Claude Compagnone, Patrick Caron, Rémi Beau, Bernard Hubert, Géraud Magrin, Charles-François Mathis et Cécile Renouard, Regards indisciplinés des sciences humaines et sociales, Paris, Éd. Les Liens qui libèrent, coll. Petits manuels de la grande transition, 2022, 144 pages.
Claude Compagnone, Patrick Caron, Rémi Beau, Bernard Hubert, Géraud Magrin, Charles-François Mathis et Cécile Renouard, Regards indisciplinés des sciences humaines et sociales, Paris, Éd. Les Liens qui libèrent, coll. Petits manuels de la grande transition, 2022, 144 pages.
Texte intégral
1L’avant-propos de l’ouvrage précise son contexte particulier : celui du collectif Formation à la transition écologique et sociale dans l’enseignement supérieur (Fortes) qui a été initié en 2019 par le ministère français de l’Enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation (Mesri). Le Mesri a eu la volonté de contribuer à la formation en matière de transition écologique et sociale en créant des cursus universitaires adaptés aux enjeux écologiques et en publiant un Manuel de la Grande Transition (Collectif Fortes, Paris, Éd. Les Liens qui libèrent) qui rassemble les contributions de 70 enseignants-chercheurs de différentes disciplines, sous la direction de Cécile Renouard, Rémi Beau, Christophe Goupil et Christian Koenig. L’ouvrage Regards indisciplinés des sciences humaines et sociales, en est son prolongement ainsi qu’une explicitation et s’inscrit dans une collection de 12 petits manuels du même éditeur.
2Les auteurs proposent une lecture du Manuel de la Grande Transition à la lumière des sciences humaines et sociales (SHS). Ce court ouvrage ouvre des pistes de réflexion fondées sur des travaux de recherche sans les exposer de manière détaillée. Il propose aussi des références académiques ayant pour objectif d’intégrer les différents sujets liés à la « Grande Transition » dans l’enseignement des disciplines concernées, qu’il s’agisse de bâtir des programmes ou d’adopter de nouvelles pratiques pédagogiques. À l’évidence, et comme le rappellent les auteurs, le livre ne constitue pas une maquette de cours, mais plutôt une prise de position radicale quant au diagnostic qu’il porte sur la situation sociale et politique liée aux questions environnementales. Il revendique une pensée engagée « qui se veut ouverte au débat ». Les auteurs – sociologues, philosophes, géographes, écologues ou historiens – dès l’avant-propos, dénoncent la croissance indéfinie du produit intérieur brut (PIB) ou la géo-ingénierie comme des impasses, cependant sans expliciter davantage leur position.
3L’introduction pose comme axiome le « besoin de réviser profondément nos manières de vivre et de produire, de consommer, de nous déplacer, de nous protéger du froid et des intempéries, d’occuper nos loisirs » (p. 9) et impose un caractère systémique à la « Grande Transition » tant du point de vue écologique, social, politique, économique que, plus surprenant, l’impératif d’être « juste » (ibid.). Dès la dixième page, les auteurs se posent la question de l’importance des SHS dans le processus de la « Grande Transition » – avec un « nous » qui interpelle le lecteur – s’agissant « de la façon dont nous voyons les choses […] profondément ancrée dans la culture dans laquelle nous baignons » (p. 10), comme si les lecteurs étaient collectivement enfermés dans la même bulle culturelle, disciplinaire et idéologique. Dans la première partie, intitulée « Enjeux de la transition » (p. 2), les béotiens du développement durable apprécieront le résumé concernant la période de l’émergence d’organismes étatiques et européens jusqu’à la création du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), dont les auteurs soulignent la « pertinence des approches en SHS » en ce qui concerne « la compréhension de l’émergence et du fonctionnement de ces organisations », mais aussi, de manière plus surprenante, « dans l’aide qu’elles peuvent apporter à l’émergence de conceptions et de pratiques vertueuses » (p. 24), les domaines d’action de la « Grande Transition » étant plutôt ceux de l’ingénierie que de la sociologie. L’approche discursive des pratiques agricoles, forestières ou halieutiques (p. 22) paraît aussi très théorique. Le récit des alertes insuffisamment entendues (p. 24-29) aboutit à un constat surplombant de complexité des enjeux incompréhensibles pour le les non experts qui préfèrent en nier la gravité. Ces bouleversements coûteux qui affecteront profondément les niveaux de vie de groupes sociaux aux intérêts divergents ne seraient donc possibles qu’avec « un appui précieux » des SHS « pour rendre compte des conceptions des choses différentes, des interactions et des rapports de force entre acteurs ». Les auteurs proposent « trois scénarios explicatifs des problèmes environnementaux » (p. 24-25) selon les auteurs, le premier serait de nature religieuse, « dans un rapport singulier à l’environnement, d’extériorité, qui aboutirait aux difficultés d’aujourd’hui ». Le deuxième scénario attribue au « recours massif aux énergies fossiles […] la source de tous nos maux » (p. 24_25), enfin dans le troisième scénario, c’est l’adoption massive après 1945 d’un modèle productiviste qui est mis en avant comme cause du basculement dans l’Anthropocène. La multi-dimensionnalité de la crise actuelle en fait une véritable question de civilisation selon les auteurs qui citent Rachel Carson, Jean Dorst, Ivan Illich et le rapport Meadows (Donella Meadows et al., The Limits to Growth, Le Club de Rome, 1972). Les auteurs de l’ouvrage assurent que « les enjeux sont si complexes, les chaînes de causalité si difficiles à mettre en évidence […] qu’un lecteur ou un auditeur lambda peut facilement se perdre dans les débats », posant ainsi les chercheurs en SHS comme passeurs incontournables pour analyser ces chaînes de causalité, bien qu’elles relèvent aussi des sciences dures et de la technologie. L’émergence des questions environnementales liées à la notion de développement durable sous le regard quasi exclusif des SHS (p. 33-46) fait appel à des références idéologiques comme celles de Gaël Giraud, aux positions très controversées, avant de revenir à des valeurs sûres comme Jürgen Habermas et Hartmut Rosa, et de convoquer les grands anciens comme John Locke et Thomas Hobbes dont Garrett Hardin s’inspire dans sa critique des biens communs (« The Tragedy of the Commons », Science, 162 [3859], p. 1243-1248, 1968) pour cerner les limites de l’encadrement des ressources. Les auteurs de l’ouvrage s’inquiètent des possibilités de l’action publique en décrivant les risques des phénomènes de concentration ou de déplacement des instances décisionnelles au motif que la délégation de décision par le vote des citoyens pour des représentants au niveau national ou européen peut étouffer les avis divergents. La démocratie ne semble pas les convaincre tout à fait. Enfin, c’est dans ce cadre contraint que les auteurs évoquent la nécessité d’une expertise approfondie sur de nombreux sujets liés au développement durable. Malheureusement, la solution proposée, qui interpelle sur « la nécessité de mettre en œuvre des formes institutionnelles de définition du bien commun » (p. 61), évoque plutôt la sclérose progressive des services administratifs étatiques que l’agilité de l’entreprise innovante. La Convention citoyenne pour le climat et ses limites en sont un bon exemple : si les débats des 150 citoyens qui la composaient ont abouti à 149 propositions et à mettre en lumière une démocratie délibérative, ses résultats concrets se sont limités à construire un plan solide, répondant à des objectifs climatiques et sociaux ambitieux, acceptables par une majorité, mais leur concrétisation n’est pas encore programmée.
4Dans la deuxième partie, intitulée « La Transition » (p. 63), les auteurs abordent « ce qui justifiait le besoin de changement global dans nos sociétés occidentales et […] ce que pouvait être l’apport des SHS dans la compréhension de ce besoin » (p. 66) avant de s’intéresser aux « modalités de mise en œuvre » (p. 66). En traitant d’abord des conceptions et théories de la Transition, l’ouvrage revient sur la notion d’Anthropocène et fait remarquer le remplacement progressif de l’expression « développement durable » par « transition écologique ». Ainsi la « Transition » d’un régime dynamique à un autre permet-elle d’assurer une continuité rassurante dans le changement que les auteurs envisagent au niveau méso. Cependant, les auteurs rappellent la nécessité de « changer la nature du capitalisme » (p. 65). Le texte se fait plus prescriptif en évoquant des processus qui peuvent conduire à des désaccords entre les acteurs et les cibles de la Transition, d’où la demande d’un portage de la Transition par « les politiques publiques » (p. 74). Néanmoins, est-ce un gage de réussite dans des domaines aussi divers ? La perspective « multi-niveaux » de cette transition sera technologique avant d’être humaine et sociale.
5L’ouvrage évoque brièvement le développement de « systèmes agroalimentaires alternatifs » (ibid.) très expérimentaux, avant de tout aussi succinctement citer « l’émergence de nouvelles innovations » (ibid.) et insiste sur les processus de développement des nouvelles technologies et la démarche de création des niches. Les auteurs reviennent sur les différents « processus d’innovation incrémentale ou de rupture » (p. 67) enseignés depuis une vingtaine d’années et sur la spirale de surenchère, ce processus de transformation sans fin identifié par H. Rosa, et concluent sur une utopie : celle des « nouvelles relations sociales » (p. 74) et des nouvelles relations à la nature, qui resteront forcément marginales. Décrite par H. Rosa, cette autre relation au monde est-elle un « socle d’expériences pour le passage à une autre forme de société » (ibid.) ou est-elle surtout une nouvelle forme d’élitisme très marginale ? Le point le plus intéressant de l’ouvrage est celui qui pose la question d’une interdisciplinarité élargie exigeante telle qu’on la pratique dans la recherche en design – même si cette discipline n’est pas citée. Si « revoir la manière habituelle d’appréhender les relations entre agriculture, alimentation et environnement » (ibid.) est urgent, il n’est pas certain qu’un nouveau modèle puisse satisfaire les besoins humains, même si les expériences de retour à une agriculture locale sont prometteuses, elles restent embryonnaires ; le domaine énergétique, quant à lui, semble plus avancé à l’échelle des territoires.
6À partir de la page 81, le livre prend des accents très politiques, en identifiant « la technologie et l’innovation » comme n’étant « qu’une des dimensions » d’un « processus de transition qui repose[rait] avant tout sur un projet politique, social et économique » (p. 81), projet dont les contours évoquent un régime autoritaire plutôt qu’un processus démocratique. Les auteurs font remarquer que le nombre important de facteurs participant à la Transition induit une grande diversité d’acteurs et une forte présence de la puissance publique, donc une extrême lenteur, qui nuit à l’efficacité de la Transition, et citent les nombreux obstacles à l’efficacité de la Transition : poids des systèmes de représentation, effets de mode, consommation ostentatoire ou poids des traditions et des préjugés. Si on lit dans l’ouvrage une certaine fascination pour une transition « révolutionnaire » (p. 88) tout en soulignant ses risques et ses limites, la raison conduit les auteurs à envisager un « basculement d’un système à l’autre » dans « un régime d’équilibre ». Pour « faire changer », les auteurs mettent en avant une « écologie de la transition » qui reste à imaginer et qui passe par un « énorme travail de sensibilisation et d’accompagnement » (p. 91) dont ils semblent ignorer qu’il se heurte à des comportements très ancrés, y compris dans les lieux de référence symbolique cités. L’analyse des sociologues reprise dans le cas des Gilets jaunes (p. 94) semble plutôt illusoire si on la rapporte à leur échec dans cette crise de violence qui a profondément clivé la population. Cette dernière partie, censée valoriser le travail des SHS, interpelle par son diagnostic. Si la notion de territoire est considérée comme porteuse de valeurs positives, la coordination mise en avant par les auteurs est souvent un champ de conflits entre ses différents acteurs. Les enjeux immenses de cette Transition conduiraient donc à des rapports de force avec l’État. La sous-partie « Faire changer » (p. 92) décrit la nécessité de processus visant à des « nouvelles façons de faire » qui « concernent l’identité même des personnes » (p. 93), la rendant inquiétante. L’accompagnement culturel proposé relève d’un endoctrinement – peu compatible avec la démocratie et l’ingénierie sociale – de segmentation de la population pour mieux cibler le discours public et sous-estime la capacité de résistance au catalogage des humains.
7Les auteurs rappellent l’évidence de la position des territoires pour atteindre les objectifs de développement durable (ODD), mais les rendre capables de réduire les tensions migratoires semble dépasser les compétences territoriales, alors que les changements climatiques augmentent les tensions migratoires et que le niveau territorial est le premier à en subir les impacts, tant dans son aménagement que dans ses ressources. À l’opposé de la polarisation supposée du débat entre sciences dures et SHS, des expériences de Transition sont conduites avec succès en conservant la prééminence de chacun sur son champ scientifique et son domaine d’expertise. Contrairement aux préjugés, les chercheurs en sciences dures sont aussi capables de mesurer « le contenu axiologique de leurs recherches » (p. 117), tout en étant peu enclins à abdiquer la vérité des données au profit de l’idéologie. Par moment, l’ouvrage ressemble à un véritable manifeste en faveur d’une « fabrique du consentement » que Noam Chomsky n’aurait pas désavoué.
8Ce volume est un encouragement à allier théorie et pratique de terrain pour ne pas laisser les SHS sur le bord du chemin vers la « Grande Transition » tout en limitant leur emprise sur des projets politisés. Néanmoins, il semble que sa matrice, le Manuel de la Grande Transition, soit une ressource plus essentielle à la compréhension des enjeux des ODD que Regards indisciplinés des sciences humaines et sociales, qui exprime un engagement militant. Cependant, il sert utilement de support à l’élaboration d’une théorie critique par des étudiants et des enseignants-chercheurs.
9Ce petit ouvrage sur la Grande Transition est fort utile à l’élaboration d’une théorie critique. Étant moi-même dans l’action en faveur d’une transition vers un modèle durable et ayant pu observer, dans le cadre d’un projet d’aménagement du territoire, visant à rendre la gestion des eaux pluviales compatibles avec l’agroécologie – la principale difficulté a consisté à faire autoriser un dispositif qui a dû prouver son efficacité sous l’égide d’une directrice de recherche de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) de Sophia Antipolis avant d’être autorisé comme moyen d’irrigation, et non stocké dans des bacs de rétention raccordés aux réseaux d’évacuation des eaux pluviales, laissant ainsi la possibilité à la science de renouer avec les pratiques vernaculaires.
Pour citer cet article
Référence papier
Véronique Pillet-Anderlini, « Claude Compagnone, Patrick Caron, Rémi Beau, Bernard Hubert, Géraud Magrin, Charles-François Mathis et Cécile Renouard, Regards indisciplinés des sciences humaines et sociales, Paris, Éd. Les Liens qui libèrent, coll. Petits manuels de la grande transition, 2022, 144 pages. », Questions de communication, 46 | 2024, 658-663.
Référence électronique
Véronique Pillet-Anderlini, « Claude Compagnone, Patrick Caron, Rémi Beau, Bernard Hubert, Géraud Magrin, Charles-François Mathis et Cécile Renouard, Regards indisciplinés des sciences humaines et sociales, Paris, Éd. Les Liens qui libèrent, coll. Petits manuels de la grande transition, 2022, 144 pages. », Questions de communication [En ligne], 46 | 2024, mis en ligne le 10 février 2025, consulté le 16 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/37207 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12ygj
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