Alya Aglan, Yann Richard et Pierre Vermeren (dirs), La Guerre de près et de loin. xxe-xxie siècles, Paris, Éd. de la Sorbonne, coll. Guerre et paix, 2023, 264 pages.
Alya Aglan, Yann Richard et Pierre Vermeren (dirs), La Guerre de près et de loin. xxe-xxie siècles, Paris, Éd. de la Sorbonne, coll. Guerre et paix, 2023, 264 pages.
Texte intégral
1Une guerre peut être représentée dans différents cadres par divers auteurs, en fonction des enjeux sociaux, politiques, économiques et culturels impliqués dans le conflit. La façon dont ces représentations sont exploitées rend une guerre « proche ou éloignée » d’une certaine réalité. Cet ouvrage présente onze chapitres dans lesquels des chercheurs de plusieurs domaines des sciences humaines et sociales réfléchissent à la complexité des conflits armés en tant que constructions collectives et individuelles. En effet, l’un des points forts du livre est son interdisciplinarité qui permet une pluralité de dialogues entre chercheurs en histoire, géographie, sciences sociales et études d’art. En outre, les contributions présentent différents contextes et guerres anciennes et récentes, y compris celles déjà oubliées du grand public.
2Tout au long du volume, le terme « théâtre » est souvent cité pour désigner la guerre, car comme le dit Jean-Marie Le Gall dans la préface, « le terme “représentation” est fondamentalement associé au théâtre et l’on parle du reste du “théâtre des opérations” » (p. 12). Ainsi la guerre est-elle scénarisée, sur place ou à distance, ce qui n’épuise pas la réalité du conflit. Dans l’introduction, Alya Aglan met en avant les divers et possibles types de représentations et points de vue, en tenant compte de la proximité culturelle et géographique, des influences technologiques et d’autres facteurs qui ont un impact sur la constitution des récits et des perceptions.
3La première partie, « Figures de guerre et de l’ennemi au prisme des nouvelles techniques » (p. 39), réunit quatre articles analysant les représentations de la guerre et de ses acteurs en relation avec les modernités technologiques de leurs époques respectives. Julie d’Andurain ouvre cette série d’études avec le chapitre « Capturer les territoires et les hommes par la photographie. La “petite guerre” coloniale d’Henri Gouraud en Afrique et dans le monde arabe » (p. 41), dans lequel elle explique les effets de sens transmis par les photographies prises par le général de l’armée française H. Gouraud lors des interventions militaires en Afrique de l’Ouest, dans les années 1880-1920. Prenant en compte le contexte néocolonialiste, la chercheuse développe une critique pertinente de l’institutionnalisation de l’usage de la photographie par l’armée à des fins de propagande et de domination. Dans une étude discursive, J. d’Andurain montre que le cadrage des photographies prises par le militaire représente une euphémisation de la violence, surtout en mettant l’accent sur l’image de l’ennemi dans une certaine mise en scène. Selon l’autrice, « aux ennemis d’hier, ni tous tués, ni tous exhibés, on substitue par la photographie les nouveaux alliés, ceux que l’on espère, par-delà la domination, transformer en amis de demain » (p. 57). Ainsi son travail conduit-il à observer une guerre implicite sous le regard du néo-impérialisme.
4Dans le deuxième chapitre, « La figure de l’ennemi dans les représentations de la guerre aérienne » (p. 57), Caroline Moricot enquête sur la perception de l’ennemi par les pilotes lors d’opérations militaires dans différentes guerres. En analysant discursivement les entretiens menés avec les pilotes, l’autrice interroge le rôle de la technologie et des manœuvres militaires dans la construction de la représentation vue du ciel. La distance entre les pilotes et le champ de bataille peut impacter la construction de l’image de l’ennemi. L’article prend soin de préciser les différences entre les perceptions selon les particularités de chaque conflit et selon l’imaginaire de la guerre. La recherche ne considère pas seulement la distance géographique entre les combattants, mais propose aussi une réflexion sur la distance émotionnelle et culturelle qui se mesure surtout avec la technologie militaire. En ce sens, l’une des observations est que les dispositifs technologiques permettent aux pilotes et aux opérateurs de drones de mieux visualiser l’ennemi, ce qui peut leur procurer un sentiment de compassion.
5Clotilde Bômont présente le troisième chapitre, intitulé « Le poids des représentations dans la construction du cloud de défense français » (p. 81), qui explore l’impact de la numérisation des activités des personnels de la Défense, affectant par conséquent le théâtre des opérations. L’autrice analyse comment la mise en place du cloud de défense redistribue le poids des acteurs et intègre de nouvelles formes de sécurité. Bien qu’un langage issu du domaine géopolitique militaire prédomine, l’étude au niveau discursif est claire en associant une valeur performative à la représentation du cloud de défense. D’abord, l’autrice établit les défis couramment rencontrés dans la construction d’un cloud ministériel. Ensuite, l’analyse du discours sert aussi à relier la volonté socio-politique à l’usage de la technologie, en plus de questionner la représentation du cloud comme une menace, ce qui conduit à s’interroger sur l’évolution de la cybersécurité et les rôles de chaque acteur dans le processus de développement.
6Le quatrième chapitre, « Images de la guerre : Alfredo Jaar » (p. 103), se distingue des autres travaux en présentant une nouvelle approche réalisée par Hélène Sirven. La contribution explore les témoignages de conflits armés dans l’art, plus spécifiquement des représentations du génocide des Tutsis au Rwanda dans les années 1990 par l’artiste chilien Alfredo Jaar. La chercheuse a étudié les critiques formulées par l’artiste à l’égard des médias, pour avoir réduit au silence le massacre rwandais, et trace une relation avec le pouvoir de l’image dans la constitution de l’histoire et de la mémoire. Dans sa réflexion, elle met l’accent sur la « mémoire sélective » (p. 115) de la société, ce qui conduit à se poser la question : pourquoi certaines guerres sont-elles massivement médiatisées, alors que d’autres ne reçoivent pas la même attention ? Le chapitre est une bonne illustration du titre de l’ouvrage et offre un débat sur la distance ainsi que la proximité avec certains événements qui affligent le monde.
7Intitulée « Faire écran aux guerres : Biafra, Bosnie, Afghanistan » (p. 117), la deuxième partie de l’ouvrage est composée de trois articles consacrés à la compréhension des intentions politiques et idéologiques qui régissent les représentations des conflits armés, servant de justification aux interventions de nations étrangères dans les zones de guerre. Dans « L’engagement de la France en faveur du Biafra. Le masque humanitaire » (p. 119), Joël Calmettes analyse comment la médiatisation de l’engagement humanitaire français a camouflé les intérêts militaires, financiers, politiques et diplomatiques de la France lors de son intervention dans la guerre du Biafra, en Afrique de l’Ouest. L’étude contextualise l’histoire afin d’aider le lecteur à comprendre l’implication française dans le conflit puis discute du rôle des médias dans la constitution de représentations de la guerre en faveur des intérêts nationaux, principalement par la diffusion d’images montrant la souffrance de la population. Ainsi le chercheur permet-il de questionner les stratégies de pathémisation – la manipulation des émotions – dans les récits médiatiques de guerre pour répondre aux intérêts explicites de certains groupes de pouvoir.
8Dans le sixième chapitre, « L’adaptation de la communication militaire aux opérations et aux crises (2001-2008). Vers une pédagogie de la spécificité militaire par la représentation de l’acte combattant » (p. 135), Bénédicte Chéron se penche sur la professionnalisation de la communication militaire, en prenant comme exemple le cas de la médiatisation de la mort de soldats français dans l’embuscade d’Uzbin, en Afghanistan. La richesse de l’étude réside dans la pluralité des sources utilisées pour analyser la présence des faits militaires dans le paysage médiatique français. La chercheuse explique l’évolution de la communication des armées, en considérant l’impact de celle-ci sur les relations entre les civils travaillant dans ce domaine. Compte tenu d’une « spécificité militaire » (p. 136), le contrôle des médias en temps de crise est évoqué, afin d’assurer un traitement médiatique favorable à l’image de l’armée. Au-delà d’aborder la pédagogie de cette spécificité militaire en temps de conflits et de crises, ce travail peut aussi conduire à une réflexion sur les liens entre la communication militaire, la sphère médiatique et l’espace public dans la constitution des représentations et la maîtrise de l’opinion publique.
9Dans « Une quête de sens. Les représentations françaises de l’intervention internationale et la découverte des camps serbes en Bosnie » (p. 151), septième chapitre de l’ouvrage, Tony Morin réalise une analyse discursive du traitement médiatique français de la guerre de Bosnie-Herzégovine pendant les années 1990. Bien que ce soit un sujet très étudié, en particulier dans le domaine du discours, il mérite d’être rappelé et travaillé pour contribuer aux recherches actuelles sur des thématiques similaires. Après avoir expliqué et justifié la pertinence de la méthodologie appliquée, le chercheur explore les récits médiatiques sur le conflit, comme la représentation de sa complexité et la constitution d’une figure de « héros protecteur » et d’« agresseur » (p. 157), qui justifierait une intervention militaire étrangère, en plus d’un appel humanitaire. Comme dans le cinquième chapitre, cette enquête évoque aussi le rôle des émotions dans la constitution des représentations, ainsi que la mobilisation de la mémoire collective sur d’autres conflits pouvant affecter les perceptions de la guerre.
10« La pertinence du territoire. Discours et mobilisations » (p. 173) est la troisième et dernière partie de l’ouvrage. Elle réunit quatre contributions qui traitent de deux conflits plus récents – la guerre civile syrienne et la guerre russo-ukrainienne – sous des angles différents. Dans « Diasporas et représentations du conflit du pays d’origine. Les Ukrainiens et Ukrainiennes de France face à la guerre du Donbass (2014-2019) » (p. 175), Hervé Amiot présente le résultat de ses entretiens conduits auprès de plus de 300 Ukrainiens résidant en France qui partagent leur perception du conflit dans leur pays d’origine. Le chercheur montre en détail comment la guerre est vue de loin par la diaspora ukrainienne, en soulignant l’influence des trajectoires et des positions individuelles sur la constitution des représentations, mais surtout comment elles se reconfigurent dans les interactions et mobilisations de groupe. Le grand nombre d’interviewés favorise une pluralité de points de vue, identifiés par l’auteur dans les divergences de représentations qui se maintiennent au sein des groupes, par exemple sur les perspectives de résolution du conflit et l’environnement international. Au-delà de l’homogénéité de la représentation de l’ennemi (la Russie), le chercheur tente toujours d’observer des divergences quant à la représentation de ce que signifie être ukrainien, en particulier dans un contexte de guerre. Il expose aussi « l’effet du pays d’accueil dans la construction des représentations sur le conflit du pays d’origine » (p. 197), qui incite à de nouvelles recherches sur le sujet, afin d’étudier cet effet (social, politique, idéologique et culturel) dans d’autres diasporas.
11Thomas Richard présente le neuvième chapitre, « La guerre civile en Syrie vue par les médias russes » (p. 199), dans lequel il s’intéresse à l’observation des représentations constituées par la couverture médiatique russe, en particulier par la chaîne Anna News. L’article se distingue par ses thème et objet de recherche, parce qu’il existe une certaine hésitation des chercheurs à l’égard des médias russes, qui s’appuient sur des faits définis – présence de censure, de propagande et de contrôle gouvernemental du journalisme russe. Cependant, T. Richard note que certaines des stratégies utilisées par les médias russes pour couvrir les conflits en Syrie ne diffèrent pas de celles développées par les médias occidentaux dans le passé et le présent. Concrètement, « si le phénomène est plus ancien que la guerre de Syrie, il prend une dimension nouvelle, afin de développer un contre-discours par rapport à celui des groupes rebelles et de leurs soutiens médiatiques occidentaux, en utilisant des outils équivalents aux leurs » (p. 201). Prenant en compte le fait que la Russie est un allié du régime de Bachar el-Assad en Syrie, il étudie comment les principaux thèmes rapportés par Anna News sont maîtrisés pour servir les intérêts de son pays d’origine dans la guerre et la manière dont ses récits servent à justifier l’intervention russe, en plus de délégitimer les attaques de l’armée russe et syrienne contre la population. Par ailleurs, le chercheur met l’accent sur les relations entre les journalistes et les militaires – ce qui peut évoquer le souvenir du système embedded utilisé pour la couverture journalistique occidentale de la guerre en Irak, par exemple. Ce chapitre analyse le pouvoir des médias en tant qu’outils de guerre, avec la capacité de manipuler les perceptions d’un public géographiquement éloigné du conflit.
12Dans le dixième chapitre, Philippe Pétriat propose une réflexion sur « La guerre en Syrie vue par les pays du Golfe ou la projection de tensions internes » (p. 225) en interrogeant la proximité et la distance entre le conflit et les pays arabes du golfe Persique. L’étude se concentre davantage sur les enjeux politiques et diplomatiques entre pays (comme la question du financement des groupes rebelles armés par les pays du Golfe), et évoque brièvement l’usage des médias, en particulier des réseaux socio-numériques à des fins de mobilisation. L’auteur présente une contextualisation détaillée des conditions de production de l’information, en mettant l’accent sur la mobilisation des populations des pays du Golfe par le djihad en Syrie et en Irak, ainsi que la variation des discours tout au long du processus en fonction des facteurs politiques et religieux. Même s’il n’y a pas d’analyse plus approfondie des médias, les exemples cités suffisent à expliquer l’engagement des pays dans la guerre en faveur de leurs intérêts, ce qui affecte la perception du conflit, le rendant plus proche, et contredit l’argument de la « guerre par procuration » (proxy war ; p. 226).
13Le dernier chapitre, « La guerre en Syrie vue du Maghreb. Un miroir inversé ? » (p. 241), contraste avec l’article précédent. Pierre Vermeren se penche sur la manière dont les opinions, les organisations et les États au Maroc, en Tunisie et en Algérie ont perçu les conflits en Syrie et leurs multiples acteurs. Selon le chercheur, contrairement aux pays du Golfe, le Maghreb sympathise avec le gouvernement syrien en raison de leur passé commun (tous ont été colonisés par les puissances impérialistes) et des enjeux liés à la politique et aux révoltes du Printemps arabe de 2011. Les représentations de la guerre syrienne au Maghreb sont étudiées du point de vue politique et historique. Cependant, l’auteur met en avant les intérêts de ces pays qui impactent les représentations : « La position des pays du Maghreb et de leurs opinions à propos de la guerre civile syrienne n’est pas dissociable de leurs rapports conflictuels avec les islamistes, ni de leurs rapports de dépendance et de rivalité avec les États du Golfe, principaux soutiens de la révolution syrienne » (p. 255).
14Dans son ensemble, cet ouvrage offre une exploration riche et diversifiée des représentations de la guerre via différentes perspectives disciplinaires et contextuelles. Par ces onze chapitres, les auteurs nous guident à travers les méandres des représentations, soulignant comment elles sont influencées par une multitude de facteurs – sociaux, politiques et technologiques. Considérant surtout le moment que l’humanité vit, l’ouvrage est utile pour se rappeler que la guerre n’est pas seulement un événement sur le champ de bataille, mais aussi une scénarisation façonnée par des forces multiples et souvent implicites.
Pour citer cet article
Référence papier
Gisela Cardoso Teixeira, « Alya Aglan, Yann Richard et Pierre Vermeren (dirs), La Guerre de près et de loin. xxe-xxie siècles, Paris, Éd. de la Sorbonne, coll. Guerre et paix, 2023, 264 pages. », Questions de communication, 46 | 2024, 596-601.
Référence électronique
Gisela Cardoso Teixeira, « Alya Aglan, Yann Richard et Pierre Vermeren (dirs), La Guerre de près et de loin. xxe-xxie siècles, Paris, Éd. de la Sorbonne, coll. Guerre et paix, 2023, 264 pages. », Questions de communication [En ligne], 46 | 2024, mis en ligne le 10 février 2025, consulté le 16 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/37387 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12ygq
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