Olivier Dard et Jean Philippet, Février 34. L’affrontement, Paris, Fayard, coll. Jeu/Play/Spiel, 2024, 746 pages
Olivier Dard et Jean Philippet, Février 34. L’affrontement, Paris, Fayard, coll. Jeu/Play/Spiel, 2024, 746 pages.
Texte intégral
1Quarante ans après l’ouvrage pionnier de Serge Bernstein, Le 6 février 1934 (Paris, Gallimard, 1975), deux des meilleurs spécialistes des droites en France, Olivier Dard et Jean Philippet, reviennent sur cet événement majeur qui a profondément modifié le champ politique. Traditionnellement, l’histoire et la mémoire nationales ont retenu que le 6 février 1934 était une tentative de coup d’État factieux et que la réponse des gauches était à l’origine de la dynamique d’union des gauches aboutissant, deux ans après, à la victoire des candidats du Rassemblement populaire lors des élections des 27 avril et 4 mai 1936. Les auteurs interrogent l’événement, ses origines et laissent une large place à ses suites avec les journées allant du 7 au 12 février 1934. Ils choisissent de ne pas circonscrire l’étude à l’unique journée du 6 février, mais de la mettre en perspective sur un temps moyen couvrant une partie des événements de 1934.
2L’ouvrage se place aussi dans un triple débat historiographique. Le premier concerne la question de l’existence d’un fascisme français, le deuxième l’histoire du Parti communiste français (PCF) et de son autonomie relative dans l’Internationale communiste et, enfin, le troisième porte sur la place de la violence politique dans la société française de l’entre-deux-guerres.
3Sur le fascisme français, deux écoles principales existent. C’est le plus important, compte tenu de la nature de l’émeute à laquelle participent des forces à la droite de l’échiquier politique. La première, incarnée par Zeev Sternhell, est celle défendant l’existence d’un fascisme à la française qui puise son origine au xixe siècle et qui se serait développé après la Première Guerre mondiale, atteignant son apogée avec l’État français et le régime de Vichy. Cette hypothèse est reprise par plusieurs chercheurs principalement issus du monde anglophone (comme Robert Soucy, Chris Millington et Jeremy Jennings) et d’une partie des politistes en France. La seconde école à laquelle se rattachent les auteurs est issue de l’école historique française, autour de l’Institut d’études politiques. Elle défend la thèse de l’immunité de la société française au fascisme. Elle voit dans les mouvements de droite des années 1930 l’expression d’un nationalisme conservateur, mais qui n’a pas la dimension révolutionnaire du fascisme (d’abord René Rémond et à sa suite Michel Winock et Jacques Julliard). Dans un cas et dans l’autre, la journée du 6 février est analysée différemment.
4Le deuxième débat est la place du PCF dans le système politique en France. Sa participation aux événements renvoie à l’analyse faite par les deux principales écoles d’études sur le communisme : la greffe et la dimension théologique du communisme, incarnée par l’historienne Annie Kriegel et ses élèves autour de feu la revue Communisme (publiée entre 1982 et 2012) et celle du communisme s’inscrivant d’abord dans une dimension sociétale, incarnée surtout par l’historiographie communiste proche des anciens Cahiers d’histoire de l’Institut Maurice Thorez (publiés depuis les années 1960, devenus depuis Les Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique) et plus récemment par les rédacteurs de la revue Siècle des communismes (publiée en 2001). Sans être spécialistes du sujet, les auteurs du livre sur février 1934 tendent à donner raison à la première interprétation d’A. Kriegel. Enfin, sur la place de la violence, le débat porte tout à la fois sur le poids de la Première Guerre mondiale et ses conséquences sur la société française.
5Pour réaliser leur ouvrage, les auteurs ont dépouillé une quantité importante d’archives – pour beaucoup inédites –, comme les nombreux fonds personnels à l’image de celui de François de La Rocque et, surtout, ceux de la Commission d’enquête parlementaire et des fonds récemment versés aux archives de la préfecture de police. Ils ont mis à profit leurs connaissances importantes des mouvements nationalistes. J. Philippet est l’auteur d’une thèse monumentale, Le Temps des Ligues. Pierre Taittinger et les Jeunesses patriotes : 1919-1944 (thèse de doctorat en histoire, Institut d’études politiques, 2000), alors qu’O. Dard a publié plusieurs livres de référence sur la droite nationaliste entre les deux guerres (par exemple : O. Dard, Charles Maurras. Le maître et l’action, Paris, A. Colin, 2013). Ils proposent une analyse renouvelée des événements. L’ouvrage se compose de trois parties : les origines de l’événement, la journée du 6 février puis ses suites et les analyses qui peuvent en découler.
6Le début des années 1930 est marqué par un renouveau des ligues, d’une part, et du mouvement communiste, d’autre part. Depuis 1933, la droite non parlementaire et les ligues ont pris de l’importance. Outre les monarchistes de l’Action française (AF) et les Jeunesses patriotes, un nouveau mouvement est fondé, les Croix-de-feu. Il est d’abord composé d’anciens combattants et se dote ensuite de structures plus larges : le Regroupement national et les Volontaires nationaux. Ces mouvements disent avoir plusieurs dizaines de milliers de militants. De même, si le mouvement communiste semble en crise, il a entrepris un redressement grâce à la présence et l’aide de nombreux émissaires du Komintern, comme l’ont montré par exemple Stéphane Courtois et A. Kriegel dans Eugen Fried, le grand secret du PCF (Paris, Éd. Le Seuil, 1997). De deux manières différentes, ces formations politiques profitent de la crise économique, de la déliquescence de la République et de la corruption de certains pour exiger soit une république des soviets, soit une république autoritaire ou, pour les monarchistes, le retour du roi. Le 8 janvier 1934, la mort d’Alexandre Stavitski, banquier escroc, certainement liée à un règlement de compte mafieux, entraîne une poussée antiparlementaire conduite par l’AF. Dans la concurrence que se livrent les groupes nationalistes, les autres ne veulent pas être en reste. Le 27 janvier, les monarchistes organisent une manifestation, sorte de répétition générale, et des bagarres éclatent dans le VIIIe arrondissement parisien. À gauche, le PCF fait de même sur la base d’autres appels.
7Les auteurs soulignent que le remplacement de Camille Chautemps par Édouard Daladier comme président du Conseil à un rôle de détonateur, alors que les débuts du nouveau cabinet se passent plutôt bien. Dans les équilibres internes à la République, la question se pose du maintien du préfet de Paris Jean Chiappe. La bête noire des socialistes et des communistes est enfin démise de ses fonctions. En réponse, une partie de la droite appelle à manifester. Le président du Conseil réquisitionne un service d’ordre accru sentant les dangers qui pèsent, car la mobilisation est forte à Paris, mais aussi en province où des manifestations spontanées et importantes ont eu lieu.
8Le centre de l’ouvrage est consacré à l’après-midi, à la soirée et au lendemain du 6 février 1934. Dans la concurrence que se livrent les formations de la droite non parlementaire, la présence dans les rues devient un enjeu crucial. Les Croix-de-feu, suivies par les autres formations, appellent pour le 6 février à une manifestation pour dénoncer l’éviction de J. Chiappe. F. de La Rocque, en particulier, souhaite utiliser la rue pour faire pression sur le gouvernement. Le PCF appelle aussi à un rassemblement, non pour soutenir l’ennemi juré, mais pour dénoncer le régime capitaliste honni. Pour le PCF tenir la rue et conquérir les masses est un enjeu central. En outre, se joue dans le Parti un conflit entre Maurice Thorez et Jacques Doriot pour asseoir sa place à la direction qui, au lendemain du 6 février, tourne à l’avantage du premier, plus enclin à s’aligner sur les positions de Joseph Staline.
9C’est donc dans cette atmosphère de tension que le 6 février 1934, à partir de 16 h, les manifestants affluent dans plusieurs rassemblements séparés qui finissent par converger vers la place de la Concorde. Du côté du ministre de l’Intérieur et de la préfecture, la tension est aussi extrême ; ils veulent éviter le moindre incident. Dès 18 h 30, les premiers heurts éclatent. Face à la pression et à la tentative de marche en direction du Parlement qui est alors en séance, les forces de l’ordre désemparées font feu. En dépit des appels à la dispersion, les manifestants restent sur place et harcèlent les policiers. Dès cet instant, on relève des morts et des blessés. Les scènes de barrages et des émeutes secondaires touchent différents points de la capitale : le ministère de la Marine est incendié, néanmoins le feu est vite circonscrit. Du côté du rond-point des Champs-Élysées, ce sont les militants du PC qui font le coup de poing. De leur côté, souvent prises de panique, les forces de l’ordre répondent sans vraiment se contrôler.
10Entre 23 h 30 et minuit, la plupart des émeutiers nationalistes sont dispersés par les forces de l’ordre qui tirent à balles réelles. Au total, 14 morts sont relevés – 4 supplémentaires succombent par la suite, 60 personnes sont blessées par balles. La totalité des morts appartient aux mouvements nationalistes. Chez les blessés, on relève 2 communistes. Dès le lendemain, une commission d’enquête est mise sur pied. Parallèlement, les forces de police arrêtent à titre préventif un certain nombre de nationalistes. Néanmoins, 2 000 nationalistes participent à une nouvelle soirée d’émeute le 7 février au soir.
11L’échiquier politique est modifié : É. Daladier est remplacé par Gaston Doumergue. La création d’un gouvernement d’union nationale paralyse les ligues. Ensuite, les organisations de gauche – Confédération générale du travail (CGT) – et les Partis – Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) et radicaux – s’inquiètent et préparent un rassemblement antifasciste pour le 12 février. Très vite, dès le 7, des manifestations antifascistes ont lieu en province. À Paris, du côté des communistes, il s’agit de prendre la rue. J. Doriot et ses hommes, aux côtés des Jeunesses communistes réunis en congrès, vont pendant deux soirées tenir la rue et organiser de nombreuses émeutes – c’est peut-être aussi ce qui explique la jeunesse des interpellés comme des morts et des blessés relevés dans les journées des 7 au 9 février. Les heurts sont particulièrement violents : 4 morts, 70 blessés. La stratégie insurrectionnelle du PC ne fonctionne pas. Il abandonne cette stratégie peu après.
12C’est le 12 février que les choses basculent. La grève générale et la manifestation sont un succès. Si le rassemblent populaire, qui conduit à la victoire de Léon Blum aux élections d’avril-mai 1936, est le fruit d’un processus complexe, la réponse à la journée du 6 février n’y est pas étrangère. Tandis qu’à Moscou, lors de réunion de l’Internationale communiste se prépare l’éviction de J. Doriot qui, antifasciste trop tôt, bascule après des mois d’errance dans le camp fasciste.
13Enfin, la troisième partie de l’ouvrage propose deux réflexions importantes. La première porte sur les victimes des affrontements. O. Dard et J. Philippet analysent parfaitement la différence entre la soirée du 6 et les journées du 7 au 9. Dans le premier cas, les morts, d’une part, et les interpellés, d’autre part, montrent la composition sociale de la soirée d’émeute : classe moyenne, anciens combattants et étudiants, incarnent la structure des mouvements de droite. Pour les manifestations organisées par le PCF, la composition sociale est plus complexe. Au noyau prolétarien, se sont ajoutés des marginaux et des « voyous », souvent qualifiés d’Apaches par la presse en référence au phénomène de bande existant à Paris du début du xxe siècle. Contrairement à ce que le PCF a voulu prouver, leur violence sociale a été spontanée et n’a pas relevé de la provocation policière.
14La seconde réflexion des auteurs se penche sur les complots possibles du 6 février. Ils en dénombrent six dont un complot jacobin ourdi par la gauche, un assaut contre la République, une action des ligues pour déstabiliser le régime, une tentative d’instauration de la monarchie et surtout une tentation bonapartiste pour pousser à l’instauration d’un État autoritaire. Si toutes les hypothèses sont examinées, montrant au passage que les théories complotistes sont anciennes, la réalité est plus prosaïque. Il s’agit bel et bien d’une émeute plus ou moins spontanée, dans laquelle les émeutiers voulaient en découdre, et où les états-majors ont été dépassés, même si ces derniers ont voulu entretenir le désordre. Dans une partie de l’opinion, l’émeute traduit une exaspération et une crise. À droite comme à gauche, le thème du « tout est possible » s’est avéré être une erreur tactique et stratégique que les uns et les autres ont interprétée différemment.
15O. Dard et J. Philippet donnent un récit détaillé, minutieux et passionnant du 6 février 1934, soulignant l’importance du retour aux sources pour comprendre un phénomène historique, éloignant l’écriture de l’histoire des mythes qu’en ont forgé les acteurs.
Pour citer cet article
Référence papier
Sylvain Boulouque, « Olivier Dard et Jean Philippet, Février 34. L’affrontement, Paris, Fayard, coll. Jeu/Play/Spiel, 2024, 746 pages », Questions de communication, 46 | 2024, 505-509.
Référence électronique
Sylvain Boulouque, « Olivier Dard et Jean Philippet, Février 34. L’affrontement, Paris, Fayard, coll. Jeu/Play/Spiel, 2024, 746 pages », Questions de communication [En ligne], 46 | 2024, mis en ligne le 28 janvier 2025, consulté le 16 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/37049 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12yg5
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