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Notes de lecture
Histoire, sociétés

Jürgen Habermas, Espace public et démocratie délibérative. Un tournant, trad. de l’allemand par F. Joly, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2023, 130 pages.

Érik Neveu
p. 516-520
Référence(s) :

Jürgen Habermas, Espace public et démocratie délibérative. Un tournant, trad. de l’allemand par F. Joly, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2023, 130 pages.

Texte intégral

1Dans ce livre doublement petit par sa pagination et son format plus proche du poche que des livraisons habituelles des « Essais » de Gallimard, sont regroupés trois textes traduits de Jürgen Habermas, publiés en 2022 en Allemagne. Un premier chapitre répond à la question « Que signifie démocratie délibérative ? », en s’employant à écarter quelques « objections et malentendus ». Le deuxième chapitre est un entretien sur cette même thématique. Le dernier chapitre – qui occupe la moitié du volume – s’emploie à actualiser la question de ce que pourraient être de nouveaux changements structurels dans l’espace public. Le tout est servi par un appareil de notes bien enrichi de précisions par le traducteur, Frédéric Joly. Signaler la petite taille du volume, c’est aussi souligner sa dimension pédagogique, son parti pris d’actualisation. J. Habermas travaille dans les deux premiers chapitres à préciser des notions qu’il a développées ailleurs et dans le dernier à actualiser la question du fonctionnement d’un espace public, notion fondatrice de sa pensée et de ses travaux, entrepris il y a soixante ans (L’Espace public, trad. de l’allemand par M. B. de Launay, Paris, Payot, 1976 [1962]).

2La réflexion initiale sur la démocratie délibérative vient rappeler quelques conditions de félicité d’un tel système. Le vote n’a de sens que précédé d’un large débat, dans des conditions qui permettent aux citoyens ce décentrement qu’est l’effort pour raisonner non en oubliant ses intérêts, mais en réfléchissant à une idée de bien commun, à un vivre ensemble, en apprenant à prendre en compte les raisons et situations des « autres » (p. 53). Il n’est pas besoin, dans un modèle théorisé jadis par Jean-Jacques Rousseau (Du contrat social ou principes du droit politique, Éd. Amsterdam, M. M. Rey, 1764), de faire abstraction totale de ses intérêts pour se connecter à une mystérieuse volonté générale. Le binôme participation inclusive-délibération discursive (p. 22) permet, tout en étant attentif à ses propres besoins, d’aller vers des décisions acceptables en raison. J. Habermas met aussi en garde contre la montée d’un modèle « expertocratique » (p. 29) qui, tirant argument de la faiblesse des motivations de beaucoup de citoyens pour investir la politique et de la complexité des problèmes, veut donner un maximum de pouvoir à des spécialistes.

3Écrits d’une façon très accessible, ces textes de la première partie offrent un condensé précis et argumenté des analyses de J. Habermas. Fort logiquement, ces contributions brèves ne peuvent s’accompagner d’un appareil de démonstration et d’explications ramifiées. Même en souscrivant aux thèses de l’auteur, la question de ce qui peut ouvrir des situations de décentrement, de prise en compte de l’espace des positions et intérêts « autres » reste en bonne part une boîte noire. Si l’on considère que même dans le monde académique, pourtant institué pour le faire régner, le débat rationnel ne tranche pas toujours les discussions, comment cela peut-il fonctionner dans l’espace public où n’existent ni « ticket d’entrée » à la citoyenneté ni institutions régulatrices efficaces du mensonge et de l’imposture ? Sans parler de l’intelligibilité même du jeu politique pour beaucoup de citoyens. Pour le dire autrement, l’objectif séduisant de voir les débats sociaux tranchés par un échange paisible d’arguments pour arriver à des décisions qui seraient « raisonnables » ne demande-t-il pas qu’on double la formulation d’une théorie de la démocratie représentative par une sociologie de ses conditions de possibilités ? Peut-on se décentrer ou détacher quand on est concerné par des tensions et problèmes qui traumatisent, font du quotidien une expérience oppressive ou anxiogène ? L’extrême inégalité est-elle compatible avec la démocratie ? Non, répond d’ailleurs l’auteur (p. 13) qui dit même qu’une théorie de la démocratie travaille main dans la main avec une critique du capitalisme (p. 54). Mais laquelle, traduite par quels objectifs et mesures ? Les exemples les plus aboutis de démocratie délibérative – on peut penser, dans le cas français, à la Convention citoyenne sur le climat constituée en 2019 – ne sont-ils pas, par exemple, caractérisés par une soustraction des participants à leur environnement habituel, du seul fait de leurs réunions et par une exposition organisée à des flux d’informations rigoureuses et contradictoires ? Jusqu’à quel point ces expériences peuvent-elles non pas se généraliser, mais infuser plus largement la vie civique ? Et naturellement, reste la question que soulève J. Habermas de ce que les autorités font des indications et suggestions que leur adresse une société civile raisonnante et informée. Dans le cas de la Convention citoyenne sur le climat, constituée fin 2019 à l’initiative du Premier ministre Édouard Philippe, les propositions formulées par les citoyens tirés au sort, majoritairement saluées comme pertinentes et réfléchies connurent le sort que l’on sait : l’exécutif n’en tint à peu près aucun compte.

4La seconde partie du volume (donc, le chapitre iii) répond à la question de ce qu’il faudrait actualiser des analyses de la notion d’Espace public à l’ère des réseaux sociaux. On peut en suggérer deux lectures. La première, admirative, est de relever qu’âgé de 94 ans, et alors même qu’il revendique avoir quelque peu délaissé ces questions au fil de l’avancée de son œuvre, J. Habermas est manifestement au fait non de toute la littérature, mais d’une part très pertinente de ce qui s’est écrit en sciences humaines et sociales (SHS) sur les réseaux sociaux, les usages d’internet. Ainsi souligne-t-il – et on trouverait des analyses comparables en France chez Dominique Cardon (La Démocratie internet, Paris, Éd. Le Seuil, 2010) ou Jean-Baptiste Kotras (La Voix du web, Paris, Éd. Le Seuil, 2018) – le double mouvement (p. 57) de décloisonnement qui, par les réseaux, listes de discussion ou commentaires ouverts sur des sites, ouvre l’espace public à plus de prises de parole, à des groupes et personnes qui n’y avaient pas accès jusque-là. Dans ses meilleures dynamiques, cet espace public aurait alors le potentiel de produire des auteurs là ou celui d’hier n’avait multiplié « que » de lecteurs (p. 96). Mais la contre-tendance trop visible tient en une fragmentation de cet espace public élargi en micro-communautés peu pluralistes : « Dans certaines sous-cultures, l’espace public n’est plus perçu comme un espace inclusif, l’espace public politique ne l’étant plus comme un espace communicationnel permettant une universalisation des intérêts englobant tous les citoyens » (p. 113). L’auteur propose la métaphore d’une opinion en « bouquet » (p. 69), floraisons juxtaposées, mais plus côte à côte qu’en interaction. Aussi J. Habermas relève-t-il à quel point internet redéfinit la frontière public-privé qui tend souvent à radicaliser les positions qui s’y expriment. Il souligne encore le faible niveau de régulation de cet espace public numérique où prospèrent les fake news (ou infox), où les plateformes et réseaux sociaux ont peu de responsabilité quant aux contenus qu’ils diffusent. Il n’est guère d’éléments de ces repérages – restitués ici partiellement – qui puissent, à ce niveau de généralité, être radicalement contestés.

5Et c’est là que peut s’ouvrir une seconde lecture. Le cadrage que propose J. Habermas a quelque chose de rassurant. Celles et ceux qui ont tenté de réfléchir à la manière dont évoluait l’espace public trouveront, dans ces pages, la confirmation par le père de cette notion que leurs projections et actualisations n’étaient ni erronées, ni imprudentes. Mais, simultanément, cette actualisation a quelque chose de décevant, non par ce qu’elle dit, mais par ce qu’elle ne saurait dire dans un propos si compact. Elle relève de la confirmation plus que de la découverte. Elle fait attendre des avancées dans des actualisations et explorations. Pour en suggérer quelques-unes : une part de la critique – incontestable dans son principe – de ce que serait le poids grandissant de l’irrationalité – catégorie qui va mêler les discours anti-vaccins les plus complotistes et délirants à la défiance contre les prétentions à l’autorité des experts divers – dans l’espace public n’est-elle pas le cheval de Troie d’un nouveau le bonisme ? Ne ré-actualise-t-elle pas la poussiéreuse « psychologie des foules » où, sans la moindre rigueur intellectuelle, Gustave Le Bon décrivait toute forme de collectif – spécialement dans les mondes populaires – comme irrationnel, perdant toute réflexivité au profit d’un instinct grégaire et crédule, d’une soumission aux « meneurs ». G. Le Bon fonde ainsi la vision, durable et appelée à résurgences, d’un populaire forcément influençable, « crédule » (voir G. Bronner, La Démocratie des crédules, Paris, Presses universitaires de France, 2013) ? Pour être une tâche d’utilité démocratique, la traque des fake news (ou infox) ne fonctionne-t-elle pas aussi comme un alibi commode pour la profession journalistique qui, épinglant les mensonges et biais des autres, s’épargne ainsi de questionner ses routines et leurs biais, cadrages et choix d’objets qui ont fait déserter les lecteurs et audiences populaires ? Cruelle, l’observation de Nikki Usher (« Journalism’s Biggest Challenge? Journalists », Journalism, 20 [1], 2019, p. 140-143) pour qui le premier problème du journalisme tient au biais des journalistes écrivant « sur les gens importants pour les gens importants » a pourtant sa solide part de vérité. La précieuse montée d’un professionnalisme du contrôle des faits n’est-elle pas le chétif pendant d’une déprofessionnalisation d’une large part de la production de l’information (Érik Neveu, Sociologie du journalisme, Paris, Éd. La découverte, 2024) ? Si elles existent, les redoutables « bulles filtrantes », dans lesquelles des communautés en ligne refouleraient toute source d’information contredisant leurs certitudes, sont-elles la norme des consommations d’information, et est-il d’ailleurs si facile de fermer les écoutilles à tout message ou prise de position hétérodoxe ? Enfin si on ne peut que suivre J. Habermas quand il clôt son texte sur la nécessité d’instituer des régulations des contenus éditoriaux, de faire de cette organisation de l’espace numérique un objet de constitutionnalisation, davantage de précisions sur des mesures et des directions auraient été éclairantes.

6Pour finir, les vertus de ce petit livre clair et précis sont d’abord d’offrir une introduction pédagogique à la réflexion de J. Habermas sur la démocratie délibérative et d’actualiser avec un souci remarquable d’appui sur les recherches actuelles une cartographie des récentes transformations structurelles de l’espace public. À ce titre, le livre est éminemment recommandable. Mais, tant pour des raisons de format que du fait des changements dans la hiérarchie des thèmes de travail de l’auteur, il est vain d’y chercher plus. Sans penser la frontière avec la philosophie comme infranchissable, les enjeux que soulèvent ces textes se pensent aussi en allant davantage du côté des sciences sociales, de leurs apports dans le corpus des travaux qui questionnent la montée d’une « post-démocratie », les processus de désertion civique et de remobilisation par des mouvements sociaux, dans le flux des études qui dessinent des cartographies plus fines des usages et effets d’internet et des réseaux sociaux.

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Pour citer cet article

Référence papier

Érik Neveu, « Jürgen Habermas, Espace public et démocratie délibérative. Un tournant, trad. de l’allemand par F. Joly, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2023, 130 pages. »Questions de communication, 46 | 2024, 516-520.

Référence électronique

Érik Neveu, « Jürgen Habermas, Espace public et démocratie délibérative. Un tournant, trad. de l’allemand par F. Joly, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2023, 130 pages. »Questions de communication [En ligne], 46 | 2024, mis en ligne le 10 février 2025, consulté le 16 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/37086 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12yg8

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Auteur

Érik Neveu

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