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Dossier. Le fandom, côté obscur : pratiques toxiques

« Les modos je baise vos mères 😊 »

Scénographies de la toxicité sur Twitch : le Tribunal des bannis
« Modos I fuck your mothers ☺ ». Scenographies of toxicity in streaming on Twitch through the Court of the Banned Format.
Fanny Barnabé
p. 77-102

Résumés

Résumé : Cette contribution propose d’étudier la manière dont se construisent les normes discursives et l’interprétation de la toxicité dans le contexte du streaming sur Twitch, à travers une analyse de discours portant sur le format du « Tribunal des bannis ». Dans celui-ci, les discussions des usagers donnent à voir le déroulement d’un processus interprétatif permettant de donner sens aux énoncés émis sur la plateforme, ainsi que les ressources et indices formels utilisés pour soutenir ce travail d’interprétation. Néanmoins, l’inscription des discussions dans un cadre spectaculaire, où le second degré, la parodie et le jeu sont omniprésents, complique l’appréhension de ce qui est un discours sérieusement condamné. À partir de quel moment un énoncé est-il perçu comme un acte littéral de violence, ou comme une parodie jouant adéquatement avec les frontières de ce qui est socialement acceptable ? Quels sont les marqueurs pragmatiques mobilisés par les communautés d’utilisateurs pour interpréter les messages comme étant tantôt drôles, tantôt dérangeants, acceptables ou indicibles, violents ou créateurs de cohésion ? En exposant les critères qui servent à effectuer ce tri sur les chaînes de neuf streamers, cet article montre que l’interprétation des messages est guidée par trois cadres interprétatifs : scénographique, social et légal.

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Texte intégral

  • 1 Le terme viewers est communément employé pour désigner les spectateurs de la plateforme Twitch, ce (...)

1Le streaming, en particulier de jeu vidéo, est une forme de performance qui ne cesse de gagner en popularité (Woodcock et Johnson, 2019) et qui offre une nouvelle caisse de résonance aux pratiques de fans ainsi qu’aux rapports que ceux-ci entretiennent avec les créateurs de contenu sur internet – notamment, en nourrissant de nouvelles formes de mise en scène de l’authenticité (Coavoux et Roques, 2020). La pratique consiste à diffuser un contenu vidéo en direct via une plateforme numérique (la principale étant Twitch) devant un public qui peut réagir et participer à la prestation, par l’intermédiaire d’une messagerie instantanée (ou chat). Ces diffusions attirent un public allant jusqu’à plusieurs centaines de milliers de spectateurs : pour illustration, le streamer Squeezie a rassemblé 1,3 million de « viewers »1 simultanés sur sa chaîne Twitch pour son événement GP Explorer 2, le 9 septembre 2023. Ce public contribue activement au spectacle en accompagnant les discours oraux des streamers par une masse souvent importante et « bruyante » (Barnabé et Bourgeois, 2022) de discours écrits.

2Des chercheurs ont récemment commencé à s’interroger sur le rapport particulier qu’entretiennent les viewers et streamers, ainsi que sur les spécificités des discours qui se développent quotidiennement sur Twitch, par exemple pour mettre au jour la dimension potentiellement toxique des messages du chat (Poyane, 2019 ; Mihailova, 2020), pour interroger les effets de la modération sur ceux-ci (Seering et al., 2017), ou pour étudier leur articulation (parfois conflictuelle) avec la performance du streamer (Pellicone et Ahn, 2017 ; Karhulahti, 2016). Dans ces travaux, le contexte du streaming sur Twitch est régulièrement pointé du doigt comme étant un terreau favorable à l’émergence d’insultes, de menaces, de harcèlement verbal, de propos agressifs et discriminatoires, marqués par des oppositions structurelles entre groupes ou individus.

3Contraint par son modèle économique (commun à toutes les grandes plateformes) qui repose largement sur les revenus publicitaires et sur les partenariats avec des annonceurs auxquels il faut garantir un environnement de diffusion consensuel (Badouard, 2021), Twitch s’est emparé du problème de la toxicité en mettant en place un système de modération mixte. Premièrement, dans ses « lignes de conduite »2, la plateforme définit assez précisément les comportements, contenus et discours strictement proscrits en son sein (harcèlement, discours de haine, nudité, etc.) et qui peuvent mener à une exclusion définitive. Ces prescriptions sont en partie appliquées par des outils de détection automatique permettant, par exemple, d’intercepter les messages contenant des mots interdits. Ensuite, dans le cadre autorisé par ces lignes de conduite qui s’appliquent à tous, chaque utilisateur est libre d’édicter des règles spécifiques à sa chaîne et de les appliquer aussi arbitrairement qu’il le souhaite : « Le propriétaire d'une chaîne et ses modérateurs sont libres de bannir qui ils le souhaitent de leur chaîne, quelle qu'en soit la raison. Les membres de l'équipe Twitch ne pourront pas intervenir pour annuler un bannissement spécifique à une chaîne »3. Cette liberté est largement intégrée par les streamers, qui perçoivent leur chaîne comme un espace personnel sur lequel ils exercent une autorité importante. Par exemple, cette réaction du streamer MisterMV face à la réclamation d’un viewer illustre à quel point les discours sur Twitch sont pris en tension entre des logiques de « community and marketplace, public sphere and private platform » (Myers West, 2018 : 2) : « Non mais c’est un chatroom privé ici ! On peut pas invoquer la liberté d’expression ! Ici c’est le goulag ! » (MisterMV, 2022b : 21 minutes et 44 secondes)4. Chaque streamer définit ainsi des prescriptions propres à sa chaîne, explicitées de façon relativement informelle dans un encart apparaissant lors de la première utilisation du chat. Enfin, la mise en application de ces règles spécifiques est le plus souvent confiée par le streamer à une équipe de modérateurs, choisis parmi les viewers fidèles et chargés (bénévolement) de sanctionner les comportements négatifs par des bannissements temporaires ou définitifs.

  • 5 La crainte de voir les plateformes censurer abusivement tous les contenus suspects, sans évaluer le (...)

4Avec la description de cette double régulation (celle dictée par la plateforme et celle, collaborative, menée par les utilisateurs), on entrevoit que ce que recouvre concrètement un comportement problématique, toxique ou haineux, dans cet écosystème médiatique, est sujet à une certaine marge d’interprétation. Par ailleurs, les lignes de conduite de Twitch réservent (heureusement5) la possibilité d’autoriser les contenus d’apparence violente lorsqu’ils sont émis sur le régime de la satire, de l’ironie, de l’exagération parodique ou dans le cadre d’un contexte amical : par exemple, les insultes haineuses proférées avec une « intention affectueuse » manifeste sont autorisées. Cette marge de manœuvre laissée à l’interprétation de ce qu’est un comportement problématique est rendue nécessaire par le fait que les discours ironiques, le second degré, le jeu et la mise en scène occupent une place prépondérante sur Twitch.

5Dans le dispositif du streaming, qui transforme toute activité en représentation de cette activité, à partir de quel moment un énoncé sera-t-il perçu par les usagers comme un acte littéral de violence, ou comme une parodie jouant adéquatement avec le cadre établi par la plateforme et avec les frontières de ce qui est socialement acceptable ? Quels sont les marqueurs pragmatiques (Bonhomme, 2014) mobilisés par les communautés d’utilisateurs pour interpréter les messages comme étant tantôt drôles, tantôt dérangeants, acceptables ou indicibles, violents ou créateurs de cohésion ?

6Pour traiter ces questions, l’article propose d’étudier un format médiatique particulier de Twitch : le Tribunal des bannis. Celui-ci repose sur l’exploitation par les streamers des discours toxiques qui ont cours dans leur chat (et de la difficulté de les identifier) afin de produire un spectacle de divertissement. Dans ce format, les streamers passent en revue en direct, devant leur public, les messages de spectateurs qui ont été exclus de leur chaîne suite à un comportement problématique, et qui ont émis une demande de réhabilitation. Partant des requêtes de ces membres bannis (souvent accompagnées d’excuses ou de justifications), les streamers et leur chat déterminent collectivement si ceux-ci méritent ou non de réintégrer la communauté des spectateurs actifs. Leurs discussions donnent ainsi à voir le déroulement d’un processus interprétatif permettant de donner sens aux énoncés émis sur la plateforme, ainsi que les ressources et indices formels qui sont utilisés pour soutenir ce travail d’interprétation. En exposant les critères qui servent à effectuer le tri des messages, ces performances montrent aussi comment les streamers et leurs communautés construisent collectivement les normes (discursives et comportementales) censées diriger l’activité de viewer sur Twitch, l’identité associée à cette activité et la relation attendue entre les streamers, leurs fans, et leurs haters.

Illustration 01. Capture d’écran d’un Tribunal des bannis sur la chaîne Twitch du streamer MisterMV

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7L’analyse de discours portera comparativement sur des Tribunaux des bannis réalisés par neuf streamers et streameuses de jeu vidéo : Etoiles, Gotaga, Deujna, Squeezie, MisterMV, Kameto, Domingo, Sardoche et BagheraJones. Ceux-ci appartiennent à des réseaux variés et s’adressent à des publics diversifiés, comme en attestent leurs positions respectives au sein des cartographies de Twitch réalisées par Nicolas Bouchaib6 : elles sont fondées sur la circulation des viewers entre les chaînes des différents créateurs et permettent de mesurer si deux streamers partagent ou non un même public en fonction de leur proximité. En outre, ces chaînes se spécialisent dans différents formats ou contenus, qui n’appellent pas nécessairement le même type de participation du public : on y retrouve des streamers qualifiables de mainstream (centraux sur la plateforme), proposant des événements spéciaux ou talk-shows (Squeezie, Domingo), d’autres plutôt spécialisés dans le jeu vidéo compétitif (Kameto, Sardoche, Etoiles, Gotaga), et d’autres encore appartenant à la catégorie des streamers multigaming ou « de variété » (Taylor, 2018), c’est-à-dire proposant des performances axées vers le divertissement et mobilisant une multitude de jeux vidéo différents (MisterMV, BagheraJones, Deujna). En outre, ce corpus a l’intérêt de rassembler des chaînes de tailles variables, allant de 692 600 followers pour Deujna à 4 886 347 pour Squeezie, ainsi que des profils de streamers aux identités diverses.

  • 7 Nous renvoyons à la bibliographie pour la liste et le référencement complet des émissions considéré (...)

8Le corpus a été constitué dans l’optique d’assurer une variété minimale vis-à-vis de l’ensemble de ces paramètres, mais en négociant avec la difficulté que, malgré la popularité du format, tous les streamers de Twitch ne se livrent pas à la production de Tribunaux des bannis et/ou n’archivent pas leurs performances après diffusion. Twitch étant une plateforme orientée vers le direct, les enregistrements des émissions n’y sont effectivement préservés que temporairement et la plupart des streamers professionnels disposent d’une chaîne YouTube consacrée à la rediffusion de leurs prestations. Pour cette raison, les vidéos retenues pour cette analyse sont toutes hébergées sur YouTube7. Pour chaque streamer, il s’agit du Tribunal des bannis le plus récent de la chaîne.

9Toutefois, ce choix implique une seconde limitation : parmi ces vidéos, certaines sont des captations de l’entièreté du contenu diffusé en stream, tandis que d’autres ont été éditées sous forme de « best of » et ne conservent donc pas toute la performance, mais mettent en valeur ses moments forts. Si ce reformatage pour YouTube a un effet certain sur le rythme des émissions (certaines lenteurs du direct sont gommées) et doit être pris en compte, le processus interprétatif mené par le streamer est conservé dans la grande majorité des cas, jusqu’au verdict ; ce qui offre une matière suffisante pour observer les modes de construction des normes et de la toxicité dans ces communautés.

10Le corpus a été examiné dans une perspective d’analyse de discours – et, plus particulièrement, d’analyse pragmatique des discours numériques (Herring et al., 2013) –, afin de déterminer les tendances se retrouvant de façon transversale dans les différentes communautés. L’attention s’est surtout portée sur les justifications données par les « accusés » dans leurs demandes de dé-bannissement (ou « déban ») et sur les commentaires émis par les streamers pour évaluer l’(in)adéquation des propos tenus par rapport à la situation de communication. Ces deux types de discours appartiennent à la catégorie des commentaires métapragmatiques, en ce qu’ils « se réfèrent aux processus de gestion du discours, en particulier la mise en œuvre du domaine de compétence des locuteurs qui reflète les jugements d’adéquation sur son propre comportement communicatif et sur celui des autres » (Gauducheau et Marcoccia, 2023 : 98).

11Pour déduire la norme communicationnelle se construisant en creux de ces commentaires, l’ensemble des critères mobilisés pour évaluer chaque message a été consigné : quels sont les éléments identifiés comme problématiques et mis à charge des accusés ? Et quels sont les comportements discursifs jugés positivement ? Les critères récurrents ont ensuite été rassemblés en catégories, qui laissent entrevoir l’existence de trois cadres entremêlés régissant la communication sur Twitch, détaillés dans la suite de cet article : un cadre scénographique, un cadre social et un cadre légal. Avant de détailler ces catégories, il importe toutefois de donner quelques précisions sur la notion de toxicité, sur son rapport étroit avec le second degré sur Twitch et sur le rôle qu’elle peut y exercer en termes de spectacularisation.

La toxicité sur Twitch : une source de jeu, de spectacle et de valeur

  • 8 « Au niveau du droit de l’Union européenne, le discours de haine illégal comprend uniquement les di (...)
  • 9 Voir Julien Longhi et Samuel Vernet (2023 : 18-23) pour un recensement des travaux allant dans ce s (...)

12Si les notions de « discours toxique » ou de « discours de haine » ont intégré le langage courant, il reste difficile d’en proposer une définition unanime. En effet, ces dénominations englobent une « cacophonie de concepts » (Reiners et Schemer, 2020 : 531), qui se superposent de façon ambiguë (Kowert, 2020 ; Kwak et al., 2015 ; Türkay et al., 2020) et ce, jusque dans le domaine juridique (Michel, 2022), où les phénomènes sont appréciés au cas par cas, faute de définition opérationnelle (Sauteraud, 2020), notamment en raison de la difficulté d’en harmoniser l’appréhension à un niveau international8. En d'autres termes, la « violence en ligne peut prendre différentes formes : bashing (dénigrement d’autrui), bullying (harcèlement), doxing (révélations de données personnelles), trolling (déclencher volontairement un conflit dans une discussion en ligne), flaming (insultes et violences verbales), slut-shaming (dénigrement sexiste), etc. » (Gauducheau et Marcoccia, 2023 : 85). En outre, les avis divergent sur la manière d’identifier les discours haineux et de mesurer leur degré de gravité : « Là où, pour certains, un propos peut être haineux par son simple contenu sans engendrer d’action spécifique, d’autres réservent la qualification de discours de haine aux expressions qui produisent ou sont susceptibles de produire des effets particuliers » (Michel, 2022 : 31). Par ailleurs, les nombreuses tentatives de catalogage des discours violents, discriminants ou insultants9 se heurtent à un obstacle épistémologique, à savoir que

« la notion de discours de haine est fondamentalement axiologique, elle n’est pas neutre : il s’agit d’une qualification péjorative. Quand la recherche se penche sur cet objet, elle a souvent pour but d’identifier des récurrences, des modèles et, in fine, de mieux circonscrire et réguler ce type de discours ; or ce qui est labellisé comme “discours de haine” n’est pas n’importe quel ensemble idéologique. Au contraire, certaines violences verbales peuvent tout à fait être tolérées, voire même encouragées […]. Donc, ce qui est étiqueté comme du discours de haine est ce que nous, chercheurs, chercheuses, instances de financement de la recherche et institutions, considérons comme idéologiquement mauvais. C’est dire à quel point cette notion peut être contextuelle » (Longhi et Vernet, 2023 : 18).

  • 10 Comme c’est le cas dans les formes de modération qui reposent sur la réduction de la visibilité de (...)

13Le Tribunal des bannis est un cas d’étude qui permet de contourner ces difficultés terminologiques, puisque son analyse ne suppose pas de poser a priori une définition de la toxicité, mais plutôt d’observer ce qui est concrètement sanctionné comme étant un comportement discursif problématique dans différentes communautés. En effet, le format montre des utilisateurs revenant à froid sur une décision de modération passée (un bannissement pour lequel le viewer incriminé a décidé de faire appel), afin de discuter collectivement et de façon argumentée du caractère justifié ou non de la sanction. À ce titre, le dispositif s’inscrit dans la continuité de certaines formes collaboratives de modération existant ailleurs sur internet (Gillespie, 2018 : 87), mais s’en différencie par sa dimension scénarisée, parodique et spectaculaire. Ici la régulation des discours n’est pas uniquement un rouage de la relation entre la plateforme et ses usagers qui peut être dissimulé10 : elle est aussi un contenu qui est montré et mis en scène. En cela, le Tribunal des bannis offre une réponse potentielle à l’une des insuffisances de la modération automatique, à savoir qu’en supprimant massivement et machinalement les contenus, celle-ci ne met rien en place pour éduquer les utilisateurs et présuppose donc qu’ils sont « incapables d’apprendre à s’améliorer » (Myers West, 2018 : 14-15). Néanmoins, le format particulier du Tribunal des bannis et, plus largement, le contexte de Twitch, apportent aussi des complications propres concernant l’appréhension de ce qui est ou non un discours problématique – complications qui questionnent leur capacité à être des outils de sensibilisation en la matière.

Fonctions prosociales de la violence verbale et importance des normes locales

14Premièrement, ce qui est perçu comme violent dans un contexte normatif ne le sera pas nécessairement par les utilisateurs de Twitch. En d’autres termes, à l’image de ce qui a pu être relevé par Nadia Gauducheau et Michel Marcoccia (2023) concernant les usages du forum de discussion JVC Blabla 18-25 ans, les normes locales construites sur la plateforme conditionnent de façon très déterminante la façon dont les usagers vont interpréter les messages, si bien qu’un discours portant tous les traits formels de l’impolitesse ou de l’agressivité peut y être reçu comme adéquat. Cette particularité s’inscrit dans la continuité des conventions propres à la culture gamer (des joueurs de jeux vidéo) : non seulement la toxicité a joué un rôle dans la construction de cette identité, à laquelle elle reste associée (Consalvo, 2012 ; Paul, 2018), mais, en outre, la violence verbale est reconnue comme une pratique ordinaire et légitime dans certains contextes ludiques, tels que le jeu compétitif (Karhulahti, 2022). Plus encore, Astrid Ensslin et John Finnegan (2019) ont remarqué que les insultes pouvaient paradoxalement avoir un rôle coopératif et prosocial dans le cadre particulier du jeu.

15Dans le prolongement de ces pratiques ludiques de la toxicité, sur Twitch (plateforme développée originellement autour du jeu vidéo), les normes communicationnelles ne reposent pas vraiment sur le ménagement des faces (Goffman, 1973), mais plutôt sur le renversement des codes sociaux habituels. Les insultes, la vulgarité ou la violence verbale y sont ainsi souvent utilisées comme sources d’humour ou comme outils pour « marquer une proximité sociale entre les membres d’un groupe » (Gauducheau et Marcoccia, 2023 : 87) – cette dimension « affectueuse » de la violence étant reconnue dans les lignes de conduite de la plateforme, comme mentionné plus haut. Ces fonctions positives que peuvent revêtir des formules apparemment brutales rendent d’autant plus nécessaire d’approcher les discours de façon située, puisqu’aucun critère formel (tel que l’emploi de vocabulaire injurieux, de termes durcisseurs, etc.) ne permet d’anticiper qu’un message sera reçu négativement.

Sens littéral et second degré : des cadres d’interprétation entremêlés

16Deuxièmement, l’interprétation ferme des messages dans le streaming sur Twitch est compliquée par le fait que cet écosystème médiatique repose sur un enchâssement de plusieurs « cadres de l’expérience » (Goffman, 1974). D’une part, les activités montrées sur Twitch sont souvent englobées dans un cadre de jeu, ce qui se traduit par la généralisation chez les usagers d’une attitude ludique (Henriot, 1989 : 279) vis-à-vis de la communication, teintant tous les discours et les actions de second degré. En d’autres termes, sur Twitch, la tendance est à faire comme si on s’insultait, tout en donnant des signes métacommunicatifs (Bateson, 1977 : 211) que l’injure vaut pour autre chose que son sens littéral et qu’elle s’inscrit dans une forme ludique de communication. D’autre part, les contenus diffusés sur Twitch sont aussi transformés par le fait qu’ils sont eux-mêmes « joués » (au sens théâtral), mis en spectacle : les streamers se mettent en scène en train de jouer ; ils représentent une activité qui est elle-même déjà au second degré. Cette superposition de couches interprétatives complique donc encore l’identification d’une toxicité littérale et sérieuse : où situer les frontières entre vrai et faux, sens littéral et sens figuré, jeu et non-jeu, au sein d’une activité où les cadres sont aussi finement entremêlés ?

17Ces particularités sont manifestes dans le corpus étudié pour le présent article, où le caractère potentiellement lourd de l’activité (sanctionner des messages problématiques) n’empêche pas le recours intense à la parodie et à des stratégies énonciatives de distanciation. Par exemple, pour rendre leurs émissions plus spectaculaires, Domingo, Gotaga et leurs invités se déguisent en caricatures de juges à l’aide de perruques et de robes. Pour sa part, MisterMV habille son écran de stream à l’aide d’images d’un jeu vidéo sur le thème du Tribunal et ne manque pas d’interrompre autoritairement sa performance pour crier à ses spectateurs : « Silence dans la salle ! ». Kameto et son équipe se répartissent explicitement, sous forme de jeu de rôle, les fonctions de juge, d’avocat de la défense et de procureur ; ils font aussi tenir au chat le rôle de jurés et pastichent le caractère formel du Tribunal. L’ensemble des streamers mobilisent par ailleurs de nombreux termes juridiques (« juridiction » pour désigner une autre chaîne Twitch, « casier judiciaire », « bracelet électronique », etc.) ou des formules excessivement formelles (« monsieur le juge », « maître », vouvoiements) qui teintent les échanges d’un décalage ironique. L’effort de mise en scène et le caractère fabriqué de la performance se marquent encore dans le fait que les messages considérés dans plusieurs émissions ont été préalablement sélectionnés par des modérateurs, afin de ne conserver que ceux offrant le meilleur support au spectacle – c’est explicitement annoncé chez Gotaga, MisterMV, Kameto et Domingo ; par exemple : « Merci d’ailleurs à toute l’équipe de modération, qui a sélectionné un peu pour trier, parce que […] parfois, voilà… On a juste “gros FDP ferme ta gueule”… [Ça] manque de saveur ! » (Domingo, 2022 : 7 minutes et 45 secondes).

Illustration 02. L’utilisation de déguisements fait partie de la scénographie de certains Tribunaux des bannis, comme ici chez Domingo

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18Cependant, si ce formatage médiatique exprime une prise de distance à l’égard des contenus montrés et ancre les échanges dans un régime de parodie ou de théâtralité, il n’empêche pas pour autant les streamers de montrer des marques de sérieux dans l’interprétation de leurs rôles. Ceux-ci, par exemple, se livrent souvent à un véritable travail d’enquête : en fouillant leurs archives pour recontextualiser le message problématique, en remontant les messages précédents de l’accusé ou se renseignant sur ses comportements passés sur d’autres chaînes. De plus, bien que les messages soient parfois commentés sur le ton de l’ironie, leur sanction n’en est pas moins suivie d’effets très littéraux, à savoir la réintégration ou le bannissement définitif du viewer.

19En d’autres termes, les discours des streamers peuvent porter les traits du second degré (exagération, pastiche, décalage…) sans pour autant être faux ou antiphrastiques : on peut rire de la gravité d’un message tout en jugeant celui-ci inacceptable ; les actions posées dans le cadre du Tribunal des bannis peuvent être à la fois sérieuses et frivoles. En quelque sorte, le premier et le second degrés y sont rassemblés sur un même plan d’expression, sans hiérarchie et sans réconciliation. Ce régime de discours rappelle la conception postmoderne du monde décrite par Hiroki Azuma (2008 : 165-168) grâce au concept d’« hyper-bidimensionnalité ». Cette ambiguïté complique l’interprétation des messages comme littéraux ou ironiques, mais aussi leur inscription dans un système de valeur clair – pourtant a priori inhérente au fait d’étiqueter des discours comme toxiques. En effet, étant donné que le format du Tribunal des bannis exploite la violence verbale comme source de contenu spectaculaire, certains messages peuvent être sanctionnés négativement par le streamer (et conduire à un bannissement), tout en étant validés et valorisés de fait par le dispositif, parce que reconnus comme drôles ou divertissants.

20En tant que source de contenu, la toxicité est aussi productrice de valeur spectaculaire et, par extension, de revenus pour les streamers, ce qui participe à brouiller l’identification de ce qui est admis ou répréhensible sur la plateforme. Par exemple, chez Gotaga (2022 : à 9 minutes 25 secondes), lorsqu’un viewer se fait bannir pour avoir tenté de lancer un sondage dans le chat avec la question « Est-ce que doigby suce la GROSSE, quedis-je, l’ENORME teub de gotaga en streamoff ? », les streamers concernés décident de maintenir la sanction, mais tout de même de lancer le sondage et d’en donner ironiquement les résultats au viewer, avant de l’exclure définitivement de la chaîne. Le message est donc jugé suffisamment insultant pour justifier un bannissement, mais il n’en est pas moins validé dans sa démarche par le rire et le comportement des streamers.

21En résumé, la dimension hyper-bidimensionnelle du streaming fait coexister des cadres d’expérience (le jeu, l’ironie, le spectacle) et des systèmes de valeurs qui entrent en tension, voire en contradiction, mais qui sont simultanément activés dans la performance : un discours peut être à la fois inadéquat et prosocial, spectaculaire et pourtant évacué de l’espace de communication, ironique et littéral, drôle et pris au sérieux. Malgré tout, au sein de cet imbroglio, l’analyse de notre corpus montre que trois ensembles de critères sont mobilisés de façon transversale par les streamers pour guider leurs interprétations.

Cadre scénographique : contribution des viewers au spectacle ludique et (anti-)jeu secondaire

22Les messages des viewers examinés dans les Tribunaux des bannis sont d’abord évalués en fonction de la manière dont ils contribuent ou non à la scénographie (Maingueneau, 2015) de ces émissions. Précisément, la propension des interventions à produire une valeur ajoutée pour le spectacle ou à participer à sa dimension ludique est souvent déterminante.

Être drôle ou être inutile

23Le potentiel humoristique d’un message – et plus spécifiquement sa capacité à faire rire le streamer – est un critère pouvant influer sur la perception de son acceptabilité. Pour illustration, chez Sardoche (2022 : 5 minutes et 27 secondes), un viewer banni pour avoir posté le message « Rage sale merde » se justifie humoristiquement dans sa demande de réhabilitation en faisant comme si l’insulte avait été ajoutée par erreur par son correcteur automatique : « Bon désoler en vrai je voulais dire rah j’ai la salmonelle tu vois mais sa la marquer rage sale merde drôle d’adons ». Le caractère outrancièrement invraisemblable de l’excuse suscite l’hilarité du streamer, qui estime alors que la réussite de la blague constitue une justification suffisante pour l’insulte : « Il est très fort […], je suis obligé d’accepter la demande ». L’humour peut donc être considéré comme une justification acceptable de la toxicité dans le contexte de la performance. Plus précisément, un message aura tendance à être considéré comme drôle – et donc adéquat – s’il respecte un principe d’originalité, de singularité, d’incongruité (Vaillant, 2021 : 294), c’est-à-dire s’il parvient à prendre le streamer par surprise, à déjouer son horizon d’attente. À l’inverse, une blague attendue ou répétée sera le plus souvent jugée avec sévérité. C’est pouquoi la justification parodique d’un viewer chez Gotaga (« j’ai adopté un ragondins il’y à trois jours et pendant que j’étais absent il marchait sur mon clavier et a écrit un message indécent je m’en excuse » ; 2022 : 21 minutes et 46 secondes) est jugée « innovante » et conduit à un dé-bannissement, tandis que la régularité des jeux de mots sur le pseudonyme de la streameuse Deujna est considérée comme une circonstance aggravante. Dans ces derniers cas, l’intention humoristique des accusés n’est pas mise en doute par la streameuse (la blague est reconnue comme telle, et non comme une tentative de nuire), mais c’est la prévisibilité de l’intervention qui est jugée problématique.

24En effet, les usagers de Twitch ne sont pas pris dans une interaction sociale classique : ils agissent au sein d’une représentation spectaculaire d’interactions. En creux des critères utilisés pour évaluer leurs messages, on peut donc lire que le comportement attendu d’un viewer est de prendre une part active dans la production de cette représentation, de créer de la valeur, d’être « utile ». Cette nécessité pour le chat d’apporter une plus-value se révèle dans les formules employées par les streamers lorsqu’ils réprouvent le comportement d’un spectateur : ils diront de celui-ci qu’il « n’apporte rien » (Etoiles, 2022 : 04 minutes et 36 secondes), qu’il « n’est vraiment pas très utile » ou « pas une grande perte » (Squeezie, 2023 : 3 minutes et 42 secondes ; 4 minutes et 18 secondes) ou encore que « lui, tu l’amènes en soirée, […] c’est pas le mec qui est là pour la méga ambiance. C’est plutôt le mec assis, qui tire un peu la gueule, qui boit son coca le regard triste. Est-ce qu’on a besoin de lui à la soirée ? On n’a pas besoin de lui » (Domingo, 2022 : 55 minutes et 26 secondes). Des arguments similaires peuvent même être mobilisés par les viewers, comme ce spectateur de MisterMV (2022a : 34 minutes et 32 secondes) qui reconnaît ne pas avoir « une plus-value extraordinaire » pour le chat. À l’inverse, la participation à l’animation du chat et l’investissement passé d’un viewer sur la chaîne servent souvent d’arguments favorables à sa réhabilitation : « Il est là sur le chat, il parle » (Kameto : 28 minutes et 49 secondes) sont des commentaires que l’on peut entendre pour qualifier « un bon viewer ». Plus encore, dans le cas du Tribunal des bannis, il est attendu que les messages sélectionnés fassent preuve d’un minimum d’intensité : « J’veux des mecs, c’est des crieurs ! Tu sens que le gars il est en train d’écrire devant son PC, il hurle […] ! On veut ça, c’est ça le but ! […] Insultez-nous ! » (Domingo, 2022 : 38 minutes et 35 secondes).

25Par conséquent, à l’instar de ce qui avait été remarqué par N. Gauducheau et M. Marcoccia (2023 : 105) sur la violence verbale du forum JVC Blabla 18-25 ans, « de nombreux comportements sont acceptés à condition qu’ils participent à la dimension ludique des discussions ». La violence, l’impolitesse ou l’agressivité ne sont pas fondamentalement jugées comme étant opposées au bon fonctionnement de cette pratique communautaire particulière. En revanche, une faute difficilement pardonnée est de produire un commentaire qui ne peut pas être mis au service de la représentation.

Se jouer du dispositif : les beaux et les mauvais joueurs secondaires

26Une particularité propre aux performances sur Twitch, liée au fait que le jeu infuse à tous les niveaux de la plateforme, est leur dimension potentiellement ludique : le streaming est en effet l’une des formes du « jeu secondaire » (Delbouille, 2019 : 287), en ce qu’il permet aux spectateurs de s’engager indirectement dans l’activité ludique sans pour autant tenir la manette et de vivre une expérience de jeu « par procuration ». À ce titre, il est attendu des viewers qu’ils participent discursivement au spectacle, mais aussi qu’ils se comportent en bons partenaires de ce jeu asymétrique. Cette exigence transparaît dans la systématicité avec laquelle sont punies les interventions qui portent atteinte à la qualité de l’expérience ludique collective.

27Par exemple, Le backseat et le spoil sont deux formes de participation très réprouvées sur la plateforme Twitch : la première consiste à dicter au streamer ce qu’il doit accomplir dans un jeu, à l’aider de façon non sollicitée ou à commenter ses faits et gestes de façon directive ; la seconde consiste à divulguer des éléments avant qu’ils n’aient pu être découverts par le streamer et son audience au fil de la partie. Bien que la plupart du temps jugées moins graves que la violence verbale, ces interventions sont cataloguées comme problématiques et sont strictement évacuées par la modération, car elles ont pour effet de gâcher l’expérience ludique du streamer et, par extension, l’expérience de jeu secondaire de son public.

28Parallèlement, le trolling, ou troll-play (Karhulahti, 2016), consiste à tenter de troubler le déroulement attendu de la performance et constitue un mode de participation ludique à part entière. Or, si les formes descendantes de troll-play (lorsque les streamers se moquent de leur public ; voir Barnabé, 2022a) sont monnaie courante, ses formes ascendantes (lorsque les viewers tentent de faire dérailler la performance) peuvent être sanctionnées. Par exemple, lorsque MisterMV (2022a : 5 minutes et 4 secondes) se montre exagérément sévère avec un viewer à la suite d’une mauvaise partie sur un jeu, il lui donne comme instruction de faire une demande de dé-bannissement en y intégrant une insulte à son encontre (au risque de voir sa demande être refusée, étant donné ladite insulte). Le viewer se prête sportivement à la consigne, et se voit finalement gracier. Certains discours insultants peuvent donc être considérés comme des formes de beau jeu, lorsque streamers et viewers collaborent et se donnent la réplique pour se jouer du dispositif même du Tribunal.

29À l’inverse, les actes de trolling initiés par les viewers auront plutôt tendance à être réprimandés, en ce qu’ils représentent des nuisances pour la représentation et donc, en quelque sorte, de l’anti-jeu secondaire. Par exemple, certains viewers s’amusent à rédiger leurs messages de manière à faire prononcer au streamer des mots vulgaires ou répréhensibles de manière détournée (« Tu peux faire une dédicace à l’épée_Nice ? » ; Deujna, 2022 : 50 minutes et 55 secondes). Plus couramment, une conséquence directe de la spectacularisation de la toxicité impliquée par le format du Tribunal des bannis est que – sur les chaînes où il s’agit d’un format récurrent – de nombreux viewers jouent à produire délibérément des discours problématiques dans l’espoir d’apparaître dans l’émission. Certains profitent alors de cette exposition pour prendre le streamer à revers via leur message de justification, comme ce viewer de Squeezie qui, banni pour le message « Nike pas ta mère » se justifie ironiquement en écrivant : « Je suis désolé c’est le correcteur je voulais marquer Nike ta mère » (Squeezie, 2023 : 11 minutes et 55 secondes). Or, ces pratiques tendent à être évaluées comme répréhensibles : Deujna recadre en direct un spectateur faisant une tentative du genre (« alors oui je peux te ban, mais ça servira à rien de faire une demande de déban, tu seras pas déban […]. GG à toi : tu passeras jamais dans le live » ; Deujna, 2022 : 4 minutes et 21 secondes).

30Si les discours insultants ou violents peuvent représenter un mode de participation à part entière au jeu secondaire du streaming, le trolling reste donc un style de jeu risqué, menant le plus souvent à une exclusion : seules les formes les plus collaboratives de jeu secondaire sont véritablement admises dans la scénographie de Twitch.

Cadre social : la toxicité, c’est les autres

31Un autre critère pèse lourdement sur l’interprétation des messages, au-delà de leur forme ou de leur contenu : il s’agit de l’ethos renvoyé par leur auteur. En effet, les viewers seront jugés différemment s’ils sont perçus comme appartenant à l’endogroupe ou à un exogroupe. Certaines interventions potentiellement toxiques auront davantage de chances d’être pardonnées si elles s’inscrivent dans des normes associées à une identité sociale partagée.

32Le caractère social de l’humour a déjà été très commenté (« Notre rire est toujours le rire d’un groupe » ; Bergson, 1940 : 5) et cette dimension s’active tout particulièrement dans les énoncés qui flirtent entre la blague et l’insulte : chacun d’entre eux a l’occasion, soit de consacrer l’existence d’une communauté par la reconnaissance de conventions communes, soit de former un groupe par le rejet d’un autre (Dupréel, 1949 : 27-69). Ce lien entre humour et identité sociale est surtout perceptible lors du Tribunal de Domingo (2022 : 51 minutes et 47 secondes), où un viewer est banni pour avoir insulté les utilisateurs de l’émoticône « LUL » (équivalent de l’interjection « lol » sur Twitch). Ces derniers sont identifiés comme une communauté distincte de celle des utilisateurs de l’émoticône « KEKW », qui est elle aussi utilisée pour manifester le rire. L’altercation montre le poids de l’ethos renvoyé par les locuteurs dans l’interprétation des messages sur Twitch, puisque le seul choix d’une émoticône est vu comme présupposant l’adhésion à une culture humoristique plutôt qu’une autre.

  • 11 L’ethos renvoyé par les viewers à travers leurs seuls pseudonymes influence de même les verdicts de (...)

33Or, de la même manière, l’ethos renvoyé par les viewers à travers leurs interventions écrites11 influence de façon très déterminante les verdicts des streamers concernant leur toxicité. Plus spécifiquement, il est attendu que l’ethos construit par les viewers à travers leurs messages montre un minimum de mimétisme par rapport à celui que les streamers s’emploient à développer pour eux-mêmes.

Ethos et mimétismes : « On l’a tous fait »

34Un viewer identifié comme un membre de la communauté se verra plus facilement réhabilité (« lui, c’est la famille » ; Domingo, 2022 : 49 minutes et 40 secondes), et sa sortie de route réappropriée par les streamers sur le mode inclusif du « on l’a tous fait » : « On va lui jeter nous la première pierre ? Mais on l’a tous dit “la chatte à ta mère” ! » (commentaire formulé par le rappeur BigFlo, qui co-anime le Tribunal de Domingo, 2022 : 24 minutes et 12 secondes). Cette remarque concorde avec une analyse réalisée sur un autre corpus (Barnabé, 2022b), dans laquelle on a pu observer que la majeure partie des interventions écrites des viewers respectaient un principe de coopération communicationnelle avec les streamers, dans le sens où le chat avait une forte tendance à répéter, reformuler ou amplifier les gimmicks discursifs installés par ceux-ci. En somme, Le mimétisme constitue le rythme de croisière de l’expression collective sur Twitch : cette tendance discursive est d’ailleurs explicitement nommée par MisterMV (2022b, 1 heure 11 minutes et 3 secondes), qui excuse une insulte proférée par un de ses viewers (« idiot ») en reconnaissant qu’il s’agit d’une imitation de sa propre tendance à l’utiliser. Le chat fonctionne principalement comme une chambre d’écho de la parole du streamer et s’écarter de cette norme communautaire revient à prendre le risque d’exprimer sa non-appartenance au groupe.

35Des critères très formels peuvent être employés par les streamers pour disqualifier un viewer qui se révélerait trop dissonant par rapport à leur « ligne éditoriale » ou par rapport à la perception qu’ils ont de leur propre identité. Par exemple, Sardoche, qui travaille à se construire une image d’intellectuel par le biais d’une posture élitiste, ne manquera pas de bannir à plusieurs reprises des viewers sous le prétexte que leurs messages comportent trop de fautes d’orthographe (Sardoche, 2022 : 3 minutes et 15 secondes et 3 minutes et 59 secondes), alors qu’il s’agit plutôt d’une norme de l’expression dans le contexte d’une messagerie instantanée. De la même manière, le comportement d’un viewer est jugé inadéquat par Domingo et son co-animateur, car ses messages ne comportent « pas de second degré » et présentent des formulations jugées trop neutres : « On dirait des phrases de bot » (Domingo, 2022 : 11 minutes et 54 secondes). Dans ces cas, on voit que ce qui est considéré comme problématique n’est pas tant la présence d’expressions violentes que le manque de maîtrise des codes discursifs du groupe.

36Symétriquement, lorsque les streamers interprètent un message comme toxique ou problématique, il n’est pas rare qu’ils mobilisent comme argument la non-appartenance de son auteur à l’endogroupe : BagheraJones identifie par exemple un de ses accusés comme appartenant à la communauté d’un autre streamer (le Joueur du Grenier) dont elle juge le style d’humour différent du sien : « Ok c’est un fan de JDG… Ça commence mal » (BagheraJones, 2022 : 2 minutes). Dans un autre cas, elle choisit d’exclure un viewer qu’elle estime être en décalage avec l’ambiance de sa chaîne : « S’il est pas dans notre mood dans la communauté, il s’amuse pas lui non plus, donc tchao ! » (2022 : 1 minute). De même, l’intervention d’un viewer reconnu comme un « footeux » sur la chaîne de Gotaga entraîne les streamers à expliciter que certaines insultes conventionnelles pour des supporters de football peuvent être inappropriées dans le contexte d’une émission sur Twitch : « Les mots […] du langage courant d’un domaine ne sont pas forcément applicables à tous les domaines » (Gotaga, 2022 : 5 minutes et 3 secondes). Dans ce cas, le problème perçu est bien l’adoption d’un registre de discours ne correspondant pas aux normes locales.

Réguler la communauté pour maîtriser son image : « Ça ne sera pas chez moi »

37Les streamers trient donc les viewers – indépendamment du sujet de leurs messages – en fonction de l’identité qu’ils renvoient et de leur capacité à mimer des conventions discursives implicites qu’ils ont installées au fil du temps. Par ce critère, on voit que ces professionnels de Twitch envisagent leur public comme un prolongement de leur propre identité. C’est pourquoi, par exemple, le streamer Locklear se montre si inquiet quand son comparse Squeezie attribue humoristiquement un viewer à sa communauté sur la base de son seul pseudonyme :

[Squeezie] : « Ça, ça vient de la Locklear industry ! […] »

[Locklear] : « Attends, attends, attends, est-ce que tu peux éviter de faire ça parce que… si ça se trouve il a dit des dingueries, j’ai pas encore lu ce qu’il a dit » (Squeezie, 2023 : 23 secondes)

38Les streamers perçoivent que le comportement discursif des viewers sur leur chaîne peut avoir un impact sur leur propre ethos. En conséquence, via les règles de modération de leur chat, ils tentent de réguler la composition de leur public, de sélectionner les personnes avec lesquelles leur nom sera associé : « J’ai pas envie d’avoir ce genre de personne sur mon chat » (Deujna, 2023 : 40 minutes et 21 secondes) ; « Courage pour la suite […], Mais ça ne sera pas chez moi » (BagheraJones, 2022 : 9 minutes et 20 secondes). Conformément à ce qui a pu être remarqué par Tom Postmes, Russell Spears et Martin Lea (1999) au sujet de la communication médiée par ordinateur en général, le caractère anonyme et indifférencié des membres du public d’une chaîne participe, paradoxalement, à rendre l’identité de groupe plus saillante et à renforcer le poids des normes situationnelles sur le comportement de ses membres.

Être trop proche : recadrages de la relation para-sociale

  • 12 Cette notion a originellement été développée par Donald Horton et Richard Wohl (1956) pour décrire (...)

39Si l’appartenance au groupe représente le plus souvent un argument en faveur de la réhabilitation des accusés, il est toutefois aussi attendu de ceux-ci qu’ils maintiennent une juste distance avec le streamer. Être trop proche, trop intrusif, peut aussi être considéré comme une forme punissable de toxicité. Le fait de voir les viewers s’investir exagérément dans la relation para-sociale12 offerte par les streamers est un risque collatéral de ce qui est considéré comme l’intérêt majeur du streaming, à savoir sa dimension de « machine à authenticité » (Consalvo et al., 2020). En effet, le format du direct et les conventions de la plateforme Twitch tendent vers le dévoilement de la vie intime des streamers, qui développent cependant des stratégies pour trouver un équilibre entre montrer et cacher :

« L’aura d’authenticité dont bénéficient les vidéastes implique de leur part un travail spécifique sur la distance à tenir vis-à-vis de leurs publics. Le régime de proximité repose sur l’établissement de contacts étroits avec les spectateurs. Le succès des vidéastes est lié à leur capacité à apparaître comme des pairs, des égaux, des amis. Ils doivent entretenir cette proximité en construisant des relations personnelles. Ce travail émotionnel […] présente également certains risques, notamment de trop dévoiler leur intimité – les conduisant à tracer des frontières quant à ce qui peut être montré […] » (Coavoux et Roques, 2020 : 185).

40Samuel Coavoux et Noémie Roques (2020 : 192) notent par ailleurs le caractère genré de cette gestion de la distance : « Le danger à parler de soi est beaucoup plus grand pour les femmes que pour les hommes, de sorte que ces derniers peuvent plus aisément apparaître comme des personnes ordinaires et proches ». Or, cette inégalité se retrouve illustrée dans notre corpus. En effet, les deux streameuses qui y apparaissent sont les seules à régulièrement recadrer des messages familiers et à adopter des stratégies de distanciation – là où un streamer comme Kameto va plutôt alimenter une relation individuelle avec ses accusés, en leur demandant de venir se défendre directement sur le stream, caméra allumée.

41Par exemple, Deujna ne manquera pas de condamner les questions sur sa vie privée, de réfréner les tentatives de rapprochement (telles que « Je peux devenir ton enfant deujna ? » ; 2023 : 24 minutes), ou même de bannir un viewer sous prétexte que celui-ci l’a appelée par son prénom : « j’ai même pas lu frère… Tu m’appelles par mon prénom comme si on se connaissait ! » (Deujna, 2023 : 1 heure et 32 secondes). Similairement, BagheraJones se voit obligée d’expliciter à un viewer l’influence du contexte (public ou privé) sur la réception de son message : « La blague, bien qu’un peu drôle, est effectivement déplacée hors d’un cadre privé » (BagheraJones, 2022 : 2 minutes et 35 secondes).

42Néanmoins, que les viewers soient jugés trop proches ou trop exogènes, on voit, à travers les différents exemples exposés ici, que l’identité d’un locuteur et son positionnement social sont des critères déterminants pour l’interprétation de ses discours comme plus ou moins drôles ou toxiques.

Cadre légal : respecter les règles et réguler les comportements

43Comme déjà observé, la violence verbale peut, dans une certaine mesure, représenter une manière d’être au groupe et de participer au spectacle ludique du streaming. Pour autant, les Tribunaux des bannis révèlent aussi que certains thèmes restent radicalement proscrits, indépendamment de la forme des messages qui les abordent ou de leur contexte d’apparition. Si certains paramètres peuvent rendre acceptables des discours qui seraient ailleurs étiquetés comme toxiques (leur originalité, leur potentiel ludique, leur respect des normes locales, etc.), la cible d’un message peut, à l’inverse, le rendre inadmissible. Plus spécifiquement, les discours de haine les plus frontaux, c’est-à-dire les interventions qui réfèrent à des minorités et usent de procédés « d’essentialisation de l’autre, ramené à des critères identitaires figés et stéréotypés » (Longhi et Vernet, 2023 : 20, citant Lorenzi, Bailly et Moïse, 2023), sont systématiquement jugés avec sévérité et soumis à peu de discussions.

44Dans le corpus, les auteurs de messages racistes, transphobes, sexistes, homophobes, grossophobes sont ainsi vite évacués, sans que les streamers ne se sentent nécessairement tenus d’expliciter la cause de leur verdict. Leurs commentaires tendront plutôt tantôt à rappeler à leur public le règlement de la chaîne (« Les gars, les règles elles sont claires dans le chat ! […] Et vous savez que ça, c’est permaban, permaban ! » ; Kameto, 2022 : 50 minutes 20 secondes), tantôt à signaler leur exaspération devant la présence des messages (« oh ouais non mais ça, la flemme… […] Les gens qui […] peuvent pas se permettre de pas casser les pieds… c’est bon la flemme, tu vois » ; Etoiles, 2022 : 2 minutes 14 secondes). Cette gestion presque automatique n’est pas déliée de la pression qu’exercent sur leur activité les règles de la plateforme et son modèle économique : s’ils modèrent insuffisamment des contenus proscrits par les lignes de conduites de Twitch, les streamers peuvent perdre des partenariats commerciaux ou voir leur chaîne être elle-même bannie, ce qui représente pour eux une sanction très lourde en termes de perte de revenus et de visibilité. On voit ici que les streamers ne sont pas uniquement les administrateurs d’une communauté dont ils peuvent définir les règles de fonctionnement : ils sont aussi les utilisateurs d’une plateforme qui détermine le cadre global au sein duquel ils évoluent.

45Cependant, leur traitement des discours les plus strictement haineux laisse aussi entrevoir que ceux-ci ne sont pas considérés comme de bons matériaux pour le Tribunal des bannis, en tant que performance visant le divertissement – et ce, malgré le fait que le concept de l’émission repose précisément sur l’évaluation de messages problématiques. Cette ambivalence apparaît dans l’une des vidéos du corpus, où Kameto et ses co-animateurs se retrouvent confrontés à une insulte homophobe (« SPOTED ON VA TE MELER LEE SIN SALE PD » ; Kameto, 2022 : 47 minutes et 5 secondes). D’une part, celle-ci n’est même pas lue à voix haute, car elle fait partie de la liste des termes proscrits sur Twitch (ou « banwords ») et peut donc valoir au streamer qui la prononcerait une exclusion de la plateforme. D’autre part, l’injure est considérée comme indéfendable, ce qui la rend impropre au jeu de rôle auquel se livrent les streamers dans le cadre de l’émission : « Frère y a une insulte c’est… impossible à défendre […], il faut pas le mettre dans le Tribunal ce truc-là […]. Même dans le troll, ce que tu veux, on peut pas quoi » (Kameto, 2022 : 49 minutes et 47 secondes).

46Ce traitement s’étend aux discours qui ne contiennent pas d’attaque ou d’insulte directe envers une minorité, mais qui s’inscrivent implicitement dans un système plus large de discriminations. Par exemple, les commentaires portant sur les corps féminins (qu’il s’agisse de ceux des streameuses ou même de personnages de jeux vidéo) sont bannis, même lorsqu’ils adoptent des tournures positives, en ce qu’ils participent à une dynamique générale d’objectification des femmes, lourdement présente sur la plateforme : « Tu as l’air bien faite plutôt que grosse » (chez BagheraJones, 2022 : 4 minutes et 3 secondes) ; « C quoi ton snap ma belle ? » (chez Deujna, 2023 : 39 minutes 50 secondes) ; « JLA BAIZEEEEEE » (chez Squeezie, 2023 : 3 minutes et 15 secondes) ; etc.

47Toutefois, il est notable que ces sanctions sont loin d’être toujours accompagnées de plaidoiries recourant à des arguments d’ordre axiologique : les discours de haine sont bien classés comme inappropriés et exclus, mais ils sont rarement qualifiés verbalement de mauvais, nocifs, préjudiciables ou dangereux. Certains cas font exception, comme lorsque BagheraJones exclut en viewer en lui expliquant que : « Même avec n’importe quel contexte établi, la misogynie, ça pue la merde » (BagheraJones, 2022 : 4 minutes et 57 secondes). Néanmoins, ce type de jugement reste peu formulé explicitement, ou est exprimé dans un registre hyper-bidimensionnel : c’est par exemple le cas chez Etoiles (2022 : 3 minutes et 52 secondes), qui bannit un viewer en lui écrivant « Le racisme c’est pas bien :) », mais qui prononce la phrase sur le ton de l’ironie pour plaisanter sur sa tournure candide.

48Chez Sardoche, l’apparition d’un message à caractère raciste (« ching chong riz basmati » ; 2022, 4 minutes et 48 secondes) conduit également le streamer à rendre son verdict sur un ton marquant une certaine distance vis-à-vis du jugement exprimé : « Ouh là ouh là ouh là, ‘tention ça, ça c’est très très mal, ça ! Ça faut pas dire, ça ! Ça c’est très raciste ». L’ironie est plus saillante ici, car Sardoche est une personnalité souvent critiquée pour ses comportements toxiques en jeu et en stream (entretenant un climat d’agressivité sur sa chaîne) et car ce dernier a lui-même été banni de Twitch pendant deux semaines, en juin 2022, à cause de l’utilisation des mêmes termes racistes. D’ailleurs, Sardoche fait directement le lien entre les deux événements lorsqu’il commente le message. Il est donc moins étonnant que l’argumentaire déployé par ce streamer ne puise pas dans le champ axiologique : celui-ci présente l’exclusion des propos racistes comme une simple application des règles de Twitch (en rappelant qu’il ne « faut pas dire ça » sur la plateforme) et le fait d’y déroger comme une prise de risque confinant à la folie (« c’est un malade mental, il est complètement fou ! »). Si ce cas fait exception au sein du corpus (en ce que Sardoche est le seul à avoir lui-même été sanctionné pour avoir tenu des discours de haine et donc à avoir un positionnement plus ambigu vis-à-vis de ceux-ci), il reste commun que le cadre depuis lequel ces discours sont évalués est souvent celui de la législation : la haine est recadrée sous l’angle du rappel des règles.

49Dans le prolongement de cette idée, les streamers explicitent régulièrement que leur objectif, à travers le format du Tribunal, est de réguler les comportements de leurs viewers. Un exemple peut en être trouvé lorsque Squeezie et son co-animateur Locklear se retrouvent confrontés au message : « La mère à Locklear c’est comme un sapin de Noel, tout le monde pose ses boulles dessus » (Squeezie, 2023 : 10 minutes 45 secondes). L’originalité de l’intervention suscite l’hilarité des deux streamers et conduit Locklear à demander la réhabilitation de son auteur, mais Squeezie refuse catégoriquement, car un dé-bannissement risquerait d’encourager le reste du public à émettre des commentaires similaires :

[Locklear] : « Est-ce que tu penses que là-dedans y a vraiment une intention de nuire ? »

[Squeezie] : « Non, mais ça reste de la merde de dire ça, frère, si tout le monde… Imagine si plein de gens se mettent à… »

[Locklear] : « On est d’accord, on est d’accord […] »

[Squeezie] : « Ben ouais, mais c’est pour ça, […] tu peux pas déban ça » (Squeezie, 2023 : 11 minutes et 40 secondes).

50Il est intéressant de noter que les streamers n’évaluent pas le message en fonction de l’intention de son auteur (ils reconnaissent tous deux l’absence d’« intention de nuire »), mais bien de son potentiel effet, s’inscrivant donc intuitivement dans une approche conséquentialiste des discours de haine (Michel, 2022 : 32). Des messages peuvent conduire à un bannissement non pas parce qu’ils sont considérés comme offensants, mais parce qu’ils évoquent ou initient des pratiques que les streamers entendent décourager. C’est le cas lorsque Deujna met sous surveillance un viewer pour avoir annoncé « coucou je suis trop fan de toi je t’aime trop je vais prendre la cb de ma mere pour te fairr un don » (Deujna, 2023 : 6 minutes et 20 secondes). Une autre illustration peut être trouvée lorsqu’elle maintient l’exclusion d’un spectateur dont elle croit pourtant à la rédemption, par peur que d’autres membres de son public utilisent le même schéma d’excuses que lui à l’avenir sous prétexte que celles-ci ont fonctionné une fois (« c’est vrai qu’il a l’air sincère, mais je pense que je vais pas le déban parce que ça donne un mauvais exemple » ; Deujna, 2023 : 52 minutes et 21 secondes).

51Dans ces exemples, il apparaît que les messages des viewers ne sont pas traités comme des actes de langage individuels, mais d’emblée envisagés comme de possibles nouvelles normes communautaires, dont il faut garder la croissance sous contrôle. La régulation des comportements est un cadre depuis lequel se mène l’interprétation des discours.

Conclusion

52Le présent article s’est proposé d’explorer la manière dont se construisent les normes discursives et l’interprétation de la toxicité dans le contexte du streaming sur Twitch, par l’étude du format du Tribunal des bannis. L’examen des conventions de Twitch a d’abord permis de noter que l’appréhension de ce qu’est un discours « toxique » est loin d’aller de soi sur la plateforme, étant donné que les contenus y sont englobés dans plusieurs cadres concurrents (le jeu, le second degré, le spectacle), qui compliquent l’identification d’un sens littéral pour chaque prise de parole. De plus, les normes locales propres à cet espace médiatique exercent un poids considérable sur l’interprétation des messages, et certaines caractéristiques qui pourraient ailleurs être comprises comme des manifestations de toxicité (l’utilisation de termes vulgaires ou injurieux, l’agressivité outrancière, les réactions intenses) sont admises et même valorisées en tant que sources de contenu spectaculaire. Le Tribunal des bannis en est certainement l’illustration la plus parlante, puisque ce format d’émission repose sur la présence de commentaires problématiques qui sont, certes, régulés, mais aussi mis en valeur de fait par leur spectacularisation.

53Ensuite, l’analyse de Tribunaux des bannis organisés sur les chaînes de neuf streamers a permis de montrer que, pour traiter les messages, ceux-ci mobilisaient des critères pouvant être rassemblés en trois cadres interprétatifs. L’examen des critères relatifs au cadre scénographique a révélé que la contribution des viewers au spectacle était déterminante pour la perception de leurs messages comme problématiques ou non : des interventions agressives ou insultantes peuvent ainsi être admises à condition qu’elles présentent une originalité, une plus-value pour la performance, ou qu’elles servent de bons supports pour le jeu secondaire collectif propre au streaming. En deuxième lieu, les critères formant le cadre social ont fait apparaître que le comportement discursif des viewers était envisagé comme une extension de l’ethos du streamer et qu’il était attendu d’eux d’adopter un certain mimétisme d’expression vis-à-vis de ce dernier. Une trop grande dissonance d’ethos risque de voir le viewer être assimilé à un exogroupe et d’encourager son exclusion de la chaîne : il est logique qu’un streamer ait le bannissement plus facile pour un spectateur qu’il estime ne jamais avoir véritablement appartenu à sa communauté. Enfin, le traitement des discours proprement haineux a mis au jour l’importance d’un cadre légal sur Twitch : en fonction de leur thème et surtout de leur cible, certains messages sont évacués systématiquement, sans que cette exclusion n’entraîne de recours explicite à des justifications ou des positionnements moraux, mais plutôt un rappel du règlement (de Twitch ou de la chaîne). Ces messages particuliers sont ainsi considérés comme ne se prêtant pas à la discussion et comme de mauvais matériaux pour un spectacle de divertissement. Par ce positionnement, on voit qu’il existe une hiérarchie dans les fonctions prêtées au Tribunal des bannis : le format représente bien un potentiel outil de régulation des comportements des viewers, mais les streamers se gardent pourtant d’adopter des postures d’éducateurs ou de sensibilisateurs. En somme, le Tribunal des bannis est conçu prioritairement comme un spectacle ludique.

54Cette dimension se révèle de façon très explicite dans le fait que les différents critères exposés au fil de cet article peuvent se trouver brutalement remis en cause par les streamers si ceux-ci perçoivent une opportunité de mise en scène. Par exemple, dans le Tribunal de Domingo (2022 : 19 minutes et 56 secondes), les animateurs se retrouvent confrontés à un viewer problématique, qu’ils décident de bannir. Cependant, au moment de la sentence, celui-ci fait un don de dix euros pour l’événement caritatif dans le cadre duquel l’émission prend place (le ZEvent 2022). Les streamers lui proposent alors de changer leur verdict à condition qu’il ajoute un deuxième don de quarante euros, ce qui finit par arriver. Si la proposition est faite sur le ton de l’humour et de l’auto-parodie (« la justice est corrompue ! »), la punition du viewer est bel et bien levée, montrant que le sérieux de la sanction pèse moins lourd dans la balance que l’occasion de divertir leur public.

55Contrairement à d’autres domaines (Longhi et Vernet, 2023 : 18), la délimitation des discours toxiques sur Twitch est loin d’être principalement conçue comme une question axiologique : les règles qui président au tri des messages – et, par extension, les normes censées gouverner les interactions sociales sur la plateforme – sont surtout guidées par des considérations spectaculaires, ludiques et communautaires. Cette orientation interroge plus largement la place du sérieux dans de tels dispositifs médiatiques, la capacité des streamers à endiguer les phénomènes de violence verbale et l’insuffisance des moyens officiels mis en place par la plateforme. Néanmoins, la popularité du format révèle aussi l’intérêt collectif et l’implication des usagers dans la construction des normes qui président leur activité : s’il n’est pas un outil suffisant pour résoudre le problème de la toxicité en ligne, le Tribunal des bannis peut être vu comme un prototype d’espace démocratique, via lequel les usagers peuvent constamment resoumettre les normes à la discussion collective et trouvent du plaisir à dérouler un processus interprétatif ensemble.

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Bibliographie

Sources primaires

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Notes

1 Le terme viewers est communément employé pour désigner les spectateurs de la plateforme Twitch, ce pourquoi nous l’emploierons préférentiellement dans cet article.

2 Accès : https://safety.twitch.tv/s/article/Community-Guidelines?language=fr (consulté le 14 mai 2024).

3 Accès : https://safety.twitch.tv/s/article/appeals?language=fr (consulté le 14 mai 2024).

4 Les extraits commentés sont tous référencés de la manière suivante : pseudonyme du streamer (année de publication de la vidéo : timecode du début de l’extrait). Les références complètes et les adresses des vidéos sont renseignées en bibliographie.

5 La crainte de voir les plateformes censurer abusivement tous les contenus suspects, sans évaluer leur nocivité effective, est une préoccupation qui réapparaît régulièrement dans le débat public et scientifique (Badouard, 2021) : voir, sur ce sujet, les nombreuses controverses qui avaient entouré la loi « Avia » en France en 2020 (Badouard, 2020).

6 Accès : https://urlz.fr/ksDl (consulté le 30 janv. 2024).

7 Nous renvoyons à la bibliographie pour la liste et le référencement complet des émissions considérées.

8 « Au niveau du droit de l’Union européenne, le discours de haine illégal comprend uniquement les discours de haine racistes et xénophobes en vertu de la décision cadre 2008/913/JAI17. […] Cela ne signifie pas pour autant que les discours de haine animés par d’autres motifs ou ne produisant pas ou d’autres effets soient légaux, mais qu’au-delà de cette harmonisation opérée par le législateur de l’Union, il faut tenir compte des exigences établies par les législations nationales » (Michel, 2022 : 21).

9 Voir Julien Longhi et Samuel Vernet (2023 : 18-23) pour un recensement des travaux allant dans ce sens, ou Maria Ruotsalainen et Mikko Meriläinen (2023 : 148-150) pour un état de la question dans le domaine précis du jeu vidéo.

10 Comme c’est le cas dans les formes de modération qui reposent sur la réduction de la visibilité de certains contenus par les plateformes (voir Gillespie, 2022 et Grison et al., 2023).

11 L’ethos renvoyé par les viewers à travers leurs seuls pseudonymes influence de même les verdicts des streamers concernant leur toxicité : « Tous les gens qui ont des noms bizarres comme ça là… en général c’est sûr que c’est des relous de Twitch » (BigFlo, chez Domingo, 2022 : 27 minutes et 7 secondes).

12 Cette notion a originellement été développée par Donald Horton et Richard Wohl (1956) pour décrire le type de relation à sens unique qu’il est possible de développer avec une figure médiatique, publique ou fictionnelle. Le terme est rentré dans le langage courant des usagers de Twitch pour expliquer le rapport de proximité asymétrique qui existe entre un streamer et ses fans.

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Pour citer cet article

Référence papier

Fanny Barnabé, « « Les modos je baise vos mères 😊 » »Questions de communication, 46 | 2024, 77-102.

Référence électronique

Fanny Barnabé, « « Les modos je baise vos mères 😊 » »Questions de communication [En ligne], 46 | 2024, mis en ligne le 07 février 2025, consulté le 17 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/36821 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12yfv

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Auteur

Fanny Barnabé

Crids, Nadi, Université de Namur, B-5000 Namur, Belgique

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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