Frédéric Granier, Imagine. 12 chansons qui ont fait l’histoire, Paris, Perrin, 2023, 368 pages
Frédéric Granier, Imagine. 12 chansons qui ont fait l’histoire, Paris, Perrin, 2023, 368 pages
Texte intégral
1Entreprise ardue que celle de sélectionner 12 chansons qui ont fait l’histoire. Frédéric Granier, journaliste au magazine Géo et spécialiste de culture et musique rock et pop, s’y attelle pourtant dans ce volume. Toutefois, il borne un empan de 35 ans, de 1967 à 2002, de la massification de la diffusion musicale jusqu’à ce qu’il dénomme « l’ère de la niche » (p. 15), soit la fin des tubes « matraqués » à la radio ou la télévision. Si le titre même choisi par F. Granier cite Imagine, enregistrée par John Lennon en 1971, l’auteur la met sciemment en avant dès le premier chapitre, bien que le livre suive un plan chronologique, avec un chapitre par chanson. Alors que, coïncidence, sort un essai adoptant pour son intitulé la même métaphore (H. Daccord, Quand la musique fait l’histoire, Paris, Éd. Passés composés, 2023), on peut se demander comment entendre la locution « faire l’histoire » (sur cette « faisabilité », voir C. Bouton, Faire l’histoire. De la Révolution française au Printemps arabe, Paris, Éd. du Cerf, 2013). L’introduction signale qu’il s’agit de tubes « qui [ont] su capturer le Zeitgeist, l’esprit d’une époque », ou qui « dévoilent les soubresauts comme les ambiguïtés de leur temps » (p. 14). Dès lors, difficile de savoir si ce n’est pas plutôt l’histoire qui fait la chanson… L’ambivalence demeure dans le sous-titre des chapitres (de 20 à 30 pages) qui rattache explicitement chaque succès soit à un évènement (fin du Rideau de fer ou du conflit nord-irlandais), soit à l’atmosphère d’une période (« derniers feux des utopies » [p. 19] ou Cool Britannia, par exemple).
2L’introduction se concentre sur l’historique de quelques titres marquants de 1917 à 2018 et suit en diachronie les modes de diffusion musicaux et leur impact, couvrant en dix pages 90 années. Peu d’explication, donc, sur le projet du recueil ou la sélection du corpus, sinon quelques phrases sur sept des titres seulement (p. 14-15). Il faut alors se suffire de la définition livrée page 15 : « Les chansons du présent ouvrage racontent à leur manière les principaux bouleversements politiques et sociaux majeurs des soixante dernières années. Avec la volonté d’ouvrir à tous les genres et d’équilibrer les périodes. » Mais on compte un titre en 1967, quatre pour les années 1970, deux dans les années 1980, quatre sur la décennie 1990 et un en 2002. Quid de l’aire géographique et événementielle concernée ? L’inclusion de La Marseillaise revisitée par Serge Gainsbourg infère a priori l’hypothèse d’un plan mondial.
3Dans le chapitre i, dédié à Imagine (1971), l’auteur retrace la genèse du titre dans le contexte de la récente séparation des Beatles et son devenir jusqu’à l’assassinat de J. Lennon, puis le statut iconique de la chanson, devenue un quasi « hymne international de la paix » (p. 44), malgré les critiques portant à la fois sur son utopie, somme toute assez naïve, et le hiatus entre ses paroles et la vie de milliardaire de son interprète. Le panorama biographique verse de temps à autre dans l’anecdotique – entre autres passages, celui sur les rapports entre J. Lennon et son fils aîné Julian (p. 50-51) –, voire le paradoxe : « Il est temps aujourd’hui de retrouver la vérité d’un des artistes les plus fascinants de son temps. Bien malin celui qui y parviendrait » (p. 53). Voilà qui ouvre la voie à des recherches plus poussées… Le chapitre ii, autour de San Francisco (1967) et du festival international de musique pop de Monterey, narre, au contraire du précédent, l’exemple type du « one-hit wonder » (p. 54) dont le créateur, Scott McKenzie, est tombé dans l’oubli, à l’inverse de son titre au succès planétaire. C’est l’occasion pour F. Granier de brosser le portrait de la ville de San Francisco et de la génération hippie. Ce hit, vendu à plus de sept millions d’exemplaires, sans compter les multiples reprises en d’autres langues – les Français auront droit à une version par Johnny Halliday – est pourtant contesté dès sa sortie, car vecteur de clichés loin de la contre-culture censée l’avoir inspiré, ensuite récupéré par la publicité et le marketing, au cœur des équivoques de la génération hippie (p. 54). Le troisième chapitre retrace l’odyssée de Waterloo (1974), tube consacré par l’Eurovision, ainsi que celle dudit concours et du « supergroupe » (« formation comprenant des musiciens ayant déjà acquis une certaine notoriété » ; p. 88) suédois Abba, au look des plus kitsch. Composé en anglais et référant à une bataille mondialement connue, le morceau, qualifié d’« europop » (p. 109), vise clairement à « dépasser les frontières » (p. 85). En effet, il percera jusqu’aux États-Unis, jusque-là hermétiques aux succès de l’Eurovision, consécration emblématique, selon l’auteur, d’une « revanche du Vieux Continent » (p. 85), mais à l’époque le disco est prêt à poindre. Malgré les déboires personnels des membres d’Abba, les compilations puis l’adaptation de leurs titres en comédie musicale et en films et enfin un nouveau disque en 2021 leur assurent toujours, à rebours de toutes les modes, une constante notoriété.
4Changement de genre ensuite, avec « l’affront à la reine » (p. 119) du God Save the Queen des Sex Pistols (1977), qui sort précisément l’année du jubilé d’argent royal. On retrouve dans ce chapitre iv les débuts du groupe avec son premier succès, Anarchy in the UK (1976), et du mouvement punk, à l’esthétique distinctive (p. 128) marquée par une rythmique agressive et une posture de rébellion. Célèbre aussi grâce à sa pochette, un portrait de la Reine traversé par deux bandeaux, « Sex Pistols » et « God Save the Queen », la chanson provocatrice, honnie par la presse, est corrélée par F. Granier à la décadence du pays (p. 134) notamment sur le plan économique et géopolitique. Il fait le parallèle entre le Summer of Love hippie de la décennie précédente et le Summer of Hate que ce titre « anticonformiste et nihiliste […] inaugure » (p. 139), avant que la Première ministre du Royaume-Uni Margaret Thatcher ne devienne la cible préférée des musiciens post-punk à son accession au pouvoir en 1979. Le chapitre suivant est aussi centré sur un hymne national revisité la même année, en reggae, Aux armes et cætera (1979), de S. Gainsbourg. Surprenant premier disque d’or d’un artiste pourtant prolifique, ce succès d’audience ne crée la polémique qu’au bout de trois mois. La « réappropriation révolutionnaire » du titre (p. 156-158) est taxée d’exploitation commerciale par la presse de droite, avec des arguments aux « relents antisémites » (p. 159). À Strasbourg, S. Gainsbourg fera face, scène mythique, à d’ex-parachutistes avec sa version a cappella qu’ils ne peuvent que reprendre avec lui. Mais son acquisition du manuscrit de Rouget de Lisle fin 1981 relance les attaques injurieuses. Dans toute cette affaire, F. Granier discerne dans cet affrontement un épiphénomène révélateur de la poussée des mouvances d’extrême-droite qui amorcent leur essor dans le paysage politique français des années 1980.
5Retour à l’international au chapitre vi avec We Are the World (1984), signé Lionel Richie et Michael Jackson, au profit du combat contre la famine en Éthiopie. Le casting spectaculaire rassemblant 45 stars de la pop et les conditions rocambolesques de l’écriture et de l’enregistrement du titre sont retracés de manière passionnante par F. Granier. Ce n’est pas la première chanson caritative de ce type, mais le succès populaire est immédiat et planétaire, dans tous les hit-parades. Elle a aussi le mérite de « politise[r] la chanson de masse » (p. 189) et symbolise la réussite historique d’un mouvement d’alerte des consciences par le monde de l’entertainment (p. 193) qui a depuis perduré, l’actualité géopolitique générant tant de besoins humanitaires. Paul Simon, partie prenante du groupe étudié ci-dessus, se retrouve au chapitre vii avec sa chanson Graceland (1986), emblématique de la fin de l’apartheid. Au cœur d’une controverse politique – fallait-il braver l’apartheid international contre l’Afrique du Sud, même pour travailler avec des musiciens locaux sur les sons des townships ? –, la chanson, dont le titre évoque le domaine d’Elvis Presley, sort sur l’album éponyme et va marquer le début d’une vague de world music (p. 207). Elle sera pourtant taxée d’appropriation culturelle, mais relance la carrière de P. Simon, en berne depuis sa rupture avec Art Garfunkel, et sera son disque le plus vendu. Moins de quatre ans plus tard, Nelson Mandela sortira de prison.
6C’est avec un groupe allemand que F. Granier débute la décennie 1990, les Scorpions et leur Wind of Change de 1991, métaphore de l’après-guerre froide, le mur de Berlin ayant cédé en 1989 (p. 223-228). Meilleur succès de tous les temps en Allemagne, vendu à quatorze millions d’exemplaires dans le monde, le morceau conduira les Scorpions dix ans plus tard devant la porte de Brandebourg pour célébrer ce renversement, avec un orchestre de 165 violoncellistes sous la houlette de Mstislav Rostropovitch, qui avait lui-même joué au pied du Mur deux jours après sa chute. F. Granier voit dans l’épopée des Scorpions et de leur titre l’illustration du principe du soft power. D’ailleurs, les paroles en seront adaptées par leur auteur en 2022 pour les appliquer au conflit ukrainien. En 1991 encore, sort un autre succès mondial, Innuendo de Queen, à jamais lié aux « années sida » (p. 238). F. Granier procède à une analyse musicologique particulièrement détaillée et poussée de ce morceau à la croisée des genres, dont il met en avant la « structure opératique » (p. 251) portée par la voix spectaculaire de son leader, Freddy Mercury, et le clip éminemment soigné qui le promeut. L’ensemble de l’album est considéré comme une œuvre testamentaire, qui précède de peu le décès de F. Mercury, malade du sida. Désormais, le nom de celui-ci est associé à une fondation contre la maladie soutenue via un concert géant dès avril 1992 ; pourtant ce showman entre tous avait toujours refusé de devenir un porte-drapeau, en jouant sur les ambiguïtés et les innuendos (sous-entendus, en anglais), icône gay à son corps presque défendant.
7Trois ans plus tard, Zombie des Cranberries (1994) conduit au sein d’autres combats, nord-irlandais, dont F. Granier fouille les antécédents depuis 1801 et la Grande Famine du xixe siècle (1845-1852). Inspiré par l’attentat meurtrier de l’armée républicaine irlandaise (IRA) à Warrington en 1993, le morceau au leitmotiv entêtant « in your head » et au titre énigmatique – l’analogie renvoie-t-elle aux victimes ou aux perpétrateurs ? – est porté par le timbre singulier de Dolores O’Riordan. Il sort deux semaines après l’annonce par l’IRA provisoire d’un cessez-le-feu qui conduira au Good Friday Agreements de 1998, mais s’avère toujours aussi percutant, même après le décès en 2018 de son interprète, devenue une véritable icône irlandaise et dont F. Granier rappelle qu’il donna lieu à trois jours de deuil national. L’avant-dernier chapitre du volume évoque Oasis, groupe héraut de la new lad culture, « anti-intellectualisme […] qui se retrouve autour de valeurs “primaires” » (p. 301) et son titre Wonderwall (1995). Originaires des abords de Manchester au Royaume-Uni, les frères Noel et Liam Gallagher accumulent les succès dès 1994, mais c’est la ballade Wonderwall de leur deuxième album qui les impose et leur ouvre le marché américain. F. Granier y décèle l’empreinte des Beatles, voire une « filiation » (p. 309), et y perçoit surtout un nouveau signe de l’ampleur de l’influence de la Cool Britannia : mode, design, cinéma et désormais pop music (p. 313 ; voir B. Winsworth, « “Wake Up the Nation” Modern Pop and the Quest for a New England », dans A. Murphy [éd.], The Nation in British Literature and Culture, Cambridge, University Press, 2023, p. 292-307). La politique n’est pas en reste avec l’avènement du New Labour de Tony Blair, qui saura mobiliser les stars de la brit pop pour son élection. Ce succès musical à double tranchant, « un des derniers standards de l’ère du rock » (p. 328), clôt aussi, selon F. Granier, une ère antérieure à la diffusion via « Internet, le piratage, les plates-formes de streaming » (p. 327), où vente dans les bacs et passage à l’antenne signaient échecs ou réussites.
8L’ultime chapitre de l’ouvrage aborde l’actuel millénaire avec The Rising (2002), sur les pas de Bruce Springsteen. L’auteur-compositeur, chanteur et guitariste originaire du New Jersey tourne depuis 1972 ; si les Républicains ont tenté de récupérer ses textes, à commencer par le fameux Born in the USA (1984), il récuse toute assignation partisane. Chantant la vie ouvrière, affirmant « son engagement progressiste » (p. 352), il fut du reste décoré par le président des États-Unis Barack Obama en 2016. Enregistré avec l’E Street Band qui l’a longtemps accompagné, The Rising, chanson qui est aussi le titre de l’album, s’attache à un drame fédérateur pour les États-Unis, narré « du point de vue d’un martyr » des attentats du 11 septembre 2001, un des membres des services de secours dont tant de vies furent perdues dans les ruines du World Trade Center (p. 346). Porté par la voix puissante de B. Springsteen, c’est devenu un standard, à valeur commémorative, sur les ondes et la scène américaines puis mondiales.
9Des idéaux post-soixante-huitards à l’expansion du terrorisme international, F. Granier suit ainsi les épisodes de l’histoire qu’ont accompagnés et chroniqués les artistes les plus divers de ces 50 dernières années. Le volume se termine sans conclusion générale, qui aurait pu mettre les choix auctoriaux en perspective et éviter l’effet catalogue, éclairé certes, documenté sans doute, témoignage d’une indéniable érudition qui laisse cependant un peu dubitatif quant au concept fondateur de cette sélection. F. Granier reconnaît lui-même que « bien d’autres auraient pu revendiquer le statut de “tube qui a fait l’histoire” » (p. 15). Même s’il se limite aux plus connus, il révèle ou rappelle moult détails de la genèse et du destin de ces tubes musicaux tout en synthétisant l’esprit de chaque période, dans un style clair et vivant qui en rend la lecture aisée et agréable et lui ouvrira l’accès à un large public.
10Voilà un ouvrage qui ne prétend pas à une visée scientifique ou universitaire, mais qui ravira les fans nostalgiques des périodes et artistes retenus là, car les qualités du livre sont manifestes : chaque chapitre fourmille de précisions et citations datées et contextualisées sur les conditions d’écriture, de production, de diffusion et de réception des chansons commentées, ainsi que d’analyses souvent fort pertinentes des textes de celles-ci. D’ailleurs, on aurait aimé que soient crédité·es les auteur·ices des traductions de l’anglais, dont l’anonymisation est un travers malheureusement courant chez de nombreux éditeurs.
Pour citer cet article
Référence papier
Frédérique Brisset, « Frédéric Granier, Imagine. 12 chansons qui ont fait l’histoire, Paris, Perrin, 2023, 368 pages », Questions de communication, 46 | 2024, 472-476.
Référence électronique
Frédérique Brisset, « Frédéric Granier, Imagine. 12 chansons qui ont fait l’histoire, Paris, Perrin, 2023, 368 pages », Questions de communication [En ligne], 46 | 2024, mis en ligne le 31 janvier 2025, consulté le 16 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/37558 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12yh6
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