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Notes de lecture
Culture, esthétique

Anne Sauvageot, L’Art et la cécité. Voir et ne pas voir, Bruxelles, Éd. La Lettre volée, coll. Essais, 2023, 204 pages.

Jean-François Clément
p. 496-499
Référence(s) :

Anne Sauvageot, L’Art et la cécité. Voir et ne pas voir, Bruxelles, Éd. La Lettre volée, coll. Essais, 2023, 204 pages.

Texte intégral

1La figure de l’aveugle est l’une des formes de l’altérité. Une fois surmontée la peur de devenir soi-même aveugle, on peut se demander ce que l’aveugle perçoit du monde extérieur, en particulier des œuvres d’art qui ne sont pas des œuvres musicales. Le sens de la vision lui étant étranger, ne fait-il que compenser par d’autres sens, l’ouïe ou le toucher ? Et depuis quand : après une maladie, un accident ou depuis la naissance ? A-t-il accès à des informations qui nous échappent, faisant de nous des aveugles inconscients de l’être ? Comment procéder pour aborder de telles questions ?

2Anne Sauvageot rappelle ce que quelques philosophes ont pu dire des aveugles. René Descartes (« Dioptrique », dans Œuvres, Ch. Adam et P. Tannery [éd.], Paris, rééd. CNRS et Vrin, 1996, t. VI, p. 83-84) assimile les rayons de lumière qui nous informent sur ce qui se trouve à distance au bâton des aveugles qui signale d’éventuels dangers ou obstacles proches. Grâce au toucher, l’aveugle « voit », mais sa connaissance est réduite – une évidence qu’il conviendrait de vérifier. Pour Denis Diderot (Lettres sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient, Paris, Gallimard, 2024), la sensibilité ne se réduit pas au tact. D’autres sensations peuvent être ressenties par l’oreille ou le nez, créant des idées sur l’environnement au-delà de ce qui est proche. Les images ne sont pas nécessaires pour construire une représentation de son environnement. Être aveugle de naissance n’est pas nécessairement un handicap. Tout comme la personne voyante, l’aveugle perçoit son environnement, mais autrement, de manière plus abstraite, ce qui peut être positif si on considère que l’image peut être trompeuse. D’ailleurs, D. Diderot rencontre un mathématicien aveugle, Nicholas Saunderson, qui construit ses propres outils, ce qui prouve qu’on peut être déficient visuel sans être un déficient mental.

3Plus récemment, le neurologue Oliver Sacks (L'Œil de l'esprit, Paris, Éd. Le Seuil, 2012) constate que les personnes aveugles du xxe siècle, capables de lire et d’écrire grâce au braille inventé en 1829, peuvent aussi spontanément inventer de nouvelles ressources cognitives que n’utilisent pas ou peu les voyants, et ce afin de prendre conscience du monde qui les entoure et de s’y adapter sans avoir besoin d’aide extérieure. Le cerveau étant très flexible en début de vie et les aires sensorielles n’étant pas encore déterminées, l’aire de la vision peut être réaffectée à d’autres fonctions. Si l’on étudie une personne devenue aveugle tardivement, les cas peuvent être très différents les uns des autres. Certains perdent les images d’eux-mêmes ou de leurs proches tout en développant l’illusion qu’ils seraient devenus invisibles, mais il existe aussi des personnes pour qui les couleurs demeurent dans les rêves (p. 29-34). D’autres, dotées d’une personnalité différente, développent des stratégies diverses en créant un « regard » tourné non plus vers le dehors comme avec la vue, mais vers l’intérieur, et elles démontrent l’existence de cette forme de synthèse cognitive nouvelle en se déplaçant avec brio dans l’espace urbain et, cela, sans aucune aide. Ayant acquis ce qui est appelé le « sens de l’obstacle », elles disent percevoir à nouveau les couleurs, mais autrement. Par ailleurs, plusieurs de ces personnes ont fait de brillantes études supérieures sans obstacle apparent.

4Après cette première réflexion, l’autrice questionne la représentation des aveugles par les artistes. Jadis, il y avait des apologues destinés aux voyants mettant en scène des infirmes condamnés à la mendicité qui tombaient tous dans un trou parce que l’aveugle en tête de file n’avait pas su éviter l’obstacle (sujet d’un célèbre tableau de Pieter Breughel l’Ancien en 1568). Mais, aujourd’hui, qu’en est-il de leur représentation par les artistes modernes ou contemporains ? Qu’est-ce que cela peut révéler et sur qui : les aveugles ou les artistes ?

5Certains artistes souhaitent ainsi travailler en aveugle, s’interdisant momentanément de voir, d’autres veulent « montrer » leur travail à des aveugles, ou encore créer avec des aveugles considérés tantôt comme des personnes handicapées, tantôt comme des personnes ayant leur propre monde perceptif, différent de celui de l’artiste. Il y a aussi les aveugles artistes travaillant dans le domaine des arts plastiques. Le cœur du livre est consacré au bilan très contrasté de ces expériences (p. 35-189).

6Montrer des expositions à des spectateurs rendus momentanément aveugles est une tentation, même si celle-ci apparaît naïve à ceux qui vivent dans la cécité permanente. Il est plus intéressant d’ouvrir les expositions aux aveugles. Par exemple, on peut faire produire des expositions par des commissaires aveugles – comme cela a été fait au musée des Beaux-Arts de La Rochelle en 2016-2017 – ou imaginer des expositions d’arts plastiques pour des aveugles. Il est aussi capital de comprendre ce qui se passe chez des aveugles redevenus en partie ou en totalité clairvoyants après des greffes de rétine ou des implants bioniques, une discussion déjà présente chez D. Diderot. Le questionnement déborde vers la science pour aboutir à ce qu’est réellement la « vision », par exemple, celle des nanoparticules, ce qui souligne l’étroitesse du champ perceptif visuel pour les clairvoyants eux-mêmes. Aussi, comment voir des espaces qui ont plus de trois dimensions (p. 153-189) ?

7Beaucoup d’expériences ont été réalisées par des artistes travaillant les yeux bandés (Willem de Kooning, Cy Twombly, etc.), le but étant de se libérer du primat de la vision. L’autrice s’intéresse aux cas particuliers de Robert Morris, de Claude Jeanmart et de Giuseppe Penone (p. 101-145). Prune Nourry réalise, en aveugle, les sculptures de huit visages d’aveugles que les visiteurs de son exposition peuvent ensuite toucher « en aveugle » tout en écoutant, lors de l’exposition, les dialogues empreints d’empathie entre artiste et modèles.

8D’autres créateurs prennent les personnes aveugles comme thème. Ainsi Sophie Calle (p. 35-50), dans une de ses trois œuvres sur les aveugles, photographie-t-elle des aveugles et affiche-t-elle à côté de l’image leurs réponses à la question de savoir ce qu’est, pour eux, la beauté. C’est l’artiste qui impose sa question. Il en est de même lorsqu’elle interroge les participants sur la monochromie. Dans une autre performance, elle appose ses photographies (visibles) aux images mentales décrites par les aveugles qui lui sont invisibles. Elle est une artiste qui s’interroge sur les aveugles et répond par ses photographies à ce que des aveugles formulent dans leurs questionnements.

9Toutefois, Javier Téllez (p. 90-94) propose une performance qui fait référence à la parabole de l’éléphant, un classique des textes soufis du Proche-Orient. Des aveugles (ou des personnes rendues momentanément aveugles) sont invités à entrer dans une pièce où se trouve l’animal. Ils peuvent le toucher puis rapporter ce qu’ils ont perçu. Selon l’endroit corporel touché, chacun a une interprétation différente puisque personne n’en a saisi la totalité. Moralité : les clairvoyants ne perçoivent pas plus que les aveugles, ils perçoivent autrement. Néanmoins, on peut aller plus loin en se demandant comment chacun a pu construire son interprétation, ce qui ouvre le champ des sciences cognitives.

10Un des cas les plus célèbres d’aveugle artiste dans le champ des arts visuels est celui du photographe et écrivain Evgen Bavcar qui part de sa vision intérieure pour créer des images, à propos desquelles il échange avec Miquel Barceló (Le Livre des aveugles, Paris, Item Éd., 1993). Blessé par un éclat de mine, E. Bavcar a perdu les couleurs en commençant par le bleu, puis le jaune et le rouge. Il entreprend alors des études d’esthétique à l’université Panthéon-Sorbonne et devient juré de concours de films. Par la suite, la photographie devient, dit-il, son regard. Il distingue ce qui est vu par l’œil comme organe et le visible qui est ce que voit l’œil intérieur, ce qui fait de lui un iconographe, montrant l’invisible des voyants, et non un photographe (p. 74-86).

11Le livre vaut par la richesse des domaines explorés. On y voit comment le domaine de la cécité acquise ou permanente a été investi au début du xxie siècle dans le champ des arts plastiques avec beaucoup d’illusions et quelques réussites, dès lors qu’il y a eu des partages et que s’est posé la question de la nature des référentiels que chacun utilise implicitement pour penser les formes multiples de la cécité. Pour parfaire l’ouvrage, il resterait à s’interroger sur d’autres formes de cécité qui peuvent se trouver en relation avec l’art. Il y aurait celle des marchands d’art, qui perçoivent les œuvres comme étant avant tout des marchandises ; celle de nombreux critiques d’art, qui se contentent de produire des discours élogieux sans regarder véritablement les productions des artistes ; enfin, celle de beaucoup de curateurs incapables d’apporter du nouveau à la théorisation de l’art et à sa conceptualisation.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-François Clément, « Anne Sauvageot, L’Art et la cécité. Voir et ne pas voir, Bruxelles, Éd. La Lettre volée, coll. Essais, 2023, 204 pages. »Questions de communication, 46 | 2024, 496-499.

Référence électronique

Jean-François Clément, « Anne Sauvageot, L’Art et la cécité. Voir et ne pas voir, Bruxelles, Éd. La Lettre volée, coll. Essais, 2023, 204 pages. »Questions de communication [En ligne], 46 | 2024, mis en ligne le 10 février 2025, consulté le 14 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/37589 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12yha

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Auteur

Jean-François Clément

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