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Notes de recherche

La science-fiction comme espace d’exploration des variétés de post-capitalisme ?

Sur les ressources réflexives des imaginaires de transformation systémique
Science fiction as a space for exploring varieties of post-capitalism?
On the reflexive resources of systemic transformation imaginaries
Yannick Rumpala
p. 321-356

Résumés

Résumé : S’intéressant aux espaces où peuvent être imaginés des possibilités de transformation de l’ordre économique dominant, cette contribution propose d’examiner plus particulièrement différentes formes de futurs post-capitalistes représentées dans la science-fiction et d’évaluer les ressources projectives qu’elles contiennent. Elle déploie cette démarche en considérant que le regard sur les « économies diverses », celles souvent rendues moins visibles par le système économique prééminent, doit aussi s’intéresser à la fiction et au rôle créatif des imaginaires, tournés vers l’avenir en l’occurrence. L’article précise d’abord en quoi la science-fiction peut aussi participer à l’imagination politique, précisément du fait de ses capacités de problématisation et d’exploration. L’étape suivante consiste à exploiter un corpus d’œuvres majoritairement littéraires pour montrer de quelles façons la science-fiction constitue un vecteur original de production et d’exploration de possibles socio-économiques. En effet, les mondes créés dans ces œuvres permettent de représenter et donner à voir à quoi pourrait ressembler une variété de systèmes socio-économiques alternatifs et post-capitalistes. Enfin, le rassemblement de ces futurs post-capitalistes amène à proposer une matrice typologique pour mieux dégager les lignes directrices qui sous-tendent ces visions et aider à s’orienter dans les inspirations qu’elles peuvent porter.

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Texte intégral

1Le théoricien de la culture et du politique Fredric Jameson (1996 : xi, traduction personnelle) a formulé cette phrase devenue presque classique à force d’avoir été reprise (de manière plus ou moins fidèle, d’ailleurs) : « Il nous semble plus facile aujourd’hui d’imaginer la détérioration complète de la terre et de la nature que l’effondrement du capitalisme tardif ; peut-être cela est-il dû à une faiblesse dans notre imagination ». Non seulement cette affirmation peut être discutée dans sa généralité, mais il devient même opportun d’y répondre à l’aune d’un recensement sérieux des imaginaires disponibles. Dans une certaine mesure, il est certes possible de percevoir des faiblesses dans l’imagination collective quant à ce qui pourrait succéder à l’ordre économique dominant, mais cette imagination existe bel et bien et elle peut être trouvée, voire réappréhendée avec profit, dans des productions culturelles orientées vers le futur comme celles de la science-fiction.

2Pour étayer cette réponse, cette contribution articule trois objectifs. Le premier est d’éclairer et de mieux évaluer ce que la science-fiction, notamment dans son développement depuis les années 1950, contient comme potentiel réflexif lorsque sont imaginés les aspects d’une société post-capitaliste, où le monde serait sorti des logiques d’accumulation et des maux corrélatifs. Dans ses canaux d’expression majeurs (littérature, cinéma, séries télévisées en particulier), le genre se déploie à partir de ressorts originaux, allant typiquement de l’extrapolation de tendances à la spéculation anticipatrice (pour un repérage relativement général, voir par exemple Csicsery-Ronay, 2008 et Vint, 2014), et il est possible de considérer que ces constructions fictives de mondes alternatifs ouvrent des espaces cognitifs participant à l’exploration de potentialités et à la pluralisation des trajectoires imaginables. Certes, ces espaces n’ont pas été conçus comme ceux de réflexions relevant de la théorie sociale ou politique, mais ils contiennent des matériaux imagés susceptibles de fournir d’autres types d’apports intellectuels en déplaçant paramètres et points de vue (Rumpala, 2015).

3Lorsqu’il s’agit des futurs économiques et des trajectoires qu’ils pourraient porter, les réflexions et travaux disponibles s’intéressent peu à ceux projetés par la fiction. Pourtant, par rapport à des formes plus classiques ou plus conventionnelles de projections dans le futur (prospective, futurologie, etc.), la restauration du dialogue avec la fiction présente un intérêt substantiel pour appréhender d’une autre manière certaines dynamiques ou élargir, voire rouvrir des perspectives : typiquement dans la prospection d’alternatives et en particulier par ce que les récits et leurs mises en scène peuvent donner à voir sur les transformations d’un système économique, ainsi que leurs implications politiques. Le deuxième objectif de cet article est de renforcer ce travail de prospection, souvent mis à distance dans les sciences sociales, en approfondissant ce dialogue, comme l’ont entrepris dans un autre registre certains économistes cherchant à réévaluer les relations et les liens entre économie et science-fiction (Davies [2018] et Chang [2018] par exemple). Un tel dialogue peut devenir un catalyseur pour la réflexion si l’on prend le temps de fouiller et d’analyser ce que la science-fiction, derrière et par la forme narrative, contient comme visions sur la mutabilité des structures économiques et l’évolution du capitalisme dans des futurs proches ou plus lointains. Cette contribution propose d’en tirer profit en considérant que la production imaginaire, via de telles explorations, fournit aussi des voies par lesquelles interroger les conditions de possibilité de schémas ou modèles alternatifs. En décalant par rapport à certains questionnements de sciences sociales, la question n’est pas « Le capitalisme a-t-il un avenir ? » (Wallerstein et al., 2013) ou « Comment finira le capitalisme ? » (Streeck, 2016), mais plutôt : comment, dans la période récente, un espace particulier, celui de la fiction, a contribué à imaginer le type de société qui pourrait exister après ou au-delà du capitalisme ? Et spécialement, sous quelles formes peut être (encore) représenté un système socio-économique ouvrant sur l’espoir collectif plutôt que sur le malheur et la ruine, caractéristiques des imaginaires dystopiques et apocalyptiques ?

4Plutôt que de rabattre ces représentations imaginaires d’un post-capitalisme sur le registre des utopies et d’y attacher abstraitement une forme d’élan stimulé par cet ailleurs hypothétique – et nombreux sont les travaux et discussions dans cette veine utopique, à commencer par le champ des études littéraires –, la perspective vise davantage à prolonger l’intérêt que la recherche en sciences sociales a commencé à trouver pour les « économies diverses », ces expérimentations économiques alternatives multiples et souvent moins visibles (Gibson-Graham, 2008). Plus précisément, il s’agit d’étendre cet intérêt vers la fiction et de lui assurer sa place dans ce champ d’étude, en tant que laboratoire où presque toutes les formes imaginables peuvent être testées. Concernant ces « économies diverses », J. K. Gibson-Graham (2020) rappellent comment la pratique de l’inventaire peut devenir une stratégie pour ouvrir l’économie et les formes d’action collective à l’exploration. Cette pratique de l’inventaire mériterait d’être étendue au stock (souvent insoupçonné) présent dans la fiction et, plus que seulement documenter ou inventorier cet imaginaire, cet article propose comme troisième objectif d’aider à s’orienter dans cet ensemble, à la manière d’un compas de navigation, en repérant certaines grandes directions plutôt que d’ajouter aux commentaires d’œuvres déjà commentées, voire abondamment pour certaines d’entre elles.

5La proposition faite ici conjointement est que les produits fictionnels de cette activité imaginaire ont aussi une dimension heuristique et sont disponibles comme bases d’expérimentation, et donc de connaissance (Rumpala, 2018). Le rôle des visions imaginaires ne doit pas être négligé et il ne faut pas oublier que le pouvoir (économique) réside aussi dans la maîtrise des fictions du futur (Beckert, 2016). Ce réservoir de fictions est un type de ressource intellectuelle qui, même s’il n’a guère été exploité en ce sens, peut nourrir une imagination sociologique (Mills, 1959) ou politique (Duncombe et Harrebye, 2021). Une telle exploration élargit par exemple l’horizon d’une « sociologie économique historique des futurs imaginés » (Beckert, 2016 : 280) en plaçant l’histoire du capitalisme dans un au-delà où il aurait perdu sa prévalence et laisserait la place à d’autres arrangements institutionnels.

6Pour réaliser cette investigation, les travaux disponibles dans les études littéraires et le champ des humanités ont aidé à défricher et évaluer la place d’œuvres importantes (voir par exemple Walton, 2022). En outre, pour cet imaginaire particulier, les thématisations majeures sont désormais plus faciles à repérer grâce à des bases de données en anglais et en français : l’Internet Speculative Fiction Database1 dans le monde anglophone, la Science Fiction and Fantasy Research Database de la Texas A&M University2 pour les sources secondaires, nooSFere pour le monde francophone et les traductions en français3, l’Internet Movie Database (imdb) comme équivalent plus général pour le cinéma et les séries télévisées. En plus de leur travail de catalogage utilisable comme un pré-corpus pour un thème déterminé, ces bases de données donnent accès aux présentations et recensions d’une large variété d’œuvres, à la fois sur le plan temporel et thématique. En sondant ces bases à partir du croisement de critères et mots-clés discriminants, notamment ceux en post- (post-capitalism/post-capitalist, post-scarcity) mais aussi d’autres comme point d’entrée (utopia[s] par exemple, en resserrant ensuite en fonction des résumés et critiques), un repérage raisonné dans cet ensemble de la seconde moitié du xxe siècle à nos jours, période d’expansion notable du genre, a permis de circonscrire un corpus de productions audiovisuelles et surtout littéraires (sans négliger le paratexte) où apparaissent des sociétés futures économiquement réorientées – ce qui excluait le sous-genre de l’uchronie, où il s’agit davantage de réécrire l’histoire en modifiant des situations ou des événements passés. Interrogée en mai 2022 pour chercher la présence de ces mots clés dans les textes complets des références enregistrées, la Science Fiction and Fantasy Research Database, qui a pour avantage d’aider à repérer les œuvres ayant déjà fait l’objet d’études, a fait apparaître 8 références pour post-capitalism, 2 pour postcapitalism, 5 pour post-capitalist et 3 pour postcapitalist. Une large part renvoyait de manière notable à l’œuvre de Kim Stanley Robinson et Les Dépossédés d’Ursula Le Guin apparaissait également. Le terme post-scarcity aboutissait à 5 références qui, si l’on maintenait un prisme post-capitaliste, renvoyaient à la franchise Star Trek, à la trilogie martienne du même K. S. Robinson et au cycle de la Culture d’Iain M. Banks. Les termes utopia/utopian/utopianism renvoyant à plusieurs centaines voire plusieurs milliers de références, il a fallu combiner avec d’autres termes, comme utopian + economy (64 références) et utopia + capitalism (238 références) par exemple, pour pouvoir resserrer. Ce tri complémentaire a confirmé la pertinence des œuvres d’U. Le Guin (1974) et d’I. M. Banks, plus celles d’Ernest Callenbach (1975) et de Cory Doctorow (2017). Pour l’Internet Speculative Fiction Database, il n’a été possible d’utiliser que le mot clé utopia, qui était le seul proposé dans cette perspective d’analyse. La consultation de cette base a confirmé l’intérêt des romans Les dépossédés d’U. Le Guin (1974) et Pacific Edge de K. S. Robinson (1990). Le site nooSFere a apporté une validation supplémentaire de l’intérêt des œuvres repérées grâce aux critiques souvent riches en détails. La variété des imaginaires représentés amène évidemment à garder une attention pour le contexte de production et de réception de ces récits.

7Dans la suite de cet article, la première partie, en préalable épistémologique et méthodologique, expliquera comment ce type de fiction permet de rouvrir les modes d’appréhension des futurs imaginables et peut fonctionner comme un laboratoire pour tester des formes de reconfiguration collective. Sera ensuite passé en revue un ensemble d’œuvres emblématiques pour montrer comment la science-fiction fournit un vecteur original de production et d’exploration de possibles socio-économiques, où une orientation post-capitaliste se dessine dans des formes inédites d’organisation collective ou de nouveaux modes de vie par exemple. L’important n’est pas tant de faire apparaître la dimension critique de ces fictions spéculatives ou anticipatrices, mais d’évaluer dans quelle mesure cet espace imaginaire et cette activité de construction de mondes sont favorables à la représentation de futurs alternatifs (et désirables) et peuvent constituer un type particulier de préfiguration. Tout en défendant l’idée qu’il vaut mieux prendre les productions de science-fiction comme des lignes de fuite (au sens de Gilles Deleuze [1990]), la troisième partie reprendra les lignes majeures qui sous-tendent les productions repérées auparavant, de façon à donner des bases pour différencier et classer les directions nouvelles ou différentes dessinées dans la variété de ces trajectoires post-capitalistes s’écartant du modèle actuellement dominant. Finalement, profiter des ressources de la science-fiction pourra alors être le meilleur moyen de prendre au sérieux le préfixe « post- ».

Comment la (science-)fiction peut participer à l’extension des réflexions sur les futurs imaginables

8La science-fiction est un genre qui a classiquement été analysé comme un mode de représentation, porteur de récits, d’images, de contenus symboliques, etc. (Csicsery-Ronay, 2008) Une particularité intéressante et qui vaut autant pour les formes littéraires que visuelles est de s’appuyer non seulement sur le déploiement de ces éléments, mais aussi sur la construction de mondes, les premiers dépendant conjointement des seconds (Wolf, 2012). Ces mondes fictionnels sont différents de notre monde, mais ne lui sont pas complètement étrangers, puisqu’ils ne peuvent exister sans lui emprunter, même de manière minime. Mark J. P. Wolf (2012) s’est efforcé de formaliser les propriétés sur lesquelles reposent ces mondes imaginaires afin d’être crédibles et intéressants, notamment leurs structures matérielles, leurs environnements physiques, leurs cadres culturels, leurs organisations sociales, leurs équipements technologiques et leurs évolutions historiques. La première propriété est le degré d’invention, puisque ces mondes doivent incorporer un ensemble distinctif d’innovations et de variations par rapport au monde reconnu comme le nôtre. Le second est le degré de complétude, même s’il est difficile de concevoir des mondes « complets » et dans lesquels tous les aspects peuvent être pleinement pris en compte, malgré l’ajout de multiples détails. La troisième renvoie au degré de cohérence de ces mondes et à la mesure dans laquelle ils sont élaborés et agencés sur des bases non contradictoires. Lorsque ces récits extrapolent, ils le font en respectant ces trois propriétés (« invention », « completeness », « consistency »). C’est ainsi qu’est conjointement produite une matière idéelle qui incite à envisager aussi cette production culturelle comme un mode de problématisation et un mode d’exploration, ayant l’un comme l’autre pour intérêt d’offrir des ressources heuristiques au-delà du cadre fictionnel.

La science-fiction comme mode de dénaturalisation et de problématisation

9Par le jeu des conjectures fictives, les éléments narratifs et descriptifs agencés dans le registre de la science-fiction sont particuliers dans le sens où ils sont une manière de déstabiliser des certitudes et constituer en objets pour la pensée non seulement les évolutions dans le domaine de la science (si l’on reste attaché à la dénomination du genre) ou d’autres évolutions, mais aussi, et peut-être surtout, leurs conséquences ou implications plus ou moins directes sur les systèmes sociaux et politiques (Rumpala, 2018). Classiquement, dans la lignée de Darko Suvin (1979), le genre est défini comme celui de la distanciation cognitive (« cognitive estrangement »), mais la science-fiction, par les scénarios et mises en scène qui y sont déroulés, est une forme d’expression contenant des logiques qui peuvent l’apparenter à un « mode de problématisation », au sens de Michel Foucault (pour une présentation synthétique, voir de Salies, 2013). Plus précisément, ces problématisations sous forme narrative amènent à réappréhender des trajectoires collectives en interrogeant leurs conditions de possibilité et elles fonctionnent de telle sorte qu’entre l’entrée et la sortie de l’œuvre la représentation d’une question tend à se trouver modifiée.

10Dans la mesure où ce type de production littéraire ou audiovisuelle fournit déjà toute une gamme de déplacements temporels et/ou spatiaux, c’est ce travail de problématisation qu’il est utile de récupérer comme ressource heuristique pour enclencher une autre forme d’appréhension de tendances non abouties. Ces variétés de fictions anticipatrices sont alors comparables à des laboratoires, à l’image de ce que peuvent contenir d’autres œuvres littéraires comme sources de connaissances et d’ouverture à l’imagination sociologique (Barrère et Martuccelli, 2009). Leur avantage est même de bénéficier d’une proximité plus marquée avec le registre expérimental des expériences de pensée (Stuart, 2021), socio-économiques et politiques pour la suite. Une question et une approche comme celles d’Immanuel Wallerstein (et al., 2013) et de ses co-auteurs dans Le Capitalisme a-t-il un avenir ? peuvent ainsi être réappréhendées et même ouvertes davantage par la voie de décalages hypothétiques déjà disponibles sous forme fictionnelle. Autrement dit, autant d’angles pour éclairer les évolutions possibles du système et de ses structures de pouvoir, voire susciter des craintes ou des espérances, soit par exemple par l’anticipation d’une exacerbation du pouvoir des forces économiques et spécialement des méga-corporations flirtant avec la criminalité comme dans le sous-genre du cyberpunk (Rumpala, 2021), soit par l’esquisse de pistes de sortie comme on le verra après. En somme, déplacer les paramètres permet de déconstruire des conditions et des situations qui pourraient passer pour des évidences, ouvrant alors potentiellement un espace pour envisager d’autres situations.

La science-fiction comme mode d’exploration

11En outre, récits et visions de science-fiction peuvent être pris comme des vecteurs d’explorations projectives du futur. Ces anticipations fictionnelles sont des images d’une variété de futurs prolongeant des assortiments d’hypothèses. Mettre l’accent sur cette dimension exploratoire est important pour comprendre comment ce registre fictionnel ouvre un « espace cognitif » (Kitchin et Kneale, 2001). Chacun de ces assemblages fictionnels est la résultante d’un travail intellectuel et subjectif qui passe, pour une part importante, par le processus de « world building » (Wolf, 2012), la construction des mondes au sein desquels vont pouvoir se déployer les récits. Dans la perspective choisie ici, le débouché de ce travail peut être apparenté à des expériences de pensée où les scénarios déroulés et les descriptions agencées permettent de tester les systèmes économiques et leur fonctionnement. Comme le rappelle Sherryl Vint (2014 : 157), une des manières de tenter de saisir la science-fiction a été de la voir comme la « littérature du changement (« the literature of change »), autrement dit, qui tend à faire du changement son sujet (presque central) et à s’intéresser « à ce qui peut être changé ». Du fait de cette autre particularité, c’est dans ce stock de situations expérimentales que peuvent être trouvées d’autres formes d’« imagination sociologique » (Mills, 1959) ou d’« imagination politique » (Duncombe et Harrebye, 2021) orientées vers une transformation de la société dans son ensemble. Au sein des cadres créés pour supporter les récits, il devient possible d’observer d’autres structures économiques et institutionnelles opérant dans ces mondes fictifs.

12L’utilité de la science-fiction, spécialement dans cette dimension exploratoire, a déjà été relevée et défendue pour aborder les modes d’organisation sous de nouveaux angles en introduisant de nouvelles questions et perspectives (Higgins, 2001). Le genre a aussi attiré l’attention pour ce qu’il pouvait contenir comme ressources narratives dans le développement de réponses créatives pour envisager un changement systémique ou radical, qui puisse être autre chose qu’un effondrement général (Kociatkiewicz et Kostera, 2019). Par la richesse des représentations, l’intermédiaire fictionnel est parfois la seule façon de faire cette exploration, précisément en utilisant la voie de l’imaginaire, ce qui est aussi un bon moyen de pouvoir multiplier à peu de frais les tests de mondes nouveaux ou différents. Dans certains cas, les œuvres finissent même débordées par des dynamiques qui les dépassent : en examinant les formes transmédiatiques de construction de mondes, en science-fiction ou dans d’autres genres voisins, Dan Hassler-Forest (2016b) a par exemple montré comment elles pouvaient devenir simultanément des formes de reconduction, mais aussi de contestation du capitalisme. Dans tous les cas, ces œuvres et productions culturelles sont les points de rencontre de multiples subjectivités : à la fois celles des auteurs et autrices qui incorporent leur vision du monde, leurs préoccupations et craintes, leurs désirs et espoirs, et d’autres qui, en s’y accrochant, peuvent ensuite mener vers des débouchés politiques et sociaux dépassant les intentions initiales.

La (science-)fiction comme espace d’élaboration d’alternatives post-capitalistes

13La science-fiction offre un espace suffisamment large et ouvert pour que puissent s’y déployer des visions imaginaires et des tropes remettant en question l’agencement structurel et l’agglomérat d’institutions qui font le capitalisme (Streeck, 2011). Par les narrations et descriptions sont représentés des mondes où les méfaits imputables à un tel ordre social semblent éliminés : la misère apparaît réduite et les populations semblent avoir sensiblement pu améliorer leurs conditions de vie. Ces œuvres, peu nombreuses, véhiculent ainsi l’idée que d’autres possibles sont envisageables, voire atteignables, et que les systèmes socio-économiques peuvent être mis sur d’autres trajectoires potentiellement plus bénéfiques. L’examen de ces mondes permet de discerner, au sein des récits, des cadres organisationnels différents ou originaux, des situations inhabituelles, pouvant être pris comme des espaces d’expérimentation et gagner un nouveau sens si on les met en dialogue avec des réflexions relevant davantage de la théorie politique ou sociale. S’agissant des modes de production, d’échange, de consommation, les mondes créés, si on les compare, révèlent même une diversité d’arrangements économiques et collectifs. Les inventorier en portant attention à leurs spécificités (l’inscription de l’œuvre dans une série ou dans un cycle, par exemple), comme ce sera fait ensuite de manière diachronique, permet en effet de repérer comment sont imaginés des bases productives différentes et, corrélativement, un éventail de configurations possibles dans les rapports sociaux (comme ceux liés au travail, aux échanges, etc.).

14Pour prendre en compte les expressions de l’imaginaire dans ce qu’elles activent comme problématisations et explorations, il vaut mieux éviter de qualifier trop rapidement et a priori ces visions économiques alternatives ou ces « économies diverses », puisque c’est précisément de l’ouverture vers la diversité qu’elles tiennent leur possibilité de différenciation. J. K. Gibson-Graham et Kelly Dombroski (2020, « Chapter 52: Reading for economic difference ») proposent de « lire les différences (économiques) » pour rendre celles-ci plus visibles et de faire de cette pratique une forme de connaissance. Elles ne mentionnent pas les productions culturelles dans l’exposé de leur méthode, mais on peut estimer que celles-ci contiennent également des représentations d’une multiplicité de logiques, pratiques, organisations, institutions, susceptibles d’étendre la gamme des modèles économiques envisageables en dehors du « capitalocentrisme ».

Des réplicateurs pour tous ! Production décentralisée illimitée et fin de la rareté (Star Trek)

15Depuis la création de la première série télévisée en 1966 et les multiples productions qui ont suivi, la franchise Star Trek porte un imaginaire qui, à la fois, a été celui de l’exploration galactique, de la rencontre d’autres mondes (avec les multiples résonances socio-économiques et politiques possibles), et a continué à représenter dans son ensemble la possibilité d’une forme d’idéal universel. La dénomination Star Trek a progressivement renvoyé à tout un univers qui s’est amplement enrichi au cinéma et avec d’autres séries télévisées, mais aussi sous forme de romans, de bandes dessinées, etc. La plupart des situations décrites sont censées se dérouler du milieu du xxiie siècle au xxive siècle, dans un futur où l’humanité, sortie de l’obsession pour l’accumulation de richesses, a pris l’espace comme nouveau champ à explorer. Au fil de multiples aventures et pérégrinations spatiales, les récits ont posé les pièces de toute une organisation socio-économique dépassant la Terre pour former pacifiquement, avec d’autres espèces extraterrestres, la « Fédération des Planètes Unies », autour de valeurs d’égalité, de coopération, d’entraide. Dès sa création, comme le rappelle George A. Gonzalez (2017, notamment dans le chapitre « The Progressive Dialectic of Star Trek »), l’univers de Star Trek a été imprégné d’une confiance dans un « Progrès » qui pouvait se déployer dans toutes les dimensions : technologique, mais aussi sociale, politique, etc. La trajectoire collective suivie aurait permis d’éliminer de nombreux maux qui ont affecté l’histoire de l’humanité. L’horizon politique présenté, apparemment débarrassé de nombres de tensions (raciales, culturelles, etc.), est celui d’une Terre fonctionnant désormais sous le régime d’une démocratie globale (Manuel, 1997) et ayant réussi à dépasser le capitalisme pour établir une société sans classes (Gonzalez, 2017).

16Au-delà du ressort narratif des voyages spatiaux, la différence de ce modèle vient d’une technologie particulière qu’il faut regarder pour comprendre ce qui a permis la transformation systémique. Telle qu’elle est présentée dans les aspects socio-économiques, la société de Star Trek est une société qui n’a plus à se soucier de la rareté des biens matériels, puisque tous ces biens peuvent être obtenus grâce à des « réplicateurs ». Ces machines hypothétiques, que l’on retrouve embarquées sur les vaisseaux, permettent de réarranger la matière à l’échelle atomique pour produire les objets les plus divers, mais aussi des aliments. Grâce à cette technologie et à sa généralisation, les capacités de production deviennent presque infinies et chaque individu peut raisonnablement espérer voir satisfaite la plus grande partie de ses besoins matériels, sans devoir passer par un échange marchand – les biens produits ainsi à volonté n’ayant de toute manière plus de valeur monétaire à proprement parler. Les possibilités esquissées ont aussi contribué à transformer les conceptions du travail dans cette collectivité future. Avec de telles capacités, il devient logique que la nature et le sens du travail changent : « travailler » n’est plus censé apporter de revenus, mais d’autres satisfactions, plus intellectuelles ou spirituelles. Dans la vision proposée, la distinction entre les individus ne repose plus sur les possessions matérielles ou sur certaines formes de consommation ostentatoire.

17Avant de maîtriser ce genre de technologie, les défis à relever seraient évidemment colossaux – à supposer qu’ils puissent l’être un jour. En revanche, l’impression 3D a ouvert un champ de possibilités par lequel elle s’est retrouvée plus fréquemment associée à cet imaginaire. En effet, la fabrication additive a bénéficié de développements qui ont conduit certains auteurs et observateurs du secteur à faire des rapprochements spéculatifs avec la technologie fictive imaginée dans Star Trek, en reprenant celle-ci pour inspiration non pas en elle-même, mais comme manière d’éclairer de nouvelles potentialités. Cet imaginaire convergent est clairement invoqué par des auteurs convaincus des capacités transformatrices permises par l’accès aux imprimantes 3D : par exemple, l’économiste et écrivain américain Jeremy Rifkin (cités dans Schröter, 2020), qui y voit un passage de la production de masse à la « production par les masses », dans le sillage du professeur au MIT Neil Gershenfeld. L’impression 3D a montré un potentiel pouvant conduire à la considérer comme une technologie émancipatrice (Rumpala, 2013). Tel qu’il a été mis en scène, le réplicateur représente la machine idéale, puisqu’il permet à chacun de tout fabriquer à volonté. Il donne aussi la possibilité d’une production différenciée, c’est-à-dire potentiellement adaptée aux besoins et aux attentes de chacun. Si cette vision donne l’impression d’une sortie du système capitaliste, elle n’est cependant pas sans ambiguïtés tant elle ressemble à l’apogée d’un rêve consumériste : la satisfaction d’avoir instantanément le produit désiré.

18En fait, la vision agencée est plus large et une grande partie de l’économie n’est plus concevable comme une économie de marché. S’il y a commerce, il s’effectue principalement avec des espèces extérieures à la Fédération. Dans le monde de Star Trek, l’argent est devenu inutile et les valeurs centrales de la société ne tournent plus autour de l’accumulation de choses ou de ce qui aurait été auparavant considéré comme de la richesse. La propriété privée, même si elle n’est plus une référence fondamentale, semble néanmoins toujours reconnue. Les vignes et le domaine du Capitaine Jean-Luc Picard, que séries et films permettront de suivre dans le commandement de plusieurs vaisseaux et dans certains moments de sa vie personnelle, sont l’illustration de cette espèce de rémanence du passé. Mais des machines aussi importantes que les réplicateurs ne semblent même plus soumises à des droits de propriété intellectuelle.

19Le type de système qui sert d’arrière-plan à l’univers de Star Trek peut ainsi laisser penser qu’il a avancé vers une sortie du capitalisme, même si, par certains autres aspects, celle-ci ne paraît esquissée qu’à un niveau encore superficiel ou parcellaire. Comme le souligne Dan Hassler-Forest (2016a), les relations sociales sont imaginées sans être marquées par des changements profonds. Le maintien de relations hiérarchiques dans les équipages des navires suggère que les choix individuels ne sont pas totalement libres : la manière dont les tâches sont assignées semble encore appartenir à l’ordre précédent (le nôtre ; Walton, 2019). Avec un traitement humoristique et ironique, la série animée Star Trek : Lower Decks, qui a commencé à être diffusée en août 2020, concentre même l’attention sur les membres subalternes de l’équipage d’un vaisseau lui-même de peu d’importance. S’il existe encore des hiérarchies dans la société de Star Trek, Jeff Ewing (2016) propose cependant, dans une perspective dérivée de celle de Karl Marx (1848) sur les étapes de transition vers le communisme, de les interpréter comme un moment transitoire vers une société sans classes. Les persistances de formes de hiérarchies ou de propriété seraient alors à voir comme des éléments résiduels sur une trajectoire toujours en cours.

Réappréhension des ressources et frugalité low tech (Les Dépossédés et Ecotopia)

20Dans Les Dépossédés d’U. Le Guin (1974), la ligne de fuite apparaît à travers la comparaison implicite entre deux modèles fictifs d’organisation sociale détaillés au fil du roman. Sur Anarres, un satellite qui fut une colonie minière, toute la société a adopté des principes libertaires (pas de gouvernement, pas de structure de pouvoir) et coopératifs (pas de propriété). Sur Urras, la planète qui lui fait face, les bases de l’organisation sociale sont restées matérialistes et orientées vers l’accumulation de richesses, avec son lot d’inégalités et d’exploitation malgré les apparences d’opulence. Par sa construction, le récit permet de jouer sur les contrastes, puisqu’il met en scène les situations de deux sociétés en retraçant l’exil d’un scientifique en mal de reconnaissance de l’une vers l’autre.

21Le roman a été beaucoup discuté dans ce qu’il a pu représenter comme tournant à la fois dans la littérature de science-fiction et dans le registre politique, par sa façon d’envisager l’utopie (voir par exemple Burns, 2008). Dépeint avec une écriture presque ethnographique, le monde qu’U. Le Guin installe sur Anarres est un monde où chaque individu doit prendre conscience qu’il fait partie d’un collectif, a fortiori parce que les ressources s’avèrent limitées sur cette planète plutôt aride et imposent donc une économie particulière, attentive à la préservation de ce qui est disponible. Dans cette logique communautaire, le rapport au monde et aux autres ne peut plus être un rapport de propriété. Même la langue (le « Pravic ») en est le reflet et tout ce qui peut renvoyer à des formes de possession (adjectifs et pronoms possessifs, etc.) y est banni.

  • 4 « Divlab’s objectives are conjured democratically. Le Guin uses the word “coordination” to describe (...)
  • 5 « For the Anarresti, scarcity is not a function of the number of resources, but a function of the r (...)

22Giorgos Kallis et Hug March (2015) se sont efforcés de montrer comment l’œuvre d’U. Le Guin (1974) pouvait, a posteriori, donner par l’imaginaire une illustration du projet théorique de la décroissance, souvent soupçonné de ne fournir qu’un modèle peu attractif voire répulsif. Cependant, Elizabeth Stainforth et J. L. Walton (2019) ont relevé qu’y figure un choix technologique et organisationnel particulier, prenant la forme d’une esquisse d’« économie computationnelle » combinant planification économique centrale et prise de décision démocratique sur un modèle syndicaliste. Sur Anarres, le rôle des « ordinateurs » est notable dans la mesure où ils coordonnent « l’administration des choses, la division du travail et la distribution des biens » (Le Guin, 1974). La répartition des tâches pour l’ensemble de la communauté est organisée par les ordinateurs des bureaux de la « Division du travail » (Division of Labor ou Divlab). Comme le notent E. Stainforth et J. L. Walton (2019 : 479) : « Les objectifs de la Divlab sont définis démocratiquement. Le Guin utilise le mot “coordination” pour décrire les activités de la Divlab, plutôt que planification ou contrôle »4. Au total, par l’acceptation de cet arrangement collectif, la rareté est réévaluée sous un autre angle que celui de la disponibilité des ressources : « Pour les Anarresti, la pénurie n’est pas une fonction du nombre de ressources, mais une fonction de la relation entre la ressource et le désir »5 (Stainforth et Walton, 2019 : 481).

23Avec un mode d’exposition proche du schéma utopique originel, Ecotopia d’Ernest Callenbach (1975) tentait de figurer à une échelle locale ce que pourrait être une rupture avec le schéma productiviste et une réorientation radicale sur le plan écologique. Dans ce roman, l’alternative se dévoile au fur et à mesure sous la forme du compte rendu d’un journaliste envoyé en reportage et de son journal personnel, en l’occurrence dans ce qu’il restitue des communautés d’Ecotopia, de leur mode de vie, de leur organisation productive, de leur modèle urbain fait de petites villes visant l’autosuffisance et l’intégration écologique dans les régions dont elles font partie. Le fil du livre avance en suivant cette découverte des conditions de vie dans une partie de la côte ouest des États-Unis (les États de Washington, de l’Oregon et la moitié nord de la Californie) ayant fait sécession. Le modèle collectif promu y apparaît construit sur un rejet de la société de consommation dans sa version américaine. Contre le gaspillage, le recyclage est par exemple poussé comme élément essentiel dans la stratégie de préservation des ressources et les productions sont davantage envisagées dans une forme d’économie circulaire. La semaine de travail est réduite à 20 heures et les différentes formes d’entreprises sont sous la propre responsabilité de leurs salariés. L’éthique collective décrite a rendu les possessions matérielles moins importantes et moins privilégiées que le partage et les liens communautaires. Comme l’indique la dénomination donnée à cette expérience collective, c’est l’ancrage écologique et une relation équilibrée avec les milieux naturels qui fondent le nouveau modèle et son éloignement du capitalisme. Pour que la différence puisse s’installer, il a cependant fallu ce qui serait analysable, avec un terme plus récent, comme une phase de « transition ». Si l’on suit Michael S. Cummings (1989), le roman originel et le suivant, Ecotopia Emerging (1981), qui revient en fait sur le processus de sécession, constituent même une manière d’examiner le problème de la crédibilité d’une telle transition, dans la mesure où ils font éprouver le moment de crise et la difficile adaptation par lesquels l’expérience a dû passer avant de pouvoir trouver une forme de stabilité.

Abondance automatisée et anarchie assistée par intelligence artificielle (Iain M. Banks et la Culture)

  • 6 Le « space opera » est un sous-genre de la science-fiction généralement caractérisé par des aventur (...)

24Souvent présentée comme une contribution marquante au renouvellement du « space opera »6 en littérature, la Culture est une civilisation hyper-avancée imaginée par l’écrivain écossais I. M. Banks dans une série de romans et nouvelles publiés entre 1987 et la mort de l’auteur en 2013. À cette civilisation étendue à l’échelle galactique, il donne une dynamique expansive mais bienveillante, animée par une prétention à amener d’autres civilisations plus frustes vers des formes plus éclairées. Elle intervient ainsi par divers stratagèmes, qui servent de ressort narratif à la plupart des romans, et par le recours fréquent à des personnages (émissaire, mercenaire, etc.) dont le regard permet conjointement d’entrevoir son fonctionnement.

25La Culture se distingue par son degré de développement technologique ayant permis d’éliminer toutes les raretés physiques. Pour les populations qui en font partie, les problèmes de sécurité existentielle ne se posent plus : elle est l’horizon hypothétique d’une société libérée des contraintes matérielles et capable de s’adonner sans honte à un hédonisme généralisé (ou en tout cas sans obligation de travailler). Il est tentant de voir une réactivation du schéma utopique dans la civilisation mise en scène, avec quelques spécificités supplémentaires qui peuvent conduire à ajouter différentes déclinaisons adjectivales (techno-utopia, postscarcity utopia, etc.), comme s’y est essayé Joseph S. Norman (2021).

  • 7 Pour une interprétation de la Culture par le prisme du « fun », voir « A World of Fun » (McKee, 201 (...)

26Les récits laissent deviner que cette forme d’accomplissement, cette puissance et cette confiance ont été atteintes par un fort investissement dans la technique et dans la généralisation de son emploi. Une grande partie des activités productives est automatisée à l’aide de machines sans conscience, ce qui les distingue d’autres machines plus avancées pouvant aller bien au-delà de l’intelligence humaine et jouant un rôle majeur dans l’organisation de cette vaste civilisation. En effet, un autre élément important de différenciation de celle-ci est le champ des responsabilités laissées aux intelligences artificielles (« Mentaux » ou « Minds » en version originale), puisqu’elles se chargent de gérer les affaires collectives (y compris les menaces extérieures), libérant ainsi la masse des individus pour des activités plus spirituelles ou ludiques. Le type d’organisation collective décrit par I. M. Banks dans ses romans tient en grande partie au soutien bienveillant de ces intelligences artificielles, esquissant même un nouveau type de régime (une « anarchie assistée par ordinateur ») que les vieilles typologies des régimes politiques ne pouvaient guère imaginer (Rumpala, 2012). La Culture a remplacé le travail humain par celui des machines, mais selon des principes et un fonctionnement qui offrent une image à opposer à un capitalisme hautement automatisé. Dans « A Few Notes on the Culture », I. M. Banks (1994) explique : « En gros, au sein de la Culture, rien ni personne n’est exploité. Il s’agit fondamentalement d’une société automatisée au niveau des processus manufacturiers, où l’intervention humaine se résume à une occupation impossible à distinguer du jeu ou du hobby ». Dans la Culture, plaisir et amusement paraissent même être devenus des éléments cruciaux pour accéder à une « vie bonne »7, dont la possibilité devient d’autant plus facilement concevable qu’elle n’est plus empêchée par la rareté des ressources.

27Si elle n’était vue que sous l’angle de la promesse d’abondance, la Culture pourrait ne pas sembler si originale dans l’imaginaire des sociétés idéales. Les fondements donnés à son fonctionnement le sont davantage. En effet, les « Mentaux », notamment dans les vaisseaux et orbitales, sont les opérateurs qui assurent de manière quasi omnisciente le fonctionnement de la Culture. L’imaginaire du contrôle social et de la domination par les intelligences artificielles ne s’exprime pas ici dans une version inquiète. La Culture donnerait un débouché positif aux possibilités d’automatiser et de cybernétiser tous les processus. La collectivité décrite profite de tous les avantages de l’automatisation, surtout en ce qui concerne l’évitement du travail, avec certes des formes possibles de dépendance à l’égard de ce système cybernétisé, mais il n’y a pas d’assujettissement et tout individu reste libre de quitter la Culture et ses avantages existentiels, comme l’un des personnages de la nouvelle « The State of the Art » qui préférera vivre sur Terre et même y mourir.

  • 8 « By removing inequality and the class-system entirely from a society, the argument goes, the indiv (...)

28I. M. Banks lui-même a défini la Culture comme « une société ou une civilisation post-rareté » (Banks, 2012). Ses citoyens ont potentiellement tout ce dont ils ont besoin à leur disposition. Dans l’arrangement collectif ainsi établi, la notion de propriété privée semble obsolète. Un tel cadre social est de nature à changer les subjectivités, ou au moins permet un autre type de subjectivité, comme l’explique également J. Norman (2021 : 97) : « En supprimant complètement les inégalités et le système de classes d’une société, si l’on suit l’argument, les individus au sein de cette société seront également radicalement remodelés, avec des attributs négatifs tels que la jalousie, le snobisme, la cupidité et l’agressivité devenant de moins en moins nécessaires, et donc de moins en moins répandus »8.

  • 9 « It’s a post-scarcity society […] They’ve got enough of everything. There’s a phrase in the Cultur (...)

29Dans son analyse de la Culture, J. Norman (2021) voit l’absence d’argent comme un élément de rupture qui donne l’impulsion aux autres éléments de cette série de romans. La nouvelle intitulée « Un cadeau de la Culture » commence par cet adage qui résume l’esprit prévalent : « L’argent est un signe de pauvreté ». Pour I. M. Banks, l’argent n’est que l’expression d’une forme de rationnement : « C’est une société post-pénurie […] Ils ont assez de tout. Il y a une phrase dans la Culture, un dicton qui dit que “l’argent est un signe de pauvreté”. L’idée étant que si vous avez assez de tout pour tout le monde, il n’est pas nécessaire de le rationner. C’est tout ce que l’argent est vraiment. Votre carnet de chèques est en fait un carnet de rationnement »9 (cité dans Norman, 2021 : 78).

30Par ailleurs, I. M. Banks laisse entendre que la Culture a réussi à faire en sorte que la disponibilité des ressources matérielles ne soit plus une question à résoudre. Pour ses habitats spatiaux et ses constructions, elle préfère puiser dans la masse de débris qui traînent dans l’espace. Pour tout ce qu’elle a besoin de construire et même des mégastructures comme les orbitales, la Culture semble avoir su sortir d’une logique extractiviste, où les planètes seraient simplement assimilées à des réservoirs de ressources à exploiter.

31Si la Culture révèle un idéal imaginable, c’est plutôt, en version complètement cybernétisée, celui d’une sorte d’économie planifiée et que vante d’ailleurs I. M. Banks (1994) : « Une économie planifiée peut être plus productive – et plus moralement désirable – qu’une économie laissée aux forces du marché ». Pour assurer le fonctionnement démocratique de l’ensemble, il imagine une sorte d’infosphère (« dataverse » en version originale) mise à la disposition de la communauté comme un espace d’information et de délibération. Bref, une organisation collective qui semble parvenue à une efficacité totale, mais à quelle condition ? La subtilité de l’auteur est aussi de laisser souvent penser que, dans cette vaste communauté d’espèces humanoïdes et de machines, ce sont en fait les intelligences artificielles qui guident la plupart les choix collectifs de ces plusieurs dizaines de billions de citoyens.

Se réapproprier les espaces pour en faire de nouveaux communs (Kim Stanley Robinson)

32Par incorporation jusque dans les trames narratives, une partie importante de l’œuvre de K. S. Robinson se présente comme une manière de montrer comment il serait encore possible de (re)construire ce qu’une part de la littérature en philosophie et sciences sociales a reconceptualisé ces dernières décennies sous le terme de « communs », ces ressources partagées et entretenues collectivement par une communauté (voir par exemple De Angelis et Harvie, 2013). Pacific Edge, le troisième roman (1990) du triptyque des « Trois Californie », prend ainsi pour cadre une société californienne où des contraintes ont été imposées à la logique capitaliste, en limitant le pouvoir des entreprises par exemple. Cette troisième Californie d’un futur hypothétique est devenue une fédération de petites communautés où la vitalité démocratique est une composante essentielle, même dans sa dimension quasi quotidienne. Le jardinage y est développé au point que beaucoup de familles peuvent produire une part non négligeable de leur nourriture, notamment dans des potagers collectifs. Dans la petite ville d’El Modena, une initiative suspecte du maire va rappeler que le fragile équilibre reste le fruit d’une vigilance des membres de la communauté, le récit s’enclenchant lorsque ce rapport plus harmonieux avec la nature va devoir être préservé face à certains appétits financiers qui n’ont pas complètement disparu. Placés au cœur de l’histoire, les efforts visant à contrecarrer un changement de zonage à des fins de spéculation immobilière deviennent ainsi une manière de montrer que la préservation de l’acquis collectif et l’établissement d’une société meilleure sont un processus sans fin et un combat permanent : « Struggle forever », comme le fera dire l’auteur à l’un des protagonistes.

33Ou faut-il que l’humanité parte vers un autre monde pour que puisse se mettre en place une autre organisation sociale ? La « Trilogie martienne » de K. S. Robinson (1993, 1994, 1996) n’est pas loin de ce type d’hypothèse et l’auteur y décrit en effet une implantation humaine sur Mars qui prend la forme de coopératives pour en exploiter les ressources locales. La trilogie, étalée sur deux siècles, ne montre pas seulement la transformation de la planète en planète habitable : elle met aussi en lumière tout le travail collectif pour construire le dépassement des contraintes de rareté, jusque dans le changement des valeurs (D’Adamo, 2015). Elle établit un contraste entre une Terre en proie aux ravages écologiques, du fait des pratiques de multinationales prédatrices, et Mars, planète où les difficultés d’installation ne semblent pas empêcher la réouverture des possibles. Les premiers colons s’efforcent de ne pas reproduire le modèle extractiviste auquel auraient intérêt les puissances économiques encore sur Terre. K. S. Robinson les montre privilégiant un autre modèle :

« Telle a été notre tâche au cours des cinquante dernières années. Dans le système que nous avons établi, toutes les entreprises économiques doivent être de petites coopératives, dirigées par leurs membres et personne d’autre. Si elles ne souhaitent pas se diriger elles-mêmes, elles peuvent louer le service des gens qui assureront la fonction de direction. Les guildes industrielles et les associations de coopératives formeront les principales structures pour réguler le commerce et le marché, répartir le capital et organiser le crédit. » (Robinson, 1996).

34Dans le modèle imaginé pour les entreprises martiennes, les employés sont aussi des co-propriétaires. Les principes coopératifs sont déclinés à différents niveaux. Pour ce qui touche à la gestion, les responsables restent sous la surveillance de conseils. Les financements viennent de banques coopératives. Les coopératives peuvent s’associer dans des logiques tout aussi coopératives. Si une autre voie devient envisageable grâce au cadre martien, la forme qui lui est donnée est ainsi celle d’une « économie mixte » :

« La plus grande équation est appelée économie mixte, et c’est ce que nous construisons ici. Nous proposons un système complexe, avec des sphères d’activité économique publiques et privées. Il se peut que nous demandions aux gens de donner, sur toute la durée de leur vie, une année de leur travail pour le bien public, comme pour le service national suisse. Ce pot commun de travail, plus les taxes versées par les coopératives privées pour l’utilisation du sol et de ses ressources, nous permettra de garantir les droits sociaux que nous avons évoqués – le logement, les soins médicaux, l’alimentation, l’éducation – autant de choses qui ne devraient pas être soumises à la logique de marché. » (Robinson, 1996).

35Comme le note justement Carl Abbott (2003), les questions d’usage des ressources et de communauté sont tramées ensemble dans ces romans et sont rendues sensibles à travers la rupture entre la métropole terrienne et la colonie martienne.

36Dans 2312 (Robinson, 2012), les humains ont colonisé le système solaire sous de multiples formes, qu’une enquête personnelle de la protagoniste centrale, elle-même conceptrice d’écosystèmes artificiels à l’intérieur d’astéroïdes, va amener à rencontrer en diverses étapes suite à la mort estimée suspecte de sa grande-belle-mère. Dans ce roman, un modèle coopératif est repris sous la forme d’un « Accord de Mondragon », série de traités dont le nom est inspiré de la commune du Pays basque espagnol où se trouve une coopérative ouvrière fondée en 1956 et devenue fameuse à force d’avoir été citée en exemple pour sa capacité de développement (voir par exemple Prades, 2005). Dans ce futur hypothétique, le modèle est même transposé dans une version techniquement améliorée à partir de laquelle peuvent s’organiser les nouvelles colonies spatiales :

« Coopérant dans une sorte de Mondragon étendu, les installations spatiales individuelles, qui étaient éparpillées un peu partout, s’associèrent pour s’offrir un soutien mutuel et les super-ordinateurs et l’intelligence artificielle rendirent possible une coordination complète ouvrant sur une économie non-marchande, ce qui dans les faits revint à mettre en équations Mondragon. Les besoins étaient déterminés année après année dans tous ses détails démographiques précis, et la production orientée pour les satisfaire ». (Robinson, 2012 : 140)

37Même si le capitalisme de ce début de xxive siècle semble parvenir à survivre sur une Terre encore plus mal en point, la forme d’expansion spatiale imaginée devient ainsi simultanément exploration de possibilités organisationnelles, dans lesquels logiques et fonctionnements démocratiques seraient étendus au domaine économique.

Reconstruire une nouvelle société à partir des marges du Darknet (Daemon et FreedomTM)

38Dans Daemon (2009) et plus encore dans FreedomTM (2010), l’écrivain américain Daniel Suarez met en scène une espèce de virus informatique parvenant à une existence autonome et travaillant à saper l’ordre capitaliste en s’appuyant sur les réseaux du « Darknet » pour fédérer les énergies contestataires. Après la mort de son créateur, informaticien surdoué exerçant ses talents dans le secteur du jeu vidéo, cette entité devenue agissante réussit ainsi à recruter une armée secrète d’auxiliaires et à former des communautés qui tentent de développer leurs enclaves. Déstabilisés par cette société parallèle, les intérêts économiques en place ne vont pas hésiter à mobiliser d’importantes forces paramilitaires pour tenter, sous prétexte de menaces terroristes, d’anéantir ces lieux qui commençaient à vivre en dehors des circuits capitalistes.

39Le Darknet est ici détaché des images inquiétantes et de l’univers criminel auxquels le terme est fréquemment associé. Le Daemon utilise le Darknet comme une extension d’internet pour mettre en relation les individus recrutés, qui bénéficient de surcroît de lunettes HUD (Head Up Display) et autres interfaces pour accéder à cet espace et à une réalité augmentée en informations. Les membres de ce réseau secret sont ainsi informés les uns sur les autres par un système de notation et de classement de chacun, mais sans qu’il s’agisse de reproduire la mise en compétition symbolique généralisée qui imprègne la sphère actuelle des réseaux sociaux. Dans ces romans, certains serviteurs du Daemon n’hésitent d’ailleurs pas à recourir à des actions violentes, qui peuvent aller jusqu’à supprimer physiquement des acteurs économiques jugés néfastes.

40Si, à travers le récit, ces équipements peuvent apparaître comme des éléments de renforcement du pouvoir d’agir par la technologie, ce n’est pas sans ambiguïtés. La mobilisation collective passe ici par ce qui s’apparente presque à une vaste manipulation, dans la mesure où nombre d’agents du réseau n’ont qu’une conscience limitée de la mission à laquelle ils contribuent : « [le Daemon] est un système impitoyable qui nous permettra de bâtir une civilisation distribuée. Une civilisation capable de se régénérer éternellement, sans autorité centrale » (Suarez, 2010/2009).

41FreedomTM paraît se couler dans la « figure de l’utopie technologique réticulaire » qu’ont constituée le « cyberespace » (Musso, 2000) ou ses équivalents. Le roman laisse entrevoir la possibilité d’un mode de coordination d’une masse potentiellement considérable d’acteurs, avec à la fois toute une toile de relations virtuelles (mais en dehors du capitalisme de plateforme) et des communautés locales capables de déployer plus concrètement les projets. À un autre stade de l’avancement du projet, l’enjeu va d’ailleurs être aussi de mettre sur le côté les éléments les plus problématiques recrutés au début, ou au moins de contenir leurs pulsions destructrices et vengeresses, à l’image du personnage de Loki et de son armée de motos tueuses. L’évolution du récit permet de deviner plus précisément l’ambition qui fédère toutes les initiatives suscitées par le Daemon, en l’occurrence le développement de toute une économie rendue possible par un réseau de communautés, capables de productions autonomes, que ce soit en matière agricole, énergétique, etc. Par ces différents éléments, c’est un projet de civilisation qui commence à être mis en place et qui ressemble à un communalisme (Cossart et Sauvêtre, 2020) augmenté technologiquement. Dans ce second roman, les éléments de base sont désignés sous le terme de « holons » :

« Les holons constituent la structure géographique du darknet. Pour ses intrants et ses extrants clés (nourriture, énergie, soins médicaux et matériaux de construction), chaque communauté est au centre d’un pôle économique de cent cinquante kilomètres de rayon. Le but du jeu est de compenser les richesses importées par celles produites. L’économie locale doit être la plus autosuffisante possible tout en continuant à faire partie d’un ensemble culturel, un holon, et cela crée une civilisation résistante sans réel talon d’Achille. Un système qui promouvra par lui-même les vertus de la démocratie » (Suarez, 2011/2010).

42À une échelle régionale, les liens et échanges décrits sont censés permettre de parvenir à une forme d’indépendance :

« Fossen hocha le menton vers un coin de la propriété. “Deux turbines éoliennes de dix kilowatts et quelques batteries à volant d’inertie me permettent de stocker l’électricité. Dans notre holon, une exploitation agricole sur deux vise les mêmes buts que moi : l’énergie régionale et l’indépendance alimentaire. Nous comptons sur Greeley pour nous fournir les biens manufacturés indispensables : circuits imprimés, matériel de précision micromanufacturé, outils, logiciels. À leur tour, les citadins s’appuient sur nous – et sur d’autres fermes – pour leur fournir leur nourriture et leurs matières premières.” » (Suarez, 2011/2010).

43D. Suarez cite dans les remerciements John Robb, blogueur et auteur qui proposait des analyses et réflexions sur les guérillas et le terrorisme, mais aussi autour du concept de « resilient communities ». Capables de produire les biens qui leur sont nécessaires sans être dépendantes d’appareils ou de systèmes centralisés, ces dernières, selon lui, pourraient ainsi mieux résister à des crises de grande ampleur. Les « holons » de FreedomTM prolongent cette inspiration en faisant fonctionner ces communautés dans un cadre fictionnel. Le pouvoir et sa répartition sont au surplus problématisés comme un enjeu essentiel, censé là aussi devenir plus facilement maîtrisable grâce au secours de la technologie. C’est elle qui permet, quasiment en temps réel, « de mesurer la répartition du pouvoir entre les serviteurs de Daemon », sous une forme similaire à l’aiguille d’une balance rendant visible les déséquilibres, mais sur un « écran de contrôle » (Suarez, 2011/2010).

44Pièce par pièce au fur et à mesure que le récit avance, les fonctionnements des collectivités humaines semblent évoluer en tendant vers une forme de plus en plus cybernétisée. Parce que l’humanité semble défaillante, son destin est placé sous l’emprise d’une entité non-humaine qui lui permet d’accéder à un autre stade. La justification de Matthew Sobol, le créateur du Daemon, laisse entendre qu’il n’y avait pas d’autres solutions en dehors de cette voie techniciste :

« Quand j’ai compris que notre civilisation partait à vau-l’eau, que l’humain n’était plus qu’un rouage de son immense machine, j’ai décidé de faire un truc terrible… peut-être une des pires choses qu’on ait jamais tentées. Il est imprudent et irresponsable d’explorer l’automatisation du monde pour poser les fondements d’un système nouveau, mais je ne voyais pas d’autre moyen de nous obliger à changer. » (Suarez, 2011/2010).

45La littérature de sciences sociales a bien montré les nouvelles formes de pouvoir que peuvent contenir la fourniture et la gestion de l’infrastructure numérique, mais le second récit de D. Suarez, d’ailleurs lui-même ancien consultant dans le domaine informatique, laisse ces questions délicates en suspens.

Créer une économie communautaire open source (Walkaway par Cory Doctorow)

46Walkaway, roman de C. Doctorow (2017), résume par son titre une forme d’exode volontaire : il raconte et décrit les tentatives de groupes cherchant à vivre à l’écart d’un système socioéconomique devenu encore plus inégalitaire et oppressant, dominé par des clans de riches aux fortunes démesurées (« zottas » pour « zottariches »). Dans ce futur proche, ces groupes dissidents concrétisent leurs aspirations à vivre selon des valeurs moins égoïstes et plus conviviales. En plus de choisir un autre mode de vie, ce qui différencie ces « abandonneurs » (« walkaways ») est aussi d’essayer d’utiliser au mieux les dernières ressources technologiques à leur disposition, notamment les formes de production rendues possibles par les technologies numériques. Le roman suit le parcours de trois jeunes adultes qui quittent leur monde pour tenter cette aventure et découvrir progressivement les attraits tout autant que les difficultés de ce type de communauté.

47Dans le monde imaginé par C. Doctorow (2017), qui paraît souvent prolonger le nôtre, il est devenu possible d’« imprimer » beaucoup de choses, grâce à du matériel et des logiciels open source, y compris à partir de matériaux de récupération. La fiction est une nouvelle fois l’occasion pour l’auteur, blogueur et militant notoirement connu pour sa défense des communs numériques, d’afficher ses préférences pour un tel mode de fonctionnement, proche de l’esprit du logiciel libre, qui a l’avantage de ne pas s’embarrasser de questions de droits de propriété.

48Le roman montre des communautés promptes à récupérer tout ce qu’elles peuvent. Elles partent du principe que les terrains et bâtiments abandonnés sont disponibles pour être repris. Le résultat conjecturé est un changement de regard : les endroits délaissés de l’ancien monde industriel peuvent redevenir accueillants et leur intérêt n’est plus indexé sur leur rentabilité, a fortiori à court terme. Outre les installations, les abandonneurs se révèlent aussi enclins à détourner objets et technologies. Comme le résume Kirsten Bussière (2018) :

  • 10 « Walkaway examines the extension of the digital community beyond the realms of cyberspace and into (...)

« Walkaway examine l’extension de la communauté numérique au-delà des domaines du cyberespace et dans le monde physique. Il donne vie de manière énergique à une relation post-numérique symbiotique entre les humains et les machines, dans laquelle la nature communautaire de la production d’objets rendus numériquement dans le monde non numérique commence à tracer les contours d’un avenir postcapitaliste radicalement différent »10.

49La stratégie représentée n’est pas d’essayer de changer la société, mais de l’abandonner. Le modèle alternatif mis en avant est une « économie du don » : « Tout est donné de bon cœur. On ne demande rien en échange » (Doctorow, 2017 : 17). Les communautés d’abandonneurs étant ouvertes à tout le monde, certains peuvent avoir conservé des pratiques antérieures a priori moralement condamnables, comme le vol. Un épisode du livre décrit ainsi la déception des protagonistes privés de la totalité de leurs affaires, après les avoir laissées sans surveillance pendant qu’ils prenaient une série de bains dans leur nouveau lieu d’accueil. Le personnage de Limpopo, figure active de cette espèce d’auberge communautaire, explique cette étape presque nécessaire pour pouvoir changer d’état d’esprit : « Tous les nouveaux abandonneurs se font détrousser un jour ou l’autre. C’est un rite de passage. Quand on possède quelque chose de non fongible, il faut s’assurer que personne d’autre ne vienne à le prendre. Une fois qu’on est débarrassé de ce fardeau, tout devient plus facile. » (ibid. : 99). Dans la culture à laquelle l’auteur donne forme à travers ce nouveau tissu communautaire, le partage est posé comme une valeur importante, explicitement contre l’avidité : « Nous créons un monde où l’avidité est une perversion. Où tout prendre pour soi plutôt que de partager revient à s’enduire de merde : c’est dégueulasse. Ça ne se fait pas. Notre victoire ne signifie pas que vous ne pourrez plus être avide. Elle signifie que les autres auront honte de vous […]. »

50Dans ses remerciements, C. Doctorow (2017 : 601) revendique l’influence du livre A Paradise Built in Hell de l’écrivaine et essayiste américaine Rebecca Solnit (2009). Ce livre met en avant l’entraide qui s’exprime lors de situations de crise. La vision fictionnelle proposée suggère que ce type de relation sociale peut aussi exister en dehors de ces situations particulières. De plus, dans la philosophie qu’expriment les abandonneurs, la motivation doit venir des individus eux-mêmes et ne pas retomber dans une forme de compétition :

« Si tu travailles pour que quelqu’un vienne te donner une tape sur la tête, tu ne feras jamais aussi bien que celui qui travaille pour sa satisfaction personnelle. Nous désirons les meilleurs bâtiments possibles. Si nous mettons en œuvre un système qui pousse les individus à se concurrencer en vue d’une éventuelle reconnaissance, nous laissons la porte grande ouverte aux manigances et à la falsification des statistiques, voire à des comportements malsains, comme le fait de faire bêtement des heures pour battre tout le monde. Une foule de mécontents chargés des tâches les plus ingrates. Si tu mets en place un cadre dans lequel tout le monde se focalise sur la maîtrise, la coopération et un meilleur travail, nous obtiendrons une auberge magnifique, pleine de gens heureux qui travaillent bien ensemble. ».

51Dans la vision de C. Doctorow (2017), les capacités d’innovation ne sont pas réservées au secteur industriel privé. Les communautés alternatives décrites s’avèrent aussi capables de déployer des compétences, jusque dans le développement de techniques permettant d’accéder à une forme d’immortalité, numérique dans les premiers temps. Au fil des situations qui servent d’exemples dans le livre, l’attention est ainsi attirée sur un front de lutte où l’enjeu est de pouvoir garder les ressources technologiques en open source, de façon à ce que celles-ci soient facilement accessibles et exploitables par n’importe quelle personne suffisamment motivée. Comme le laisse entendre le récit, l’entraide sera d’autant plus facile à trouver (si besoin) que la nouvelle société aura permis de faire prévaloir des valeurs collaboratives. Des évolutions sociotechniques similaires avaient été pressenties par André Gorz (2008 : 40-41) dans ses derniers écrits, au point de le conduire à penser que « la sortie du capitalisme a déjà commencé » :

« Les outils high-tech existants ou en cours de développement, généralement comparables à des périphériques d’ordinateur, pointent vers un avenir où pratiquement tout le nécessaire et le désirable pourra être produit dans des ateliers coopératifs ou communaux ; où les activités de production pourront être combinées avec l’apprentissage et l’enseignement, avec l’expérimentation et la recherche, avec la création de nouveaux goûts, parfums et matériaux, avec l’invention de nouvelles formes et techniques d’agriculture, de construction, de médecine etc. Les ateliers communaux d’autoproduction seront interconnectés à l’échelle du globe, pourront échanger ou mettre en commun leurs expériences, inventions, idées, découvertes. »

52En la mettant au futur dans un cadre détaillé et en signalant ce qu’elle peut comporter comme résistances de la part des puissances économiques en place, le roman de C. Doctorow (2017) donne une forme de mise à l’épreuve pour cette possibilité de libération des individus hors du travail hétéronome, non loin finalement des potentialités qu’A. Gorz avait entrevues dans les prémisses d’une « autoproduction high-tech ».

S’orienter dans la variété des imaginaires post-capitalistes

53Lorsqu’elles fabriquent des mondes futurs, les productions de science-fiction fabriquent aussi une multiplicité de devenirs. Avec leurs récits et leurs mises en scène, elles donnent à voir comment les systèmes sociaux font face à des défis, où ils sont dépassés, les facteurs qui tendent à conduire à leur décomposition ou aider à leur renouvellement (Rumpala, 2018). En passant par la science-fiction, il devient possible de réinterroger d’une autre manière les évolutions sociales, de les sortir d’appréhensions déterministes quant aux trajectoires envisageables ou de réfuter les conceptions suggérant que les structures sociales sont installées pour nécessairement durer. Des dynamiques collectives sont fictivement rouvertes pour être placées sur des trajectoires décalées, susceptibles de fonctionner comme autant de supports réflexifs. Avancer le long des lignes de fuite (pour parler à nouveau comme Gilles Deleuze, 1990), c’est alors commencer à s’engager dans des ouvertures imaginatives et éventuellement déplacer les conceptions disponibles vers de nouveaux horizons, jusqu’à potentiellement pointer vers la transformation profonde de cadres institutionnels et de systèmes économiques.

54Toutefois, l’exploration précédente montre qu’il est difficile de faire rentrer un stade post-capitaliste dans une définition univoque. Les formes sous lesquelles il peut être représenté dépendent du croisement d’une multiplicité de trajectoires imaginables : techniques, économiques, institutionnelles, etc. Dès lors, de même qu’il existe des variétés de capitalisme (Hall et Soskice, 2001), mieux vaut considérer qu’il peut y avoir des variétés de post-capitalisme, selon les combinaisons possibles de facteurs susceptibles d’influencer les trajectoires. Il est donc important de se repérer dans cet ensemble, en sériant plus précisément les différentes orientations que les récits peuvent donner aux expériences imaginables. Si l’on revient aux grandes manières de comparer des systèmes économiques, elles suggèrent un premier paramètre amenant à s’intéresser aux formes de coordination dans les collectifs et à distinguer (classiquement) l’inclination vers la centralisation ou la décentralisation, autrement dit soit avec des modes d’intervention tendanciellement intégrateurs et surplombants, soit avec des arrangements sociaux fonctionnant de manière plus immanente et horizontale. Les ressources dont ont besoin ces systèmes économiques pour fonctionner conduisent à prendre en compte un autre paramètre distinguant deux grandes voies, comme Marius de Geus (1999) l’avait déjà fait – au départ, plutôt dans une perspective de soutenabilité écologique –, pour que leur disponibilité ne soit plus un problème : soit il est possible de traiter ces ressources comme abondantes, soit un effort est fait pour qu’elles restent suffisantes. Ce rapport aux ressources est à relier à l’intensité technologique des activités. Le croisement de ces paramètres majeurs permet ainsi de mieux voir les différences d’orientation.

  Gouvernance immanente
(économie décentralisée)
Gouvernance transcendante
(économie planifiée/organisée)
Abondance high tech

FreedomTM (Daniel Suarez)

2312 (Kim Stanley Robinson)

Walkaway (Cory Doctorow)

Star Trek

The Culture (I. M. Banks)

Frugalité low tech Ecotopia (Ernest Callenbach) The Dispossessed (Ursula Le Guin)

55Changer le monde, le rendre meilleur, en trouvant de nouvelles formes de sociabilité est un vieil enjeu dans la pensée proche de la veine utopique (Claeys, 2022), mais dont on voit qu’il peut être entretenu et même renouvelé à travers la fiction, de surcroît sans réduire les formes d’organisation collective à un modèle unique. Si l’on s’appuie sur les critères précédents, les schémas proposés s’avèrent partager des traits communs – notamment dans ce qu’ils défont de notre ordre socioéconomique –, mais comportent aussi des variations notables quant aux trajectoires esquissées, particulièrement dans les orientations technologiques qui sous-tendent ces dernières.

56Dans chacune de ces visions, les formes institutionnelles à la base des économies capitalistes (Streeck, 2011) ont été éclipsées ou ont vu leur place fortement réduite : la monnaie, la concurrence, le rapport salarial. De même pour le marché en tant qu’espace d’échange de biens et l’entreprise comme modèle dominant d’organisation. En ce qui concerne l’argent, le schéma est relativement classique dans les utopies. Fredric Jameson (2007) l’avait déjà noté : « le geste utopique initial de More – l’abolition de l’argent et de la propriété – traverse la tradition utopique comme un fil rouge ». Toutes ces visions expriment une possibilité de dépassement des relations de propriété, qui ont disparu (comme dans la Culture) ou sont contournées (comme dans Walkaway). Les plus high tech de ces visions, à l’image de celle de Star Trek, suggèrent que la capacité à produire à volonté les biens les plus courants rendrait dérisoire ou inutile l’accumulation de richesses. Les cadres sociaux décrits laissent penser que les individus de ces sociétés ont gagné un avantage existentiel pour leur subsistance : ils n’ont plus à vendre leur force de travail dans l’espoir d’avoir un revenu pour subvenir à leurs besoins et ceux-ci sont pourvus de telle manière que la nécessité de se soucier du lendemain paraît fortement réduite. Des modèles comme ceux de Star Trek et de la Culture – qui bénéficie de plus de multiples formes d’automatisation – poussent jusqu’à dépeindre des niveaux de confort très élevés sans efforts apparents à fournir. Avec une abondance paraissant presque immédiatement accessible dans ces modèles de société, le sens des existences tend aussi à être déplacé, en l’occurrence ailleurs que dans le travail hétéronome ou la consommation, et ce n’est plus par la consommation ostentatoire que les individus ressentent le besoin d’afficher leur valeur personnelle. Leurs variétés d’activités et d’occupations leur offrent d’autres sources de satisfaction.

57Dans ces systèmes économiques hypothétiques, il n’y a plus à proprement parler d’organisations productives assimilables à des « entreprises ». Logiquement, s’il n’y a plus de profits à faire, les entreprises perdent la principale justification de leur existence. Les éléments centraux de la rationalité marchande ne sont plus opérationnels : coûts, prix, etc. Dans de tels systèmes, il n’est plus concevable de parler de biens, surtout lorsque des technologies telles que le réplicateur sont disponibles. Les produits qui en sortent étant accessibles à tous, ils n’ont aucune valeur d’échange et donc aucun prix.

58Une autre caractéristique commune est que les sociétés décrites dans les récits ont mis de côté la forme étatique. L’État peut en effet être considéré comme une institution soutenant le capitalisme de diverses manières (« VIII. État et capitalisme », dans François et Lemercier, 2021), par conséquent, son effacement du paysage institutionnel devient une façon de laisser entrevoir de nouveaux espaces de liberté, à condition que ceux-ci ne soient pas préemptés par des acteurs économiques plus puissants, tels que les méga-entreprises et les mafias dans le sous-genre du cyberpunk en science-fiction. Certes, les Mentaux de la Culture exercent des fonctions régulatrices (par exemple lorsqu’il y a des conflits à démêler et à arbitrer), mais le vaste collectif paraît fonctionner sans que cet interventionnisme, proche même parfois d’un paternalisme, soit ressenti de manière pesante.

59À distance des appropriations privatives qui fondent la propriété capitaliste, les économies fondées sur les communs sont des alternatives que le laboratoire fictionnel permet de décliner en diverses formes. Selon Raphael Kabo (2023), la période ouverte depuis la fin des années 2000, dans le sillage de la crise financière de 2008, a été favorable à l’émergence d’utopies des communs (« commons utopias ») et il y range les romans de K. S. Robinson et C. Doctorow. En effet, les visions proposées par K. S. Robinson rappellent des structures coopératives se développant de manière fractale, du niveau le plus proche du local vers des niveaux plus larges. Dans Walkaway, les initiatives restent plutôt interstitielles et C. Doctorow (2017), dans ses descriptions, ne cache pas les tâches qui sont à accomplir au quotidien dans les communautés d’« abandonneurs ». La périodisation de R. Kabo l’amène à placer Les Dépossédés (Le Guin, 1974) dans un autre moment utopique, celui des « utopies critiques » des années 1970. Néanmoins, le roman d’U. Le Guin (1974) peut aussi être relu à l’aune d’une pensée des communs et l’organisation collective sur Anarres présente même une forme quasi autosuffisante par rapport à son extérieur et notamment à la planète rivale Urras. FreedomTM de D. Suarez (2010) aurait pu être également rattaché, puisque la mobilisation que le Daemon parvient à enclencher ressemble à une forme de coopérativisme de plateforme (Schor et Eddy, 2022), en l’occurrence grâce au Darknet qui rend possible le développement d’une contre-société.

60Une part importante des différences et variations tient aux trajectoires technologiques projetées dans les récits et leurs cadres. Dans un esprit qui fait aussi écho au « Small is beautiful » de l’économiste Ernst Friedrich Schumacher (1973) populaire au même moment, la société d’Ecotopia incline vers une trajectoire de réduction de l’intensité technologique, orientant vers des technologies appropriables, conviviales et l’éloignement des logiques industrielles. Dans FreedomTM et sous une forme encore plus avancée dans la Culture, le modèle dépeint est celui d’une société cybernétisée, où les arrangements sociaux sont médiatisés par des dispositifs informatiques. L’organisation des collectifs y apparaît grandement facilitée par la puissance de calcul mise à disposition, qui offre une capacité accrue de coordination d’actions à grande échelle.

61Au surplus, les visions les plus high tech emportent avec elles un rapport aux technologies qui correspond implicitement à un degré de confiance élevé dans un système sociotechnique particulier. Le type de société présenté dans Star Trek joue beaucoup sur l’extension des capacités technologiques et la Culture en ajoute encore une autre avec l’utilisation des intelligences artificielles. Ces visions d’une abondance devenue accessible par la technologie sont proposées comme s’il n’y avait pas besoin de préciser dans quelle mesure leurs modèles sont technologiquement possibles. Pourtant, elles laissent un aspect crucial dans l’ombre : qui sont les personnes (ou entités) qui maîtrisent la compréhension de ces technologies, les conçoivent, les entretiennent, les réparent ? Toutes ces activités liées aux infrastructures (conception, maintenance, réparation) nécessitent des compétences et correspondent potentiellement à des sources de pouvoir que les récits laissent comme des impensés. Dans les univers de Star Trek et de la Culture, la technologie a des qualités qui la placent dans une forme de transcendance et elle confère des possibilités libératrices mais presque magiques. Avec C. Doctorow (2017) et D. Suarez (2009, 2010), le rapport aux moyens techniques semble plus immanent et ces derniers semblent plus facilement appropriés par les communautés humaines essayant de prendre leur destin en main. Walkaway (Doctorow, 2017) tend même à s’intéresser davantage aux possibilités et aux modalités de réappropriation des technologies ; la vision proposée, là aussi conforme aux aspirations de l’auteur, invite à ne pas les considérer comme des boîtes noires et à veiller à ce qu’elles ne reproduisent pas des relations hétéronomes.

62Des possibilités techniques apparemment proches peuvent s’insérer dans des rapports sociaux fort différents. Dans les versions spatiales, le mode d’organisation sur les vaisseaux le rend visible s’agissant des hiérarchies : pour un niveau technologique qui paraît équivalent, elles sont maintenues et apparemment acceptées dans la société de Star Trek, tandis qu’elles sont complètement effacées dans la Culture. De même pour le rapport au monde : la différence est sensible entre un degré d’altération pouvant être poussé très loin, voire ne connaître aucune limite, ou à l’inverse un souci d’intégration plus marqué conduisant dans le sens de l’adaptation modeste. Avec à sa disposition des capacités courantes de transformation des corps, de manipulation poussée de la matière et la présence diffuse et quasi constante de différentes formes d’intelligence artificielle, la Culture en est la version la plus post-humaine par exemple. À l’inverse, Ecotopia (Callenbach, 1975) est la version où le maintien du lien avec la nature semble le plus fort.

63Congruentes avec les préoccupations et l’esprit de leur époque, ces visions intègrent à des degrés divers les contraintes écologiques. Toutefois, elles tendent à laisser penser que ces contraintes peuvent être gérées par des voies différentes. La question écologique est plutôt absente de l’univers de Star Trek (Gonzalez, 2015), ce qui est cohérent avec l’optimisme technologique affiché. Les modèles de société dépeints dans Les Dépossédés (Le Guin, 1974) et dans Ecotopia (Callenbach, 1975) sont plus orientés vers une logique du suffisant et des modes de vie proche d’une forme de simplicité volontaire. Le Daemon imaginé par D. Suarez semble programmé pour promouvoir des communautés durables et résilientes. L’aspiration qui transparaît chez K. S. Robinson se traduit en visions de sociétés amenées à voir leur environnement comme un bien collectif. Globalement, dans tous ces cas, l’horizon post-capitaliste est plutôt celui d’un allégement des pressions sur les milieux naturels et les ressources, et la propension extractiviste du capitalisme ne semble plus présente, puisque les instigateurs eux-mêmes ont disparu.

Conclusion

64En les saisissant dans ce qu’elles produisent comme différences par rapport à notre monde et en faisant ressortir leur geste projectif, l’étude de fictions comme les précédentes permet de montrer la contribution idéelle mais aussi le potentiel que contient l’imaginaire pour étendre ou redéployer les perspectives de transformation systémique, en l’occurrence vers des horizons plutôt émancipateurs. Les visions imaginaires de la science-fiction déconstruisent certaines formes d’organisation socio-économique et en reconstruisent d’autres. À sa manière, cette variété d’arrangements sociaux nouveaux contribue aussi à la « politique du possible économique » que J. K. Gibson-Graham (2006) invite(nt) à considérer avec plus d’attention. Dans le mode d’expression qui leur est propre, ces récits permettent de donner une substance à des projections imaginatives et proposent des conceptions alternatives du fonctionnement possible du système économique. Ce fonctionnement, à chaque fois réappréhendé dans ces expériences de pensée sous forme narrative, est sorti de la recherche du profit et de l’accumulation, les cadres présentés offrant la possibilité de poser de nouvelles valeurs (moins obsédées par l’appropriation, typiquement) comme bases au maintien des liens collectifs. Les systèmes socio-économiques dépeints permettent de laisser une place à des formes plus atypiques de production, mais aussi à des relations sociales reconfigurées.

65Visant notamment les réflexions académiques appliquées aux organisations, Ali Aslan Gümüsay et Juliane Reinecke (2022) ont pointé le besoin d’un autre type de recherche, permettant d’avancer vers la réalisation de futurs souhaitables en proposant de nouvelles visions et en les théorisant. Dans leur perspective, les actes d’imagination, spécialement celle orientée vers le futur, peuvent être cet apport pour aborder différemment le changement social et amener des alternatives. Un genre comme la science-fiction a ce type de mérite. Il y a dans la science-fiction une capacité d’ouverture totale que Christian De Cock (2009) avait soulignée en utilisant pour sa part l’œuvre de Philip K. Dick. Cette forme de décalage renvoie les conceptions dominantes du changement à leur contingence et à leurs limites constitutives en donnant au futur une apparence plus indéterminée, sans fermeture de l’horizon historique, et en laissant un espace à des possibilités d’évolution plus radicales. Ajoutons que la science-fiction permet d’explorer des institutions, des formes organisationnelles originales, et de les placer dans des cadres suffisamment cohérents pour qu’elles paraissent fonctionner, en associant potentiellement des bénéfices et retombées positives si un changement collectif s’en rapprochait. Cependant, si des explorations théoriques peuvent trouver des inspirations ou des ressources réflexives à aller chercher dans ces fictions, ce n’est en aucun cas en les prenant comme des modèles tout faits. C’est pour cette raison que le terme d’utopie leur est difficilement applicable. Elles sont à prendre comme des lignes de fuite ou des prototopies (Rumpala, 2018) : proto-, car ce qui est mis à disposition comme récit précède quelque chose qui pourrait avoir une existence plus incarnée (sans nécessairement être une prédiction), et ‑topies, car, à travers cette production imaginaire, se créent aussi de nouveaux espaces qui offrent un accès pour s’y projeter et mettre des idées en situation.

66Ces visions suggèrent d’autres rapports sociaux, dans lesquels s’éteindraient des éléments emblématiques du capitalisme, comme la domination salariale ou la pression productiviste. D’autres modes d’organisation et d’autres modèles de subsistance sont introduits dans l’ordre du concevable par le substitut expérimental que présentent ces mondes imaginaires. La réappréhension de cette dimension existentielle est importante, car elle place dans un horizon imaginable l’assurance de conditions de subsistance et la possibilité de lever l’angoisse de trouver de quoi vivre. Si, dans le monde antérieur, le travail pouvait sembler trop souvent aliénant, les schémas socio-économiques intégrés dans les récits tendent à le remplacer par des activités paraissant davantage porteuses de sens, au moins pour les individus, auquel a été retirée la contrainte d’être productifs.

67Ces visions sont fictionnelles, mais cela n’exclut pas qu’elles puissent avoir une dimension performative, comme celle recherchée par J. K. Gibson-Graham ainsi que dans le programme de recherche sur les « économies diverses ». On sait que la fiction peut influencer les représentations et contribuer à véhiculer des idées en leur donnant un support imagé. Les fictions précédentes montrent d’autres modes de vie ou des solutions originales, susceptibles d’exercer un pouvoir d’attraction comparativement à la réalité d’un système économique qui donne de nombreux signes de crises. Des composantes imaginaires de certaines fictions peuvent d’ailleurs se trouver incorporées dans de véritables initiatives et Vitalik Buterin, co-fondateur d’Ethereum (protocole blockchain permettant la création de « smart contracts »), cite par exemple le livre de D. Suarez comme source d’inspiration. Ecotopia d’Ernest Callenbach a eu un large rayonnement culturel et, grâce à ses multiples réimpressions et traductions, continue de résonner quelques décennies après sa première publication en 1975 comme une source d’inspiration pour une sortie du schéma productiviste et une redirection écologique radicale (Lohmann, 2018).

68Erik Olin Wright (2010) avait esquissé un cadre d’analyse dans lequel il s’agissait de pouvoir évaluer les alternatives sociales selon trois critères différents : leur désirabilité, leur viabilité et leur réalisabilité – en version originale : desirability, viability, achievability. Même si elles paraissent loin du type d’« utopies réelles » qu’il recherchait, le potentiel de ces œuvres fictionnelles réside dans leur capacité à restaurer la désirabilité d’une alternative au système socio-économique dominant. Leur avantage, outre qu’elles portent à leur manière ce désir, est d’être dans un autre registre que celui des principes normatifs abstraits et de fournir des illustrations susceptibles de faire plus forte impression – y compris au point que l’entrepreneur milliardaire Elon Musk puisse se revendiquer de l’espèce d’anarchisme utopique porté à travers le cycle de la Culture tout en étant à contresens des intentions de I. M. Banks.

69Cependant, reprendre le fil diachronique de ces œuvres invite à se rappeler que les explorations imaginaires sont le reflet de ce qui est imaginable (techniquement, politiquement, etc.) à chaque époque. Dans ces visions, on voit émerger l’idée que des entités artefactuelles telles que les intelligences artificielles pourraient apporter une aide à un projet post-capitaliste. Typiquement, la vision proposée par I. M. Banks suppose une large confiance dans ces entités machiniques évoluées, de même qu’envers le Daemon pour les individus et groupes qui s’y rallient dans les romans de D. Suarez.

  • 11 « In today’s hyper-cynical political environment, the notion of “struggle forever” seems exhausting (...)

70S’il s’agit d’aider à penser les conditions nécessaires au changement, l’intérêt de romans comme Walkaway et FreedomTM est en outre de donner à voir les difficultés et les résistances au moment de la transition. Les situations présentées étant différentes, ces deux mises en scène font entrevoir deux stratégies possibles : la sortie volontaire à l’écart du système dominant – de manière relativement pacifique, ou en tout cas en évitant autant que possible le conflit violent – et la confrontation frontale – avec les pertes humaines qu’il peut y avoir face aux forces armées. Dans ce qu’imagine C. Doctorow, ces expérimentations restent des enclaves, incarnant un mode de vie proche de ce que Paolo Virno (1996) appelait le « retrait engagé » (« engaged withdrawal »). La stratégie présentée dans Walkaway part du postulat implicite que les ultra-riches ne changeront pas leur mentalité, voire s’efforceront de briser les initiatives dissidentes, et que les énergies individuelles ne doivent pas être dépensées à essayer de les convaincre. Dans la vision proposée par D. Suarez, les partisans et les forces de l’ancien ordre font tout pour le maintenir (y compris par des moyens militaires) et le changement est en marche. Mais, si le résultat n’est jamais complètement atteint, comme K. S. Robinson invite à le penser d’une autre manière, combien de temps l’effort peut-il durer sans risquer de produire du découragement ? Ronnie Lipschutz (2018) relevait cette difficulté : « dans l’environnement politique hypercynique d’aujourd’hui, l’idée de “lutter pour toujours” semble épuisante, pour ne pas dire improbable »11.

71Aucune vision imaginaire n’est dépourvue d’ambiguïtés. Celle de Star Trek est aussi celle qui a accompagné la mondialisation de la fin du xxe siècle (Hassler-Forest, 2016a). À l’opposé, le modèle d’Ecotopia pourrait être vu comme une forme de repli localiste. De plus, ces trajectoires alternatives sont notablement sous-tendues par des promesses liées aux nouvelles technologies. Si émergeait un souhait de pouvoir accéder à un post-capitalisme, le prix à payer serait-il d’avoir recours à encore plus de technologie, au risque de mettre les humains dans de nouvelles dépendances ? L’avantage d’une exploration raisonnée de ces visions est de pouvoir commencer à apporter des repères et critères pour s’orienter, voire (pouvoir) choisir, dans la variété des options envisageables.

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Notes

1 Accès : http://www.isfdb.org/ (consulté le 25 sept. 2024).

2 Accès : http://sffrd.library.tamu.edu/ (consulté le 25 sept. 2024).

3 Accès : https://www.noosfere.org/ (consulté le 25 sept. 2024).

4 « Divlab’s objectives are conjured democratically. Le Guin uses the word “coordination” to describe Divlab’s activities, rather than planning or control ».

5 « For the Anarresti, scarcity is not a function of the number of resources, but a function of the relationship between resource and wish ».

6 Le « space opera » est un sous-genre de la science-fiction généralement caractérisé par des aventures épiques dans l'espace, avec souvent des explorations en vaisseaux spatiaux, des intrigues et conflits à des échelles galactiques et/ou interplanétaires, et des espèces extraterrestres plus ou moins exotiques.

7 Pour une interprétation de la Culture par le prisme du « fun », voir « A World of Fun » (McKee, 2016).

8 « By removing inequality and the class-system entirely from a society, the argument goes, the individuals within that society will also be radically reshaped, with negative attributes such as jealousy, snobbery, greed and aggression becoming less and less necessary, and therefore less and less prevalent ».

9 « It’s a post-scarcity society […] They’ve got enough of everything. There’s a phrase in the Culture, a saying that goes “money is a sign of poverty”. The idea being that if you’ve got enough of everything to go round, there’s no need to ration it. That’s all that money really is. Your cheque book is actually a ration book ».

10 « Walkaway examines the extension of the digital community beyond the realms of cyberspace and into the physical world. It brings vividly to life a symbiotic post-digital relationship between humans and machines, in which the communal nature of producing digitally rendered objects in the non-digital world begins to trace the outlines of a radically different postcapitalist future ».

11 « In today’s hyper-cynical political environment, the notion of “struggle forever” seems exhausting, not to mention unlikely ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Yannick Rumpala, « La science-fiction comme espace d’exploration des variétés de post-capitalisme ? »Questions de communication, 46 | 2024, 321-356.

Référence électronique

Yannick Rumpala, « La science-fiction comme espace d’exploration des variétés de post-capitalisme ? »Questions de communication [En ligne], 46 | 2024, mis en ligne le 18 février 2025, consulté le 16 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/37349 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12yg2

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Auteur

Yannick Rumpala

Ermes, Université Côte d'Azur, F-06050 Nice, France

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