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Notes de lecture
Histoire, sociétés

Sarah Paquette, Julien Chopin et Francis Fortin, Crimes sexuels en ligne, délinquants et victimes. Théorie, recherche et pratique, Québec, Presses de l’université Laval, 2023, 221 pages

Delphine Dupré
p. 536-539
Référence(s) :

Sarah Paquette, Julien Chopin et Francis Fortin, Crimes sexuels en ligne, délinquants et victimes. Théorie, recherche et pratique, Québec, Presses de l’université Laval, 2023, 221 pages.

Texte intégral

1Depuis le début des années 2000, de nombreux travaux cherchent à mieux comprendre comment les dispositifs numériques reconfigurent la violence qui se manifeste dans plusieurs sphères de la société : école, couple, organisations, conflits interétatiques, etc. Rédigé par Sarah Paquette, Julien Chopin et Francis Fortin, l’ouvrage s’inscrit dans cette perspective. À partir des outils théoriques de la victimologie et de la criminologie, les auteur·ices analysent le phénomène de la cyberdélinquance sexuelle ciblant les mineur·es. Les signalements d’abus de mineur·es en ligne sont en augmentation constante depuis l’avènement d’internet et ont pris des proportions inédites durant la pandémie de covid-19. Plus particulièrement, les auteur·ices s’intéressent à deux catégories d’actes : le « leurre d’enfants » qui désigne « le fait de déployer diverses stratégies pour gagner la confiance des enfants et les mettre en condition pour favoriser des abus sexuels à leur endroit » (p. 9), ainsi que la consommation en ligne de Matériel d'exploitation sexuelle d'enfants (Mese).

2Ce livre collectif est le résultat du Projet de recherche sur l’exploitation sexuelle des enfants en ligne (Presel) mené en partenariat avec les services judiciaires québécois. Ce dispositif a permis aux chercheur·euses d’accéder à 199 dossiers de condamnations liées à des abus commis en ligne. Des analyses quantitatives et qualitatives ont été réalisées à partir de ce corpus afin de circonscrire les contours des crimes sexuels en ligne. L’objectif des chercheur·euses impliqué·es dans ce projet est de faire évoluer les cadres de compréhension actuels qui portent surtout sur les agressions de mineur·es commises hors ligne. La structure de l’ouvrage reflète cette visée : les premiers chapitres sont consacrés aux principaux modèles théoriques explicatifs des crimes sexuels et à leur actualisation pour tenir compte du contexte numérique ; les suivants abordent les profils des cyber-agresseurs ainsi que leurs stratégies. La dernière partie dresse un état des lieux des méthodes de prévention et de lutte contre les crimes sexuels en ligne.

3L’ouvrage montre que les dispositifs numériques mettent en visibilité des éléments préexistants et reconfigurent d’autres dimensions de la délinquance sexuelle. Il s’agit d’un phénomène éminemment masculin, dans la mesure où plus de 90 % des instigateurs sont des hommes. Ces proportions restent inchangées dans le contexte des cybercrimes. La plupart des agresseurs ont eux-mêmes subi des abus dans leur enfance, ce qui les a conduits à développer des scripts sexuels dits « déviants » et à éprouver des difficultés à nouer des relations intimes avec leurs semblables. En raison de leur passé traumatisant, ils ont développé une vision du monde distordue : l’univers des adultes est perçu comme menaçant et rejetant, tandis que les enfants leur inspirent davantage confiance et sont considérés comme de potentiels partenaires de vie.

4Les agresseurs tendent à justifier leurs actions en adhérant à tout un système de croyances. Ces dernières « [permettent] aux individus motivés à s’engager dans des comportements sexuels impliquant des mineurs d’agir, sans trop de culpabilité, sur leur motivation, et ainsi de mieux vivre avec les crimes d’exploitation sexuelle qu’ils commettent » (p. 80). Parmi ces croyances, certaines sont renforcées par la consommation en ligne de Mese. Les photos et vidéos disponibles présentent des victimes souriantes, ce qui incite les agresseurs à penser que les enfants abusés agissent de leur plein gré, alors qu’il s’agit d’une mise en scène et non d’attitudes spontanées. D’autres interprètent ces contenus comme la preuve que les enfants peuvent être considérés comme des partenaires sexuels légitimes. Certains minimisent la portée de leurs actes en se convaincant que les contenus visionnés en ligne ne sont pas réels et qu’ils ne font par conséquent rien de mal. La participation à des réseaux présents sur le dark web, qui constituent des espaces d’échange de contenus pornographiques et de discussions, incite à banaliser, voire à « normaliser » la délinquance sexuelle.

5Conformément au modèle coût-bénéfice, selon lequel les agresseurs s’adonneraient à une estimation des risques encourus avant de passer à l’acte, l’arrivée d’internet a supprimé les « barrières » et les « gardiens » (objectifs ou symboliques) qui entravent la réalisation des crimes sexuels hors ligne. Par exemple, on peut citer la surveillance des parents, la présence de policiers patrouillant aux alentours des écoles, etc. Le cyberespace a étendu considérablement le nombre d’individus pouvant potentiellement accéder à de la pornographie infantile ainsi que les opportunités de « leurre » d’enfants. La consommation de Mese s’effectue via la technologie du « pair à pair », désignant le fait d’utiliser un ordinateur comme un « serveur » connecté à d’autres. Utilisée afin d’échanger facilement des contenus pornographiques cryptés, cette technique ne nécessite pas l’acquisition d’une expertise poussée. En outre, intégrer des réseaux pédophiles tirant profit de l’invisibilité procurée par le dark web permet aux criminels d’acquérir des compétences et des connaissances utiles pour échapper à la vigilance des services de police. L’anonymat et la quantité importante d’agresseurs potentiels complexifient le travail des policiers, qui doivent prioriser les dossiers entre eux. Ils comptent aussi sur le concours des plateformes numériques, dont l’engagement n’est pas encore considéré comme à la hauteur des enjeux. En effet, grâce à leur statut « d’hébergeur », ces sociétés peuvent échapper à la responsabilité de la modération de leurs contenus.

6Les stratégies de « leurre » d’enfants sont facilitées par le nombre de jeunes utilisant les outils numériques au quotidien. Néanmoins, les usages intensifs des technologies de communication ne constituent pas une source de vulnérabilité en soi. Les auteur·ices indiquent que « ce sont plutôt les activités créant une exposition au risque, telles que l’utilisation de plateformes de discussion et la rencontre d’inconnus, qui augmenteraient la probabilité d’être victimisé » (p. 49). En effet, si les jeunes ont délaissé les messageries instantanées (à l’image de MSN Messenger) et Facebook au profit d’Instagram, TikTok et WhatsApp, les cyberdélinquants privilégient les sites de chat pour rencontrer leurs futures victimes. Les services de police québécois connaissent ces usages et infiltrent des plateformes de discussion en se faisant passer pour des mineur·es afin de détecter les agresseurs. Des robots fondés sur des intelligences artificielles ont aussi été développés pour lutter contre les crimes sexuels en ligne. Les auteur·ices relativisent l’efficacité de tels dispositifs en précisant que les moyens alloués à la lutte contre ce phénomène demeurent insuffisants. De plus, les usages des agresseurs évoluent rapidement et les logiciels mobilisés pour détecter les délinquants deviennent vite obsolètes.

7Un autre résultat intéressant de cette recherche réside dans le profil des cyber-délinquants. L’arrivée d’internet a fait émerger une nouvelle catégorie de consommateurs de contenus pédopornographiques qui contraste avec le profil des agresseurs qui commettent des crimes hors ligne. Sur ce point, les auteur·ices distinguent les délinquants qui s’adonnent au « leurre » d’enfants de ceux qui se contentent de consommer du Mese. Les auteurs de « leurre » sur les plateformes de discussion présentent un profil similaire à celui des délinquants sexuels hors ligne : ils ont subi des abus durant leur enfance, ont développé des scripts sexuels déviants, peinent à pérenniser des relations intimes avec d’autres adultes, se sentent rejetés et souffrent de solitude. Pour eux, la délinquance sexuelle constitue une manière de réguler leurs émotions négatives. À l’inverse, l’analyse des caractéristiques des consommateurs de Mese met en lumière l’existence d’un profil plus « prosocial » (p. 114). Il s’agit d’hommes, la quarantaine, insérés socialement et professionnellement, consommant des contenus qui mettent en scène des enfants et de très jeunes adolescent·es.

8Ce phénomène mériterait de faire l’objet d’une attention particulière et d’un éclairage sociologique. De fait, la délinquance de ces hommes bien installés socialement et attirés sexuellement par de jeunes enfants, surtout par des jeunes filles, pourrait être étudiée sous l’angle des violences de genre (voir, par exemple, les travaux de Marylène Lieber, Pauline Delage, Ludovic Gaussot, etc.). Un parallèle pourrait être dressé avec la recherche menée au Japon par Sharon Kinsella qui analyse le phénomène de l’attrait d’hommes d’âge mûr pour les lolitas. Elle explique que la consommation de contenus sexuels fictifs (dessins, bandes dessinées) impliquant de très jeunes filles « reflèt[e] une conscience du caractère central du pouvoir croissant des filles à l’intérieur du corps social et, en réaction, le désir de les voir désarmées, infantilisées et assujetties » (S. Kinsella, « Dessins à risques. Les otaku et le manga amateur » dans A. Gomarasca [dir.], Poupées, robots : la culture pop japonaise, Paris, Éd. Autrement, 2002, p. 95). Il ne s’agit que d’une hypothèse qui mériterait un étayage empirique sous l’angle des rapports sociaux de genre.

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Pour citer cet article

Référence papier

Delphine Dupré, « Sarah Paquette, Julien Chopin et Francis Fortin, Crimes sexuels en ligne, délinquants et victimes. Théorie, recherche et pratique, Québec, Presses de l’université Laval, 2023, 221 pages »Questions de communication, 46 | 2024, 536-539.

Référence électronique

Delphine Dupré, « Sarah Paquette, Julien Chopin et Francis Fortin, Crimes sexuels en ligne, délinquants et victimes. Théorie, recherche et pratique, Québec, Presses de l’université Laval, 2023, 221 pages »Questions de communication [En ligne], 46 | 2024, mis en ligne le 06 décembre 2024, consulté le 14 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/37161 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12ygd

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Auteur

Delphine Dupré

ICM, Université Sorbonne Nouvelle, F-75012 Paris, France
delphine.dupre[at]sorbonne-nouvelle.fr

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