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Notes de lecture
Langue, discours

Rudy Reichstadt, Au cœur du complot, Paris, Grasset, coll. Essais et documents, 2023, 120 pages.

Magda Orabi
p. 592-596
Référence(s) :

Rudy Reichstadt, Au cœur du complot, Paris, Grasset, coll. Essais et documents, 2023, 120 pages.

Texte intégral

1Dans cet ouvrage, Rudy Reichstadt, politologue, écrivain et journaliste français, un des spécialistes du phénomène complotiste en France, règle ses comptes avec la complosphère. Ses principaux détracteurs critiquent ses travaux issus de Conspiracy Watch, premier site actif en termes de fact-checking luttant activement contre les fausses informations estampillées sur internet. Ainsi l’auteur propose-t-il de démanteler les procédés et rouages utilisés par ceux qui revêtent l’apparat de « lanceur d’alertes ». Un J’accuse des temps modernes, manifeste de 100 pages, composé de 13 chapitres qui invite le lecteur à plonger dans l’envers du décor de la rumeur à la dent dure, mais qui peut aller jusqu’à porter atteinte à la sécurité des personnes ciblées.

2Expliquée dès le premier chapitre (p. 6-p. 10), la volonté de lutter contre la fausse information commence pour l’auteur suite à la découverte à l’adolescence de la Shoah avec douleur et fracas. Contemporain de la fin de vie des acteurs clés du nazisme, grand féru d’histoire des rois de France, c’est sa première gifle de réalisme, un choc qui le fait autant douter de l’existence de Dieu que de sa foi en l’humanité. En effet, la réalité a dépassé la (science-)fiction. Toutes ses préoccupations fantaisistes, telles que l’attrait pour les extraterrestres et les objets volants non identifiés (Ovni), tous les sujets autres que la réalité traversée pendant la « Catastrophe » constituent selon lui un écran de fumée visant à « détourn[er] de l’essentiel » (p. 9). Force est de constater que les choses ne sont pas allées en s’arrangeant avec l’avènement d’internet, outil propice au relais des théories les plus fallacieuses, dont les plus ignobles furent l’émergence du négationnisme diffusé par les nostalgiques d’un génocide baignant dans un déni de réalité effroyable. Face au manque de défenseurs du réel, l’auteur se positionne en prenant pleinement parti : il sera le fer de lance de ces « ennemis de la réalité historique » (p. 10).

3C’est pourquoi le deuxième chapitre (p. 11-p. 13) apporte un éclairage sur l’émergence du complotisme et en dépeint l’archétype : le complotiste. Est-ce un ignare ? Un mouton de Panurge ? L’auteur dément fermement. Il trouve même chez eux une forme d’intelligence. En effet, « se donner autant de mal pour paraître [imbécile] alors que justement, on ne l’est pas » (p. 11) requiert un certain talent. Même s’il admet que tous ne sont pas intelligents, l’auteur se refuse d’aller les brosser dans le sens du poil pour mieux les gagner à sa cause, rhétorique considérée, paraît-il, comme productive. Rien n’est moins sûr, selon R. Reichstadt, qui se positionne là aussi avec conviction dans son combat : il se veut franc et direct, et ce par manque de mépris à leur égard.

4Dans le troisième chapitre (p. 14-p. 20), l’auteur fait découvrir ses débuts, alors que, jeune pigiste à ses heures perdues et rapporteur contractuel pour la Cour nationale du droit d’asile, il s’est retrouvé confronté aux premières thèses conspirationnistes à la suite des attentats du 11-Septembre. Ces thèses, remarque-t-il, ressemblent à s’y méprendre aux discours négationnistes. D’ailleurs, à cette époque, il n’existe aucune source d’information fiable sur la toile renseignant sur le phénomène conspirationniste. À la suite de ces attentats, les différentes théories du complot pullulent. Il faudra attendre le site Conspiracy Watch, première source d’information fiable créée à l’automne 2007 pour, comme le présente l’un de ses administrateurs, « faire gagner du temps aux internautes, [en] leur montr[ant] d’où viennent ces théories du complot, par quels circuits elles sont passées, les conséquences qu’elles ont eues et les bonnes raisons d’en douter » (p. 17). Sans surprise, ce site fait l’objet de nombreuses attaques, dont les plus virulentes proviennent des adeptes du complotiste américain Lyndon LaRouche, représenté en France par le parti politique fondé par Jacques Cheminade, Solidarité et progrès. Ils présentent les administrateurs de Conspary Watch comme « néo-conservateurs » (p. 17) et leurs principales idées – dont la voix la plus connue est Helga Zepp-LaRouche, épouse de L. LaRouche – tournent autour de l’idée que la construction européenne n’a qu’un objectif impérialiste, celui de confronter la Russie et la Chine. Elle réécrit l’histoire du traité de Lisbonne en le présentant comme « un coup d’État » (p. 17) et faisant passer la clause de défense mutuelle du traité comme une « disposition belliqueuse qui forcerait les États européens à s’équiper en vue d’interventions armées offensives » (ibid.). Cette interprétation est aussi erronée que simpliste, s’offusque l’auteur.

5En outre, il s’intéresse aussi à la gestion politique de la guerre en Irak (chapitre iv à vii, p. 21-44), menée par le président des États-Unis George W. Bush, et manifeste une méfiance à l’égard des méthodes de propagande visant à gagner à sa cause les Démocrates qui se réjouissent de l’anéantissement de l’une des plus grandes dictatures du Moyen-Orient. L’auteur ne s’y trompe pas : il doute que la démocratie « p[eut] être parachutée du ciel, après qu’un tapis de bombes lui a dégagé la voie » (p. 18). Durant cette expérience où il fut pris pour cible par les complotistes, il s’essaie à une forme de contre manipulation rhétorique, ouvre le champ aux critiques malhonnêtes des partisans de L. LaRouche, d’Alain Soral et de Dieudonné. R. Reichstadt évoque le procès d’intention malsain qui lui est fait, qui prend la forme d’une injonction à la justification afin de se défaire d’accusations grotesques, comme celle de traîtrise à la solde d’un système opaque au service de milliardaires malintentionnés.

6Le chapitre viii (p. 50-70) présente la stratégie conspirationniste qui consiste à noyer l’utilisateur d’internet sous une « avalanche de contenus diffamatoires » (p. 50). Par pudeur et souci de préserver sa famille, l’auteur n’a jamais voulu argumenter, rectifier ou contrecarrer les mensonges proférés à son égard par des inconnus. Aussi, cela est une pure perte d’énergie et un principe de ne pas donner d’importance à la fabrique à mensonges. R. Reichstadt préfère s’économiser et déployer sa force dans la défense de toutes les allégations estampillées dans les méandres de la toile. À la place, il appelle à la mobiliser dans l’analyse, tout en lâchant prise sur cette conséquence de la notoriété acquise au service de l’étude. En effet, être reconnu et sollicité dans la lutte contre les toutes les théories diffamatoires, c’est un « double numérique » (p. 52), une sorte d’ensemble de toutes les « interactions digitales, elles-mêmes déformées par le tamis des réseaux sociaux » (ibid.). Ainsi, l’auteur dresse-t-il l’ensemble des tweets, menaces et propos aussi orduriers et fallacieux dont il est affublé par la complosphère. Il n’est pas le seul à être attaqué par ces offenseurs : les présidents Barack Obama (pour les États-Unis) et Emmanuel Macron (pour la France) ont aussi été des cibles privilégiées, pour ne citer qu’eux parmi une longue liste évoquée par l’auteur. De leur orientation sexuelle à leur confession religieuse prétendument occultée (pour le cas de B. Obama), R. Reichstadt relève un même modus operandi.

7L’auteur fait état d’un épisode burlesque et déroutant. Idriss Aberkane, essayiste français, relayant un positionnement erroné de l’auteur au sujet des accords de Munich, partage un article de l’Express rédigé par le collectif Conspiracy Watch, qui démantèle pourtant de manière factuelle les accusations dont R. Reichstadt est affublé par les conspirationnistes. Un élément qui aurait dû faire cesser le rouleau compresseur médiatique conspirationniste. Coup de théâtre : l’article dans lequel R. Reichstadt s’innocente pour les faits décontextualisés qui lui sont reprochés est repris par son détracteur, I. Aberkane, qui devient alors premier critique de ce même traité. Fait inquiétant : ce retournement de situation est pourtant liké et partagé sans qu’aucun ne prenne la peine de lire l’article en question démontant toute l’accusation. R. Reichstadt conclut cette anecdote par une analyse de l’archétype de l’extrémiste : un individu plein de certitudes, se confortant dans une position de confiance absolue (en lui-même), jamais en proie au doute.

8Le chapitre ix (p. 71-p. 73) s’ouvre sur une expression du philosophe Leo Strauss « reductio ad Hitlerum », une sorte de politiquement correct qui consiste à écarter sans discussion tout avis qui se rapprocherait d’une idéologie meurtrière. Ce qui initialement devait débarrasser le débat de thèses jugées irrecevables est repris par tout complotiste qui crie à la « chasse aux sorcières » (p. 73). Ainsi la limite entre le (vrai) lanceur d’alerte et l’inquisiteur est-elle ténue, à l’instar d’Émile Zola, défenseur du capitaine Alfred Dreyfus, et Tomás De Torquemadas, figure majeure de l’Inquisition, pourchassant les juifs et chrétiens d’Espagne. Le défenseur du fait d’hier, aussi virulente fut sa diatribe, devient alors le censeur d’aujourd’hui dans une inversion de valeurs. La liberté d’expression, aussi vitale soit-elle pour le débat public, a aussi ses dérives. Sous couvert du politiquement correct, une « pudeur mal placée » (p. 72) s’est sournoisement instaurée, empêchant ainsi la franchise des mots et l’observation strictement factuelle des faits. En somme, l’instauration du droit absolu d’appeler un chat un chat, par crainte de heurter la sensibilité de chacun.

9Dans le chapitre x (p. 74-p. 79), l’auteur concède que les campagnes de diffamation affectent tout individu soucieux de la vérité. Selon lui, affirmer le contraire serait mentir ou être peu soucieux de la vérité parce que la mise en doute de la probité de chacun est aussi répétitive, creuse, qu’insidieuse, mais aussi parce que ne pas alourdi par la prise en compte de fioritures mensongères signifie avoir un grand respect pour l’exactitude des faits. L’exemple du président des États-Unis, Donald Trump, l’illustre : les « 30 573 allégations fausses » (p. 76) rapportées durant son mandat ne l’ont pas perturbé davantage. Selon R. Reichstadt, la calomnie accumulée est perçue par l’individu équilibré comme une contamination par particules radioactives, mais sans « sas de décontamination » (p. 76). D’ailleurs, le choix du lexique dans les attaques est particulièrement bien choisi pour créer du spectacle avec les mots comme « mafia », « organe d’influence », et « officines » (p. 78).

10Au chapitre xi (p. 80-p. 85), l’auteur fait l’historique du débat public. Du duel à l’ère aristocratique au débat d’idées validé par les pairs, l’heure est au débat télévisé sensationnaliste, autrement dit, un espace où les protagonistes s’affrontent à coup de narratifs « dont la véracité est considérée comme secondaire » (p. 80) et où l’émotion surpasse la raison. C’est le retour du sophisme. Une autre stratégie complotiste est l’injonction au débat. Or, le dilemme réside dans la validation ou non d’une telle confrontation d’idées. En effet, débattre avec un influenceur complotiste reviendrait implicitement à le valider en tant qu’adversaire légitime. À côté, refuser cette confrontation, c’est avouer aux yeux de l’opinion que l’on n’est pas à la hauteur, que l’on se dégonfle et ce même si les arguments avancés se font en différé par le droit de réponse. Dans tous les cas, le complotiste coince et accule, déplore R. Reichstadt. Selon lui, ce qui rend impossible la tenue d’un tel débat, c’est l’invalidation des conditions les plus primaires. De fait, Pierre Vidal-Naquet l’explique en ces termes : « Un dialogue entre deux hommes, suppose un terrain commun, un commun respect, en l’occurrence, de la vérité » (p. 82). Or, ce terrain commun ne peut exister avec un interlocuteur qui ne parvient pas à se départir de ses influences, qui est incapable de se décentrer pour apprécier vos arguments, qui n’arrive tout simplement pas à se remettre en question. Une discussion ne peut être liée à une quelconque sommation à répondre à des questions « dans l’intérêt des français » (p. 83), quand, derrière, on administre des messages privés sur X (anciennement Twitter), disqualifiant par-là ceux qui oseraient remettre en question des figures comme le microbiologiste Didier Raoult. En somme, un débat n’est pas une sorte d’octogone où aucun espace ne peut être laissé à la saine contradiction.

11Le dernier chapitre (p. 90-p. 94) reprend l’un des arguments des complotistes pour discréditer l’auteur : le fameux adage selon lequel il n’y aurait pas de fumée sans feu. L’écrivain en souligne le caractère infondé, en partageant avec le lectorat un épisode où il fut la cible d’une accusation mensongère, le reliant cette fois à… un site de lingerie. Accusation grotesque et ridicule qui a eu l’avantage de faire sourire l’auteur, et aussi de montrer l’inanité de s’attacher à cet adage pour semer le doute sur toute accusation proférée auprès de l’opinion publique. L’auteur réitère : la rumeur vexe, blesse, écorche narcissiquement, mais peut aussi tuer. Par exemple quand, le 1er décembre 2022, le directeur de la publication de France-Soir, Xavier Azalbert, divulgue sur ses réseaux sociaux le nom de sa femme, la diffamant d’abord, mais surtout la mettant en danger. La même insécurité qui a fini, jadis, par pousser Roger Salengro, député-maire socialiste de Lille élu en 1936 et ministre de l’Intérieur, à se donner la mort afin de ne plus avoir à supporter le poids de la campagne de diffamation, après qu’il eut ratifié l’un des décrets appelant à la dissolution des ligues dites « patriotiques ».

12Ce livre est le réquisitoire d’un homme blessé et résigné, qui a eu à faire les frais, de façon déloyale, de la complosphère. Sujet brûlant et d’actualité, le complotisme fait couler beaucoup d’encre et ce livre, qui se veut une riposte, propose une réflexion au scalpel de la fabrique du complot, en pénétrant dans la blessure à vif du médecin légiste de la fake news. Écrit sur un ton parfois empreint de pathos, l’ouvrage aurait gagné à illustrer davantage le travail de R. Reichstad et du collectif Conspiracy Watch dans un registre plus didactique que polémique, afin d’éclairer un lectorat non spécialiste du sujet, de manière assez dépassionnée et objective.

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Pour citer cet article

Référence papier

Magda Orabi, « Rudy Reichstadt, Au cœur du complot, Paris, Grasset, coll. Essais et documents, 2023, 120 pages. »Questions de communication, 46 | 2024, 592-596.

Référence électronique

Magda Orabi, « Rudy Reichstadt, Au cœur du complot, Paris, Grasset, coll. Essais et documents, 2023, 120 pages. »Questions de communication [En ligne], 46 | 2024, mis en ligne le 10 février 2025, consulté le 17 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/37683 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12yhj

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