Antoine Bayet, Voyage au pays de la dark information, Paris, R. Laffont, 2022, 276 pages.
Antoine Bayet, Voyage au pays de la dark information, Paris, R. Laffont, 2022, 276 pages.
Texte intégral
1En journaliste expérimenté, Antoine Bayet a une définition courte et claire du terme « dark information » : le décrochage de certains publics vis-à-vis des médias traditionnels. Donc, au profit d’une autre information ? Ce n’est pas forcément le cas. Bien souvent, les sources concurrentes sont davantage des objets de communication grimés en informations, inclus dans des stratégies dont l’existence échappe à la perception de l’auditoire. A. Bayet parle d’infos « Canada Dry » à haute toxicité (p. 10). Ce qui peut parfois paraître comme une réaction spontanée et citoyenne face aux monopoles de l’information est, en réalité, de toute autre nature. Pour autant, il ne faut pas croire que ce semblant d’information réellement fausse, cette information frelatée (p. 24), ce monde parallèle et souterrain (p. 33), ciblerait des publics fragiles faciles à berner. L’auteur admet sa surprise d’avoir rencontré, au fil de son enquête, de nombreux auditeurs et colporteurs de fausses informations ayant suivi des études supérieures ou exercé des responsabilités publiques ou dans le monde de l’entreprise.
2L’ensemble serait anecdotique, un épiphénomène de surface, si les statistiques d’audience de ces contenus ne rivalisaient pas avec les médias traditionnels sur leurs canaux de diffusion privilégiés, à savoir les réseaux sociaux. A. Bayet a pu observer qu’un tiers des informations les plus partagées sur les actualités qui font la Une des médias peuvent être identifiées comme des contenus dark. Il existe un paradoxe à voir les Français avides d’informations, pratiquer le « en même temps » : consulter ces autres sources alternatives et consommer fidèlement des journaux télévisés officiels. Ces deux canaux se côtoient et souvent se croisent dans les commentaires des lecteurs des publications des médias traditionnels sur l’internet.
3Les mots ont leur importance. Aux yeux des adeptes du côté dark, les informations ne sont pas fausses : elles sont alternatives. Et, de l’autre côté, celui des médias traditionnels, on a tôt fait de qualifier de complotiste ou conspirationniste un interlocuteur. Rien n’est blanc ou noir, en fin de compte, le mot dark se réfère davantage à une réalité grise. Ainsi la dark information n’est-elle pas inaccessible, mais elle n’est pas référencée sur les moteurs de recherche habituels. Des deux côtés, les acteurs se targuent d’avoir des sources, prestigieuses, même si les heures de gloire de certains remontent à une époque antérieure à un basculement dans le royaume des idées obscures pour des raisons qui le sont tout autant.
4Les techniques sont rodées et se perfectionnent au fil du temps. Pseudo-documentaires, forums sur internet à l’orientation univoque, loin de tout pluralisme, et détournements de pages Facebook ont laissé place à d’autres outils, toujours plus performants dans leur capacité à nuire. Parmi eux, on trouve le YouTube underground Odysee, la messagerie cryptée Telegram et son groupe de discussion phare de la complosphère française avec 7 messages publiés à la minute, et TikTok. En tout cas, ce sont les médias piliers de cette mouvance au moment où le livre est écrit, susceptibles de changer : tout va si vite dans l’univers dark (p. 78) !
5Toutefois, n’imaginons pas avoir affaire à une armée de producteurs professionnels de contenus de dark information. Par exemple, il peut s’agir d’un retraité qui se filme dans sa cuisine, en ayant appris l’art de la vidéo sur le tas, mais dont la chaîne compte tout de même 14 000 abonnés. Là encore, point d’information au sens où on l’entend communément : des théories – farfelues, pour cette chaîne – toujours soigneusement documentées. Leur profil est souvent différent de celui de leurs cibles : revanchards sur une vie qu’ils ne sont pas parvenus à diriger, mais avec un nombre de suiveurs à 5 chiffres. Tous revendiquent être des médias indépendants. Pour eux, il ne s’agit rien de moins que de la ré-information (p. 170). Du coup, comment leur auditoire pourrait-il être complotiste puisqu’il s’informe dans des médias et non pas dans les fameux « merdias » (p. 111) ?
6Cependant, ne faudrait-il pas se réjouir d’assister à une démocratisation de l’information, une forme de journalisme citoyen ? Derrière le romantisme de cette idée, il faut voir la réalité : à la déontologie journalistique, les dark informateurs opposent la force de leur engagement. Le registre est différent. Sinon, comment l’une des informations complotistes les plus populaires qui circule, à propos d’un plan pour réduire la population mondiale à 500 millions de personnes, pourrait-elle prospérer dans ce milieu ?
7Ils ne sont pas non plus un groupe homogène d’amateurs en quête de gloire ou de rédemption personnelle. Grâce à la chambre d’écho qu’ils fournissent à leurs messages, des stratégies très professionnelles de communication sont à l’œuvre. L’auteur mentionne en particulier celle que l’institut hospitalier universitaire Méditerranée infection à Marseille a pu développer à l’occasion de la pandémie du covid-19. Quand ce ne sont pas des personnalités fortes d’une certaine notoriété qui leur fournissent de la matière – une députée, par exemple, un ancien chanteur populaire, des célébrités, ou encore une marque de presse mythique, qui avait disparu et se voit ressuscitée au service de la dark information (p. 156), ou bien un média qui a toutes les apparences de la respectabilité, mais a la particularité d’être aux ordres d’une puissance étrangère, dans une mission de déstabilisation invitant à douter de tout, à oser questionner les certitudes les plus profondément ancrées dans les esprits, y compris ce qui est indéniablement vrai, en possédant en plus le sésame de la crédibilité : la carte de presse (p. 202). Cet assemblage de producteurs et de relais de la dark information est pour le moins hétéroclite, avec des rôles interchangeables.
8Par ailleurs, les messages sont rarement présentés comme de pures informations : la menace n’est jamais loin. Pour ceux que l’on identifie comme des traîtres, des vendus à l’oligarchie mondiale, des conspirateurs contre le genre humain, on envisage sans complexe de ressusciter la guillotine. Et, au détour d’une conversation avec l’un de ces acteurs de la dark information, cette phrase pourrait résumer ce dont il est réellement question : les gens veulent entendre les idées qu’ils ont déjà en tête. Les médias traditionnels pensent que le public est en quête de clés pour comprendre le monde : il n’en est rien ! La vérité semble valoir moins que la confirmation de leurs opinions, et plus ces dernières semblent irréelles, plus leur consécration par un support qui se présente comme un média a de la valeur. Mieux même, à l’heure actuelle, comme l’indique l’une des personnes interrogées par l’auteur : on peut s’inventer journaliste. Alors, on peut s’ériger en parade face aux médias majeurs, et faire entendre des voix auxquelles personne ne donne la parole – pour faire taire ces dernières, continuer à cacher des informations qui ne seraient pas bonnes à entendre, et non pas en raison de la faible qualité des contenus qu’elles véhiculent. Leur credo est que tout le monde mérite d’être entendu, au nom de la confrontation d’idées. C’est ainsi que le dénommé Raptor, figure de la jungle complotiste, peut faire une audience de 600 000 vues sur YouTube. Le porte-parole officiel du gouvernement pourrait-il en faire autant sur ces mêmes médias ?
9A. Bayet s’attarde aussi sur ce que l’on peut considérer comme l’ancêtre toujours vivace de la dark information : TV Libertés, un journal télévisé sur Youtube avec 385 000 abonnés et une équipe de 25 salariés. Là encore, il s’agit de donner un écho à l’autre information, celle que les médias traditionnels ne diffusent pas, donner la parole aux pseudo-experts que ces derniers n’invitent pas. Ainsi retrouve-t-on parmi les invités réguliers, au moment de la pandémie de coronavirus, les ténors de la mouvance antivax ou de thérapies miracles. Avant cela, il y avait déjà eu de grandes heures pour la chaîne lors de la Manif pour tous et du mouvement des Gilets jaunes, moments de progression considérable de son auditoire. Le complotisme n’est jamais reconnu comme tel par ce média, le mot réalisme lui est opposé. Et l’auteur de conclure que TV Libertés fait du Donald Trump dans la langue de Molière (p. 182).
10Si des catégories claires de pourvoyeurs d’informations étaient établies, le paysage de la dark information serait simple à appréhender. Nombre de médias sont sur une ligne de crête, toujours prêts à basculer d’un côté ou de l’autre de l’information. Parmi eux, l’auteur cite l’exemple de Sud Radio, au nom passe-partout que l’on n’imaginerait pas être présent dans cet inventaire. Pour A. Bayet, l’avenir n’est pas réjouissant, car le business model de la dark information est solide (p. 237). C’est un business model de la liberté d’expression, voire d’un esprit libertarien, concept brandi pour faire passer tout et n’importe quoi comme tolérable et légitime. Le financement participatif joue un rôle pour permettre à ces organes de maintenir leur activité, mais il reste mineur. Les recettes publicitaires sont davantage le nerf de la guerre, entre autres raisons par la magie de la publicité programmatique qui connecte automatiquement des annonceurs et des diffuseurs de contenus sur internet, réunis par une cible commune que l’un vise et que l’autre détient. Ainsi des marques renommées se retrouvent-elles à financer à leur insu certains des pires tenants du complotisme. Cela ne représente pas forcément des sommes folles – au regard des coûts de fonctionnement d’un média, 26 millions d’euros annuels de revenus, en France, sont bien peu de choses –, mais cela contribue à payer les factures des faussaires de l’information. Aussi, comme l’éducation aux médias et à l’information persiste à être le parent pauvre de l’Éducation nationale (p. 261), ce modèle a de beaux jours devant lui, car les nouvelles générations ne seront pas plus armées que les précédentes pour y faire face. Quel avenir pourrait-il donc bien se dessiner ? Nous sommes en 2034. Une présidence de la République est occupée par une personne complotiste ou bien est mise en place une régulation monstre des médias : ce n’est pas dans si longtemps.
11Comme l’indique la couverture, ce livre est une enquête, avec toutes les forces et les faiblesses qu’offre le genre. Les illustrations par des exemples concrets sont nombreuses, mais on ne peut pas en attendre une conceptualisation aussi importante que celle que pourrait proposer un essai. Cet ouvrage n’est pas le lieu d’exploration des causes profondes, mais plutôt le portrait d’un phénomène aux multiples facettes. On ne trouvera pas une analyse permettant d’échafauder des stratégies de lutte contre la dark information, si tant est qu’elle puisse être vaincue. Il faudra compléter son étude du sujet par d’autres lectures telles que l’ouvrage de Sylvain Delouvée et Sebastian Diéguez (Le Complotisme. Cognition, culture, société, Bruxelles, Mardaga supérieur, 2021), celui de Rudy Reichstadt (L’Opium des imbéciles. Essai sur la question complotiste, Paris, B. Grasset, 2019), celui de Marie Peltier (L’Ère du complotisme. La maladie d’une société fracturée, Paris, Éd. Les Petits Matins, 2016) ou d’autres encore.
Pour citer cet article
Référence papier
Stéphane Dangel, « Antoine Bayet, Voyage au pays de la dark information, Paris, R. Laffont, 2022, 276 pages. », Questions de communication, 46 | 2024, 601-605.
Référence électronique
Stéphane Dangel, « Antoine Bayet, Voyage au pays de la dark information, Paris, R. Laffont, 2022, 276 pages. », Questions de communication [En ligne], 46 | 2024, mis en ligne le 10 février 2025, consulté le 15 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/37404 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12ygr
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