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Notes de lecture
Médias, technologie, information

Philippe Bouquillion, Christine Ithurbide et Tristan Mattelart (éds), Digital Platforms and the Global South. Reconfiguring Power Relations in the Cultural Industries, Abington, Routledge, coll. Routledge Advances in Internationalizing Media Studies, 2024, 239 pages

David Piovesan
p. 605-609
Référence(s) :

Philippe Bouquillion, Christine Ithurbide et Tristan Mattelart (éds), Digital Platforms and the Global South. Reconfiguring Power Relations in the Cultural Industries, Abington, Routledge, coll. Routledge Advances in Internationalizing Media Studies, 2024, 239 pages.

Texte intégral

1L’ouvrage a été coordonné par trois chercheurs français qui ont déjà beaucoup publié sur le domaine des industries créatives et culturelles : Philippe Bouquillion, Christine Ithurbide et Tristan Mattelart. Il rassemble 12 contributions de chercheurs venus du monde entier pour aborder le sujet du développement des plateformes dans les pays du Sud (le Global South) et leurs effets sur les relations de pouvoir au sein des industries culturelles. Chaque article repose sur une étude de cas, ancrée dans un des pays du Global South, et constitue en elle-même une facette de la problématique qui traverse l’entièreté de l’ouvrage. Une bibliographie complète utilement les différentes sections. Celles-ci sont lancées par une introduction générale, assez courte cependant, qui pose avec pertinence le contexte et les principaux enjeux (p. 1-17). Toutefois, on regrettera que des conclusions intermédiaires ne donnent pas davantage d’unité à cette construction qui tombe parfois un peu trop dans une mosaïque de textes. Une perspective finale d’ensemble aurait permis de synthétiser les principaux apports, convergences et divergences entre les pays et cas observés. Malgré cela, l’ouvrage reste d’un intérêt remarquable.

2Plusieurs points, qui fondent la démarche de l’ouvrage, méritent d’être soulignés. Premièrement, l’approche est pluridisciplinaire et conjugue divers angles d’analyse (anthropologie, économie, géographie et information-communication). Deuxièmement, conscient du paradoxe que la plupart des utilisateurs des plateformes (Youtube, Facebook, Instagram, etc.) provient de l’Afrique, de l’Amérique du Sud et de l’Asie alors que les recherches existantes s’intéressent surtout aux plateformes occidentales, l’ouvrage a pour objectif de répondre à ce manque de travaux sur le Global South, expression difficilement traduisible en français. Cependant, les auteurs soulignent la nécessité de ne pas trop substantialiser la notion géographique et culturelle de Global South, au risque d’uniformiser les situations pourtant contrastées que l’on retrouve dans les continents et pays différents. Troisièmement, l’axe directeur consiste, certes, à désoccidentaliser la recherche sur les plateformes (p. 1), mais surtout à sortir du binarisme Occident versus Chine présent quand on analyse les différents réseaux sociaux et plateformes qui peuvent se développer dans ces aires géographiques et culturelles – binarisme enfermant et réducteur (p. 14). Enfin, quatrièmement, le projet du livre consiste à analyser la façon dont les plateformes globales (venues surtout des États-Unis) s’implantent localement. En regardant comment les acteurs se saisissent des particularités locales pour adapter les outils aux contextes économiques, sociaux, culturels ou linguistiques, l’ouvrage vise à montrer la grande diversité des modalités et les jeux de pouvoir derrière les apparences.

3C’est une des grandes forces de l’ouvrage que de promouvoir l’ouverture internationale du point de vue méthodologique, approche rare en sciences humaines et sociales encore aujourd’hui. Ce point est tout à fait stimulant, d’autant plus que les zones géographiques concernées sont les moins étudiées. Très éclectique et riche par le matériau, l’ouvrage permet une double entrée : d’une part, thématique par les sujets traités et les industries observées (le cinéma, la musique, le travail artisanal, les sites de rencontres, etc.) et, d’autre part, géographico-culturelle. Ces préalables théoriques établis, qu’apportent les contributions de cet ouvrage ?

4Dans le premier chapitre, sorte d’introduction bis, T. Mattelart fait le point sur le champ de recherche brossé par l’ouvrage, complété par une bibliographie, d’inspiration anglo-saxonne très fournie et enrichissante. Les plateformes numériques ont d’abord été considérées comme des instruments de démocratisation et de développement par les pays du Sud, sortes d’objets magiques (p. 18) autour desquels l’euphorie n’a pas empêché, rapidement, les critiques de poindre. Au premier chef : l’impérialisme occidental, la domination de l’économie de marché et l’absence de diversité des mondes représentés au sein des contenus promus par les plateformes. Tout un courant de recherches évoque ainsi le « colonialisme digital » (p. 24-26) pour décrire les stratégies des plateformes au regard du Global South. T. Mattelart appelle à une recherche multi-niveaux combinant approche macro, pour analyser les stratégies des plateformes, et approche méso, pour observer finement sur le terrain la manière dont les acteurs locaux s’en saisissent et adaptent les processus globaux à leurs propres contextes spécifiques. Ainsi résume-t-il l’ambition programmatique de l’ouvrage qui se décline ensuite dans les contributions empiriques.

5P. Bouquillion décrit dans le second chapitre l’implantation des cinq géants technologiques en Inde : les « super plateformes » que sont Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (communément appelées Gafam). Le plus souvent, celles-ci sont considérées si puissantes que leur développement dans un pays ne souffrirait d’aucune contestation, faisant ainsi de leur implantation un phénomène naturel, spontané, sans frottement. L’objectif de la contribution consiste justement à éclairer ces frictions locales et la réalité du processus de plateformisation à partir du cas de l’Inde. En poursuivant des recherches déjà réalisées sur le pays, l’auteur positionne son analyse dans une perspective méso plus à même de rendre compte des processus et des jeux d’acteurs que l’approche macro traditionnellement utilisée pour décrire ce phénomène. L’article déconstruit le « groupe des cinq » (Gafam) pour analyser finement leurs stratégies, leurs spécificités, et comprendre comment les acteurs locaux s’adaptent. La perspective est resocialisée pour mettre de l’épaisseur dans un processus souvent considéré comme ahistorique. C’est un angle d’attaque très riche.

6P. Bouquillion (p. 45) étudie l’intérêt du marché indien pour les plateformes américaines et montre qu’il y a plus d’utilisateurs de Facebook, de Youtube ou d’Instagram en Inde qu’aux États-Unis. Leurs chiffres d’affaires sont certes moins importants à cause du manque d’infrastructures et des capacités financières limitées, mais ces entreprises ont investi massivement le pays et conclu de nombreux partenariats pour se développer avec les acteurs locaux. Aussi les pouvoirs publics cherchent-ils à tirer bénéfice de ces investissements pour leur pays, ce qui conduit les plateformes à devoir elles-mêmes intégrer ces contraintes dans leur développement. Deux autres chapitres complètent ce panorama en Inde : une analyse des plateformes des rencontres (chapitre iii, par Vibodh Parthasarathi et Simran Agarwal, p. 56-73) et l’impact des plateformes sur le travail artisanal (chapitre v, par C. Ithurbide, p. 91-108).

7Plusieurs contributions portent sur l’Amérique du Sud. Dans le chapitre vii, Luis Albornoz et Fernando Krakowiak analysent dix années d’implantation de Netflix dans cette aire économique et culturelle. Aujourd’hui, Netflix compte 42 millions d’utilisateurs sur ce continent sur les 231 millions de souscripteurs internationaux (soit 18 % de ses abonnés). L’Amérique du Sud est la seconde zone géographique (après le Canada) dans laquelle Netflix choisit de se développer en 2011. Habitués des productions culturelles venues des États-Unis, le Brésil et le Mexique ont rapidement été des marchés porteurs pour Netflix dont l’accueil a été favorable, même si les difficultés n’ont pas été si simples à surmonter : paiements inhabituels avec des cartes bancaires, mauvaise connaissance du fonctionnement du streaming, connexions internet lentes, piratage. Mais c’est dans l’analyse des stratégies en trois temps de Netflix que se situe l’apport de cette étude de cas (p. 131-132) : premier temps, tisser des partenariats pour diffuser du contenu américain original de Netflix, avec doublage et sous-titrage en langues locales ; second temps, créer des accords de licence pour des productions culturelles locales ; troisième temps, reprendre des programmes déjà diffusés sur les chaînes locales.

8Trois autres chapitres complètent le panorama continental. Le chapitre iv (Alix Bénistant et Jeremy Vachet, p. 74-90) porte sur les plateformes de crowdfunding culturel en Amérique du Sud, le chapitre viii (Leonardo De Marchi et Ana Atem Diamante, p. 147-164) est consacré aux politiques culturelles encadrant la vidéo à la demande au Brésil et enfin le chapitre xii (Arturo Arriagada, p. 215-232) s’intéresse aux influenceurs de mode au Chili.

9Deux contributions portent sur les transformations de l’industrie cinématographique et musicale en Afrique. Dans le chapitre x (p. 182-198), Alessandro Jedlowski s’intéresse à l’industrie du film au Niger, surnommée « Nollywood », et considérée au début des années 2000 comme une forme de pratique horizontale, artisanale et à faible coût dont le fonctionnement laissait imaginer la promesse d’échapper au capitalisme mondial et aux productions mainstream. Vingt ans plus tard, Canal+, Netflix et Amazon sont passés par là et ont transformé les pratiques. Pourtant, en analysant le rôle spécifique de Youtube, souvent considéré comme véhiculant des contenus culturels dominants, l’auteur montre comment les acteurs locaux se sont saisis de la plateforme pour résister et continuer malgré tout à produire du contenu local. Dans le chapitre xi (p. 199-214) Emmanuelle Olivier décrit le projet Zikmali, plateforme de distribution digitale de musique sur téléphone portable, lancée en 2018 au Mali.

10Enfin, deux autres contributions portent leur regard sur les réseaux sociaux en Chine par l’étude de l’application WeChat (chapitre vi, rédigé par Yuwen Zhang, p. 109-127) et sur le streaming musical au Moyen-Orient (chapitre ix, rédigé par Joe F. Khalil et Mohamed Zayani, p. 165-181). Créée en 2011 par la firme Weixin, WeChat est une application chinoise combinant à la fois les services de PayPal, Facebook, WhatsApp et Instagram. Elle a dépassé le milliard de comptes utilisateurs. L’auteur explique le développement de cette application et les différentes phases de son modèle économique. Ce chapitre est précieux pour les chercheurs intéressés par la Chine tant il est difficile d’accéder à un matériau à jour et fiable sur la réalité des activités économiques.

11L’ensemble montre l’originalité et la richesse du matériau collecté dans cet ouvrage qui analyse les stratégies d’adaptation des grandes plateformes américaines dans des aires géographiques et culturelles situées dans les pays du Sud. On le voit par la grande diversité des études de cas mobilisées. Le recours à une approche pluridisciplinaire et à la comparaison internationale, dans des pays peu étudiés, renouvelle le regard que les chercheurs peuvent porter sur les processus de plateformisation. À la fois thématique et internationale, la double ambition de cet ouvrage est très pertinente. Toutefois, elle peut laisser le lecteur sur sa faim tant le matériau dense et complexe exige une prise de hauteur et une mise en perspective pour saisir toutes les lignes de convergence. Malgré tout, cette lecture reste très stimulante pour qui s’intéresse à ces problématiques et sera, sans aucun doute, source de créativité pour poursuivre la recherche sur la plateformisation et la numérisation.

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Pour citer cet article

Référence papier

David Piovesan, « Philippe Bouquillion, Christine Ithurbide et Tristan Mattelart (éds), Digital Platforms and the Global South. Reconfiguring Power Relations in the Cultural Industries, Abington, Routledge, coll. Routledge Advances in Internationalizing Media Studies, 2024, 239 pages »Questions de communication, 46 | 2024, 605-609.

Référence électronique

David Piovesan, « Philippe Bouquillion, Christine Ithurbide et Tristan Mattelart (éds), Digital Platforms and the Global South. Reconfiguring Power Relations in the Cultural Industries, Abington, Routledge, coll. Routledge Advances in Internationalizing Media Studies, 2024, 239 pages »Questions de communication [En ligne], 46 | 2024, mis en ligne le 10 février 2025, consulté le 16 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/37411 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12ygs

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Auteur

David Piovesan

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