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Notes de lecture
Histoire, sociétés

Sarah Scholl, Les Guerres culturelles du xixe siècle. Religions et sécularisation en Europe, Paris, Éd. École pratique des hautes études, coll. Les Conférences de l'École pratique des hautes études, 2023, 148 pages

Fabrice Thuriot
p. 544-548
Référence(s) :

Sarah Scholl, Les Guerres culturelles du xixe siècle. Religions et sécularisation en Europe, Paris, Éd. École pratique des hautes études, coll. Les Conférences de l'École pratique des hautes études, 2023, 148 pages.

Texte intégral

1À partir de deux séries de six conférences à l’École pratique des hautes études à Paris (Université Paris Sciences et Lettres – PSL) de 2020 à 2022, Sarah Scholl, professeure associée en histoire du christianisme à la faculté de théologie de l’Université de Genève, analyse les processus de résolution des conflits entre des États, des Églises et des sociétés civiles dans la seconde moitié du xixe siècle en France, Italie, Allemagne et Suisse. La nouveauté de son approche réside dans la comparaison montrant les similitudes de processus malgré des différences culturelles et religieuses dans ces quatre pays choisis pour leur proximité avec l’autrice, même si quelques incises, sur l’Espagne par exemple, et généralisations sont faites. Tout en montrant leurs singularités, ce sur quoi insistent généralement les recherches existantes, elle les inscrit dans un contexte commun de prise de pouvoir des États unifiés, parfois récents, sur les Églises et les sociétés civiles, jusqu’aux nationalismes et aux guerres militaires européennes et internationales du xxe siècle et même du début du xxie siècle.

2Les guerres culturelles auraient donc précédé les guerres militaires dans ce cas de figure. On peut bien sûr en déceler de précédentes et concomitantes dans le passé, surtout lors de la Révolution française qui avait impacté une grande partie de l’Europe mais, ici, la spécificité réside dans la congruence des mouvements de remise en cause et de restructuration des Églises par des États unifiés en cours d’affirmation de la domination du pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel, en particulier face aux positions réactionnaires du Vatican. « Le pape Pie IX, avec son pontificat de 31 ans et 7 mois, courant de 1846 à 1878 – le plus long de l’histoire de l’Église de Rome –, est le personnage central des luttes que nous allons examiner, tant en France et en Italie, pays catholiques, qu’en Suisse et en Allemagne, pays de mixité catholique et protestante. [Le] conflit s’installe de manière semi-latente aux lendemains de 1848 jusqu’à la fin des années 1860, il monte en puissance pendant une vingtaine d’années – marquées par le concile Vatican I et la perte de Rome – pour s’estomper ensuite lentement à la mort de Pie IX, selon des rythmes différents dans chaque pays, avant d’être enterré dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. Pie IX personnifie donc le Kulturkampf » (p. 23).

3Cette appellation germanique en Allemagne et en Suisse a ses pendants dans les deux autres pays avec la Guerre des deux France et l’anticléricalisme d’État italien, « que l’historiographie, en particulier anglo-saxonne, a qualifié a posteriori de “guerres culturelles” tant leur publicisation au niveau national et même international a développé et polarisé le débat public », comme le rappelle en avant-propos Valentine Zuber qui utilise, elle, l’expression de « moment laïque » et ce « dans tous les espaces européens » (p. 6). Cette convergence des luttes, pour employer un vocable social plus récent, est étudiée en cinq chapitres intitulés : 1. « Guerre des deux France, Kulturkampf, culture wars [sic] : définition du problème » (p. 17-33) ; 2. « Le rejet de l’autre. Une guerre des identités » (p. 35-55) ; 3. « Querelle des investitures et redéfinition des rôles de l’Église et de l’État » (p. 57-82) ; 4. « Le cas des ordres religieux : un condensé des guerres culturelles » (p. 83-100) ; et 5. « L’Église, une institution travaillée par la modernité » (p. 101-120), avant une conclusion sous forme d’interrogation à laquelle elle répond de manière plus nuancée qu’on aurait pu l’imaginer de prime abord, mais conforme à son analyse très documentée et transversale au politique, au religieux et au social : « Qui a gagné le Kulturkampf ? » (p. 121-135).

4L’intransigeance papale incarnée par Pie IX et illustrée par son Syllabus, ou Recueil renfermant les principales erreurs de notre temps…, publié le 8 décembre 1864 (Lille, impr. Danel), et par l’encyclique « Quanta Cura [qui] condamne explicitement […] la liberté religieuse, le rationalisme, l’athéisme, le mariage civil ou l’école laïque » combinée (réellement et symboliquement) « avec l’Infaillibilité pontificale, décrétée au concile Vatican I en 1870 », s’oppose à la modernité démocratique des libéraux (p. 25). La guerre étant considérée comme déclarée par ces positions et d’autres à suivre, des mesures plus ou moins restrictives vont être prises à l’encontre des Églises, catholique en tête mais aussi protestante, récalcitrantes à la montée en puissance des États. Comme dans « une partie d’échecs », chacun avance ses pions avec le soutien plus ou moins marqué d’une partie de la société. Les « chronologie et géographie du conflit » sont communes aux quatre pays considérés et même plus largement en Europe. Les « mouvements d’unification [et] de centralisation » politiques consolident les institutions nationales et « divisent les sociétés et les Églises […] », provoquant « la réactivation des identités confessionnelles […] et la construction de “l’autre” comme objet de haine » (p. 33 et chapitre 2).

5Les sociétés devenant plurielles dans leur composition et leurs confessions, aidées en cela par le développement du libéralisme économique et politique, les Églises ont tendance à se replier sur elles-mêmes et à se positionner contre l’État et les unes contre les autres. Cependant, ces tendances ne sont pas uniformes mais des conciliations ne pourront être trouvées qu’après la montée d’un anticléricalisme exacerbé par les positions dogmatiques de chacun. Les chapitres 2 et 3 relatent quelques exemples, tant intellectuels que pratiques, caractéristiques de ces conflits qui attisent encore plus la dégradation des relations. Il en va ainsi de l’état civil et de l’école, qui deviennent en majeure partie laïques, mais ne peuvent empêcher le maintien ou le développement d’écoles confessionnelles. La France est la dernière à adopter des lois en ce sens en 1881 et 1882 avec Jules Ferry, après l’Allemagne en 1872 (contrôle de l’État), la Suisse en 1874 (« L’école primaire est obligatoire et indépendante de la religion ») et l’Italie en 1877 sur l’aumônier et l’enseignement de la religion catholique (p. 73). Des répressions et des violences émaillent la période dans les quatre pays, avec des affaires emblématiques, surtout en Italie, Allemagne et Suisse, la France étant par la suite encore plus marquée par la montée de l’antisémitisme avec l’affaire Dreyfus dans les années 1890 (p. 75-82).

6Le chapitre 4 traite « le cas des ordres religieux : un condensé des guerres culturelles ». Les congrégations, déjà interdites en France entre 1792 et le Concordat de 1801, sont perçues comme des mondes en vase clos, perpétuant des idées et modes de vie rétrogrades ainsi que des accaparements de biens de main morte, hors du marché cher à la nouvelle idéologie libérale. Cette dernière rejette aussi les vœux d’obéissance, de chasteté et de pauvreté qui apparaissent contraires à la liberté de penser et d’agir, à la reproduction saine de la société et au progrès économique et social (p. 88-95). Des affaires de maltraitance, souvent sévères, sont publicisées afin de discréditer l’Église, mais elles se résument parfois à des dérives plus ou moins consenties par les personnes concernées. L’auteure signale aussi que le voile est dans certains cas une protection et une manière de se libérer de leur condition pour des femmes dans des congrégations enseignantes, hospitalières ou missionnaires, même si ces fonctions sociales sont combattues par les anticléricaux, surtout catholiques, mais plus acceptées et valorisées parmi les protestants (p. 96-100).

7De son côté, le chapitre 5 prolonge la réflexion sur « l’Église, une institution travaillée par la modernité ». Les protestantismes (p. 104-109) et les catholicismes (p. 110-120) sont ainsi divisés en plusieurs mouvements internes plus ou moins traditionalistes ou modernistes. Sans entrer dans les détails, on découvre un paysage beaucoup plus diversifié que les oppositions frontales entre croyants et non croyants, Églises et États, sociétés fermées avec une morale close et une religion statique versus sociétés ouvertes avec une morale ouverte et une religion dynamique (voir les concepts développés par Henri Bergson puis Karl Popper, que nous rappelons par l’entremise de Han Goo Lee, « La société ouverte et ses nouveaux ennemis », trad. de l’anglais par N. G. Albert, Diogène. Revue internationale des sciences humaines, 4 (248), p. 49-58, 2014). L’analyse passionnante et très argumentée s’interroge en conclusion sur « Qui a gagné le Kulturkampf ? », qui montre une « une vitalité catholique et [une] intégration démocratique » (p. 123-128), « le dénouement séparatiste » (p. 128-132) et « l’apprentissage du pluralisme » (p. 132-135). Finalement, « la neutralité religieuse de l’Etat est apparue comme le meilleur modèle pour concilier la souveraineté de l’État et la démocratie avec la liberté des cultes » (p. 135).

8Selon S. Scholl qui, rappelons-le, est professeure d’histoire du christianisme, ces guerres culturelles auraient donc été virulentes mais relativement courtes pour aboutir à des équilibres, différents dans chacun des quatre pays étudiés et toujours fragiles, mais participant d’une même affirmation des États contre les Églises, celles-ci se maintenant, soit de manière centralisée et autonome comme l’Église catholique romaine, soit de façon plus décentralisée et intégrée comme l’Église protestante mais avec aussi des tendances diverses. Si des ruptures fortes ont eu lieu, en particulier pour les mentalités, l’état civil, l’éducation et les soins, la démocratie s’est complétée de nouveaux partis républicains relevant de la démocratie chrétienne, que l’on peut classer au centre droit mais aussi parfois au centre gauche de l’échiquier politique. Des alliances ont eu lieu sur le plan de la morale conservatrice, que certains partis ont revendiqué proche de l’Église, avant des « unions sacrées » (p. 16) nationales lors de la Première guerre mondiale de 1914-1918, l’Église ou les Églises se mettant alors au service de la Nation. De nouveaux affrontements et camps idéologiques se développeront avant et pendant la Seconde guerre mondiale 1939-1945, pas toujours à l’honneur des Églises, même si certains de leurs serviteurs ont pu avoir des comportements remarquables.

9Un dernier questionnement est peu développé, mais pertinent : comment l’histoire peut-elle nous renseigner sur les évolutions, divisions et même guerres actuelles ? Pour finir, les enseignements de cette étude comparée remarquable montrent qu’avec la montée des extrêmes, politiques et religieux, les guerres culturelles sont toujours réactivées lors des périodes de transition comme nous en connaissons aujourd’hui. C’est le cas avec la réorganisation mondiale des grands blocs idéologiques, économiques et sociaux, la réactivation de débats de société et de mœurs, le développement de fausses informations utilisant les technologies les plus avancées, la prise en compte, la relativisation ou la négation du réchauffement climatique…, sur fond de croyances économiques, mystiques, politiques et/ou religieuses.

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Pour citer cet article

Référence papier

Fabrice Thuriot, « Sarah Scholl, Les Guerres culturelles du xixe siècle. Religions et sécularisation en Europe, Paris, Éd. École pratique des hautes études, coll. Les Conférences de l'École pratique des hautes études, 2023, 148 pages »Questions de communication, 46 | 2024, 544-548.

Référence électronique

Fabrice Thuriot, « Sarah Scholl, Les Guerres culturelles du xixe siècle. Religions et sécularisation en Europe, Paris, Éd. École pratique des hautes études, coll. Les Conférences de l'École pratique des hautes études, 2023, 148 pages »Questions de communication [En ligne], 46 | 2024, mis en ligne le 03 février 2025, consulté le 15 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/37177 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12ygf

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Auteur

Fabrice Thuriot

CRDT, Université de Reims Champagne-Ardenne, F-51100, Reims, Francefabrice.thuriot[at]univ-reims.fr

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