R. Trebor Scholz, Own This! How Platform Cooperatives Help Workers Build a Democratic Internet, Londres/New York, Verso Books, 2023, 234 pages.
R. Trebor Scholz, Own This! How Platform Cooperatives Help Workers Build a Democratic Internet, Londres/New York, Verso Books, 2023, 234 pages.
Texte intégral
1R. Trebor Scholz est chercheur, militant et professeur à la New School de New York, où il a fondé et dirige le Platform Cooperativism Consortium et l’Institute for the Cooperative Digital Economy. Il s’est d’abord fait connaître comme l’un des principaux promoteurs de la notion de digital labor – visant à critiquer les nouvelles formes de travail et d’exploitation associées à l’économie numérique – par l’organisation de multiples conférences à partir de 2009 et plusieurs publications dans les années suivantes (citons en particulier R. T. Scholz [éd.], Digital Labor. The Internet as Playground and Factory, New York/Londres, Routledge, 2012). En 2014, il est le premier à introduire la notion de « coopérativisme de plateforme », qui connaîtra un succès international et restera ensuite au cœur de son travail de chercheur et de militant. Au début de son ouvrage, il définit son objet de façon assez claire et convaincante : une coopérative de plateforme désigne « un projet ou un business utilisant essentiellement un site web, une application mobile, ou un protocole pour vendre des biens (e.g., données) ou services, et reposant sur la prise de décision démocratique et la propriété communautaire partagée de la plateforme par les travailleurs et usagers » (p. 8). L’auteur précise que cette définition est dynamique et qu’elle évoluera avec le mouvement du coopérativisme de plateforme. Constatons qu’elle est déjà assez large puisqu’elle ne se cantonne ni à certains secteurs ni à certains modèles économiques, mais porte au contraire l’ambition d’adapter le mouvement coopératif à l’ère numérique voire, si possible, de le faire prospérer plus que jamais pour répondre aux enjeux sociaux et environnementaux du xxie siècle. Écrit dans un style très personnel où l’auteur se met en scène et multiplie les anecdotes, ce livre fait découvrir des coopératives de plateforme particulièrement innovantes et situées aux quatre coins du monde, discute les principaux dilemmes rencontrés par leurs acteurs, sensibilise le lecteur aux forces du modèle coopératif et cherche à faire émerger de nouveaux imaginaires émancipateurs. Si le mouvement du coopérativisme de plateforme a de quoi susciter l’enthousiasme, et s’il faut reconnaître l’ampleur du travail effectué par R. T. Scholz depuis dix ans pour le promouvoir et le structurer à échelle internationale, il n’en reste pas moins que ce livre – malgré certaines qualités – a de sérieuses faiblesses qui ont de quoi décevoir : des longueurs, d’innombrables répétitions, peu de profondeur théorique et conceptuelle, des analyses souvent superficielles et manquant parfois de structure, etc.
2L’ouvrage est composé de sept chapitres et d’un épilogue. Le premier chapitre (p. 1-22) fait office d’introduction : il pose quelques définitions, donne des éléments sur l’histoire et les principes du mouvement coopératif, présente une première coopérative de plateforme et raconte les origines du mouvement du coopérativisme de plateforme. Le deuxième chapitre (p. 23-45) formule quelques critiques générales du capitalisme numérique et de sa configuration oligopolistique, discute des formes alternatives de propriété qui peuvent lui être opposées – par exemple, coopératives de travailleurs, d’usagers ou multipartites, propriété publique, actionnariat salarié –, et présente d’autres coopératives. Le troisième (p. 46-75) affronte une question cruciale qui travaille le mouvement coopératif depuis ses origines : une coopérative peut-elle s’agrandir indéfiniment sans trahir ses valeurs ? Le quatrième (p. 76-102) s’intéresse à la façon dont la valeur est et devrait être conçue dans le domaine économique. Le cinquième (p. 103-132) se penche sur les rapports entre coopératives et syndicats dans l’histoire et souligne les avantages que peut avoir le rapprochement de ces différents types de structure en s’appuyant sur plusieurs cas concrets. Le sixième chapitre (p. 133-159) présente plusieurs modèles de coopératives de données permettant à leurs usagers de garder le contrôle sur celles qu’ils souhaitent partager et avec qui. Le septième (p. 160-179) prend la forme d’une lettre au lecteur venue d’un futur relativement proche (l’année 2035) pour dresser les contours d’un avenir enthousiasmant et atteignable où les coopératives se seraient imposées dans le paysage économique et idéologique, avec le soutien des pouvoirs publics et des syndicats, comme une force majeure au service d’une économie plus égalitaire et durable. Enfin, le livre se conclut par un épilogue (p. 180-198) qui synthétise les leçons que l’auteur tire de son expérience du monde coopératif afin de fournir des conseils pratiques aux personnes qui souhaiteraient créer une coopérative de plateforme.
3La principale force de l’ouvrage consiste à faire découvrir des coopératives de plateforme très diverses, dont les modèles économiques et les effets sociaux sont impressionnants et inspirants. Cette force est redoublée par le fait que les coopératives présentées sont ancrées dans des contextes géographiques et culturels variés : États-Unis, Inde, Mexique, Afrique du Sud, France, Italie, Brésil, etc. Un lecteur français déjà sensibilisé à l’économie coopérative connaîtra probablement Mondragon (fédération espagnole de coopératives), peut-être même Smart (coopérative de travailleurs freelance née en Belgique) ou Coopcycle (fédération de coopératives de livreurs à vélo née en France) s’il s’intéresse aux coopératives de plateforme. Cependant, il est moins probable qu’il connaisse Pescadata (coopérative de données de pêche née au Mexique et utilisée à travers l’Amérique latine) ou la Self-Employed Women’s Association (hybride entre syndicat et fédération de coopératives basée en Inde). Une autre qualité de l’ouvrage est l’attention qu’il porte non seulement aux rapports sociaux de classe, mais à ceux de genre et de race. Ainsi, lorsque l’auteur présente la coopérative de plateforme Up & Go, basée à New York et opérant dans le secteur du nettoyage à domicile, il s’intéresse aux enjeux soulevés par le fait que les travailleurs de ce secteur sont essentiellement des travailleuses, immigrées (surtout originaires d’Amérique latine) et précaires. Cela le conduit à remarquer, par exemple, que les travailleuses qui se sont organisées en créant cette coopérative ont connu une hausse significative de leurs revenus et trouvé des moyens de réduire le risque de harcèlement sexuel auquel elles font face chez leurs clients.
4Consacré aux enjeux liés à la taille des coopératives, le troisième chapitre est l’un des plus substantiels. R. T. Scholz développe un argument nuancé qui s’attaque à un certain culte du localisme et des petites organisations qui imprègne le mouvement coopératif et qu’il attribue en particulier à l’influence d’un livre classique d’Ernst F. Schumacher (Small is Beautiful. A Study of Economics as if People Mattered, Londres, Blond & Briggs, 1973). Selon lui, l’intérêt d’une montée en échelle pour une coopérative dépend d’une multiplicité de facteurs – par exemple, secteur économique, contexte culturel et institutionnel local – et doit d’abord s’évaluer en fonction de sa capacité à maximiser le « retour social sur investissement » (« social return » p. 49). Il distingue trois formes différentes de montée en échelle : l’agrandissement (« scaling up »), l’essaimage (« scaling out »), et l’approfondissement (« scaling deep » ; p. 50). L’agrandissement est la forme la plus proche de la croissance capitaliste dans la mesure où il s’agit de faire croître un type d’activité pour bénéficier d’économies d’échelle, mais ce processus peut servir des objectifs sociaux et environnementaux en contexte coopératif. L’essaimage consiste à créer des répliques d’une coopérative particulière dans d’autres secteurs et territoires. L’approfondissement consiste à s’implanter plus intensément sur un territoire en densifiant le réseau de relations sociales entre les parties prenantes de la coopérative. Selon l’auteur, les discussions au sein du mouvement coopératif commettent souvent l’erreur de réduire la montée en échelle à une conception étroite de l’agrandissement. Enfin, il soutient que l’intérêt des coopératives de plateforme par rapport à celles traditionnelles tient à leur capacité à monter en échelle sous forme de fédérations combinant agrandissement et essaimage, en s’appuyant sur des infrastructures numériques partagées et en expérimentant parfois avec différents modèles de blockchain (base de données numérique, sécurisée, partagée par ses différents utilisateurs et archivant l'intégralité de leurs échanges depuis sa création). Néanmoins, on regrettera que ce chapitre soit le plus désorganisé du livre : il comprend près de 30 pages qui se succèdent sans sections distinctes ni aucun plan ou fil conducteur identifiable.
5Portant sur la notion de valeur en économie, le quatrième chapitre est sans doute le plus décevant. La définition de la valeur est probablement la question la plus profonde qui travaille la réflexion économique depuis au moins Adam Smith, voire depuis Aristote et sa distinction entre valeur d’échange et valeur d’usage. Les débats théoriques sur le sujet ont été revivifiés par la crise économique de 2008 et par l’émergence de nouveaux modèles économiques fondés sur le numérique. Le courant du digital labor – dont R. T. Scholz est considéré comme un représentant éminent – a apporté une riche contribution à ces débats en cherchant à appliquer la théorie marxiste de la valeur à l’économie numérique. Pourtant, il n’est aucunement question de tout cela dans le chapitre. R. T. Scholz raconte une brève entrevue (p. 76-77) déplaisante qu’il a eue avec Tyler Cowen – économiste et éditorialiste au New York Times – lors d’une conférence internationale. Alors que R. T. Scholz lui demandait son avis sur les coopératives, celui-ci aurait répondu avec mépris qu’elles représentent une part trop insignifiante du produit intérieur brut (PIB) pour qu’on y prête attention. Le chapitre s’attache alors à réfuter cette phrase. D’abord, en évoquant quelques chiffres soulignant que l’économie coopérative pèse en vérité significativement dans le PIB de nombreux pays. Ensuite, en rappelant quelques-unes des critiques les mieux connues du PIB, en évoquant quelques indicateurs alternatifs de richesse et en insistant sur le fait que les coopératives n’ont pas tant vocation à produire des marchandises pour le profit qu’à produire de la « valeur sociale » (p. 77). Il rappelle différents arguments en faveur des coopératives : les travailleurs y sont en général mieux payés (surtout dans les coopératives de plateforme), ils sont plus productifs parce que l’entreprise leur appartient, ils contrôlent leur outil de production comme les algorithmes et logiciels, ont le sentiment que leur travail a plus de sens et gagnent en dignité, etc. Autant de points tout à fait justes, mais que l’on retrouve malheureusement dans les chapitres précédents et suivants.
6De ce point de vue, cette partie est assez symptomatique de l’impression générale de superficialité et de manque d’épaisseur théorique qui se dégage au fil de l’ouvrage. Dans le sixième chapitre, la notion de digital labor est évoquée, mais rien n’en est tiré. Par exemple, l’auteur affirme que les droits sur les données doivent être pensés comme des droits des travailleurs (p. 146-148). Cette idée semble intéressante, mais qu’est-ce qui la justifie et quelles en sont les implications théoriques et pratiques ? Le lecteur n’en saura rien. À certains égards, on peut se demander si le but de l’ouvrage n’est pas tant de présenter un travail de recherche apportant une contribution originale à la littérature scientifique que d’introduire un public plus large aux vertus des coopératives et particulièrement celles des coopératives de plateforme, pour l’encourager à se mobiliser en leur faveur. Si l’ouvrage y parvient globalement, on peut pourtant soupçonner qu’en évitant les répétitions, en revoyant la structure, et en se concentrant sur l’essentiel, celui-ci aurait pu être rédigé en une centaine de pages sous une forme autrement plus percutante.
Pour citer cet article
Référence papier
Ludovic Bonduel, « R. Trebor Scholz, Own This! How Platform Cooperatives Help Workers Build a Democratic Internet, Londres/New York, Verso Books, 2023, 234 pages. », Questions de communication, 46 | 2024, 637-641.
Référence électronique
Ludovic Bonduel, « R. Trebor Scholz, Own This! How Platform Cooperatives Help Workers Build a Democratic Internet, Londres/New York, Verso Books, 2023, 234 pages. », Questions de communication [En ligne], 46 | 2024, mis en ligne le 10 février 2025, consulté le 16 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/37482 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12ygz
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