David Colon, La Guerre de l’information. Les États à la conquête de nos esprits, Paris, Tallandier, coll. Essais, 2023, 480 pages.
David Colon, La Guerre de l’information. Les États à la conquête de nos esprits, Paris, Tallandier, coll. Essais, 2023, 480 pages.
Texte intégral
1En 1991, la fin de la Guerre froide marquait les débuts d’une nouvelle guerre : celle de l’information. Aujourd’hui, elle prend une autre ampleur avec le développement toujours plus rapide des technologies de l’information et de la communication (TIC) et l’amélioration de l’intelligence artificielle (IA). David Colon, historien, l’auteur de cet ouvrage souligne qu’en l’espace « de quelques années à peine, la puissance des États en est venue à dépendre comme jamais auparavant de leur capacité à recourir à l’information comme à une arme, à des fins militaires, politiques ou diplomatiques » (p. 11). Pour les régimes autoritaires, l’information est devenue l’arme de prédilection pour subvertir le monde occidental, l’esprit et la volonté politique des populations qui bénéficient d’une démocratie.
2Historiquement, la guerre du Golfe serait le point de départ de la guerre de l’information. Avec le concours d’agences de relations publiques, le faux témoignage de Nayirah al-Sabah, fille de l’ambassadeur du Koweït aux États-Unis et membre de la famille royale koweïtienne, montre à quel point l’arme informationnelle (p. 21) peut inverser la répartition des forces en présence et favoriser des acteurs étatiques militairement et économiquement plus faibles que leurs adversaires. Pour autant, explique l’historien, « dans ce conflit, aucun pays n’a eu autant recours à l’arme informationnelle que les États-Unis » (p. 22). Les États-Unis, dont l’ambition était de dominer l’information à l’échelle mondiale, ont mis en œuvre un nombre conséquent de stratagèmes dans l’objectif de contrôler la production de l’information. S’inspirant du système de pools [groupes] utilisé par l’armée britannique durant la guerre des Malouines en 1982, seuls 125 journalistes sur les 800 accrédités peuvent accéder aux unités militaires, qui leur transmettent images et informations, lesquelles sont ensuite reprises par tous les autres journalistes restés à l’écart. Ainsi « se met […] en place une machinerie de la désinformation, dont les journalistes sont davantage les victimes que les instigateurs » (p. 27). D. Colon cite Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire au ministère de la Défense : « La mondialisation de la communication a ouvert la voie à la mondialisation de la manipulation » (p. 28) et la manipulation de l’information conduit à un journalisme de spectacle (p. 39) qui ne montre qu’une fausse réalité de la guerre du Golfe.
3La recherche d’une domination mondiale de l’information par les États-Unis fait naître de fortes résistances de la part des pays émergents comme la Russie, la Chine et la Corée du Sud. Ces derniers contestent « l’hégémonie informationnelle occidentale » (p. 76) en créant leurs propres moteurs de recherche et leurs chaînes d’information en continu, hissant au rang mondial leurs entreprises de télécommunications, qui diffusent leur modèle idéologique et culturel grâce à leur soft power. En outre, le Comité pour la sécurité de l’État (KGB) et le Service des renseignements extérieurs de la Fédération de Russie (SVR) ont souligné que la presse occidentale, car elle est fondée sur la démocratie et la libre circulation des points de vue, en devient aisément manipulable. L’auteur cite l’espion stalinien Pavel Sudoplatov qui déclarait que « les médias occidentaux sont assez facilement manipulables, car ils rédigent souvent leurs articles à partir de communiqués de presse et ont tendance, dans l’ensemble, à ne pas faire de distinction quant à la nature et à la fiabilité de leurs sources » (p. 101). Un élément qui, depuis longtemps, aurait dû inquiéter les journalistes occidentaux contemporains sur la nécessité de vérifier les sources de leurs informations dans un contexte de guerre de l’information globalisée. D. Colon explique que « pour influencer les perceptions du public, les États tirent bénéfice de la primauté des sources officielles dans la production de l’information » (p. 114). Toutefois, une enquête conduite en 2008 par des chercheurs de l’université de Cardiff qui étudie « un échantillon de 2 207 histoires diffusées par les médias britanniques les plus prestigieux et les plus sérieux du pays » (p. 114) révèle que 80 % de la production des nouvelles britanniques proviennent de sources non vérifiées. En France, le même phénomène est observable : « Les médias français, y compris ceux de référence, se contentent régulièrement de reprendre les contenus originaux produits par l’AFP [Agence France-Presse] ou leurs concurrents, en omettant dans 92 % des cas de créditer leur source » (p. 115). Ainsi D. Colon indique-t-il que « dans la pratique journalistique quotidienne, y compris dans des journaux réputés, la vérification des faits et le recoupement des sources sont devenus l’exception » (p. 114).
4Après une contextualisation historique pertinente, D. Colon poursuit en centrant l’attention sur les enjeux contemporains de la guerre de l’information à l’ère des médias sociaux numériques et de la viralité des contenus. Chaque individu peut se proclamer journaliste citoyen et bousculer l’agenda médiatique ou pire encore, devenir un fantassin de toutes les guerres sans le savoir, car le terrain numérique peut aisément préparer le terrain physique. Par exemple, c’est le cas lors de la prise de Mossoul par l’organisation terroriste Daech en 2014. Cette dernière diffuse des vidéos de torture et d’exécution pour affaiblir le moral de ses ennemis, avec succès (p. 149). L’auteur poursuit en expliquant que les dirigeants de Daech ont parfaitement compris qu’ils devaient s’investir dans la propagande informationnelle et recourir « à toutes les techniques du marketing viral moderne, en concevant du contenu sur mesure pour différents publics » (p. 151). Ainsi les groupes criminels appliquent-ils les techniques des spécialistes du marketing, des relations publiques et de la communication, tout en encourageant l’engagement de leurs publics. En prenant l’exemple de la milice irakienne qui, en 2016, demandait à ses followers Instagram de voter pour la libération ou le meurtre de son otage, D. Colon alerte : « La frontière entre observateur et participant s’estompe […] n’importe qui peut devenir criminel par procuration » (p. 153).
5Les États autoritaires souhaitent saper les démocraties et, pour ce faire, mettent en place diverses « stratégies du chaos » (p. 178). L’auteur explique, en prenant le cas de la Russie, qu’il ne s’agit plus de contester l’hégémonie occidentale, mais d’en affaiblir drastiquement les fondements. Pour y parvenir, « la propagande russe donne une caisse de résonance à toutes les forces centrifuges, à toutes les voix critiques, ainsi que le plus grand retentissement possible aux tensions sociales et aux attentats terroristes » (p. 178). En outre, la Russie noue des alliances et apporte son soutien à tous les partis d’extrême droite européens (p. 179), dont la plupart des partisans souhaitent sortir de l’Europe. Ainsi, selon D. Colon, le cas du Brexit est-il tout à fait représentatif de l’influence de la propagande russe, car « dans les six mois qui précèdent le référendum de juin 2016, RT [Russia Today] et Sputnik publient plus de 250 articles en faveur du Brexit et contre l’immigration » (p. 181). En 2016, au regard de l’instrumentalisation des personnes migrantes et de l’alimentation des sentiments anti-migrants, « l’affaire Lisa F. est emblématique de la guerre de la désinformation menée par la Russie, qui associe la diplomatie publique, les médias d’État, les usines à trolls, l’armée et les services de renseignement » (p. 236). Comme D. Colon le précise ensuite, « les désinformateurs tirent profit des caractéristiques des médias sociaux qui encouragent mécaniquement les contenus trompeurs parce qu’ils génèrent de l’engagement (likes, partages, commentaires) » (p. 260). Plus encore, « de la même façon que les hackers exploitent les failles des systèmes d’information, les désinformateurs exploitent chaque faille identifiée de l’esprit humain » (p. 262). En effet, « la désinformation russe s’appuie beaucoup sur le constat empirique, confirmé par des expériences scientifiques, qu’une histoire fausse, qu’elle soit ou non précédée d’un avertissement indiquant qu’elle pourrait l’être, a d’autant plus de chances d’être crue qu’elle est répétée » (p. 262). De fait, le fact-checking ou la vérification des faits peinent à convaincre, tandis que la viralité numérique devient l’arme de pointe de la désinformation, cette dernière rendue plus forte à l’heure de la surabondance informationnelle. En 1984, Yuri Alexandrovich Bezmenov, un ancien agent du KGB, expliquait qu’il fallait « changer la perception de la réalité de chaque [individu] à tel point que, malgré l’abondance d’informations, personne ne soit en mesure de tirer des conclusions raisonnables dans l’intérêt de sa défense, de celle de sa famille, de sa communauté et de son pays » (p. 268). En définitive, cette guerre de l’information est aussi une grande guerre psychologique.
6Pour illustrer ce point, D. Colon plonge au sein du scandale de Cambridge Analytica, une société « créée à l’initiative du propagandiste de l’alt-right Steve Bannon, qui voit dans ce qu’il appelle “l’œil divin” de Facebook un outil prédictif redoutable » (p. 307). Et pour cause, la société aurait contribué à promouvoir la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, et aurait joué un rôle déterminant dans l’élection de Donald Trump en ciblant certains publics selon leur profil psychologique établi à partir de leur comportement social sur Facebook. Aleksandr Kogan, l’un des chercheurs en psychologie ayant contribué au développement de la société Cambridge Analytica en constituant une base de données de 87 millions de profils Facebook (p. 307), travaille en 2014 à la conception de modèles de ciblage d’individus appartenant à ce que Delroy L. Paulhus, professeur en psychologie de la personnalité à l’Université de Vancouver, a appelé en 2002 « la triade sombre de la personnalité ». Dans cette triade sombre, figurent les psychopathes, les narcissiques et les machiavéliques. Ces travaux serviront à identifier les individus « qui avaient le plus de probabilités de commettre un crime, non pas dans le but de réduire la criminalité, mais dans celui de recruter des hommes de main pour de futures campagnes politiques » (p. 308). Ces travaux seront aussi utiles pour constituer des armées de trolls « au service du chaos politique » (p. 310). Les théories du complot sont également une arme de choix dans les stratégies de guerre psychologique et de désordre politique. Elles sont nombreuses et plongent certains publics dans les plus sombres méandres des dérives sectaires New Age. L’auteur prend l’exemple du mouvement complotiste d’extrême droite originaire des États-Unis QAnon qui, « à la différence des sectes apocalyptiques », n’est pas « une organisation structurée autour de la parole d’un gourou, mais un ensemble décentralisé de gourous autoproclamés » (p. 323). En outre, dans cette guerre de l’information, l’IA permet d’aggraver « la confusion entre le vrai et le faux » tout en fragilisant « la frontière entre la guerre et la paix » (p. 366). Désormais, les propagandistes peuvent utiliser l’IA pour créer des deepfakes et manipuler les foules grâce aux madcoms, les communications folles, « c’est-à-dire l’intégration de systèmes d’IA dans des outils de communication pilotés par des machines et destinés à être utilisés dans le cadre de la propagande informatique » (p. 366). En prenant le cas du conflit entre la Russie et l’Ukraine, que D. Colon appelle « le théâtre de la guerre 3.0 » (p. 337), il précise que la nouvelle course à l’armement se situe dans le domaine de l’IA, ce que la Chine aurait compris bien assez tôt.
7TikTok est un réseau social chinois fondé en 2016, très apprécié par la jeunesse. La plateforme chinoise gagne vite en popularité auprès de publics variés, mais ce sont les jeunes qui sont les plus ciblés. De fait, ce public est loin d’être épargné dans cette guerre de l’information. D. Colon compare le réseau social à une nouvelle guerre de l’opium dont l’objectif serait d’assujettir les Occidentaux en exploitant à souhait « le circuit de la récompense dopaminique, identifié dès 1954 par un jeune psychologue de Harvard, James Olds » (p. 391). La dopamine est un neurotransmetteur nécessaire à notre survie, mais « elle peut être détournée pour former de nouveaux comportements, comme celui de faire défiler de courtes vidéos sur son écran de téléphone » (p. 391). Si L’auteur explique que les géants américains comme Facebook, Instagram et Tinder exploitent aussi le circuit de la récompense dopaminique et sa caractéristique addictive, TikTok aurait atteint un tout autre niveau de dangerosité, si bien que l’application est interdite en Chine. Une version locale existe, nommée Douyin. Son usage est limité et son contenu diffère drastiquement de la version diffusée au reste du monde. Comme le précise l’éthicien Tristan Harris que cite D. Colon, « sur leur version de TikTok, dit-il, si vous avez moins de 14 ans, ils vous montrent des expériences scientifiques à reproduire chez vous, des visites de musées, des vidéos patriotiques ou éducatives. Et ils limitent l’utilisation à 40 minutes par jour […]. Ils savent que la technologie influence le développement des jeunes » (p. 392). Ainsi, TikTok est une arme qui « affaiblit les grandes puissances occidentales en captant massivement l’attention de leur jeunesse et en la détournant d’activités plus utiles » (p. 393). Plus grave encore, en plus de détourner les jeunes d’activités éducatives et saines, TikTok les pousse à s’adonner à des challenges irrationnels et dangereux qui peuvent conduire à la mort. En ce sens, « le Parti communiste chinois mène une entreprise de subversion des valeurs occidentales en diffusant des contenus violents, à caractère pornographique ou incitant à la consommation de drogues » (p. 393). De fait, D. Colon indique que cette guerre de l’information en devient une guerre « intelligentisée » (p. 394), ciblant directement l’esprit humain et les cerveaux. Un concept étudié par les stratèges chinois qui affirment qu’en interférant avec le cerveau de l’ennemi et en le contrôlant de manière inconsciente, ils pourront « provoquer chez lui des dommages mentaux, de la confusion et des hallucinations, le forçant ainsi à déposer les armes et à se rendre » (p. 394).
8En conclusion, D. Colon souligne que les démocraties « sont fragiles dans la guerre de l’information parce qu’elles sont par leur nature même ouvertes à la contradiction et aux idées fausses » (p. 405). Ainsi les États autoritaires utilisent-ils la force de la démocratie et de la liberté d’expression contre elles. L’auteur se prononce en faveur d’un état d’urgence informationnel et formule plusieurs recommandations dans l’objectif de protéger les citoyens et la démocratie des ingérences étrangères, dont une qui est intéressante pour les chercheurs en sciences de l’information et de la communication : l’éducation aux médias et à l’information (EMI). Elle est essentielle, mais « l’enseignement de l’esprit critique ne sert à rien si l’on ne s’emploie pas d’abord à préserver la qualité de l’information disponible » (p. 415). Aussi l’auteur préconise-t-il, entre autres mesures, une coopération active entre tous les acteurs étatiques dont l’implication est attendue : le Commandement de la cyberdéfense (Comcyber), le service de protection et de vigilance contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem), le Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (Caps), la direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE), la direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI), les ministères concernés, les médias nationaux, etc. En outre, D. Colon encourage l’établissement d’un moratoire « sur la commercialisation de certains outils d’IA […], la production automatisée de fausses “preuves”, de faux rapports, de fausses archives, risque bien de faire s’effondrer à court terme ce qui reste de notre régime de vérité scientifique » (p. 409).
9L’ouvrage est riche, accessible et fort bien documenté. Il est d’utilité publique et concerne tout un chacun. D. Colon met en lumière la manière dont l’usage des TIC, de l’IA, des médias et des réseaux sociaux numériques peut façonner notre vision du monde de manière biaisée, insidieuse et dangereuse. L’ouvrage montre à quel point il est important de faire appel à son esprit critique et de réfléchir de manière approfondie à la source d’une information. De fait, il est dommageable que l’on ne sache pas quelle méthode fut appliquée par l’auteur pour juger de la fiabilité de ses sources.
Pour citer cet article
Référence papier
Johanne Samè, « David Colon, La Guerre de l’information. Les États à la conquête de nos esprits, Paris, Tallandier, coll. Essais, 2023, 480 pages. », Questions de communication, 46 | 2024, 609-614.
Référence électronique
Johanne Samè, « David Colon, La Guerre de l’information. Les États à la conquête de nos esprits, Paris, Tallandier, coll. Essais, 2023, 480 pages. », Questions de communication [En ligne], 46 | 2024, mis en ligne le 10 février 2025, consulté le 16 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/37417 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12ygt
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