Hartmut Rosa, No Fear of the Dark. Une sociologie du heavy metal, trad. de l’allemand par S. Zilberfab, Paris, Éd. La Découverte, 2024, 208 pages
Hartmut Rosa, No Fear of the Dark. Une sociologie du heavy metal, trad. de l’allemand par S. Zilberfab, Paris, Éd. La Découverte, 2024, 208 pages.
Texte intégral
1Lorsque ce livre a été publié en France, nous avons immédiatement été attiré par son titre et, après l’avoir acquis, nous l’avons lu sur le champ. Une première fois avec beaucoup d’enthousiasme, une seconde fois avec un peu plus de recul. C’est peut-être cette seconde lecture, distanciée, qui transparaîtra plus dans les lignes qui suivent.
2Mais comment percevoir le projet de ce petit livre foisonnant d’exemples et d’anecdotes personnelles qui semblent l’emporter sur le fond et le rendent difficile à cerner, en définitive ? En deux phrases, nous pourrions avancer que l’ouvrage peut être lu comme une esquisse du profil type des fans de musique métal, représentés par une majorité d’hommes, généralement plus sociables et sensibles que la moyenne, souvent originaires de zones rurales, pour qui la musique occupe une place centrale dans leur existence et dans leur « être-au-monde ». Et nous pourrions aussi avancer que l’auteur mobilise son concept de résonance pour expliquer ce que les amateurs de cette musique éprouvent à son écoute.
3Pour cette note de lecture, nous avons choisi de suivre une perspective similaire à celle de l’auteur. Si le cœur de chacun des chapitres est résumé de manière très concise, nous nous attarderons sur certains éléments peut-être plus périphériques, mais qui ont attiré notre attention.
4Revenons au livre, donc. Quelle surprise de voir ce titre d’Hartmut Rosa se proposant de fournir une analyse sociologique d’un genre de musique marginalisé en France, à savoir le heavy metal ! Dès les premières pages, on comprend que le sociologue, connu pour s’inscrire dans la théorie critique et reconnu comme l’un des principaux descendants de l’École de Francfort, se livre à une sorte de coming out : il est très engagé dans le sujet qu’il va traiter. Il se montre fan de heavy metal et devient presque un de ses premiers thuriféraires dans cet essai.
5Qu’un intellectuel important se démarque de certains stéréotypes qui pourraient lui être assignés, et dévoile son goût prononcé pour une musique dite « brutale », « destinée à des simples d’esprit », et, qui plus est, se dise musicien amateur, fournit à ses précédents écrits une incarnation renouvelée. Il devient presque rassurant de constater que des intellectuels ou universitaires reconnus peuvent avoir un jardin secret insolite ou des zones d’ombre, allant jusqu’au dark metal – la musique metal regroupe une multitude de sous-genres et H. Rosa n’en évoque que quelques-uns, même si le nombre de sous-genres évoqués peut fournir une illusion d’exhaustivité.
6Quoi qu’il en soit, dans cet essai, l’auteur ambitionne de faire converger son expérience de « métalleux » et sa théorie de la résonance autour de deux grands axes. D’une part, il avance emprunter à la sociologie empirique pour décrire et interpréter les caractéristiques socioculturelles de la scène heavy metal. Cela implique de déterminer les catégories sociales de ceux qui écoutent cette musique, les traits distinctifs de ses amateurs ainsi que les dynamiques de genre au sein de cette communauté. D’autre part, H. Rosa entend mettre l’accent sur la dimension intérieure de l’expérience musicale par une analyse phénoménologique. La démarche paraît osée et, de plus, il avoue vite être conscient de marcher sur une ligne de crête. En effet, il se trouve face à deux risques majeurs : les fans pourraient refermer le livre, rebutés par ce « verbiage sociologique » (p. 27) détaché de la réalité, et les sociologues pourraient prendre cette analyse du heavy metal comme un amas de clichés. D’abord, pourquoi vouloir séparer les sociologues des fans de heavy metal alors qu’il incarne lui-même ces deux figures ? Peut-être pense-t-il que cette dissociation pourrait permettre aux différents lecteurs d’envisager une certaine forme de manque de rigueur dans l’analyse ? Ou s’imagine-t-il être le seul à avoir ce type d’identité avec, en particulier, ces deux caractéristiques ? À ce propos, nous devons avouer avoir été d’emblée très enthousiaste en lisant ce petit livre bien léger par rapport à d’autres ouvrages du même auteur. Sans doute parce que nous sommes nous-même universitaire et fan de heavy metal. Ainsi, même si nous avons déjà lu de nombreux livres que l’on peut intégrer dans le champ des metal studies, nous n’avions jamais vu apparaître un tel projet de la part du sociologue et philosophe. D’ailleurs, cet essai est-il à enregistrer dans le domaine de ce champ académique, est-il à intégrer dans une sous-branche des cultural studies ?
7En France, le livre a été publié début mai 2024. Deux semaines plus tard, il figurait en première position sur le site web Amazon pour les livres classés dans la catégorie « Histoire et critique de la musique ». Une catégorisation qui a peut-être parue étrange à certains qui auraient préféré le voir classé en sociologie ou philosophie. Néanmoins, il semble évident que le début du titre de cette édition traduite, « No Fear of the Dark », fait allusion à la chanson Fear of the Dark, issue de l’album éponyme du groupe de heavy metal britannique Iron Maiden. Et l’on peut supposer qu’ainsi le chercheur veut exprimer son souhait de dépasser les préjugés et d’aller sereinement apporter une lumière sur ce qui semble incompris ou méconnu dans ce genre musical. Ou est-ce une façon de dire que la lumière brille dans ces ténèbres et que nos ténèbres ne l’ont point compris ?
8Après la lecture de l’ouvrage, nous avons remarqué que sa publication originale en Allemagne date de 2023. La première partie du titre originel s’intitule, après traduction : « Quand les monstres rugissent et que les anges chantent » (When Monsters Roar and Angels Sing), et paraît moins explicite. Il s’agissait sans doute d’inviter le lecteur à une exploration à cheval entre le chaos et l’harmonie, là où le sacré et le religieux traversent souvent l’ouvrage.
9Concernant le contenu, il n’est pas considérable, surtout si l’on considère sa substance expurgée des anecdotes qui n’en sont pas moins inintéressantes. Il n’est donc pas difficile de le résumer comme suit.
10L’ouverture de l’opus – Philosophie magazine (S. Lacroix, « “No Fear of the Dark” de Hartmut Rosa : la résonance à plein volume », Philosophie magazine, 19 avril 2024) décrivant l’ouvrage comme un album avec des chapitres comprenant chacun une ouverture et un final – consiste en une exploration des origines du heavy metal et de son développement à partir du rock des années 1960 et 1970. L’auteur y insère le concept d’aliénation qu’il connecte à un autre de ses concepts favoris, l’accélération, développée dans d’autres ouvrages. En effet, selon lui, les sons déformés produits dans le heavy metal sont perçus comme « naturels » mêmes si distordus, représentant ainsi la condition aliénée de l’être humain dans une société industrielle et technologique. Cette musique se transforme alors en une expression artistique de l’aliénation ressentie par les individus.
11La deuxième « piste » introduit des éléments pertinents, mais déjà connus de la démographie et des « traits psychologiques » des fans de metal. La composition socioculturelle de ces amateurs contredit le stéréotype selon lequel ceux-ci seraient intellectuellement limités. En effet, il apparaît que les adeptes de ce genre musical proviennent de milieux variés, incluant des individus hautement éduqués et créatifs. L’analyse compare aussi des éléments de personnalité des fans de heavy metal à ceux des auditeurs de musique classique, révélant des similitudes. L’auteur souligne que les deux groupes perçoivent la musique non seulement comme une forme de divertissement, mais aussi comme une expérience profondément transformative, ayant un impact significatif sur leur bien-être psychologique. Mais l’analyse se conclut de façon dérangeante en ce sens qu’H. Rosa se livre, pour appuyer un propos (p. 43-44), à une sorte de citation padding (rembourrage de citations), en se référant à des sources assez faibles, alors qu’en s’appuyant sur d’autres, bien connues, il aurait pu mieux étayer son argumentation.
12La troisième « piste » concerne l’impact autobiographique du heavy metal sur ses amateurs. Il met en avant la façon dont cette musique devient une composante essentielle de leur identité et de leur trajectoire de vie. Il examine comment les fans se rappellent les moments marquants de leur existence liés à des albums, des chansons ou des concerts particuliers, forgeant ainsi des liens émotionnels profonds. Le rôle du metal est exposé pour montrer son importance dans la formation de communautés et le développement du sentiment d’appartenance, insistant sur le fait que, pour de nombreux amateurs, le metal dépasse le simple cadre d’un genre musical pour devenir une force formatrice qui façonne leur perception du monde et leur rapport à la réalité.
13Sur la quatrième « piste », donc, l’auteur s’intéresse aux réactions émotionnelles et physiques des auditeurs de heavy metal. Il révèle comment cette musique, souvent perçue comme brutale et agressive, peut induire des sensations intenses telles que des frissons et des larmes. Ces réactions sont qualifiées de réponses profondes à la résonance et à l’énergie dégagée par le metal. Ce genre musical permet aux auditeurs de vivre des expériences émotionnelles fortes et authentiques, leur offrant un moyen de se connecter à leurs émotions les plus profondes et de transcender la banalité de la vie quotidienne.
14Le dernier titre de l’EP – pour extended play, terme utilisé pour désigner un format supérieur au single, mais inférieur à celui d’un album, en termes de nombre de pistes – envisage le metal comme résonance profonde et examine la relation intime et significative que les amateurs de heavy metal entretiennent avec le genre. H. Rosa avance que les sonorités intenses et les thèmes souvent sombres du metal génèrent cette expérience qui établit une connexion touchant à l’essence même de l’existence humaine. Il soutient que cette musique dépasse le simple divertissement, en forgeant un lien vibrant entre l’auditeur et le monde extérieur, facilitant une forme de transcendance personnelle. Cette résonance est décrite comme une expérience à la fois sensorielle et émotionnelle, rapprochant l’individu de sa propre réalité intérieure et transformant ainsi l’écoute en un acte de redécouverte de soi et du monde.
15C’était peut-être là l’objectif de cet ouvrage : aboutir à une réflexion simple sur la résonance – à partir d’un exemple trivial – qu’H. Rosa définit ainsi, de façon réduite à l’extrême, dans le glossaire qui clôt l’ouvrage : « Mode de relation, expérience d’“entrée en relation avec le monde”, qui comporte quatre phases : quelque chose nous touche, nous saisit, le monde nous parle (1) ; quelque chose en nous réagit, répond à cet appel (2), par lequel s’accomplit en nous une transformation (3) ; cette expérience profonde, parfois existentielle, prend place dans des segments de monde indisponibles ; on ne peut pas l’imposer, elle reste rare et de courte durée (4) » (p. 197). On ne pouvait être plus concis.
16Ce volume n’est pas dénué d’humour, et l’on peut trouver cocasse, dans le même glossaire (p. 192-193), de voir se suivre les entrées : « heavy metal », « Hegel », « Horkeimer », « Husserl », « Iron Maiden » ! Mais que peut-on retenir, en définitive ? Pour notre part, et en première lecture, nous nous sommes tant reconnu dans les propos de l’auteur que cela en était à la fois troublant et enthousiasmant.
17Mais, lors d’une seconde lecture, sans doute avec un regard plus posé, nous avons noté quelques aspects qui nous paraissent pertinents d’être relevés. H. Rosa se montre passionné par le heavy metal, allant de concert en concert là où il se trouve et dès qu’il le peut. Son savoir en la matière peut paraître encyclopédique, mais seulement pour les profanes, car, comme il l’écrit lui-même, les « métalleux » s’investissent aussi beaucoup pour approfondir leurs connaissances, par exemple à propos des groupes dont ils sont fans – et il y en a souvent beaucoup. C’est donc avec enthousiasme que certains liront cet auteur de façon bien plus légère qu’à l’accoutumée. Pour d’autres, en particulier les amateurs de metal, ce sera peut-être leur première rencontre avec lui.
18Au-delà de cet aspect, une des dimensions de l’objet d’étude est mal définie. L’auteur évoque, à cinq reprises (p. 32, 76, 175, 177, 201), le metal classique, mais sans le définir, comme pour d’autres sous-genres, et demeure uniquement qualifié par typification, c’est-à-dire par sélection d’un groupe comme représentant officiel d’une catégorie, à savoir ici, selon lui, Iron Maiden (p. 32). Cet usage pourra apparaître d’autant plus équivoque que, dans la seconde « piste », des liens sont établis entre musique metal et musique classique, sans que l’on ne sache si cette dernière appellation fait référence à des formes de musiques dites savantes ou à un genre musical qui, selon de nombreux musicologues, n’a existé réellement qu’entre les années 1750 et 1800. Dans ce dernier cas, on peut alors réduire la musique classique à Mozart tout en ne mentionnant pas Haydn, ou bien Beethoven et d’autres ; on pourrait alors, à bon droit, opposer un choix arbitraire. Il en est de même concernant le lien metal classique et Iron Maiden établi par l’auteur : des groupes comme Black Sabbath, Judas Priest, Motörhead, Dio et d’autres sont aussi typiques de ce genre. Sans dénier l’importance d’Iron Maiden au sein de ce genre, le procédé d’H. Rosa donne à penser qu’il avance une préférence subjective.
19L’engagement d’un chercheur par rapport à son objet, comme on le sait, comporte des risques. L’approche phénoménologique d’H. Rosa pose question. Quid de l’épochè ou de la réduction phénoménologique ? En effet, l’étude est conduite est fondée quasi exclusivement sur sa propre expérience de fan – même s’il déclare : « Ce qui suit est ma tentative d’examiner de près l’expérience de l’écoute de la musique metal selon cette méthode : elle résulte non seulement de l’analyse de ma propre expérience vécue, mais également de discussions menées avec un grand nombre d’amis ainsi que de la comparaison avec les témoignages et descriptions de nombreux autres fans, musicien·nes et journalistes. » (p. 78). Ainsi se permet-il d’inférer le général à partir du particulier qui lui appartient, ce qui est apparu hautement discutable. S’il a produit un écho en nous, c’est heureux ; mais cela peut parfaitement être le fruit du hasard. Comme évoqué, nous sommes aussi fan de ce genre musical, mais aussi régisseur d’un groupe, coproducteur d’un album, photographe de concerts – affilié à une agence spécialisée ; nous avons assisté aux spectacles de quasiment tous les groupes mentionnés par H. Rosa, eu des « discussions » avec des amis, avec des journalistes et lu de nombreux articles de presse ou autres commentaires. Tout comme lui, donc, mais nous ne nous sommes jamais risqué à une étude de ce type, faute de cadrage théorique explicité et abordant les limites de l’approche. Peut-être aurait-il pu aussi admettre sa subjectivité ? Toujours est-il qu’il est possible de se demander comment H. Rosa distingue sa phénoménologie de l’auto-ethnographie.
20La sociologie empirique qu’il avance au début de l’ouvrage est difficile à percevoir. Tout au plus lit-on quelques références de qualité discutable, comme un article issu du Guardian datant de 2008 (Sean Michaels, « Classical and Metal Fans: Birds of a Feather? », The Guardian, 8 sept.). Il est possible d’adresser d’autres critiques plus importantes à ce petit livre et l’on pourrait développer quelques points.
21H. Rosa semble poser un regard nord-américain et allemand sur le heavy metal et, là encore, il généralise et globalise. Par exemple, si le heavy metal est un genre musical répandu en Allemagne, il n’en est pas de même en France. Nombreuses sont les tournées européennes d’artistes classables dans ce genre musical qui visitent presque chaque pays, mais contournent systématiquement le nôtre. C’est aussi cela, l’exception culturelle française, qui confond pluralité et pluralisme. Si les prémices des études françaises sur le metal sont apparues dans les deux dernières décennies – études qui semble s’inscrire dans une « lignée maffesolienne » – le Hellfest a depuis cristallisé l’attention d’autres chercheurs à l’instar de Corentin Charbonnier que nous trouvons très pertinent à de multiples égards (Le Hellfest, un pèlerinage pour metalheads, Azay-sur-Cher, ouvrage auto-édité, 2016 ; « Gentrifying Metal? The Evolving Gender and Social Class Characteristics of Metal Festival Audiences: A Statistical Study of the Hellfest Festival [France] », dans R. Garbaye et G. Guibert [éds], Musical Scenes and Social Class, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2024, p. 195-209). Il s’appuie sur une méthodologie mêlant observation participante et entretiens auprès d’un échantillon du public. Les analyses quantitatives qui ont suivi ce travail de terrain permettent aussi d’appréhender certains achats de marchandises culturelles in situ – comme les disques vinyle que l’échantillon interrogé semble plus acheter et collectionner que la moyenne des mélomanes – ainsi que son rapport au territoire du Hellfest. C’est pourtant au sein de l’Hexagone que sont nés des groupes comme Gojira – cité par H. Rosa avant que la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris 2024 favorise la reconnaissance de ce groupe dans son propre pays, pourtant internationalement très estimé et après avoir été nommé à la 64e cérémonie des Grammy Awards. Le sujet de ce genre musical paraît, ici, autant polémique que politique et médiatique. D’aucuns se souviendront peut-être de l’année 2010 et de la croisade de Christine Boutin, alors présidente du Parti chrétien-démocrate (PCD), qui se mêlait à d’autres voix à l’encontre du Hellfest, « […] festival qui promeut et véhicule la culture de mort » (« Christine Boutin fait pression sur le Hellfest », Ouest France, 24 mars 2010), des prises de parole de feu le député du Parti socialiste Patrick Roy, leur répondant en faveur de la diversité culturelle en général, et la musique metal en particulier, à l’Assemblée nationale, ou plus récemment, dans cette même lignée, de l’affirmation identitaire du professeur Laurent Karila, médecin psychiatre et addictologue, qui considère le metal comme une addiction positive.
22Pour revenir sur ce que nous avons qualifié de « regard nord-américain et allemand sur le heavy metal ». Dans ce déluge de citations de groupes – des « locomotives commerciales » –, une absence interpelle. En effet, le groupe de métal industriel allemand Rammstein n'est pas évoqué une seule fois, ce qui semble étrange. Pourtant, dans l’édition antérieure, réservée aux lecteurs germanophones, Rammstein était bien cité. Sans doute est-ce dû à une question de chronologie d’événements, car, juste après la parution du livre allemand, Till Lindemann – le leader du groupe Rammstein – a été accusé d’agressions sexuelles. Parler de ce groupe de façon positive, et même très intéressante, faisait peut-être prendre un risque à l’auteur, alors qu’il avait déjà explicité d’autres accusations à propos de liens supposés entre le groupe et le nazisme. Sur ce plan-là, l’autocensure peut se comprendre. Mais le livre s’en trouve amputé de propos intéressants qui auraient pu rester, assortis de précautions les distanciant du « scandale » – depuis, l’enquête a été classée sans suite par le parquet de Berlin et Till Lindemann a été mis hors de cause.
23On notera quelques erreurs ou approximations que seuls les aficionados d’heavy metal pourront remarquer, peut-être dues à trop d’effets d’ostentation : noms de groupes foisonnants, longs extraits de paroles de chansons, habile extraction d’un commentaire écrit sur le site Web du marchand en ligne Amazon destinée à aller dans le sens de l’argumentation d’H. Rosa (cherry picking ? voir p. 84), improvisations dans un rôle de musicologue qu’H. Rosa n’est assurément pas, ou d’autres pains (des fausses notes) faisant penser à un exercice de virtuosité ou de shred, pour filer une comparaison de « métalleux », mal maîtrisé. On se perd à chercher à comprendre s’il s’agit d’illustrations ou de décorations. Les mêmes noteront que beaucoup de sous-genres sont oubliés.
24Pour exprimer encore un bémol, il paraît regrettable qu’un représentant contemporain de l’École de Francfort évoque à maintes reprises l’expression d’« industrie culturelle » sans jamais réellement approfondir ni étudier – ce qui aurait été pourtant absolument passionnant – la manière dont celle du heavy metal est structurée. On pourra aussi se demander s’il n’est pas propre aux fans de tous bords de s’engager et de s’investir de façon cognitive, affective, et financière, ou bien s’interroger sur ce qui permet d’attribuer uniquement au metal ou à la musique classique certaines propriétés engendrant les phénomènes de résonance décrits dans l’ouvrage. Les fans d’une autre (sous-)culture ne connaîtraient-ils pas la résonance ?
25Pris dans cette pensée qui semblait naïve de prime abord, nous nous sommes souvenu de la lecture de son ouvrage paru en France une année plus tôt : Pourquoi la démocratie a besoin de la religion. À propos d'une relation de résonance singulière (trad. de l’allemand par I. von Plato, Paris, Éd. La Découverte, 2023). Son texte débute par quelques mots de remerciement dans le cadre d’une rencontre diocésaine, puis : « Un grand merci non seulement pour vos aimables mots de présentation, mais aussi pour la musique choisie, magnifique. Si l’on veut réfléchir à la résonance, il n’y a sans doute pas mieux qu’un ensemble de flûtes – ou d’instruments à vent –, tout simplement parce que cela permet de rendre les résonances immédiatement perceptibles. La musique produite par ce type d’instruments met les choses en mouvement. La respiration, le souffle lui-même en quelque sorte, entre en résonance avec celles et ceux qui jouent d’un instrument ; mais la respiration produit aussi une résonance entre les musiciens, avec l’espace, et avec nous, les auditeurs. » (Rosa, 2023 : 17-18). Après ce retour en arrière, il peut sembler légitime de s’interroger sur la nécessité de développer tant de « discours savants » sur les distorsions de guitare et autres effets intimes provoqués par la musique metal, au point d’y consacrer un ouvrage, s’il n’y aurait pas mieux qu’un peu de flûte, sinon du pipeau, pour passer directement à la résonance, sans traverser ni purgatoire ni enfer qui sont des thèmes fréquemment évoqués dans la musique metal ? Et dans un autre de ses textes, issu d’un retour de voyage en Chine, il avance que « le concept de résonance semble avoir la capacité de se rattacher directement aux traditions et aux conceptions chinoises de la relation au monde – notamment avec l’idée taoïste du contact entre le Ciel et la Terre et les réflexions confucéennes sur l’ancrage émotionnel et contextuel des motivations d’une décision, plutôt que l’orientation sur des principes abstraits. » (H. Rosa, Remède à l’accélération. Impressions d’un voyage en Chine et autres textes sur la résonance, trad. de l’allemand par C. Largier Vié, Paris, Éd. Philosophie magazine, 2018, p. 48 de la version ePub). On se demande alors si H. Rosa, très attaché à son concept de résonance semble-t-il, ne cherche pas à le plaquer, plus ou moins systématiquement et consciemment, sur chacune des expériences qui lui sont données de vivre. La lecture de cet ouvrage donne à penser que sa passion musicale (4/4, c’est-à-dire 4 temps par mesure, voir son explication approximative de ce qu’est un riff, p. 33) est pour lui plus puissante que sa théorie (4x4, se voulant tout terrain) et que sa façon d’inférer le général du très particulier nous pose toujours question.
Pour citer cet article
Référence papier
Stéphane Amato, « Hartmut Rosa, No Fear of the Dark. Une sociologie du heavy metal, trad. de l’allemand par S. Zilberfab, Paris, Éd. La Découverte, 2024, 208 pages », Questions de communication, 46 | 2024, 489-496.
Référence électronique
Stéphane Amato, « Hartmut Rosa, No Fear of the Dark. Une sociologie du heavy metal, trad. de l’allemand par S. Zilberfab, Paris, Éd. La Découverte, 2024, 208 pages », Questions de communication [En ligne], 46 | 2024, mis en ligne le 30 janvier 2025, consulté le 15 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/37583 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12yh9
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