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Notes de lecture
Histoire, sociétés

Gilles Montègre, Voyager en Europe au temps des Lumières. Les émotions de la Liberté, Paris, Tallandier, 2024, 656 pages.

Axel Gryspeerdt
p. 525-529
Référence(s) :

Gilles Montègre, Voyager en Europe au temps des Lumières. Les émotions de la Liberté, Paris, Tallandier, 2024, 656 pages.

Texte intégral

1Précédemment, avec beaucoup de brio, Gilles Montègre avait dirigé une recherche historique consacrée à la figure plutôt méconnue de François-Joachim de Pierre de Bernis, dit cardinal de Bernis, présenté surtout dans son rôle de diplomate culturel et de facilitateur des relations franco-italiennes au xviiie siècle. Le lecteur y découvrait une personnalité intéressante et complexe, éloignée de la figure stéréotypale que certains – en particulier Roger Vailland – avaient voulu lui donner. Publié en 2019, l’ouvrage (G. Montègre [dir.], Le Cardinal de Bernis. Le pouvoir de l’amitié, Paris, Tallandier, 2019) s’inscrivit dans la foulée des publications réalisées par G. Montègre sur le siècle des Lumières et l’incita à développer davantage l’original domaine de recherche sur les voyages au xviiie siècle.

2Ainsi, quelques années après s’être consacré à la redécouverte du cardinal de Bernis, poète, ambassadeur et secrétaire d’État, c’est François-de-Paule Latapie qui retient son attention. Par chance, il a pu avoir accès à un lot d’archives, privées pour la plupart, relatives à ce grand voyageur, secrétaire du fils de Montesquieu et précepteur de son petit-fils. S’il s’intéresse à F.-P. Latapie, c’est moins pour en cerner la personnalité que pour saisir les spécificités et le sens des voyages entrepris au xviiie siècle, époque souvent négligée par les historiens du voyage. Si F.-P. Latapie apparaît comme le personnage central dont sont extraites mille et une observations sur les voyages à son époque, il n’est pas le seul voyageur sollicité par G. Montègre, qui parvient à incorporer des données relatives à 254 écrits d’autres voyageurs. La moisson est abondante, l’auteur débusquant un ensemble de traits spécifiques qui différencient le voyage réalisé au siècle des Lumières, des voyages antérieurs et de ceux après les révolutions.

3D’abord, les territoires parcourus sont nettement plus diversifiés que par le passé. Si, pendant longtemps, les grandes villes furent l’objet de toute l’attention des voyageurs, au xviiie siècle, il devient plus fréquent d’explorer de plus petites villes ainsi que les lieux naturels hors des centres (îles, volcans, régions montagneuses), que ce soit à l’étranger, en Europe, ou en France. Ensuite, les voyageurs ne viennent plus seulement des classes supérieures de la société. Le voyage s’ouvre à d’autres profils : érudits, savants et artistes, pèlerins et aventuriers, médecins et artisans, voyageuses ou personnels d’accompagnement, etc. De même, le statut des personnes avec lesquelles les voyageurs entrent en correspondance est davantage hétérogène. Parmi les habitants rencontrés figurent, en particulier, des personnes qui appartiennent aux classes populaires.

4En outre, selon les analyses de G. Montègre, qui dit voyage dit non seulement récolte, relation et souvent diffusion d’un large ensemble de connaissances par les voyageurs, mais aussi recueil de nombreux objets et émotions que l’historien extrait des publications éditées, d’écrits parfois plus intimes seulement archivés, que ces derniers soient signés ou anonymes. D’ailleurs, il n’hésite pas à exploiter les parties cryptées des documents tout comme à fournir des cartographies datées des voyages entrepris par F.-P. Latapie. En suivant les parcours des personnes sollicitées dans l’ouvrage, G. Montègre montre que les voyageurs du xviiie siècle sont des observateurs lents, préférant souvent la marche à la diligence ou au cheval, écrivant et collectionnant souvent les pièces d’art et les éléments naturels qu’ils rapportent de leurs expéditions. À l’image de F.-P. Latapie, qui est chimiste et botaniste, ainsi que passionné par les techniques, le voyageur des Lumières ne se contente pas de s’intéresser aux sciences naturelles, il explore aussi l’art par le biais des antiquités. Ainsi, à la suite des voyages, les collections se développent-elles, certains ramenant chez eux les richesses naturelles ou artistiques des pays visités : marbres, médailles, produits d’histoire naturelle, etc. Selon G. Montègre, les voyages encouragent les pratiques de classification et de collection dans le domaine des arts et des antiquités à l’image des classements promus dans des sciences naturelles. Il évoque la pratique des ambassadeurs anglais à Naples et à Venise qui « associent […] des pièces de nature archéologique, géologique et paléontologique en accordant une attention toute particulière à leur contexte de prélèvement et leur lieu de provenance » (p. 372).

5Utilisant une expression forgée par l’écrivain Boris Vian, il ne serait pas indécent de le définir comme « un savanturier » (Raphaël Enthoven, Descartes, le savanturier, audiolivre, Paris, Éd. Naïve, 2009, ou Jean-Michel Billioud, Incroyables savanturiers. Ces savants-aventuriers, partis explorer le monde, embarqués dans des engins extraordinaires, Paris, Bayard, 2009). Le voyageur du xviiie siècle se distingue fortement du voyageur du « Grand Tour » plus circonscrit à une catégorie sociale (la noblesse) et dont la démarche est beaucoup plus réduite par la rencontre avec des personnes qui lui ressemblent (autorités, diplomates, gens de cours et de salons). Il se distingue aussi des voyageurs de la Révolution auxquels, par le biais des aspirations à la liberté, il ouvre la voie. Se focalisant ainsi sur le siècle des Lumières, moins couvert par les historiens du voyage que la période précédente marquée principalement par le Grand Tour, G. Montègre parvient à déconstruire l’image éculée selon laquelle de l’analyse des voyages au xviiie siècle ne se dégageraient guère d’informations utiles. Or, épinglées par son travail d’orfèvre, celles-ci s’avèrent nombreuses, à commencer par la grande diversité sociale des voyageurs et des gens qu’ils rencontrent. Le tableau des 1 313 rencontres réalisées par F.-P. Latapie durant son voyage en Italie de 1774 à 1777 est très éloquent de ce point de vue. Un extrait de ce tableau est repris en annexe de l’ouvrage (p. 578-579).

6Selon G. Montègre, le siècle des Lumières est aussi celui des émotions intimes, esthétiques et politiques, ainsi que celui de la recherche de la liberté. Le voyage à cette époque implique une nouvelle esthétique du sublime, du vertige, de l’inquiétude et de la démesure face à la nature tourmentée – qu’il s’agisse de souterrains, de glaciers, de cascades, de rochers, etc. – et face aux corps désarticulés – cadavres desséchés, représentations de monstres. De même, il propage le pittoresque qui sera mis en image par le peintre Pietro Fabris, qui accompagnait le géologue anglais William Hamilton dans ses voyages en Italie et dont les dessins figurent dans le cahier des illustrations du livre. Il entraîne les voyageurs à distinguer les réalités politiques des pays enclins à la tolérance religieuse et à la liberté d’expression, de celles des régions soumises à l’influence du clergé.

7La démarche de G. Montègre s’inscrit dans les canons de la recherche historique pointue, ce qui n’empêche pas la lecture de l’ouvrage d’être aussi passionnante qu’enrichissante. L’ouvrage fourmille d’informations, y compris une part d’anecdotes sur ce que les voyageurs découvrent en matière de merveilles naturelles ou artificielles, sur ce qui les surprend, ce qui les émeut dans la nature comme dans le bâti (révélé par les fouilles pré-archéologiques). G. Montègre relève aussi un ensemble de découvertes scientifiques faites par F.-P. Latapie et par certains de ses contemporains, sur base de vérifications d’hypothèses émises, par exemple, à propos de la mystérieuse « grotte aux chiens » près de Naples dans laquelle les chiens – mais pas les humains – s’évanouissaient, et sur l’ensemble des champs Phlégréens (p. 314-315 et p. 351-355), pour lesquels les voyageurs de l’époque étaient fascinés par les éruptions volcaniques et les beautés des paysages. S’ajoute à cela l’intérêt porté aux fossiles et aux matières telles que le basalte, le granite et le marbre (p. 363-370). Par ailleurs, F.-P. Latapie se lance dans la création d’instruments scientifiques et réalise un plan topographique des fouilles de la cité antique de Pompéi à une époque où il était interdit de prendre des notes lors de la visite des sites. La fascination pour les jardins l’entraîne à publier, de manière anonyme, la traduction d’un ouvrage consacré aux jardins anglais par Thomas Whately (L'Art de former les jardins modernes, ou l'art des jardins anglois, trad. de l'anglais par François-de-Paule Latapie, Paris, C.-H. Jombert, 1771). Toute cette matière, extraite de ses écrits, est largement décortiquée par G. Montègre.

8Outre ces observations, annotations et analyses pertinentes, la charpente du texte constitue un point fort de l’ouvrage. G. Montègre procède de manière progressive et systématique, avec l’avantage de couvrir presque l’ensemble des aspects du voyage au siècle des Lumières sans hésiter à approfondir, dans des chapitres ultérieurs, des éléments déjà énoncés. Quasi tous les domaines étant couverts, cet apport à l’histoire des représentations et des mentalités comble un vide. Toutefois, le siècle analysé étant celui de la sécularisation, le domaine religieux est moins sollicité, se contentant de quelques annotations relatives aux fêtes religieuses, aux pèlerins rencontrés par les voyageurs ou encore à l’évocation des différentes thèses relatives à l’évolution – par le biais des conflits idéologiques opposant les naturalistes Georges Louis Leclerc de Buffon et Carl von Linné (p. 369-371). Dès lors, on ne s’étonnera pas de l’absence d’intérêt porté aux édifices religieux et à la carence de sources ecclésiales – ce qui est surprenant étant donné l’ouvrage précédent consacré au cardinal de Bernis. De plus, si l’étude de G. Montègre intègre un lot de données de natures anthropologiques et sociologiques, elle fait fi de toute démarche de type médiologique – étant, selon son fondateur Régis Debray, l'étude systématique des interactions entre la technique et la culture, qui s’intéresse aux moyens de transport du sens, dans l’espace et dans le temps. Il est vrai que le champ couvert par les études médiologiques n’a guère porté jusqu’ici sur le xviiie siècle, aussi fécond celui-ci paraît-il être. Bien que l’ouvrage s’adresse prioritairement aux passionnés d’histoire et comporte un outillage scientifique indispensable avec un nombre considérable de notes, un inventaire exhaustif des sources consultées, des index détaillés des personnes et des lieux cités, ainsi qu’une précieuse bibliographie des titres les plus sollicités, on en recommande aussi la lecture aux voyageurs contemporains soucieux de s’interroger sur les modalités du voyage. En quelque sorte, G. Montègre préconise le « slow travel » raisonné, sensible, celui qui permet de s’émerveiller et d’apprendre, d’observer et de comprendre.

9Dès lors, voilà un livre dense et utile, éclairant et salutaire, bienvenu en notre époque, où dominent les formes de tourisme sauvage et dévastatrices, et pourvu d’un cahier central d’une vingtaine d’illustrations en couleurs prolongeant et ponctuant le texte par des plans, des dessins, des gravures, des schémas, des peintures, etc. Une véritable somme combinant une mine d’informations historique et une incitation au voyage réfléchi.

10Terminant la lecture de l’ouvrage, on est en droit de se demander dans quelle mesure ce sont les Lumières qui façonnent les voyages ou si ce sont ces derniers qui façonnent les Lumières, tant les deux éléments s’imbriquent l’un dans l’autre et dessinent les contours d’une période spécifique.

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Pour citer cet article

Référence papier

Axel Gryspeerdt, « Gilles Montègre, Voyager en Europe au temps des Lumières. Les émotions de la Liberté, Paris, Tallandier, 2024, 656 pages. »Questions de communication, 46 | 2024, 525-529.

Référence électronique

Axel Gryspeerdt, « Gilles Montègre, Voyager en Europe au temps des Lumières. Les émotions de la Liberté, Paris, Tallandier, 2024, 656 pages. »Questions de communication [En ligne], 46 | 2024, mis en ligne le 10 février 2025, consulté le 15 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/37131 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12yga

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Axel Gryspeerdt

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