meyer et Molyneux-Hodgson, 2011) dont les protagonistes s’emparent pour fonder leurs argumentaires respectifs. Au-delà de ces dissemblables régimes d’administration de la preuve, d’autres procédés de (dis)qualification sont intéressants à prendre en compte pour appréhender le rôle que joue le genre dans la construction discursive de la (non) nocivité du glyphosate. Alors que les anti-glyphosate accusent leurs adversaires de contribuer à la fabrique de l’ignorance au profit des industriels en les brocardant de « marchands de doute », les pro-glyphosate (dis)qualifient leurs opposants de « marchands de peur » et les accusent d’« exploiter » de manière intéressée les émotions négatives comme des ressources « bankables » au service d’un « combat militant », ou de « l’industrie bio » :

« L’émotion, c'est une arme de destruction massive dans le débat public. Elle est exploitée partout, tout le temps. Elle nous empêche de prendre du recul, de la distance. Il y a la peur, c'est celle qui marche le mieux sur le nucléaire, les pesticides, les compteurs Linky, les vaccins. Et puis il y a la compassion que L214 utilise contre l'élevage. » (Valérie, entretien du 20 déc. 2020).

28Ainsi, au-delà de la seule question du glyphosate, les membres du camp défendant la molécule fustigent-ils les émotions, stigmate du genre féminin, qui nuisent à l’idéal habermassien d’un bon débat public devant se fonder sur la Raison masculine (Ferrarese, 2010). Cette opposition entre masculinité raisonnée et féminité déraisonnable se trouve au cœur de la controverse : « Ça, c'est un vieux thème, la raison versus l'émotion. C'est d'ailleurs souvent utilisé de manière sexiste. La raison typiquement masculine contre l'émotion et l'hystérie des femmes. On voit ça partout. » (Louis, membre de Générations futures, 6 juil. 2021). Face à ces tentatives d’étiquetage moral fondé sur des réactions émotionnelles considérées comme anormales et démesurées en provenance du camp pro-glyphosate, leurs adversaires retournent le stigmate en associant rationalité et raisonnabilité. Cela se retrouve dans les propos de Frédéric, précédemment cités, mais aussi en assimilant le care (Tronto, 2009), socialement attribué aux femmes (Brugère, 2014), à une pratique plus rationnelle que la rationalité instrumentale, qui constituerait la marque de fabrique du doute (Oreskes et Conway, 2010) des membres du pôle pro-glyphosate :

« Premièrement, je nie le fait que la rationalité soit du côté des défenseurs du glyphosate. Je pense que la rationalité est de notre côté […] Je ne suis pas d'accord à propos de cette binarité entre Raison et Passion. Deuxièmement, il y a passion des deux côtés. D'un côté, c'est une passion du lucre, c'est à dire maintenir des bénéfices à tout prix quel que soit le coût. Et là, on est dans de la passion humaine. De l'autre côté, c'est effectivement prendre en considération la santé des personnes et de l'environnement. » (Nicole, avocate et ancienne ministre, entretien du 23 juil. 2021).

29Ces valeurs féminines du care, qui s’inscrivent dans un rapport genré à la protection de l’environnement, sont régulièrement fustigées par les soutiens les plus virulents du glyphosate. Leur cible favorite est le principe de précaution qu’elles et ils considèrent comme un frein à la poursuite du projet technologique. Les journalistes pro-glyphosate lui préfèrent ainsi un « principe d’innovation masculin » qui se caractérise par une plus grande propension à la prise de risque, considérée comme vectrice de progrès : « Je pense qu'une bonne société prend des risques, il faut abolir le principe de précaution tel qu’il est conçu par Hans Jonas (1979). Si on avait utilisé le principe de précaution, on n'aurait jamais été sur la Lune. Et Christophe Colomb n'aurait jamais découvert les Amériques. » (Aymeric, entretien du 17 juin 2021).

30Cette différenciation genrée des rapports à l’émotion, au risque, à l’industrie et à la nature oppose des systèmes idéologiques antagonistes et irréconciliables qui débordent la controverse du glyphosate tout en épousant les contours du genre. De la vision techno productiviste ou éco-moderniste masculine de la science défendue par le camp pro-glyphosate, découle la possibilité d’un progrès technique illimité passant par la prédation des ressources naturelles féminines à laquelle les contemptrices et contempteurs du produit phytosanitaire opposent la vulnérabilité d’un monde fini dont il faudrait prendre soin. Tandis que les pro-glyphosate invoquent des valeurs masculines comme la « Raison », les antis mobilisent leurs émotions dans un registre « féminin » pour tenter de bousculer l’ordre établi grâce à l’exaltation des souffrances qui seraient consubstantielles à leur position dominée :

« Il y a des produits qui détruisent l'environnement ou qui causent des dommages à la santé des personnes. On ne peut pas les défendre. Quand on est journaliste, on nous dit souvent qu'on doit défendre la veuve et l'orphelin. On est du côté des faibles et pas du côté des dominants que sont les grandes firmes qui ont imposé par mille ruses de lobbying scientifique et politique, des règles qui ne sont favorables qu'à leurs intérêts. » (Angélique, entretien du 23 déc. 2020).

Conclusion

31En somme, dans une première partie, il a été démontré que le sexe biologique (femme) et biologico-social (mère) des actrices qui ont pris part à la mise en (in)visibilité médiatique du glyphosate ont procuré des ressources argumentatives et rhétoriques aux membres des deux pôles de la controverse. Puis, dans une seconde partie, a été mis en lumière le rôle qu’ont rempli les genres socialement associés aux expertises relatives au (non-)problème du glyphosate – rationalité masculine versus raisonnabilité féminine – ainsi qu’aux idéologies – prise de risque masculine versus précaution féminine. De fait, les membres du pôle pro-glyphosate, traversé par des valeurs masculines, propage « une weak objectivity qui se contenterait de recueillir sans s’en rendre compte les problèmes ou les représentations des groupes dominants » (Henry, 2021 : 125). Or, au-delà du seul cas du glyphosate ou des pesticides, l’intérêt méthodologique d’une prise en compte du genre dans l’appréhension des logiques de mise en controverse se vérifie dans d’autres domaines qui ont trait à l’environnement.

32Dans le secteur du nucléaire, certains chercheurs ont ainsi pu montrer la manière dont les valeurs défendues par les activistes en faveur du désarmement nucléaire avaient été étiquetées comme féminines et discréditées par les acteurs du pôle adverse qui ont construit leur argumentaire pronucléaire sur des valeurs masculines et viriles (Acheson, 2019). Sur la question climatique, des recherches américaines en science politique ont mis au jour le lien intrinsèque entre identité masculine moderne et emploi des énergies fossiles par le truchement du concept de « pétro-masculinité » (Daggett, 2018). En matière d’alimentation, des travaux d’anthropologues (Fournier et al., 2018) et des ouvrages de vulgarisation (Bouazzouni, 2017, 2021), ont mis en évidence le caractère genré des manières de se nourrir. Eu égard à cette liste non exhaustive à laquelle je souhaite modestement contribuer avec cet article sur le glyphosate, observer les controverses environnementales en chaussant les lunettes du genre permet de constater à quel point « l’oppression des femmes et l’oppression de la nature sont les manifestations entremêlées du même cadre culturel oppressif » (Cook, 2016 : 287).

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Notes

1 L’écriture d’un article étant toujours un processus collectif, je tiens à remercier Béatrice Damian-Gaillard, Bleuwenn Lechaux et Eugénie Saïtta, les organisatrices du colloque international « Ignorance scientifique, Ignorance de genre ? La construction genrée des problèmes de santé publique » tenu à Rennes les 9 et 10 décembre 2021 durant lequel j’ai eu la chance de présenter la genèse de ces réflexions ; Emmanuel Henry et Marcel Calvez dont les discussions et conseils respectifs m’ont permis d’approfondir ces premières pistes durant cet événement ; Juliette Bresson pour sa précieuse relecture, ainsi que Camille Herlin-Giret et l’ensemble des participants à l’atelier d’écriture du Ceraps (Université de Lille) au cours duquel de nombreux échanges bienveillants ont grandement participé à la poursuite et l’achèvement de ce travail.

2 Le dichlorodiphényltrichloroéthane, plus connu sous le nom de DDT, est l'insecticide moderne le plus utilisé après la Seconde Guerre mondiale. Dans ce livre, la biologiste américaine Rachel Carson accuse le produit chimique d'être cancérigène et reprotoxique, c'est-à-dire d'empêcher la reproduction des oiseaux et de présenter par conséquent une menace considérable pour la biodiversité. Cette alerte est à l'origine des évaluations écotoxicologiques qui ont permis d'interdire le DDT dans certains pays dans les années 1970.

3 Par ailleurs, le champ lexical de la guerre, omniprésent dans cet article, l’est tout autant dans la bouche des protagonistes.

4 Pour en savoir plus sur ce concept, voir Chavot et Masseran, 2016. 

5 Accès : https://coulmont.com/bac/ (consulté le 26 sept. 2024).

6 La « Ligue du LOL » fait référence à un groupe Facebook dont la création remonte à la fin des années 2000 et dont les membres, de jeunes journalistes, auraient cyberharcelé des consœurs, surtout sur Twitter. L’existence de cette « ligue » a été révélée dans un article, publié par le service de fact-checking « CheckNews » du quotidien Libération qui paraît au même moment que la controverse médiatique autour du glyphosate (Andraca, 2019).

7 Une seconde édition d’Envoyé Spécial, diffusée en mai 2019, se penche sur le cas de Vincent Guyot (2017) qui a écrit une lettre ouverte, coécrite avec une agence de communication rémunérée par Monsanto, qui a été publiée dans Les Échos sous le titre : « Moi, Vincent, agriculteur et utilisateur de glyphosate ».

8 Bien que la comparaison du journaliste s’avère ici heuristique, précisons tout de même qu’à la différence du glyphosate, l’amiante est une substance sans seuil, c’est-à-dire sans niveau acceptable d’exposition.

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Pour citer cet article

Référence papier

Baptiste Schummer, « La rose fait le poison »Questions de communication, 46 | 2024, 357-378.

Référence électronique

Baptiste Schummer, « La rose fait le poison »Questions de communication [En ligne], 46 | 2024, mis en ligne le 10 février 2025, consulté le 14 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/36662 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12yfq

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Auteur

Baptiste Schummer

Ceraps, Université de Lille, F-59000 Lille, France

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Droits d’auteur

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