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Notes de lecture
Langue, discours

Didier Fassin, Sciences sociales par temps de crise, Paris, Éd. Collège de France, coll. Leçons inaugurales du Collège de France, 2023, 64 pages

Jean Zoungrana
p. 567-571
Référence(s) :

Didier Fassin, Sciences sociales par temps de crise, Paris, Éd. Collège de France, coll. Leçons inaugurales du Collège de France, 2023, 64 pages.

Texte intégral

1La morale est-elle affaire de philosophie ou de sciences sociales ? Pour sortir de ce débat académique, contourner les doctrines religieuses et les dilemmes philosophiques, Didier Fassin part de l’analyse contextuelle tout en l’inscrivant dans les enjeux politiques, car « jamais, dans des configurations concrètes, les faits moraux ne se présentent comme des objets purs que l’on pourrait extraire de la matière du social, telles des gemmes de leur gangue, mais qu’ils sont pris dans les enjeux, et notamment des enjeux politiques » (p. 50). Des débats autour du changement climatique au contrôle migratoire, du système pénal à la fin de vie en passant par la santé publique, de la laïcité à la sécurité, les questions morales restent inexorablement traversées d’enjeux politiques.

2C’est tout le sens du travail de D. Fassin, enseignant à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) ainsi qu’à l’Institute for Advanced Study de Princeton, soit un chercheur aux multiples identités : anthropologue, sociologue et médecin. Son objectif constant consiste à explorer, par des enquêtes rigoureuses, cette interface critique qui révèle l’état d’une société. D’où l’intitulé de la chaire sur laquelle il a été élu professeur au Collège de France : « Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines ». Pour ce faire, il consacre sa leçon inaugurale aux Sciences sociales par temps de crise. En effet, l’époque en est remplie. Crise du réchauffement climatique, crise de la gouvernance mondiale, crise de la vie démocratique, permanence de la crise à tous les étages. Alors que faut-il entendre par crise ? Si l’on peut regretter que D. Fassin n’ait pas pris le soin d’évoquer l’excellent ouvrage de Myriam Revault d’Allonnes (La Crise sans fin. Essai sur l’expérience moderne du temps, Paris, Éd. Le Seuil, 2012) qui donnait à entendre sa complexité dans sa permanence, il convient néanmoins de noter que la crise telle qu’évoquée ici est interrogée dans sa radicalité. En se fondant sur l’étymologie et sur l’histoire, D. Fassin montre que les mots « crise » et « critique » ont la même origine. En cela, s’observe l’une des originalités de sa démonstration.

3« Résoudre une crise suppose un travail critique. Cette connexion est essentielle du point de vue des sciences sociales » (p. 20). Son argumentaire s’appuie sur deux textes afin de proposer sa propre analyse. Pour Reinhart Koselleck (Le Règne de la critique, trad. de l’allemand par H. Hildenbrand, Paris, Éd. de Minuit, 1979 [1959]), en matière de philosophie de l’histoire, c’est la critique qui provoque la crise et conduit à ce qu’il appelle « l’hypocrisie révolutionnaire » dont serait responsable Emmanuel Kant avec sa philosophie critique. En revanche, pour Michel Foucault (« What is Enlightenment? », dans P. Rabinow (dir.), The Foucault Reader, New York, Pantheon Books, 1983, p. 32-50), c’est la crise qui provoque la critique, cette dernière définissant un nouveau mode de relation au monde. D. Fassin remarque que ces deux analyses présentent un point aveugle : une vision ethnocentrée occultant de fait les mondes non occidentaux et les minorités au sein du monde occidental. En effet, l’émergence de la critique est coextensive à l’expansion coloniale et aux impérialismes : un fait qui n’est guère questionné par la critique de ces auteurs. Et même si, parfois, le discours occidental se fait critique, il ignore l’existence des autres critiques portées par ces mondes et ces minorités. À cet égard, D. Fassin mobilise pour sa démonstration des travaux significatifs comme ceux de William Edward Burghart Du Bois (Les Âmes du peuple noir, trad. de l’anglais par M. Bessone, Paris, Éd. La Découverte, 2007 [1903]), Frantz Fanon (Les Damnés de la terre, Paris, F. Maspéro, 1961), de Kumari Jayawardena (Feminism and Nationalism in the Third World, Londres, Zeb Books, 1986), d’Edward W. Said (Culture and Imperialism, Londres, Vintage Books, 1994).

4De là l’intérêt de revenir à la relation entre crise et critique afin « de s’interroger de manière critique sur les conditions de possibilité ou d’impossibilité d’une crise » (p. 27). À ce titre, il mobilise Jürgen Habermas dans sa critique de la modernité. En effet, dans son livre, Legitimationsprobleme (Raison et légitimité. Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé, trad. de l’allemand par J. Lacoste, Paris, Payot, 1988 [1973]), celui-ci distingue deux composantes essentielles à toute crise : l’une objective, l’autre subjective ; un problème n’est reconnu par la société que lorsqu’il est perçu comme tel. Mais, pour D. Fassin, c’est plutôt la formulation négative de Simon Critchley qui semble la plus juste : « La vraie crise serait une situation dans laquelle la crise n’est pas reconnue » (« What is continental philosophy ? », International Journal of Philosophical Studies, 5 [3], 1997, p. 347-363). Des exemples à l’appui nourrissent cette thèse. Par exemple, l’effet de serre est connu depuis le xixe siècle. Pour autant, la question du réchauffement de la planète n’a été rendue visible qu’avec la création en 1988 du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) et, surtout, avec la tenue du sommet de Rio en 1992. « Ce passage de l’objectivation à la subjectivation a supposé une traduction de la science vers l’opinion grâce à des chiffres et des graphiques, des photos de glaciers en voie de disparition et d’ours isolés sur des icebergs, la mobilisation d’associations de défense de l’environnement et de partis écologistes, l’expérience de phénomènes météorologiques extrêmes » (p. 29). D. Fassin poursuit aussitôt : « Mais, que se passe-t-il lorsqu’il y a dissociation entre les deux phénomènes : la subjectivation d’une crise sans son objectivation, ou l’objectivation d’une situation critique sans sa subjectivation ? » (p. 29).

5Ces deux situations permettent de comprendre les logiques souterraines de la crise et l’importance de la critique. Deux exemples de dissonance épistémique permettent de mesurer l’enjeu de cette question. La politique de l’immigration qui reste largement un phénomène subjectif sans substrat objectif ; l’incarcération de masse aux États-Unis, un phénomène objectif sans expression subjective. Toute crise est une construction sociale. Elle s’opère entre l’autorité (l’acteur qui nomme et légitime la crise) et l’autoritaire (les effets de la crise). En 2015 par exemple, le discours de crise migratoire de l’Europe s’est imposé au monde entier alors que l’Afrique australe subissait dans le même temps une vague de demandeurs d’asile beaucoup plus importante. Tout se passe comme si les pays du Sud n’avaient pas d’autorité pour imposer leur discours de crise. De même aux États-Unis, c’est précisément lorsque la jeunesse blanche a commencé à être touchée par le phénomène d’incarcération que l’enfermement massif de jeunes hommes a été reconnu publiquement comme un problème. Tant qu’il ne concernait que la population noire américaine, le phénomène n’était guère ni perceptible ni audible dans le discours.

6C’est pourquoi le rôle critique des sciences sociales est double : œuvrer à une remise en cause des « usages abusifs de l’autorité pour décréter des crises sans réalité objective » (p. 35) et identifier les privations d’autorité qui conduisent à ce que des situations critiques ne soient pas reconnues comme telles. Autrement dit, faire mieux entendre ces voix inaudibles ; une pratique qui permet de sortir de l’ethnocentrisme. Mais ce rôle critique des sciences sociales consiste aussi à mettre en évidence les enjeux de pouvoir autour de la reconnaissance de la crise. D. Fassin convoque à ce propos l’excellent mot de Lénine dans un contexte révolutionnaire : « C’est la grande signification de toutes les crises qu’elles rendent manifeste ce qui est caché » (Lénine, « Lessons of the crisis », dans Lenin Collected Works, vol. 24, Moscou, Progress Publishers, 1964 [1917], p. 213-216). Un rôle de dévoilement donc.

7Si le travail critique est crucial, qui définit une situation critique nécessitant une enquête rigoureuse ? Entre commande institutionnelle et appétence particulière du chercheur, comment s’opère le choix d’une thématique ? Et qu’en est-il de l’éthique du chercheur ? La réflexivité épistémologique est-elle indépendante des postures idéologiques du chercheur dépassant la « neutralité axiologique » ou Wertfreiheit de Max Weber (Le Savant et le Politique, trad. de l’allemand par C. Colliot-Thélène, Paris, Éd. La Découverte, 2003 [1919]) chère aux sociologues ? Certes, le sociologue Michael Burawoy (« For public sociology », American Sociological Review, 70 [1], 2005, p. 4-28) avait fort bien décrit quatre types de pratiques sociologiques : la sociologie académique (professionnal sociology) mettant en œuvre le savoir théorique et technique au sein de programmes scientifiques ; l’expertise sociologique (policy sociology) répondant à des objectifs définis par une commande extérieure ; la sociologie critique (critical sociology) questionnant les implicites des méthodes de la discipline ; la sociologie publique (public sociology) dialoguant avec des acteurs sociaux. Mais pour D. Fassin, ces frontières ne sont guère étanches, car tout chercheur navigue entre ces différents pôles. Entre posture normative et posture analytique, toutes teintées parfois d’auto-censure, l’éthique du dire-vrai (parrêsia) est sans doute celle qui s’impose ; insoumission permanente à laquelle M. Foucault avait consacré son dernier cours au Collège de France (Le Gouvernement de soi et des autres. II : Le courage de la vérité. Cours au Collège de France [1983-1984], Paris, Gallimard/Éd. Le Seuil, 2009) On aurait aimé que D. Fassin donne plus d’indications sur cette posture du parrêsiate, mais sans doute que le format de la leçon inaugurale ne s’y prête guère.

8Néanmoins, il reste que c’est à l’interface de toutes ces postures que se situe l’inlassable travail de critique de D. Fassin. C’est bien ce à quoi il n’a eu de cesse d’œuvrer depuis de nombreuses années, comme en témoignent quelques-unes de ses publications : La Raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent (Paris, Gallimard/Éd. Le Seuil, 2010) ; La Force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers (Paris, Éd. Le Seuil, 2011) ; L’Ombre du monde. Une anthropologie de la condition carcérale (Paris, Éd. Le Seuil, 2015) ; La Société qui vient (Paris, Éd. Le Seuil, 2022) en tant que directeur d’ouvrage ; et, plus récemment, L’Exil, toujours recommencé. Chronique de la frontière (Paris, Éd. Le Seuil, 2024), avec Anne-Claire Defossez.

9Il semble donc important de noter que tout engagement est aussi affaire de décision, parfois surdéterminée par des facteurs objectifs et subjectifs. À ce titre, et sans chercher à donner des leçons, D. Fassin met en parallèle deux trajectoires d’intellectuels : celle de Claude Lévi-Strauss rejoignant la France libre aux États-Unis et celle de Marc Bloch entrant dans la Résistance en France. Dans cette leçon inaugurale, on comprend pourquoi D. Fassin, penseur engagé, revient de façon réflexive sur la rationalité de son parcours intellectuel tout en donnant à voir les linéaments des travaux à venir. « Les épreuves de la frontière », titre de son premier cours au Collège de France, permet de montrer que le thème des migrations est traversé de questions morales et d’enjeux politiques dans lesquels la société se révèle à elle-même et sur lesquels les sciences sociales s’attachent à proposer un autre éclairage dévoilant les implicites des politiques migratoires et les effets parfois dramatiques qu’elles induisent. De fait, entre Walter Benjamin qui, de guerre lasse, il y a plus de 80 ans, se suicide de ne pouvoir franchir la frontière entre la France et l’Espagne et les migrants qui, aujourd’hui, tentent vainement d’entrer en Italie et en France, il est d’abord question de tragédie humaine que les sciences sociales essayent d’analyser dans leur épaisseur. Nul doute que, par ses enquêtes sur le terrain et son engagement, D. Fassin révèle ce qui se cache dans la politique des frontières de plus en plus militarisées à l’ère de la globalisation.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean Zoungrana, « Didier Fassin, Sciences sociales par temps de crise, Paris, Éd. Collège de France, coll. Leçons inaugurales du Collège de France, 2023, 64 pages »Questions de communication, 46 | 2024, 567-571.

Référence électronique

Jean Zoungrana, « Didier Fassin, Sciences sociales par temps de crise, Paris, Éd. Collège de France, coll. Leçons inaugurales du Collège de France, 2023, 64 pages »Questions de communication [En ligne], 46 | 2024, mis en ligne le 28 janvier 2025, consulté le 16 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/37622 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12yhe

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Auteur

Jean Zoungrana

Sage, Université de Strasbourg, CNRS, F-67000 Strasbourg, Francezoungrana[at]unistra.fr

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