Patricia Hill Collins et Sirma Bilge, Intersectionnalité. Une introduction, trad. de l’anglais par J. Maistre, Paris, Éd. Amsterdam, 2023, 313 pages.Intersectionnalité. Une introduction
Patricia Hill Collins et Sirma Bilge, Intersectionnalité. Une introduction, trad. de l’anglais par J. Maistre, Paris, Éd. Amsterdam, 2023, 313 pages.
Texte intégral
1L’ouvrage est une traduction de la seconde édition d’Intersectionality par les sociologues Patricia Hill Collins, professeure de sociologie à l’université du Maryland, et Sirma Bilge, professeure agrégée de sociologie à l’Université de Montréal. Il s’ouvre sur une préface consacrée à l’édition française, suivie par un avant-propos de la seconde édition et contient 8 chapitres, dont certains sont subdivisés en sous-parties. Les autrices analysent les interactions complexes des injustices sociales et des dynamiques de pouvoir qui façonnent notre monde. Leur ton ferme met le lecteur face aux réalités mises en lumière par des événements tels que la pandémie du covid-19, qui a brutalement révélé les inégalités sociales perpétuées par les autorités politiques. La préface de S. Bilge, intitulée « Garder le cap de la justice sociale » (p. 9), dénonce l’oppression systémique, particulièrement évidente dans le comportement de la police à l’égard des populations précaires au Québec. Les autrices font explicitement état de la résonance internationale de leur ouvrage, matérialisée par ses traductions en plusieurs langues et l’entrée du terme « intersectionnalité » dans le dictionnaire Le Petit Robert en 2022, avec la définition suivante : « Concept associant les aspects constitutifs de l’identité d’une personne (sexe, genre, classe, origine ethnique, âge, orientation sexuelle, etc.) aux systèmes de discrimination et de domination » (p. 14), soulignant l’importance de leurs efforts. Cependant, S. Bilge déplore les malentendus persistants et les perceptions négatives de l’intersectionnalité dans les cercles francophones, surtout en France, qui témoignent de la résistance bien ancrée aux concepts remettant en question les structures de pouvoir établies.
2Dans les chapitres d’introduction (p. 23, 65), les autrices expliquent les fondements de l’intersectionnalité en la présentant non seulement comme un cadre théorique, mais aussi comme un outil essentiel permettant de disséquer les complexités de l’expérience humaine. Elles accordent une attention spécifique à l’intersectionnalité en tant qu’« enquête critique » (p. 68) et « praxis critique » (p. 83), soutenant ainsi que les interprétations de l’intersectionnalité peuvent sous-estimer l’influence de la pratique, en particulier la manière dont l’intersection des relations de pouvoir est cruciale pour comprendre l’inégalité sociale. Par « enquête », les autrices font référence à la recherche et à la réflexion qui émergent par le comportement et les luttes des personnes en situation de vulnérabilité. Cette enquête intersectionnelle peut avoir lieu dans une variété de contextes en dehors du cadre universitaire. Par « praxis », l’accent est mis sur le caractère pratique qui émane des expériences vécues par les individus, plutôt que sur les solutions théoriques aux problèmes d’injustice sociale apportées par les universités. Quant au terme « critique », elles entendent « le fait de critiquer, de rejeter ou d’essayer de résoudre des problèmes sociaux engendrés par des situations d’injustice sociale » (p. 107).
3Une analyse détaillée dans le chapitre 3 montre comment la « race », le genre, la classe et la sexualité s’entrecroisent avec les systèmes de discrimination et de domination pour façonner des relations sociales et les réalités de l’individu. Par exemple, les autrices décrivent l’image que l’homme Blanc se faisait du rôle des femmes Noires dans la société (p. 115), ce qui illustre bien comment leurs expériences professionnelles sont façonnées non seulement par la discrimination raciale – elles sont souvent confinées à des travaux domestiques considérés comme dégradants –, mais aussi par les attentes liées au genre et les inégalités de classe (p. 116).
4Cette analyse des expériences spécifiques des femmes noires se prolonge par l’examen des luttes activistes, notamment celles des femmes afro-américaines et chicanos des années 1960 et 1970. Ces luttes ont joué un rôle clé dans le développement de la théorie de l’intersectionnalité, en mettant en lumière les réalités vécues par ces communautés face au colonialisme, au racisme, au sexisme et à l’exploitation capitaliste. Ces mouvements ont non seulement contribué à l’émergence de la théorie intersectionnelle, mais ils ont également permis de questionner les approches traditionnelles de l’identité, du pouvoir et de l’oppression.
5Le chapitre poursuit en soulignant la pertinence mondiale de l’intersectionnalité, au-delà des frontières de l’Amérique du Nord et de à l’Europe. Les autrices montrent comment cette approche s’applique de manière concrète dans des enquêtes critiques et dans des actions militantes, soulignant que la véritable compréhension de ces enjeux provient de l’engagement dans l’expérience vécue et l’activisme de base. Elles retracent les fondements historiques de l’intersectionnalité par les luttes des communautés défavorisées et mettent en évidence son évolution, d’un mouvement populaire à un cadre académique, qui imprègne aujourd’hui le discours institutionnel (p. 129-141).
6Enfin, les autrices identifient des figures-clés et leurs contributions, telles que le travail de l’universitaire afro-féministe Kimberlé Williams Crenshaw – dont le terme « intersectionnalité » est supposé être son invention, hypothèse que les autrices contestent –, d’autres universitaires et des étudiants activistes, ainsi que des moments-clés au sein de ces mouvements qui ont influencé le développement de l’intersectionnalité en tant que cadre théorique intégré dans certains programmes universitaires. Ce passage de la notion, entre 1980 et 1990, de la politique des mouvements sociaux à celle des établissements d’enseignement supérieur, démontre comment l’intersectionnalité peut servir de forme d’enquête et de praxis critique.
7Le quatrième chapitre (p. 145) est l’occasion pour P. Hill Collins et S. Bilge d’élargir le champ de leur enquête pour y inclure l’impact mondial de l’intersectionnalité en mettant en avant des événements clés tels que la conférence de Durban de 2001, qui a souligné l’importance de l’intersectionnalité dans le traitement de questions urgentes comme le changement climatique, la justice environnementale, les droits de l’homme et le domaine numérique. Dans une optique critique, elles examinent comment ces questions touchent à l’intersectionnalité du genre, de la classe, de l’ethnicité et de l’orientation sexuelle, révélant les effets multiples des identités individuelles au sein des systèmes d’oppression. En effet, les mouvements sociaux contre l’inégalité ont remodelé les relations sociales dans un cadre néolibéral, facilité par l’émergence de plateformes numériques pour l’activisme mondial. Désormais, les réseaux sociaux et numériques sont des éléments indispensables de construction et d’expression de l’intersectionnalité et de nombreuses recherches (citant l’ouvrage de Veronica Barasi, Activism on the Web. Everyday Struggle against Digital Capitalism, New York, Routledge, 2015), et les autrices s’efforcent de comprendre les usages complexes du numérique dans la lutte pour la justice sociale, tel que les militants l’utilisent dans les médias sociaux (p. 178-179).
8Dans les deux chapitres (p. 195, 229) qui suivent, P. Hill Collins et S. Bilge explorent la manière dont l’intersectionnalité croise la résistance aux pratiques néolibérales, en mettant en exergue les dynamiques de pouvoir, inégalités et les stratégies de résistance. En effet, la transformation de l’ordre mondial – l’organisation des rapports de pouvoir à l’échelle mondiale – vers le néolibéralisme est marquée par la montée de l’extrémisme de droite, du populisme, de la corruption politique, de l’autoritarisme et de la discrimination. Ce tournant néolibéral a déclenché des manifestations mondiales contre les inégalités économiques, des brutalités policières et la répression étatique, en mettant en avant la pertinence de l’intersectionnalité en tant qu’outil analytique pour comprendre les mouvements sociaux contemporains. Ensuite, les autrices abordent l’interaction complexe de l’identité et s’engagent dans des débats sur sa conceptualisation, surtout en relation avec la question de l’intersectionnalité, remettant en cause les interprétations essentialistes au profit de sa nature dynamique, s’engagent dans des débats sur sa conceptualisation, surtout fluide et, façonnée par des axes de pouvoir et de privilège qui se croisent. Les autrices s’opposent fermement aux conceptions réductionnistes de l’identité et préconisent une approche qui reconnaît que l’identité est fluide, relationnelle et qu’elle s’inscrit dans des contextes spécifiques.
9Intitulé « Intersectionnalité et l’éducation critique » (p. 255), le septième chapitre établit un lien crucial entre l’éducation et l’intersectionnalité en tant qu’enquête et praxis critique. L’éducation est vue non seulement comme un outil de lutte contre l’injustice sociale, mais aussi comme un moyen pour les individus de développer leur pouvoir d’action sur le plan personnel et collectif. Les autrices évoquent le travail de pionnier de Paulo Freire en matière de pédagogie critique, en particulier son ouvrage phare de 1968 intitulé Pedagogia deo Oprimido (Pédagogie des opprimés, Paris, F. Maspéro, 1974), qu’elles considèrent comme une contribution clé à l’intersectionnalité. En effet, P. Freire prône une éducation qui reconnaît les dimensions multiples de l’identité et de l’oppression, ce qui est en parfaite adéquation avec les principes de l’intersectionnalité.
10Enfin, le dernier chapitre (p. 289) est un résumé de l’axe principal de leur recherche, qui porte sur les questions d’injustice sociale et de dynamique du pouvoir. Elles décrivent les principes ayant guidé leurs écrits, en se concentrant sur le domaine structurel du pouvoir, la tradition philosophique qui alimente leurs idées et la politique de l’intersectionnalité. Par les réflexions et les actions de ceux qui ont contribué au développement de l’intersectionnalité, les autrices soutiennent que celle-ci sert d’outil pour comprendre la complexité des inégalités résultant de l’intersection des relations de pouvoir à différents niveaux et dans différents contextes. Cependant, elles déplorent la portée géographique limitée de leur analyse, comme la prédominance de l’Amérique du Nord et appellent à un engagement plus large dans les efforts dialogiques, intellectuels et politiques inhérents à ce sujet.
11Ce livre des sociologues P. Hill Collins et S. Bilge approfondit un concept essentiel pour comprendre les complexités des dynamiques sociales contemporaines. Avec une approche didactique, les autrices guident le lecteur dans la découverte des concepts et des pratiques de l’intersectionnalité dans des domaines variés tels que le genre et la sexualité, la « race » et l’ethnicité, la classe sociale, l’économie, la santé, l’éducation, la politique et les droits civiques, ainsi que la justice sociale. Les autrices soutiennent de manière convaincante que l’intersectionnalité nécessite une compréhension nuancée des individus en tant qu’êtres à multiples facettes, façonnées par des identités croisées. Elles mettent l’accent sur la dynamique du pouvoir et l’injustice sociale qui en résultent démontrant ainsi l’importance de cet outil pour analyser les inégalités systémiques. S’appuyant sur des études de cas concrètes, des expériences professionnelles et des perspectives interdisciplinaires, elles montrent que l’intersectionnalité fonctionne comme un prisme transformateur permettant de mieux appréhender et traiter ces inégalités.
12Cependant, si l’on peut regretter le manque de propositions concrètes pour redresser les injustices liées à l’intersectionnalité, l’ouvrage offre néanmoins des pistes de réflexion qui stimulent la réflexion critique. En outre, bien que les concepts théoriques puissent paraître complexes pour les néophytes, l’approche pédagogique des autrices rend le sujet accessible à un large public. En ce sens, ce livre s’avère un ouvrage de valeur, aussi bien pour les experts que pour les lecteurs qui découvrent l’intersectionnalité.
Pour citer cet article
Référence papier
Stella Anne Achieng, « Patricia Hill Collins et Sirma Bilge, Intersectionnalité. Une introduction, trad. de l’anglais par J. Maistre, Paris, Éd. Amsterdam, 2023, 313 pages.Intersectionnalité. Une introduction », Questions de communication, 46 | 2024, 663-667.
Référence électronique
Stella Anne Achieng, « Patricia Hill Collins et Sirma Bilge, Intersectionnalité. Une introduction, trad. de l’anglais par J. Maistre, Paris, Éd. Amsterdam, 2023, 313 pages.Intersectionnalité. Une introduction », Questions de communication [En ligne], 46 | 2024, mis en ligne le 10 février 2025, consulté le 15 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/37246 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12ygl
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