« Combien d’autres voix courent sous la direction du moi ? »
François Noudelman (2006 : 9).
1En 2021, paraît aux éditions La Découverte Se ressaisir. Enquête autobiographique d’une transfuge de classe (désormais abrégé SR), l’ouvrage de Rose-Marie Lagrave, sociologue et féministe, directrice de recherche honoraire de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) au sein de laquelle elle a mené l’essentiel de sa carrière de chercheuse (Piponnier, 2023). Au terme de son parcours professionnel et d’engagement politique et féministe, l’autrice livre, dans cet épais volume de 436 pages, le récit d’une enquête très fouillée sur sa trajectoire personnelle et son ascendance sociale. Au-delà d’une formule saluée par la critique, cet ouvrage, dont le sous-titre a valeur de programme, expose d’emblée son ambition et l’enjeu afférent dans le champ académique : concilier le travail autobiographique et la démarche sociologique pour retracer un parcours de transfuge de classe de surcroît féministe. C’est à cette tâche périlleuse que R.-M. Lagrave entend s’atteler après, reconnaît-elle, l’avoir longtemps différée, durant près d’une décennie.
2Hormis quelques articles consacrés à la dernière période de son activité et au travail de réflexivité sur le parcours que la vieillesse suscite, lesquels peuvent constituer les prémisses de ce travail (Lagrave, 2009, 2010, 2016), la sociologue n’a donné que très peu d’entretiens sur son parcours. Cependant, notons celui qu’elle a accordé à Delphine Naudier (2018), dont elle avait dirigé la thèse, et dont le propos introductif figure en quelque sorte une étape préparatoire au livre à venir. L’originalité de l’ouvrage tient alors à son caractère relativement inédit, tant dans l’historiographie de la sociologie que dans l’activité de la chercheuse.
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3Si R.-M. Lagrave s’est donnée le temps de mûrir sa décision, c’est qu’il s’agit de relever un défi tant intellectuel que personnel dont elle est parfaitement consciente des risques. Car comment parler de soi (Perrin-Joly et Kushtanina, 2020) en tant que sociologue en esquivant le piège de « l’illusion biographique » dénoncé par Pierre Bourdieu (1986), a fortiori lorsque celui-ci constitue un des maîtres à penser de la chercheuse ? Bien que le sociologue soit partiellement revenu dans ses derniers écrits sur l’intérêt de concilier autobiographie et travail sociologique (Bourdieu, 2004), le débat reste vif en sciences sociales. L’on s’interroge encore et toujours sur la nécessité pour un chercheur de s’adonner à l’auto-analyse et sur la capacité de cette dernière à construire un raisonnement sociologique (Passeron, 1991). Plus largement, restent questionnées les conditions de possibilité d’une rencontre fructueuse entre deux champs, littéraire et scientifique, longtemps jugés distincts et peu compatibles au regard de leurs capacités et ambitions respectives, pour éclairer ce que le chercheur dit de son itinéraire comme sujet connaissant et agissant dans les mondes sociaux qu’il est amené à fréquenter. Toutefois, cette question connaît un regain d’intérêt dans l’actualité culturelle1 et académique2 ce dont témoignent sa réception dans l’espace médiatique et critique3. Elle est aussi encouragée par de nouveaux positionnements scientifiques et éditoriaux4, à l’instar de la collection L’Envers des faits qui accueille l’ouvrage de R.-M. Lagrave. Créée en 2015 et dirigée par Stéphane Beaud, Paul Pasquali et Fabien Truong, la collection annonce clairement la couleur sur le site des éditions La Découverte :
- 5 Extrait de la présentation éditeur sur le site de La Découverte. Voir le descriptif complet de la c (...)
« Penser l’ǝnvers des faits [sic], c’est donner à voir les ressorts les mieux dissimulés du monde social, en restituant toute son épaisseur humaine. C’est revisiter ces faits qui semblent déjà “tout faits” pour aller à rebours des représentations ordinaires. C’est, en définitive, une invitation à pénétrer dans l’envers du décor de l’enquête. Là où se font et se défont, pas à pas, les hypothèses, les traces, les preuves ».5
4Encouragée par P. Pasquali, son jeune confrère à l’EHESS, défenseur des déplacements conceptuels, disciplinaires et académiques en vue de construire et de renouveler une approche compréhensive du social, qui lui passe commande, R.-M. Lagrave (SR : 20) trouve au sein de la collection, un espace éditorial apte à lever ses dernières réserves. L’objectif de la collection est en effet de
« […] privilégie[r] le croisement des méthodes et des récits, la richesse et la diversité des matériaux recueillis, l’inventivité des questionnements, la capacité à investir autrement des terrains connus ou à entrer de plain-pied dans ceux qui le sont moins. Elle met à l’honneur des enquêtes de première main, à la fois exigeantes et réflexives, aux résultats solides et accessibles » (voir note 5).
- 6 Ce débat renvoie en grande partie à l’origine duelle de la sociologie, partagée entre durkheimiens (...)
5Cela va l’inciter à conduire une enquête autobiographique alliant rigueur scientifique et créativité méthodologique, sans négliger l’ampleur de la tâche. Autrement dit, mission lui est confiée de trouver un chemin susceptible de réconcilier le « je » et le « nous », d’associer le singulier au social, soit deux approches qui s’opposent depuis les origines de la sociologie6 et disputent régulièrement sur à la valeur scientifique de l’autobiographie pour le chercheur comme outil de connaissance du social :
« Plus que jamais, les sciences sociales doivent jouer leur rôle de “poil à gratter”, qui les rend si fécondes. Contre l’essayisme et l’académisme, il y a aujourd’hui urgence à défendre une certaine idée des sciences sociales qui allie créativité et combativité, imagination et vigilance sociologiques. En proposant des travaux originaux fondés sur des données ethnographiques, statistiques ou archivistiques, “L’envers des faits” entend éclairer les grands débats contemporains pour remettre à l’endroit des réalités sociales trop souvent pensées à l’ǝnvers [sic] » (voir note 5).
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6Au sein de la collection, SR prend place aux côtés de récits et de témoignages de sociologues7 et, plus généralement de chercheurs qui examinent à nouveaux frais, dans une perspective analytique, les origines, les filiations et les traversées comme autant de signes interprétables d’une trajectoire individuelle et sociale. Généralement fondées sur des archives familiales patiemment collectées, les enquêtes produisent des matériaux que la mise en récit a permis de faire surgir, de rapprocher et d’interpréter8.
- 9 Voir aussi la synthèse rétrospective que propose Jaume Aurell (2017) à l’occasion du trentième anni (...)
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7SR s’inscrit de manière exemplaire dans cette démarche en sciences sociales qui entend prendre enfin au sérieux l’itinéraire biographique du chercheur et le constituer en terrain observable. Là où les historiens ont montré une longueur d’avance, dont la production d’egohistoires initiée sous la houlette de Pierre Nora (1987) dès les années 19809 est venue renforcer une série d’écrits réflexifs de chercheurs sur leur trajectoire10, les sciences sociales sont restées un peu en deçà, même si le travail d’ego-histoire s’est progressivement institué dans le champ académique11. Hormis les anthropologues historiquement sensibles à l’articulation étroite entre enquête, récit et position de l’enquêteur (Copans, 1998), les sociologues se sont largement montrés rétifs à l’expression de la subjectivité dans sa capacité à analyser le social12. Il aura fallu le travail fondateur en France du séminaire « Histoires de vie et choix théoriques », animé depuis 1994 par Vincent de Gauléjac (et al., 2007)13 au Laboratoire de changement social de Paris Diderot – auquel ont participé de nombreux sociologues de renom, dont Pierre Bourdieu (mais aussi des écrivains telle A. Ernaux) –, pour que s’instaure une réflexion continue sur la pertinence d’articuler biographie et choix épistémiques14. Tout aussi décisifs, et pour certains en relation à ce séminaire, ont été les premiers récits de transfuges de classe, tels le Retour à Reims du philosophe et sociologue Didier Éribon (2009) ou encore En finir avec Eddy Bellegueule d’Édouard Louis (2014), initiateurs, chacun à leur manière, d’une nouvelle forme de médiation de parcours jugés alors « atypiques » dans l’espace académique.
8R.-M. Lagrave s’inscrit dans la continuité de ces auteurs dont elle reconnaît le rôle précurseur, tout en s’en détachant radicalement tant du point de vue des objectifs que de la méthode, rejoignant par là les ambitions sociocritiques de la collection L’Envers des faits.
« Entre l’ouvrage classique d’Ego-histoire […] qui a donné ses lettres de noblesse au récit de soi dans le monde savant, les romans autobiographiques d’Annie Ernaux […], véritables textes miroirs tendus aux femmes de ma génération, et le Retour à Reims de Didier Éribon […], pour ne citer qu’eux, comment trouver le format et la forme en vue de restituer l’une des multiples versions possibles de sa propre trajectoire, sans tomber dans les pièges de l’“illusion biographique” » (SR : 8).
9À égale distance de l’autofiction, du réquisitoire ou des récits qui caractérisent généralement les écrits de transfuge de classe, SR est d’abord le projet d’une sociologue qui entend décrypter les mécanismes d’ascension sociale et de domination à l’œuvre dans la construction de son parcours, en utilisant non seulement les outils des sciences sociales mais aussi le terreau jusque-là insuffisamment exploité des archives familiales, en leur adjoignant une grille de lecture issue de la pensée et de l’action féministe (Clair et Dorlin, 2022). Sur ces trois principaux aspects, elle se démarque de ses prédécesseurs – notamment du travail effectué par D. Éribon (2009) –, en pratiquant une « ethnographie de soi » dont P. Bourdieu savait l’importance tout en la traitant de manière « expéditive », comme le note D. Éribon dans La société comme verdict (2013), l’ouvrage qui fait suite à Retour à Reims. Un autre aspect constitutif de l’approche réflexive de R.-M. Lagrave réside dans la recherche d’un espace d’expression approprié à son projet. Si le choix du sous-titre Enquête autobiographique d’une transfuge de classe féministe, peut de prime abord sembler aride au lecteur profane, il ne laisse guère douter de la dimension sociologique de l’entreprise. Formulée autour de catégories, qui, en elles-mêmes constituent de vastes sujets à investiguer, leur juxtaposition interpelle : comment les mobiliser sans prendre le risque de les réifier ? Et comment parvenir à les articuler pour trouver un nouveau chemin d’analyse, propre à attester de la pertinence de l’enquête autobiographique pour le chercheur en sciences sociales ?
10Une fois passé le temps des incertitudes et des scrupules (SR : 8), un moment critique advient qui permet de se lancer dans l’aventure de la recherche autobiographique. Il s’incarne dans le désir de donner la parole aux femmes : l’affirmation selon laquelle « rares sont les témoignages de femmes, et plus encore de féministes issues de classes sociales modestes, qui ont fait retour sur leurs parcours » (SR : 8) en constitue le déclenchement. Il révèle une forme de suspension du jugement et de décision, ce kairos que pointe Laurent Demanze (2020 : l. 21) dans sa lecture du rapport à la commande dans le travail littéraire de Pierre Michon :
« non plus (comme) une production qui se dissipe dans le temps ponctuel d’une réalisation sollicitée, dans un présent ritualisé notamment, mais un geste artistique qui sait transformer et faire fructifier une opportunité, à son compte. […]. Non pas une soumission passive aux règles d’un champ artistique, mais un détournement actif, ou une manière rusée de tricher avec ces règles, pour son usage personnel ».
11Ce choix éclaire la manière dont R.-M. Lagrave entend s’approprier la commande éditoriale, pour concevoir et mettre en œuvre son projet autobiographique. À travers le passage à l’acte d’écriture, il s’agit de disposer de sa vie, c’est-à-dire d’outrepasser ses propres défenses, qu’elle partage avec les transclasses – la difficulté à parler de soi, le sentiment tenace d’illégitimité, une modestie structurelle réitérée au fil des chapitres – et de trouver une voie pour penser contre elle-même.
12Dans sa carrière de sociologue, spécalisée très tôt dans la question des luttes féministes, R.-M. Lagrave va puiser les ressources qui lui semblent nécessaires pour produire une enquête, sinon exhaustive, du moins rigoureusement étayée. La nouveauté vient en partie de sa volonté de réunir un vaste corpus d’archives personnelles, familiales et administratives :
« J’ai donc procédé au recueil de données disparates, de matériaux hétérogènes et discontinus. Des photographies, des lettres, des carnets, six agendas (sorte de livres de raison tenus par ma mère), les archives de l’école primaire, les archives départementales, mon dossier personnel à l’EHESS et celui rempli pour ma retraite, et une série d’entretiens avec les membres de ma fratrie et avec mes deux fils sont les pièces qui donnent une assise empirique à des souvenirs vivaces ou estompés » (SR : 11).
- 15 La relation de Rose-Marie Lagrave aux historiennes est ancienne : elle s’inscrit dans les recherche (...)
- 16 Voir notes 5 et 9.
13Ce faisant, dans son désir de reconstituer à travers son ego-histoire, celle d’une femme transfuge de classe, dans le contexte social et politique de la deuxième moitié du siècle dernier, celle-ci s’aventure sur le terrain historique, ne rechignant pas à faire vivre et à partager avec ses lecteurs son intérêt pour l’archive, encore timide chez les sociologues, mais qu’elle a développé de longue date à l’EHESS15. Ce retour aux sources primaires, la capacité de la chercheuse à les exploiter et à les rendre disponibles qu’elle partage avec certaines de ses contemporaines telles Annette Wieviorka ou encore Christine Détrez ou Karine Bastide (2020)16, structurent fondamentalement le travail d’enquête :
« J’ai eu la chance de disposer des “papiers de famille” à la suite de la vente de la maison familiale, en 2017. La vue de ces “archives” éparpillées dans mon bureau m’a plongée dans une sorte de désespérance : d’un côté elles étaient séparées de moi, de l’autre elles bruissaient encore des échos de ma famille, et des éclats de voix de ma petite école » (ibid.).
14Cette mémoire matérielle que défend R.-M. Lagrave, rejoignant en cela le travail d’A. Ernaux en littérature auquel elle fait explicitement référence (Ernaux et Lagrave, 2023b), lui fournit un programme d’action qui prend des allures de manifeste :
« Procéder par enquête fut aussi une façon de documenter ma mémoire, de la confronter à des traces matérielles, et de me demander de quoi ces traces sont-elles les traces. Pour cela, cette enquête se distingue d’un récit de soi [..] autonome et autosuffisant, en ce qu’elle n’est ni narration d’un soi individualisé, ni seulement une écriture réflexive. C’est un essai qui tente de comprendre pourquoi ma trajectoire n’obéit pas totalement à la loi de reproduction des classes sociales » (ibid.).
15Pour mener à bien son projet, R.-M. Lagrave entend se tenir à égale distance du récit de soi considéré comme réducteur et souvent impudique, comme d’une confiance trop grande dans l’objectivité de l’écriture de recherche.
16En premier lieu, il s’agit de s’écarter d’un genre, celui des Mémoires qui relève d’une culture de l’exemplarité, un genre standardisé et en crise dont l’historien de la littérature et critique Jean-Louis Jeannelle (2008) a montré la perte de crédit dans l’espace historiographique et culturel contemporain. Pour la sociologue qui replonge dans le passé familial, il est indispensable de se méfier de la mémoire, nécessairement partielle, mais surtout reconstituée et dont les effets sont visibles dans les familles (Todorov, 1995), c’est de même ne pas céder à une forme de narcissisme, propre à certaines autobiographies d’intellectuels contemporains.
17Mais cette défiance que nourrit R.-M. Lagrave à l’égard du projet autobiographique contemporain s’accompagne d’une critique de récits marqués, selon elle, par le double filtre de la domination de classe et de genre. Sans rejeter pour autant l’héritage de la sociologie bourdieusienne ni son propre attachement au concept de transclasse (Jaquet, 2014), l’ouvrage tente de se frayer un passage que le choix d’une écriture hybride est chargée de concrétiser : un espace inédit où les effets de la mémoire et des voix narratives sont en quelque sorte encapsulées dans l’enquête, laquelle peut à son tour être saisie par le récit qui en est fait. Récusant alors les deux modèles – génétique et essentialiste – à éviter dans le récit biographique, selon Jean-Claude Passeron (1990), l’autrice ne s’interdit pas pour autant d’user de scansions biographiques utiles à la conduite de son enquête « pour donner toute leur épaisseur aux effets de génération et aux effets des socialisations successives, j’ai fait le choix d’une présentation selon trois âges : l’enfance et l’adolescence, l’âge dit adulte, et la vieillesse » (SR : 21).
18Il serait alors vain de ne pas déceler dans la démarche de justification, comme dans la structure du livre ou la méthode explicative et illustrative, les éléments propres à revisiter le pacte autobiographique, selon la définition qu’en donne Philippe Lejeune (1975) pour désigner l’engagement d’une personne réelle à parler sur soi dans un esprit de vérité. Par conséquent, le travail de R.-M. Lagrave construit un horizon de lecture pluriel qui s’adresse à différents mondes (profanes, savants) dont l’intention de faire enquête porte témoignage sur soi, sur un milieu, sur une époque, mais aussi sur l’exploration d’une méthode.
19Le projet qui se forme relève d’un travail d’auto-analyse, lequel consiste à produire une auto-objectivation de ses propres dispositions et croyances sur ces mêmes dispositions, selon la définition qu’en donne P. Bourdieu dans son essai Esquisse pour une auto-analyse (2004). Soucieuse de ne pas céder à l’illusion d’une unité supposée des récits, illusion qui s’applique aussi bien au récit de vie comme matériau d’enquête sur autrui qu’à celui du chercheur qui enquête sur lui-même, R.-M. Lagrave développe une approche pragmatique de la démarche d’autoanalyse, dans laquelle le processus prend le pas sur le résultat qui en résulte et invite à penser le « soi comme un autre », rejoignant là le propos de Paul Ricœur (1990).
20Affirmant ses appuis sociologiques, au premier rang desquels la sociologie de la reproduction – qui lui permet de penser que ce qui est vécu est indissociable des rapports sociaux de pouvoir – le texte explore son parcours au filtre des institutions, rejoignant là, les travaux fondateurs de P. Bourdieu et J.-C. Passeron (1970)
« car il aura fallu pas moins de quatre institutions pour modeler mon être social. La famille, l’Église, l’École et l’État inculquent des dispositions toujours prêtes à être revivifiées quand on s’y attend le moins. À travers cet exercice rétrospectif, je vais explorer ces institutions une à une, pour déceler leurs effets sur la conformation de mon enfance et de mon adolescence ceux de ma famille d’origine au premier chef » (SR : 25).
- 17 Didier Éribon (2013 : 82) cite cette formule de Pierre Bourdieu qu’il recontextualise et reprend à (...)
21Inscrit dans une approche compréhensive, le travail d’autoanalyse destiné à rendre compte du parcours de vie cherche ainsi à trouver un équilibre entre un découpage classique en cycles de vie et une formulation qui tend à en montrer les oppositions comme les interdépendances et dont la migration de classe fournit la trame explicative et narrative. Si l’approche par cycles de vie est explicitement sous-tendue par la théorie des champs, elle est simultanément le moyen de tenter l’« odyssée de la réappropriation » – une formule de P. Bourdieu dans son travail tardif d’autoréflexivité17 – propre au parcours du transfuge de classe.
« À l’inverse de Bourdieu, je ne vais pas faire diversion et me contenter d’une ellipse. Pas comme lui donc, mais avec lui, en m’emparant de sa méthode : “On ne peut comprendre une trajectoire […] qu’à condition d’avoir préalablement construit les états successifs du champ dans lequel elle s’est déroulée, donc l’ensemble des relations objectives qui ont uni l’agent considéré […] à l’ensemble des autres agents engagés dans le même champ et affrontés au même espace des possibles” » (SR : 14).
22Cependant, si l’enquête produite dans SR montre la généalogie d’une fuite hors du milieu d’origine (famille nombreuse et modeste, catholique pour le dire vite), elle se démarque des récits de transfuge dans lesquels le sentiment de honte est récurrent et a pu être revendiqué comme un biographème à part entière (Dawans, 2005). Pris dans la focale sociologique, le choix des scansions qui conduit le processus de reprise de soi – changer de lieu de vie, entrer dans de nouveaux univers de travail, faire l’expérience d’une vie de femme élevant seule ses enfants, construire une vie professionnelle, aborder la vieillesse –, jalonne ici de manière très personnelle le travail d’objectivation et de réflexivité sur le parcours.
- 18 « […] si j’étais écrivain, et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un bio (...)
23Si le ralliement de SR aux récits de transfuges de classe est explicite, la sociologue le discute pour en proposer un enrichissement par l’invention de « biographèmes », ces unités élémentaires de sens proposées par Roland Barthes (1970)18, ayant désormais statut de catégorie narrative dans l’analyse du discours biographique. Le choix que R.-M. Lagrave fait de ses propres biographèmes, sont moins des signes de ruptures ou de continuités, que des opérateurs de réflexivité, capables de dégager des bifurcations, ce qu’elle avait déjà affirmé dans l’entretien qu’elle avait donné à D. Naudier en 2018. Ils contribuent à produire un regard qui se veut densifié sur les rapports de classe et les rapports de genre et plus encore sur leurs nécessaires articulations.
« L’indécision quant à mes racines sociales, l’introduction d’éléments absents des autres autobiographies – la ruralité, une fratrie nombreuse, la pauvreté, la religion, l’orientation politique, et la maladie – et surtout leur agencement singulier, sont une aubaine pour complexifier les profils de transfuges et les processus de traversée des frontières sociales qui, de surcroît, doivent beaucoup au genre » (SR : 15).
- 19 SR comporte 9 chapitres (chacun précédé d’une introduction substantielle).
24Les titres de chapitres et sections de SR19 qui sont autant de scansions biographiques, à la fois très significatives du découpage chronologique et des matériaux mobilisés respectivement pour les analyser (archives et mémoire, transcriptions d’entretiens) sont révélateurs de la tension narrative et stylistique de l’enquête : au-delà des effets de style et des formules à mi-chemin entre poids tenace des références et autodérision (« Journal d’une oblate » ; « Mon jour de gloire est arrivé »), ils éclairent un besoin de se démarquer d’un discours autobiographique linéaire, aussi lisse que convenu, en particulier lorsqu’il se contente d’envisager l’itinéraire d’un intellectuel comme la reconstitution d’un toujours déjà là. Dans l’enquête biographique que conduit la sociologue, cinq moments paraissent représentatifs de la singularité de son auto-socioanalyse.
« Ce déplacement géographique dessine des courbes sociales inversées : en pente douce ascendante, puis en descente vertigineuse. À ses débuts, la trajectoire de ma famille connaît une mobilité sociale prometteuse, puis un brusque décrochage, sous le coup de deux événements : la tuberculose de mon père, et la Seconde Guerre mondiale qui contraint ma mère et les enfants à partir en exode [...] en Aveyron » (SR : 37).
25L’enquête sur le parcours de migration de classe trouve un de ses points d’ancrage dans l’analyse du récit et de l’imaginaire familial sur le déplacement suivi d’un déclassement à la fois géographique et social de la famille prise dans une pente descendante. R.-M. Lagrave insiste sur cette trajectoire brisée, inédite dans les récits de transfuges de classe, souvent linéaires d’un point de départ modeste à un point d’arrivée hors de la classe d’origine.
« Singularité, peut-être, mais qui d’emblée ouvre une question. Un nombre élevé de frères et de sœurs bride-t-il le processus de dépassement de sa classe sociale, ou, au contraire, est-ce une ressource pour réaliser une transition vers une classe sociale supérieure ? » (SR : 28).
26Une des particularités sur laquelle R.-M. Lagrave insiste dans l’exposé de son milieu d’origine est son vécu dans une famille nombreuse de onze enfants, qu’elle retient comme élément structurant de son parcours. Pour la sociologue, la fratrie nombreuse est un fait explicatif en ce qu’elle produit un cadre différentiel par comparaison de sa trajectoire avec celles de sa fratrie mais aussi par confrontation des sources et des souvenirs. Elle est aussi un point d’ancrage réflexif sur son engagement féministe, notamment via le regard porté sur sa mère.
« Rares, voire inexistants, sont les témoignages de transfuges de classe concernant l’empreinte d’une religion sur le cours de leur vie. Dans mon cas, impossible d’ignorer l’étau et l’étreinte du catholicisme » (SR : 71)
- 20 L’oblat désigne à l’origine un enfant qui était consacré à Dieu et donné par ses parents à un monas (...)
27Le titre du chapitre éponyme (SR : 71-108) désigne, en référence au travail de Michel Foucault (1975) sur la société disciplinaire, la manière dont le catholicisme de la famille a réglé et organisé la vie de famille, au point d’orienter les existences – par exemple le choix d’un de ses frères de prendre l’habit (frère Claude, SR : 97-109) – ou l’a marqué durablement, jusque dans le choix des termes pour qualifier un moment biographique (chapitre 6 « Journal d’une oblate »20, SR : 234-270). Mais la prégnance du catholicisme est analysée comme une source de distinction par incorporation sociale de dispositions :
« La ferveur religieuse était également un moyen de se distinguer des tièdes et des sans foi ni loi, rehaussant ma famille au rang de figure morale. Familialisme et catholicisme allaient de pair à la génération de mes grands-parents, puis à celle de mes parents, et dans l’éducation et l’encadrement catholique de ma fratrie pendant l’enfance et l’adolescence » (SR : 73).
28Dispositions dont l’École publique va s’accorder sans difficulté comme elle le note en conclusion du chapitre (SR : 108).
« Si mon entrée à l’EHESS fut un saut inespéré et de grande ampleur, elle n’en demeura pas moins un peu étrange et paradoxale puisque j’y ai intégré l’un des centres les moins visibles et les moins prestigieux de cette institution. Entrer par une porte dérobée, quasi par effraction, sans le capital symbolique de l’agrégation ou d’un cursus de l’École normale supérieure, laissait présager un surplace prolongé, un parcours scabreux, ou, à tout le moins, tortueux. En effet, la règle générale (quoique souvent masquée) pour accéder à cette institution veut que priorité soit donnée à des parcours réputés d’excellence, en privilégiant notamment le recrutement de normaliens et de normaliennes. Ils arrivent tout préparés et ajustés à l’institution » (SR : 234).
29Dans une lecture rapide, l’entrée à l’EHESS qui pourrait être assimilée à une étape décisive dans le parcours de la reconnaissance de la sociologue est, à l’inverse, située comme une épreuve qui vient souligner, d’une part, la hiérarchie entre les établissements et milieux académiques et, d’autre part, l’écart que ces institutions reflètent dans leurs modes d’organisation et de sélection, entre le candidat méritant – la figure du boursier telle que l’a dépeinte Richard Hoggart (1991) – et l’héritier qui possède le capital symbolique. À cela vient s’ajouter une épreuve supplémentaire, celle d’être une femme dont R.-M. Lagrave va analyser les effets et les assignations dans une autre strate des hiérarchies académiques, celle de l’attribution des sujets de recherche qui, à l’époque, ne résultent pas d’un choix. La déconstruction des mystifications méritocratiques, « reconsidérer ce que mériter veut dire » (Pasquali, 2021 : 9) comme la réflexion sur l’entrée progressive dans le métier de chercheuse et sur les conditions de son exercice n’éliminent cependant pas totalement chez elle le sentiment d’illégitimité propre aux transfuges de classe, qui affleure assez régulièrement dans le travail de reprise de soi, comme une ombre indélébile.
« Rien ne me prédisposait à devenir féministe ; ce fut le résultat d’un lent cheminement. En imputant mes déboires à ma classe sociale, j’occultais, en effet, ce qui était du ressort du genre » (SR : 271).
30Cette évolution de la lecture que fait R.-M. Lagrave de sa trajectoire est un ressort significatif de la réflexivité dans l’enquête autobiographique : « Saisir l’une des multiples façons dont des femmes de ma génération un temps hésitantes ont embrassé le féminisme, c’est enrichir le répertoire des registres d’engagement, notamment lorsque aucune disposition préalable et référence familiale ne vient en préjuger l’adhésion. » (SR : 273). En passant du prisme initial qui l’incite à « voir le monde social au seul prisme des classes sociales » (SR : 272), à l’examen de l’accumulation des multiples expériences de dominations dans sa vie personnelle – intra-familiales, conjugales ou communautaires y compris dans les milieux libertaires qu’elle fréquente (SR : 275-76) – comme professionnelle – tâches subalternes, jeux de pouvoir au détriment des femmes dans l’espace académique qu’elle fréquente –, R.-M. Lagrave cherche à faire tenir ensemble sociologie de la domination et études de genre, rejoignant là les travaux sur l’intersectionnalité, sans toutefois les nommer. Parler de « conversion » à propos de son ralliement aux groupes militants féministes dans les années 1980 montre, s’il en était encore besoin, une posture duelle partagée entre le poids de la culture familiale, catholique et la nécessité de faire rupture. Les continuités explorées entre les choix personnels – par exemple le démariage, le fait d’élever seule ses enfants – et professionnels – les travaux universitaires d’abord imposés au Centre de sociologie rurale de l’EHESS puis celui choisi de se consacrer aux agricultrices, un programme de recherche du CNRS qu’elle conduit dans les années 1980 au sein de l’EHESS, jusqu’à la création en 2005 du master « Genre, politique et sexualité » qu’elle codirige d’abord avec Éric Fassin puis avec Juliette Rennes – contribuent à retracer ce féminisme d’expériences, d’abord fait d’hésitations, voire de dénis puis de ruptures et de revendications pleinement assumées.
« Ma trajectoire ne peut totalement se comprendre qu’en réintroduisant ma façon de vivre la vieillesse et de concevoir la mort, partie intégrante du processus, en ce qu’elle valide ou infirme l’élan qui m’a permis de franchir différents passages entre des mondes sociaux » (SR : 349-50).
31Pour R.-M. Lagrave, parler de la vieillesse n’est aucunement un exercice doloriste – à l’instar de chacun des moments biographiques évoqués – mais clairement l’occasion de ressaisir et mettre en perspective les catégories (famille, catholicisme, classe sociale, genre) qui lui ont permis d’analyser son parcours. La vieillesse dont elle combat, à la suite de Simone de Beauvoir (1970), la vision essentialiste est exemplaire de la construction de « savoirs situés » dont parle Donna Haraway (2007) et dont il faut tirer profit : « Comme pour le genre, il faut dénaturaliser la catégorie de l’âge [...], pour lui redonner toute son épaisseur sociale » (SR : 350).
32Plusieurs articles antérieurs d’une dizaine d’années à SR témoignent de ce positionnement et annoncent l’importance de ce biographème dans le travail de retour sur soi. La vieillesse est un espace à défendre, surtout pour une femme, pourrait-on ici rajouter, tant elle est euphémisée chez ses homologues masculins, hormis chez son ancien collègue Marc Augé (2014) qui, se faisant ethnologue de lui-même, y avait consacré un opuscule. L’usage que fait R.-M. Lagrave de cette catégorie ne se veut donc pas normative, mais le moyen de mettre en perspective et de réévaluer différents types et niveaux d’expérience de femme, à la fois chercheuse reconnue et transfuge de classe. C’est aussi un des rares passages du livre où l’autrice s’aventure aux frontières de l’intimité et de la question du corps féminin – qu’elle reconnaît au passage avoir longtemps maltraité ou passé sous silence – montrant un féminisme incarné, rejoignant par là le discours des féministes matérialistes des années 1970.
33À travers le choix de ces scansions biographiques qui ne sont pas exemptes de tensions et de paradoxes, l’ouvrage explore le passage de la socioanalyse bourdieusienne à l’auto-socioanalyse et semble amorcer une entrée possible dans ce « nouvel âge de l’enquête », en miroir au travail effectué en littérature (Demanze, 2019). Par l’affirmation de ses choix de méthode et de sources, mais aussi d’écriture, SR est représentatif du réglage à effectuer dans toute enquête, qu’elle porte sur soi ou sur autrui, entre engagement et distance, subjectivité et désir d’objectivité. La capacité à dépasser les cadres théoriques éprouvés, à travailler les catégories d’analyse et hybrider les techniques d’écriture montre le travail d’émancipation que constitue l’ouvrage. Ce dernier passe par une série de positions que R.-M. Lagrave ne se contente pas d’affirmer mais qu’elle explique et historicise.
34Le geste inaugural de cette émancipation se fait à l’égard d’un des maîtres : s’il y a volonté de ne pas trahir son maître et ami P. Bourdieu (2004), « l’éveilleur scientifique » (SR : 287), la critique est sans appel sur le biais androcentrique qui, selon R.-M. Lagrave, imprègne le travail du sociologue sur la domination jusque dans sa tentative tardive d’autoanalyse. Plus qu’un biais, il s’agit d’une « inconscience androcentrique structurelle » qu’elle a pu observer à l’EHESS (SR : 270). Enfin, la critique s’élargit aux récits de transfuges masculins :
« Cette absence de référence au genre est un aveu générique : les hommes universitaires n’ont pas, sauf exception, à faire retour sur eux en tant qu’individus genrés. L’impératif du mouvement féministe de préciser “d’où on parle”, reconverti en exhortation à situer sa position en tant que personne sexuée dans les sciences sociales, n’a pas fait florès chez les transfuges de classe masculins » (SR : 16).
35Chez R.-M. Lagrave genre et classe sociale se doivent de rester imbriqués. C’est précisément cette imbrication qui fait tenir ensemble les différents éléments du parcours comme les différentes facettes de l’engagement, intellectuel, universitaire et social, et donne toute sa force à l’expression du ressaisissement : elle organise la congruence entre la formation disciplinaire et une sociologie compréhensive forgée par l’expérience de vie. Elle guide le parcours de la reconnaissance de soi d’une femme et intellectuelle, impliquant un déplacement social et culturel vers un monde académique où la domination intellectuelle et masculine restent très fortes, une posture qu’elle a pu affirmer et revendiquer par ailleurs, comme en témoigne la préface de l’ouvrage sur Violences faites aux femmes (Lagrave, 2016). En travaillant sur cette articulation, l’auto-socioanalyse de R.-M. Lagrave cherche à opérer une synthèse entre un impensé – la domination masculine –, un genre – l’autobiographie intellectuelle – et un procès d’écriture – récit de soi – qu’elle juge imparfaits voire suspects.
36Un effet majeur de cette posture engagée et pragmatique réside dans l’activité de médiation qui s’avère centrale dans la trajectoire de la sociologue. Visible dès l’introduction, elle fait écho aux témoignages de collègues de R.-M. Lagrave, telle Laure Bereni qui tient à marquer sa reconnaissance pour lui avoir « publiquement passé le flambeau afin de continuer “le militantisme académique” » (Clair et Dorlin, 2022 : 179). Soucieuse de transmettre à ses paires son métier de sociologue tout autant que son expérience de femme chercheuse et son rapport à l’institution, R.-M. Lagrave fait de SR d’abord une adresse sans détour aux transfuges de classe, qu’ils se découvrent ou s’affirment comme tels. Inscrite dans la lignée féministe intergénérationnelle que défendent en particulier Isabelle Clair et Elsa Dorlin (2022), l’enquête de soi, qui est tout autant une enquête de famille, balaie la question de la honte, très présente dans les récits de transclasses comme toute forme de présentisme qui se fait jour dans ces récits et prône une réconciliation entre les mondes, bien éloignée de l’esprit de vengeance revendiqué initialement par A. Ernaux ou de revanche que ces écrits véhiculent :
« Je n’ai jamais eu honte de ma famille, parce que dans mon enfance elle était respectable aux yeux des autres villageois, et plus tard, après analyse, parce qu’elle s’est révélée conforme à ses conditions matérielles d’existence. Ni envol social, ni rétroflexion, ma trajectoire est un entre-deux participant des deux mondes, réconciliés » (SR : 387).
« Souvent animés par une fougue au service de leur ascension sociale, les transfuges de classe paraissent bénéficier d’une éternelle jeunesse. Tout accaparés par la retraversée de leur vie, ils ne songent nullement à leur vieillesse et à leur mort, du moins sur le papier. Cet angle mort serait-il lié au genre autobiographique, voué à convoquer le passé pour le mettre sur pied dans le présent, sans effleurer une once d’avenir ? » (SR : 349).
« En rembobinant mon parcours, et en le comparant à ceux d’autres transfuges de classe, rien d’absolument exceptionnel n’apparaît. Subsiste pourtant quelque chose de singulier : je ne me suis jamais sentie déchirée entre deux univers » (SR : 375).
37La rédaction de SR témoigne d’une volonté de subvertir les genres (biographie intellectuelle ou récit de transfuge de classe) de multiples manières : par le choix d’un parcours chronologique – même s’il y a nécessairement une vue rétrospective, laquelle est marquée par les cadres sociaux de la mémoire dont Maurice Halbwachs a montré l’importance – et par le fait de convoquer une mémoire matérielle familiale et pas seulement personnelle, valorisant l’appartenance à plusieurs groupes dans la construction de la subjectivité comme de la mémoire de la sociologue.
38Quasi inédit dans sa forme et son ampleur, le projet de SR revêt sans conteste une portée émancipatrice qui, sans jamais se défaire totalement de ses filiations, prend le parti de les reconfigurer, et de proposer un regard inédit de « transfuge » au risque de se heurter aussi bien à son milieu professionnel qu’aux attentes d’un public plus élargi. L’intérêt de la socio-autoanalyse à laquelle se livre R.-M. Lagrave réside dans le fait qu’elle ne se dérobe pas, même si, sans lui faire injure, l’on pourrait laisser penser qu’à ce stade de sa carrière le prix à payer est moins fort. Ceci peut expliquer en partie la relative discrétion du monde académique à son égard.
- 21 Citons en particulier Philippe Artières (2021), Bernard Hours (2022), Gilles Moreau (2022), Marion (...)
- 22 R.-M. Lagrave déclare avoir reçu de nombreux courriers de lecteurs (Ernaux et Lagrave, 2023 : 77).
39Prix de l’Écrit social 2021, réédité en poche dès 2023, SR a reçu un bel accueil académique21 et public22 que La Conversation avec A. Ernaux (et Lagrave, 2023) est venue prolonger. Ce dialogue entre la sociologue et de la romancière, issu d’un séminaire organisé à l’EHESS et postfacé par P. Pasquali, rend compte de leurs enquêtes respectives qui, pour être issues de domaines distincts, partagent une même démarche : celle qui prend le parti de décrire sans concessions l’ampleur et la difficulté du déplacement du milieu d’origine, de l’importance de préciser d’où elles parlent et du lieu qui leur ont conféré une place. Parcourant les thèmes et les étapes-clés de leurs trajectoires de transclasses, l’échange, bien que retranscrit et perdant ainsi un peu du piquant de l’Esprit de conversation (Thomas, 2011), cristallise en un jeu de miroir le rôle joué par l’écriture dans la construction de l’autoréflexivité. Structurante dans le projet littéraire, elle n’affleure que partiellement à la conscience de la sociologue au fil de la conversation. Or, cette question de l’écriture est essentielle pour au moins deux raisons : d’abord, en ce qu’elle fait pont entre des champs – littéraire, scientifique – qui, pour être autonomes comme l’a montré P. Bourdieu (Sapiro et al., 2020), entretiennent des liens étroits, au-delà de leurs distinctions voire frontières, jugées par certains intangibles ; ensuite, parce qu’elle peut être un vecteur puissant de reconfiguration de ce qui est en jeu dans l’inscription sociale du parcours d’un individu et de non-assignation à une place ou un genre qu’il soit chercheur ou artiste.
40Si les sociologues se sont largement ouverts au matériau biographique en faisant des récits de vie des observables de la réalité sociale, ils se montrent toujours rétifs, à quelques exceptions notables, à repenser leur propre condition biographique et l’exprimer dans leur travail de recherche. Cependant, il semble qu’au sein des échanges entre disciplines, notamment dans la recherche sur projets, ces réserves s’atténuent. Des travaux récents à la croisée de la littérature et des sciences sociales (Idelson et Babou, 2018 ; Fleury et Walter, 2021 ; Piponnier et Ségur, 2021 ; Adell, 2022), s’inspirant du travail des anthropologues, reconsidèrent le biographique pour en faire un des éléments constitutifs de l’enquête. Le souhait est ici de poursuivre la réflexion en mettant l’accent sur la question de l’écriture, laquelle permet de pratiquer le passage des frontières entre les disciplines, non pour en affaiblir les spécificités mais à l’inverse pour en renforcer le dialogue.
41Un des indices majeurs de l’auto-analyse réside dans le choix énonciatif que le chercheur s’autorise ou revendique pour affirmer son positionnement tant épistémique qu’éthique. Porteuse d’enjeux, certes différents selon les traditions de recherche, la question de l’énonciation a fait l’objet de nombreux débats sur lesquels il serait trop long de revenir ici. Cependant, si la question perdure des mondes littéraires aux mondes savants, c’est qu’elle pointe, à front renversé, au-delà des polémiques sur les dérives narcissiques et le mantra de l’objectivité, ce qui, dans l’écriture, tend à produire de la réflexivité. Décisive pour A. Ernaux, elle a consisté à partir du je pour aller vers elle et, inversement, pour R.-M. Lagrave à délaisser dans son dernier livre le nous (ils-elles) de la sociologie pour s’autoriser le je (Ernaux et Lagrave, 2023 : 123). C’est un chemin d’écriture qui, pour R.-M. Lagrave ne va pas de soi, mais semble s’imposer à elle : « À certains moments, j’ai senti que mon écriture partait toute seule sans que je reprenne les rênes sociologiques » (ibid. : 72) et, parodiant S. de Beauvoir, identifie sa dimension maïeutique : « C’est à la faveur de l’écriture que je me suis sentie “transfuge”, pas avant. On ne naît pas transfuge, on le devient » (ibid. : 92). En usant du je et ne s’interdisant pas différents procédés narratifs, R.-M. Lagrave revendique alors une écriture qui « s’écarte des standards universitaires » (ibid. : 122).
42La mise en résonance ici du travail scriptural montre combien, chez l’écrivaine et la sociologue, l’écriture a une portée émancipatrice qui permet de s’affranchir des normes prescrites. Mais, à l’inverse d’A. Ernaux pour laquelle « l’écriture est mon “vrai lieu”. De tous les lieux occupés, le seul immatériel, assignable nulle part, mais qui, j’en suis sure, les contient tous d’une façon ou d’une autre » (Ernaux et Lagrave, 2023 : 12), chez R.-M. Lagrave elle s’accompagne d’une requalification – ici la notion de transfuge – qui paradoxalement prend le risque d’une nouvelle forme d’assignation. C’est là un problème de taille que soulève un tel travail d’auto-socioanalyse et invite à en reconsidérer les conditions de possibilité.
43Si l’écriture est nécessairement projective, y compris dans un cadre de recherche, elle est indissociable des lectures qui accompagnent la dynamique du travail autobiographique des chercheurs : celles-ci engagent à bifurquer et sont inséparables de l’écriture comme l’indique P. Bourdieu et à sa suite R.-M. Lagrave. La remise en contexte d’une lecture dans le travail de mise en récit de l’auto-analyse, va donc au-delà du topos que la convocation des lectures forme dans tout itinéraire intellectuel : elle en est un des pivots par lequel s’enclenche ou s’infléchit l’auto-réflexivité.
44Une des pistes à poursuivre et défendue ici réside alors dans la manière d’appréhender la production de recherche, non plus de manière statistique (produits) et statique (écrits) mais dynamique, en transformation continue (écritures de recherche). Cette approche consiste à arpenter les textes produits comme des espaces d’écriture et de vie ainsi qu’à créer une énonciation du chemin faisant, qui, à l’instar de l’« énonciation piétonnière » dont parle Michel de Certeau (1990) à propos des manières de pratiquer la ville comme espace vécu et d’appropriation de soi, se réalise dans l’acte d’écriture de recherche comme espace de réappropriation de sa recherche.
45Cette arpentage des textes invite à donner de la place aux marges de l’écriture comme espaces d’autoréflexivité sur les processus de validation des énoncés, de mise à distance de leur future autorité, et que dans un processus permanent de reprise propre au travail de recherche, l’on ne cesse de questionner, prolonger voire abandonner pour prendre en compte ce qui s’écrit sur les bords du texte principal à venir – au-delà des notes de bas de page formalisées –, ce qui côtoie le texte mère et ses brisées, dans les divers « brouillons de soi » que constituent les notes éparses et égrenées sur de multiples supports. Il s’agit alors d’intégrer dans le travail d’écriture biographique la sémiotique de ces à-côtés, des bordures et des coutures du texte : autant de signes graphiques et iconiques des incertitudes, du travail d’itération fait d’essais-erreurs, de réflexions, d’interrogations, pour constituer une approche matérielle des textes en devenir. Le déplacement n’est donc pas facteur d’instabilité, de précarité pour ajouter aux conditions difficiles de la recherche contemporaine, mais pour le chercheur une occasion d’identifier un espace heuristique où se construit son engagement personnel et professionnel.
46Sans nécessairement pratiquer une biographie « déchaînée » comme nous y invite l’anthropologue Nicolas Adell (2022) – libérée de la chronologie, faite de fragments –, ce travail sur les bordures du texte, incite néanmoins à interroger le statut et le contenu du texte final et à alerter l’auteur lors de sa rédaction sur les éventuels artifices de reconstruction. Penser l’écriture du texte, et plus seulement le texte comme produit, invite à élargir le champ de l’autoréflexivité et lui donner une nouvelle place et légitimité dans le parcours du chercheur. En concevant le travail autobiographique de manière continue et comme un espace matriciel de l’activité scientifique, s’ouvre une occasion de desserrer la contrainte académique de sa logique chronologique et évaluative (doctorat, habilitation, recrutement) pour en favoriser la dimension formatrice et épistémique.
47Plus largement, il s’agit de sortir des qualifications, aussi rapides qu’erronées telles les « parcours atypiques » ou encore les « vies coupées et plurielles des savants » dont N. Adell (2022 : 19) rappelle à juste titre que, a contrario d’une idée largement répandue, celles-ci sont majoritaires dans l’institution à l’inverse des parcours linéaires – peu et de moins en moins représentés. Dans la poursuite de cette approche, une des issues majeures de ce travail, serait, pour reprendre l’hypothèse défendue par l’anthropologue, de procéder à des filiations inversées en examinant ce que la « science fait à la vie » : (Adell, 2017) :
« Travailler les deux sens de l’action (de la vie vers l’œuvre et de l’œuvre vers la vie) ne pas s’arrêter aux motifs les plus saillants de coupure (illuminations, conversions, bifurcations) qui détermineraient un avant et un après, mais insister sur le travail de suture qu’ils impliquent, c’est mettre en chantier ce vaste programme intellectuel » (Adell, 2022 : 25).
48Sur le long terme et dans une perspective comparatiste qu’elle rend possible, cette approche peut enfin contribuer à prendre ses distances avec les catégories de genre (autobiographie, mémoire) ou sociologiques (e.g. transclasses, héritiers) dont on a montré, par le cas de R.-M. Lagrave, les possibles effets de réassignation.
- 23 Voir par exemple les ouvrages récents de Benjamin Stora, Annette Wiewiorka.
49Qu’il provienne de personnes issues de la société civile, d’écrivains, d’intellectuels ou de chercheurs, le travail autoréflexif est ardu et représente un coût social et symbolique, souvent exorbitant, y compris pour celles et ceux qui a priori semblent être les mieux armés pour s’y atteler avec toute la distance requise, à l’instar des historiens ou des sociologues23. Il requiert un certain courage pour se lancer dans ce qui reste une aventure tout autant personnelle que professionnelle, dans les milieux académiques plus enclins à en dénigrer les impasses qu’à en appréhender les multiples ressorts pour ouvrir de nouvelles voies d’écriture et proposer de nouveaux cadrages théoriques.
50Néanmoins, dans la suite des travaux cités, plusieurs hypothèses ont conduit à proposer un chantier qui vise à requalifier le biographique dans les pratiques de recherche, désormais fortement marquées par l’interdisciplinarité. En premier lieu, il s’agit de sortir de l’aporie des débats sur les formes d’énonciation dans l’écriture de recherche : si l’on peut admettre qu’un énoncé à la première personne présente une certaine vulnérabilité, il faut reconnaître le rôle et la présence du collectif dans le je, ce que la littérature, surtout anthropologique, enseigne de longue date. Par ailleurs, il semble difficile de poursuivre plus avant une conception de l’individu coupé en deux, entre vie personnelle et professionnelle, erronée dans la réalité des pratiques et inopérante dans l’analyse qui peut en être faite. Réconcilier et articuler les deux pans de l’activité rebat les éléments biographiques qui, de séquentiels, parfois causalistes ou sociologiquement construits – point de départ/point d’arrivée dans le cas des transfuges de classe – seraient mieux articulés. Les mettre en tension permet de dépasser les paradoxes et les clivages de l’auto-socioanalyse pour trouver des clés d’interprétation propres à chacun des parcours. Cette posture implique nécessairement de renforcer les liens entre travail empirique (trop souvent considéré comme extérieur à soi) et réflexivité pour, à rebours, faire place aux désirs conjugués de scientificité et d’écoute de soi – comme un autre – qui s’expriment dans les travaux de jeunes chercheurs (docteurs et doctorants) mais aussi de nombreux collègues ayant déjà intégré ces problématiques dans leurs travaux et projets de recherche. Enfin, cette approche donne une nouvelle place au hasard, ce que Michelle Perrot (2024 : 57), en toute sincérité, a nommé « l’air du temps » : reconnaître la part d’aléas, l’inattendu dans sa fonction d’interpellation a une fonction épistémique essentielle sur les conditions d’élaboration des objets de recherche et l’ethos du chercheur. Elle peut faire passer du procès en légitimité d’un parcours à un véritable processus de reconnaissance.
- 24 Parcours indisciplinaires est une série de textes cofondée et animée par l’autrice et Pierre Champo (...)
51C’est sur ces prémisses qu’a été conçue la série « Parcours indisciplinaires » créée en 2023 au sein de la collection Sciences et société, aux éditions L’Harmattan24. Son objectif est d’ouvrir un nouvel espace d’expression sur la vie de la recherche. Son ambition est de donner la possibilité aux chercheurs, issus d’univers et de traditions de recherche variés, de reconsidérer leur itinéraire scientifique à l’aune d’une écriture biographique, qui, du je au nous et inversement, puisse contribuer à l’éclairage des conditions de production de la science dans l’espace contemporain.
52Le chemin qui peut sembler encore long vers la reconnaissance de l’autoréflexivité en sciences sociales, si l’on en juge par une réception somme toute modeste, montre l’importance d’un ouvrage comme Se ressaisir.
53Certes, non exempt de limites ou de digressions qui peuvent en affaiblir la portée, il s’inscrit dans le sillage des essais qui contribuent à la mise en visibilité de phénomènes sociaux complexes et longtemps sous-estimés voire passés sous silence : il montre la possibilité de mener une enquête personnelle dont la valeur tient à cette capacité à articuler objet et méthode, et à trouver les mots pour le dire : soit mettre au jour et scruter avec tous les moyens dont dispose le chercheur, les plis singuliers du social.
54Se ressaisir, ce titre indiquant une reprise de soi à nouveaux frais, bien qu’heureux est ambigu en ce qu’il pourrait laisser penser que le parcours professionnel de la sociologue n’a laissé que peu de prise à la réflexivité. Dans le monde universitaire qui n’accorde pas une grande place à des moments de pause réflexive sur soi, tout travail de recherche engage néanmoins dans son processus comme dans sa médiation un travail d’auto-réflexivité : qu’il s’agisse, par exemple, de contextualiser la découverte ou la construction d’un nouveau terrain, la naissance d’un projet de recherche ou encore les conditions de son avancement, ces formes d'explicitation de la recherche sont autant d'indices biographiques, certes elliptiques mais souvent clairement exprimés. Ce qui se joue dans ces exercices d’auto-réflexivité n’est pas la seule exploration des origines et conditions de l’enquête, mais une mise en résonance, du singulier et du collectif, de l’articulation des savoirs produits aux données sensibles et objectivables du chercheur. Dès lors ce travail d’auto-réflexivité ne peut se limiter à une anamnèse des évènements biographiques – même s’il peut les contenir et les mobiliser –. Il vise à l’inverse à creuser et (re)tisser les fils de réflexivité dans un ensemble plus large pouvant accéder par là au statut d’enquête et à sa portée humaine et sociale.
- 25 Une perspective que les sociolinguistes Karine Abiven (Sorbonne Université) et Laélia Veron (Univer (...)
55L’exercice d’autoanalyse mérite discussion en le replaçant dans une perspective d’histoire sociale des discours de médiation sur les conditions de possibilité des parcours de science et en l’insérant dans des perspectives comparatives, interdisciplinaires et interculturelles : comment se saisit-on par exemple de cette pensée du passage d’un monde social à l’autre dans d’autres univers de représentation25 ? Tout travail d’investigation que s’autorise le chercheur sur son parcours semble plus que bienvenu, indispensable vis-à-vis des injonctions paradoxales de plus en plus présentes et pressentes dans le monde de la recherche.