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Appel à articles (n° 49)

Politisation des publics numériques

Date limite de réception des propositions : 3 avril 2025
Retour des décisions aux auteur·ices des propositions : 24 avril 2025

Dossier coordonné par

Stéphanie Wojcik (Ceditec, Université Paris-Est Créteil)

Gökçe Tuncel (Ceditec, Université Paris-Est Créteil)

Alexandre Borrell (Ceditec, Université Paris-Est Créteil)

Parution en 2026

Offrant progressivement l’accès à un nombre démultiplié de contenus, puis à une très grande diversité d’espaces, de modalités et de formats d’expression, l’émergence des plateformes numériques s’accompagne d’une accessibilité plus ou moins grande des traces laissées par les pratiques de consommation et d’expression des utilisateurs. Un tel foisonnement a comme corollaire une fragmentation des audiences, ce qui a pu conduire à délaisser provisoirement la notion de public pour privilégier celle des usages, les pratiques et expressions en ligne étant d’abord saisies à l’échelle individuelle (Morelli et al., 2016). Réinvestie, au pluriel, la notion de publics prend désormais en compte la dimension relationnelle des pratiques en ligne, tout en soulignant leur absence d’uniformité.

La recherche a mobilisé la notion de publics pour examiner une variété d’objets et de phénomènes hors ligne et en ligne (Gimello-Mesplomb et Vilatte, 2015) tels que les modalités du « faire public » face à l’information en ligne (Croissant, 2022) ou l’apparition de communautés de protestation dans l’espace numérique (Amossy, 2011). Les enquêtes rassemblées par Pierre Morelli, Nathalie Pignard-Cheynel et Didier Baltazart (2016) montrent la propension d’internautes à utiliser les plateformes numériques pour s’organiser en collectifs ; parallèlement, divers acteurs numériques envisagent les pratiques de publics attendues, qui ne se traduisent pas toujours dans la réalité. Ces deux aspects sont particulièrement mis en lumière par la définition des publics connectés, qui englobe à la fois un espace de réunion et d’interaction entre usagers et des communautés imaginées dans leurs pratiques ou leurs caractéristiques communes (boyd, 2010). Geoffroy Patriarche et Marie Dufrasne (2014 : 198) ont pu développer une réflexion sur le réseau comme catégorisation conceptuelle en vue « de spécifier certaines modalités collectives d’interaction ou de participation médiatiques que ne peuvent pas décrire aussi bien les notions d’audience, de public ou de communauté ». De fait, l’environnement médiatique actuel, marqué par la convergence technologique et la participation des individus à la production et circulation des contenus, conduit à interroger la pertinence des concepts d’abord inventés pour cerner les communications de masse.

Dans ce dossier, la focale est placée sur les publics politiques, qu’il s’agisse de publics exposés, volontairement ou non, à des contenus politiques diffusés sur une diversité de plateformes numériques et en interaction avec ceux-ci, de publics qui se saisissent de problématiques susceptibles de faire l’objet d’un traitement politique à plus ou moins brève échéance ou de publics imaginés par les acteurs politiques en ligne. Dès lors, la notion de politisation constitue un point de repère dans les questionnements.

La notion de politisation renvoie à l’intérêt et à la connaissance qu’ont les individus de la sphère politique institutionnelle, et à leur degré d’engagement à l’égard de cette dernière (Gaxie, 1978). À cette approche, classique en science politique, s’ajoute celle qui envisage la politisation comme un processus dynamique à travers lequel certains thèmes font l’objet d’une attention et d’un traitement d’ordre politique (Déloye et Haegel, 2019 : 69).

Si les conditions proprement sociologiques d’émergence d’un problème politique ont bien été documentées par la sociologie de la construction des problèmes publics (Neveu, 2021), la dimension discursive de la politisation a aussi été prise en charge dans de récents travaux (Braconnier, 2016 ; Bonnet, Marty et Robert, 2024). De ce point de vue, les discussions « ordinaires » entre citoyens, qu’elles surgissent spontanément ou soient provoquées par un protocole de recherche, ont pu être étudiées de manière à saisir les logiques de politisation ou de dépolitisation des sujets abordés. Les travaux de Sophie Duchesne et Florence Haegel (2004) associent la politisation avec la conflictualité de discussions qui témoignent d’un rapport de force. Celles-ci sont alors « l’expression et la prise en charge des clivages qui représentent les conflits fondamentaux que la communauté politique démocratique [qui est la leur] se doit d’arbitrer » (ibid. : 109). Les distinctions opérées par Thibaut Rioufreyt (2017 : 128) entre deux grandes approches de la politisation discursive permettent de saisir les mécanismes à l’œuvre lorsqu’un énoncé apparaît dépolitisé. Quand elle est appréhendée comme un registre d’énonciation « la dépolitisation consiste alors en des stratégies discursives recourant à l’abandon du travail de légitimation, à l’euphémisation, voire à la négation du dissensus et/ou à la spécification du référent à un niveau plus singulier, plus particulier ». S’appuyant sur cette conceptualisation, la livraison de la revue Mots. Les langages du politique sur les « Mécaniques de la dépolitisation » (2024) permet de mettre à jour les stratégies discursives et les cadrages dépolitisants dont usent certains acteurs, particulièrement dans les médias ou parmi les acteurs privés (par exemple, les entreprises œuvrant dans le domaine de la participation numérique) ou institutionnels.

Pluridisciplinaire et polymorphe, la politisation forme ainsi avec la dépolitisation un couple notionnel souvent mobilisé lorsqu’il s’agit d’étudier les rapports ordinaires au politique.

S’agissant de l’une des dimensions les plus évidentes de la politisation – l’intérêt et la connaissance à l’égard de l’univers politique – une première interrogation du dossier concerne la formation et la circulation des opinions dans l’espace numérique. Plusieurs travaux ont déjà documenté comment divers réseaux sociaux numériques constituent des espaces d’expression politique. Ainsi le travail de Julien Boyadjian (2016) montre-t-il comment les messages politiques échangés sur X/Twitter sont le fait d’une petite partie des utilisateurs, non représentatifs de la population française en ce qu’ils apparaissent à la fois beaucoup plus politisés et plus jeunes que la moyenne de la population.

Le dossier vise à explorer les publics qui peuplent d’autres zones d’expression – par exemple, les plateformes alternatives à celle détenue par Elon Musk (X, anciennement Twitter) telles que Bluesky, Mastodon, ou des réseaux a priori moins propices à l'expression politique tels que Linkedin, Snapchat – qu’elles soient ou non gérées, investies par des autorités institutionnelles ou d’autres acteurs du système politique représentatif, ou bien par de nouvelles catégories de médiateurs de l’actualité, comme les youtubeurs (Ricaud et Douyère, 2019), streamers (Borrell et al., 2024) ou ceux qui entrent dans la catégorie générique d’« influenceurs » (Appiotti, Coquelin et Malet, 2023). Les approches liant la politisation aux discussions sont attendues dans un deuxième axe, qui repose sur l’hypothèse antérieurement solidifiée (Bigot et al., 2021) du rôle crucial des plateformes et de leurs architectures dans l’expression et, partant, l’éventuelle émergence de publics qu’elles contribuent à configurer. Les publics numériques sont ici envisagés à la fois en tant que publics imaginés et publics actifs, conscients ou non d’eux-mêmes. Le dossier propose de déployer la réflexion en distinguant a priori trois vecteurs potentiels de politisation des publics numériques, sans contraindre les propositions de contribution à n’étudier que l’un de ces vecteurs. La politisation peut avoir lieu par implication des individus dans des communautés qui ne traitent pas des sujets explicitement politiques. L’axe 3 explore les formes d’engagement et de politisation des publics en ligne, qu’ils se mobilisent autour de causes via des hashtags ou au sein de communautés d’intérêt, comme les fandoms. Il examine les conditions sous lesquelles ces collectifs, souvent éphémères ou informels, peuvent se transformer en espaces de politisation ou d’action collective, tout en questionnant leur pérennité et leurs effets à long terme.

Axe 1. La politisation par l’institution

Les démarches et initiatives participatives reposant sur les technologies numériques sont couramment mises en œuvre par les acteurs et institutions des régimes représentatifs. Au tournant des années 2010, se développe un ensemble de réflexions qui relèvent la convergence entre les mouvements participationnistes et la culture numérique dans un processus de « plateformisation de la politique » qui désigne ici la promesse des partis politiques, des mouvements sociaux et des institutions publiques d’élargir la participation aux citoyens grâce aux outils numériques dans le but de relégitimer l’action politique (Li Vigni, 2022). Des premières boîtes à idées aux plus récentes plateformes digitales, il est courant pour les gouvernements de tenter d’appréhender l’opinion des citoyens dans différents secteurs de l’action publique, toutefois avec des effets limités sur la définition de celle-ci. S’ils sont très sollicités, les publics de telles démarches sont rarement conformes aux attentes de leurs concepteurs (Blondiaux, 2003). Ainsi, alors que les enquêtes sur les pratiques des réseaux socionumériques montrent une surreprésentation de la population jeune (12-24 ans), cette tranche d’âge semble peu encline à investir telle plateforme de débat ou remplir un questionnaire en ligne mis en œuvre par un ministère. De la même manière, si les femmes sont très présentes dans les espaces numériques consacrés à la sociabilité et à la culture (Pacouret, Bastin et Marty, 2024), elles sont peu visibles lorsqu’il est question de discuter de politique en ligne (Abendschön et García-Albacete, 2021). Par ailleurs, les propositions d’expression numérique (consultation sur les réseaux sociaux ou site participatif) issues des partis politiques peinent à attirer au-delà de la gamme habituelle des adhérents, militants et sympathisants (Neihouser et al., 2022), alors même qu’ils « prétendent être plus ouverts aux gens ordinaires, plus immédiats et plus directs, plus authentiques et plus transparents » (Gerbaudo, 2019 : 5).

Outre leurs caractéristiques sociodémographiques, les publics réels diffèrent sensiblement du public idéal tel qu’il a pu être construit/pensé par les théories de la participation ou de la délibération. Depuis longtemps, les travaux documentent les liens entre pratiques numériques et engagement civique ou politique (Boulianne, 2020). Cependant, en dehors des périodes de campagne électorale, peu d’entre eux s’intéressent au devenir des publics qui ont effectivement répondu aux sollicitations institutionnelles fondées sur les technologies numériques : après avoir recueilli des avis sur une problématique d’action publique à partir de plateformes spécifiquement construites à cette fin, les acteurs politiques suivent-ils ces avis ? Ou, plus trivialement, après avoir suscité des réactions (justiciables de métriques) à des contenus diffusés sur une variété de réseaux sociaux, les politiques apportent-ils une réponse à ces réactions ? Ces opportunités d’expression publique d’une opinion constituent-elles les prémices d’un intérêt ou d’une maîtrise accrue du fonctionnement de l’univers politique ? Plus encore, ces « publics institutionnels » (Ollivier-Yaniv, 2018) développent-ils un rapport critique au monde, constitutif d’une politisation furtive ? Si oui, comment appréhender de tels publics ? On pense ici, entre autres travaux, à ceux de Camille Alloing (2018 : 64) qui, à l'aide d'une approche généalogique des formes de quantification des publics de dispositifs et plateformes numériques, montre que ces mesures « construisent voire fabriquent le ou les publics » au cours d'un processus qui n'est pas stabilisé malgré la volonté des acteurs économiques dominants du web.

Tandis que les institutions cherchent à capter une partie de la population rétive aux formes traditionnelles de participation (en face à face), pour leur part, les organisations partisanes mettent en place des sites dont l’architecture est pensée pour produire de la participation selon des modalités qui témoignent de leur propre conception du militantisme.

  • 1 Né en 2006 d’un mouvement de citoyens militants d’internet, à partir de la contestation de la légit (...)

Alors que le Parti pirate1 promeut un public délibératif, actif dans les choix internes au mouvement, le Mouvement 5 étoiles favorise davantage la réactivité de ses membres, en permettant le commentaire de propositions seulement issues de la direction du parti (Deseriis, 2019). L’intégration de sites web, d’applications ou de réseaux socio-numériques dans la structure des partis politiques renvoie en réalité à une diversité d’objectifs, susceptibles de configurer différemment les publics. Il peut donc être question de « plateformes de mobilisation électorale, de plateformes constitutives de l’organisation intrinsèque du parti et de plateformes citoyennes » destinées à se substituer à la forme-parti elle-même (Greffet, 2022 : 13).

Comment les partis politiques conçoivent-ils leurs dispositifs numériques pour façonner des publics spécifiques et favoriser certains types d’engagement ? Quels sont les mécanismes à l’œuvre dans la différenciation des publics (volontaires, militants, affiliés numériques) ? Les plateformes de partis parviennent-elles réellement à mobiliser un public diversifié ou renforcent-elles une participation de niche (hyperconnectée, éduquée, déjà politisée) ?

Motivée par des acteurs institutionnels ou partisans, ou formatée par les plateformes, la politisation peut aussi se manifester de manière légère dans des formes qui ont pu être disqualifiées dans la littérature sur le « slackactivisme » ou « clicktivism » (Dennis, 2019). De fait, la diffusion d’un hashtag, la signature d’une pétition électronique, le commentaire de contenus postés sur un réseau social ou une messagerie privée avec un émoji de satisfaction ou d’indignation constitueraient les modalités numériques d’un engagement de basse intensité parce que peu coûteuses en termes de temps, de présence, d’investissement et de ressources matérielles.

De telles pratiques sont-elles constitutives d’un « public » ? S’agit-il majoritairement d’acteurs jeunes, masculins et bien diplômés ou d’un public intermédiaire qui s’engage dans des formes d’activisme numérique peu coûteux par manque de compétences numériques et de familiarité suffisante avec l’offre de militantisme en ligne ? Ces pratiques « par défaut » conduisent-elles leurs auteurs, moins liés aux organisations politiques, à se considérer comme un public ? Sait-on si ces participants s’adonnent à d’autres activités pouvant être considérées comme politiques ?

Cet axe invite à examiner les publics des personnalités politiques qui proposent sur les réseaux socio-numériques des contenus triviaux, issus de leur vie quotidienne, peu marqués par leur idéologie et, de ce fait, de nature à attirer des publics à la culture politique peu affirmée. Par ses vidéos TikTok qui le mettent en scène en train de jouer à des jeux vidéo, Jordan Bardella, le président du Rassemblement national, parvient par exemple à susciter l’intérêt d’un public jeune, consommateur de contenus divertissants, et potentiellement à adoucir l’image publique du parti d’extrême droite. Au-delà de ce seul exemple, peut-on considérer que plateformes et réseaux socio-numériques s’inscrivent dans une logique de droitisation voire de « extrême-droitisation » des médias telle qu’elle a pu être documentée par une livraison de la revue Politiques de communication (Kaciaf et Klaus, 2024) ?

Outre des activités non politiques, la mise en scène d’une authenticité présumée et la mobilisation d’émotions s’inspirent des stratégies mises en œuvre par les influenceurs afin d’accroître et de fidéliser leur public en ligne (Gandini, Ceron et Lodetti, 2020). Comment qualifier ces publics des personnalités politiques ? Faut-il considérer qu’ils sont politisés à leur insu ? Contribuent-ils à banaliser les idées politiques extrémistes en devenant des simples fans (Bourdaa et Escurignan, 2024) qui interagissent avec les contenus postés par la personnalité politique, contribuant ainsi à augmenter sa visibilité en ligne ?

Axe 2. La politisation par les architectures numériques

Les recherches sur les technologies numériques ont montré comment les dispositifs sociotechniques structurent les rapports de pouvoir s’établissant entre leurs promoteurs et les publics auxquels ils s’adressent, surtout lorsqu’il s’agit d’instrumentaliser la prise de parole de ces derniers (Esau, Friess et Eilders, 2017). Ainsi un dossier de Questions de communication (Bigot et al., 2021 : 14) enquête-t-il sur l’idée de plateformisation, en montrant comment la médiation technologique a réellement la « capacité d’influencer les pratiques, en configurant la manière dont elles sont rendues possibles ». De fait, ces dispositifs préfigurent des formes de participation et, par là, des manières de « faire public », même si les publics imaginés ne sont pas conformes aux publics qui s’en emparent effectivement (Millerand et al., 2023 : 114).

Au-delà des dispositifs pouvant être mis en œuvre par des acteurs politiques, économiques ou sociaux, l’étude des plateformes numériques met en exergue l’importance de leur architecture dans la constitution de collectifs, non seulement en ligne, mais aussi à l’extérieur de celles-ci (Bossetta, 2018). Dans le cas des formes d’activisme fondées sur l’utilisation de réseaux sociaux-numériques, les architectures de ceux-ci contribuent à la formation de publics ou de contre-publics (Wojcik, 2022) et influencent clairement leurs comportements dans l’espace public : l’accès même à certaines plateformes a pu être conditionné à la réception d’une invitation par une connaissance déjà utilisatrice du service (Clubhouse, Bluesky) ; certaines fonctionnalités ne sont ouvertes que lorsque l’utilisateur répond à certains critères ou paye un abonnement (compte Premium sur X). Désormais, de nombreuses plateformes proposent de créer ou de rejoindre des « communautés », contribuant à segmenter leurs publics en fonction de leurs centres d’intérêt, qu’il s’agisse de divertissement, de culture ou de politique. Par exemple, Facebook – qui offre des fonctionnalités comme les pages, les événements et les groupes et permet la publication de longs messages – apparaît souvent comme une plateforme de recrutement alors que Twitter/X, plus rapide et direct, est surtout employé comme un outil d’information du grand public et d’organisation interne à une communauté d’activistes. Des plateformes comme WhatsApp et Telegram, qui hébergent des groupes privés, moins visibles, visent aussi des publics plus éloignés de la politique (Moreira Cesar et Fernandes Dos Santos, 2020).

De manière plus générale, les plateformes numériques attirent des publics différents en fonction de variables sociologiques classiques comme l’âge (Statista, 2024), la classe sociale et le type de socialisations, déjà documentées dans les enquêtes portant sur les « fractures numériques » (Granjon, Lelong et Metzger, 2009) ou le genre. Ainsi les femmes sont-elles de grandes utilisatrices des réseaux sociaux, mais avec des pratiques davantage cantonnées à la sphère privée, aux loisirs ou à la sociabilité, alors que les hommes surinvestissent la dimension professionnelle et politique des usages des réseaux (Koc-Michalska et al., 2021). Plus encore, l’enquête de Jérôme Pacouret, Gilles Bastin et Emmanuel Marty (2024 : 121) atteste de l’usage distinctif que les individus font de certains réseaux, lesquels se situent « au cœur des luttes de définition des pratiques numériques légitimes » : certains (dis)qualifient tel ou tel un espace numérique en lui assignant une catégorie de public circonscrit, caractérisé par son idéologie ou sa génération.

Par ailleurs, la littérature sur la polarisation de l’espace public numérique qui met en lumière le fonctionnement des algorithmes de sélection des contenus publiés, conduit à un fort clivage entre publics aux vues idéologiquement opposées et irréconciliables (Chavalarias, 2022 ; Bail, 2023). Les plateformes seraient alors des chambres d’écho qui ne feraient que refléter et amplifier les points de vue de leurs membres, compromettant la diversité des échanges démocratiques (Kubin et von Sikorski, 2021). Des travaux mettent en exergue comment les réseaux socio-numériques constituent des rouages essentiels de la production et diffusion de « discours de haine » même si, d’une part, les utilisateurs ne les perçoivent pas nécessairement comme tels et si, d’autre part, ils peuvent aussi constituer une caisse de résonance de polémiques ayant une source extérieure (Longhi et Vernet, 2023).

  • 2 Gafam est l’acronyme de Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, les cinq grandes firmes américa (...)

Les groupes fermés sur certains réseaux socio-numériques permettent des formes d’expression politiques plus virulentes, face à un public sélectionné au préalables (Hobeika et Villeneuve 2017) et contribuent aussi à la cohésion d’une communauté exclusive des autres utilisateurs. Le choix d’outils collaboratifs, open source ou associatifs, destinés à contourner les Gafam2 et à collecter un nombre limité de données peut nourrir un sentiment d’appartenance à un public spécifique, tout en rendant plus difficiles les enquêtes sur ses utilisateurs (Broca et al., 2024). En outre, certains acteurs pratiquent l’astroturfing (Brieuc, 2020) : ils coordonnent de manière plus ou moins opaque les publications de plusieurs comptes, de manière automatisée ou non, pour construire artificiellement un public numérique autour d’un mot d’ordre et gonfler d’autant sa visibilité à la faveur des algorithmes, comme les trending topics de Twitter/X (Schoch et al., 2022).

Aux algorithmes présidant à la hiérarchisation des contenus, s’ajoutent ceux qui conduisent tout simplement à écarter de la publication des opinions considérées comme non conformes à la politique de modération de la plateforme. Thibault Grison et ses collègues (2023) montrent que le processus de modération sur X/Twitter entraîne la suppression injustifiée de contenus postés par les communautés LGBT. De la même manière, le militantisme écologiste fait l’objet d’un discours disqualifiant au sein de l’espace médiatique, comme l’expliquent Sophie Anquetil et Carine Duteil (2024) dans le cas d’un « think tank » qui produit un discours médiatique objectivant de dépolitisation sur la transition écologique.

Axe 3. La politisation par les communautés et les objets culturels

Les coalitions d’individus autour de causes rendues visibles à l’aide de hashtags, surtout sur X/Twitter, constituent l’archétype des publics numériques ou des publics en réseau (networked publics). À ce titre, ces coalitions ont fait l’objet de nombreuses études (par exemple Quan-Haase et al., 2021) liant des problématiques relatives à l’activisme à celle de la construction des problèmes publics et à leur éventuelle transnationalisation dans les cas telle que, par exemple, les violences policières à l’égard des personnes racisées. Sont ainsi documentées des formes dynamiques et ponctuelles de politisation d’individus liés par un intérêt commun pour un thème ou un événement, mais dont on ignore les effets à plus long terme. Une fois la visibilité de l’événement amoindrie dans un écosystème médiatique traversé par les flux continus de l’actualité, de tels publics se désagrègent-ils ? Ou bien trouvent-ils à se reconstituer dans d’autres espaces, comme quelques travaux, par exemple sur les gilets jaunes (Morales et al., 2021), pourraient le laisser penser ?

Les publics ne manifestent pas nécessairement de prédispositions au militantisme lorsqu’ils investissent les plateformes numériques. En effet, les conversations ordinaires dans des « tiers espaces » peuvent amorcer (Wright, 2016) une politisation des sujets, en apparence légers, qui y sont discutés. De plus, dans des espaces numériques dont l’objet est a priori essentiellement consacré aux formes contemporaines de la culture populaire, la formation d’une communauté soudée semble être facilitée par le partage des mêmes centres d’intérêt. À quelles conditions de tels espaces peuvent-ils conduire leurs membres à s’investir dans une discussion politique ou une action collective ?

Henry Jenkins (2012) donne l’exemple de la communauté « Harry Potter Alliance », dont les membres s’intéressent d’abord au contenu fictionnel de l’œuvre de J. K. Rowling. Pourtant, le fandom, entretenu et animé par une équipe de salariés, parvient, sur certains sujets, à mobiliser les jeunes membres de l’Alliance, qui acquièrent ainsi des compétences politiques à partir d’un intérêt pour une « culture fan ». La discussion d’un objet culturel constitue dès lors le terreau d’un rapport politique au monde fondé sur l’existence d’une communauté de fans interagissant en ligne (Brough et Shresthova, 2012).

Dans d’autres cas, un groupe de fans, comme celui d’un groupe de pop coréenne (BTS), a pu décider de détourner un hashtag créé par les suprémacistes blancs (#whiteoutwednesday) au lendemain du meurtre de George Floyd par un policier en mai 2020 aux États-Unis (Lee et Kao, 2021). Alors que les mouvements White Lives Matter et All Lives Matter se rallient autour de quelques hashtags, les fans de K-pop parviennent à noyer les posts racistes sous une masse de vidéos, images et mèmes de la culture K-pop. Sont ainsi mobilisés des usages et contenus propres à une communauté de fans pour fédérer une contre-mobilisation en ligne. En outre, ces fans développent diverses formes d’engagement au sein de leur large communauté de fandom, tels que des levées de fonds, blocage d’applications. On retrouve ici l’idée que l’appartenance à une communauté peut contribuer à une « politisation par le bas », éloignée des modèles diffusionnistes traditionnels de la politisation en France (Passard, 2019). Par ailleurs, certaines pratiques toxiques en ligne propres aux communautés réactionnaires semblent inspirer les pratiques d’une frange des fandom, dont les modes de socialisation semblent en retour inspirer ces acteurs politiques (Bourdaa et Escurignan, 2024).

De tels publics rassemblés autour d’une indignation commune ou d’un intérêt commun de manière plus ou moins pérenne sont-ils susceptibles de s’exprimer politiquement ou de s’engager par ailleurs ? Leur politisation est-elle nécessairement éphémère ? S’agit-il simplement d’une communauté en ligne (Pereira Gonçalves, 2020) qui, lorsque la conjoncture est favorable, parvient à agir collectivement à l’initiative de quelques membres plus ou moins politisés ?

Enfin, l’apparition d’une nouvelle catégorie d’intermédiaires (les influenceurs) entre les publics et l’actualité dans des domaines aussi divers que la mode, la santé ou la politique, a pu être profitable à des acteurs politiques traditionnels, lesquels peuvent tenter de tirer parti de ce « capital communautaire » (Cocq, 2018) à des fins électorales (Goodwin, Joseff et Woolley, 2020). Les liens entretenus entre certains influenceurs et leur public peuvent-ils être vecteurs d’une politisation effective ou font-ils écran aux partis pris idéologiques de certains influenceurs, que les publics ne sauraient ou ne souhaiteraient pas reconnaître ?

Approches privilégiées

Le souhait est ici de réunir des recherches empiriques qui se confrontent aux points obscurs, à la « matière noire », pourrait-on dire, des publics de la politique en ligne. Cela appelle une présentation des méthodes mises en œuvre, ainsi qu’une explicitation des concepts de politisation ou de public et l’éventuelle reformulation de ces concepts.

Les entreprises technologiques qui possèdent les plateformes donnent à voir à tous les utilisateurs les métriques mesurant l’activité liée à chaque publication en ligne (Alloing, 2020), ce qui peut alimenter le sentiment d’appartenance à un groupe étendu ou de happy few ; ils proposent à leurs utilisateurs avancés ou payants des données détaillées sur leurs publics respectifs ; ils mobilisent leurs données sur les pratiques individuelles pour ajuster leurs algorithmes à leurs objectifs commerciaux et vendre de la publicité ciblée.

De nombreux acteurs commerciaux (Kotras, 2018), politiques (Boyadjian, 2016 ; Théviot, 2019) ou institutionnels inclinent à utiliser ces mesures d’audience comme des marques d’approbation, alors qu’une distance critique s’impose, les données numériques n’étant pas construites pour les sciences sociales (Venturini et al., 2014). Certains chercheurs utilisent les données disponibles, plus ou moins riches, au bon gré de ces sociétés commerciales, pour construire leurs propres indicateurs, cartographies de réseaux ou datavisualisations des publics numériques. Ce faisant, ils contribuent à instituer des publics, ce qui doit conduire à des interprétations prudentes, les données produisant des effets de croyance. Aussi les auteurs devront-ils veiller, d’une part, à expliciter à la fois leurs méthodes de collecte, d’analyse des données et d’interprétation des résultats obtenus (voir le questionnaire dans Boyadijan et al., 2017), d’autre part, à analyser en tant que telles les interprétations que les acteurs produisent des données qu’ils mobilisent et les croyances qu’ils y accolent (Theviot et Treille, 2019).

La recherche s’est prioritairement focalisée sur les individus plus aisément repérables, voire identifiables, et disposés à répondre à des enquêtes par questionnaire ou entretien mais finalement minoritaires par rapport à l’ensemble des usagers des plateformes (Boyadjian et Wojcik, 2022 ; Stephan et Wojcik, 2024). La majorité des utilisateurs ordinaires sont ceux qui commentent peu ou pas, distincts des individus qui s’auto-désignent ou sont mis en scène par les médias comme des « participants ordinaires » (Atifi et Marcoccia, 2019). Des recherches portant sur les publics qui regardent, écoutent ou lisent mais ne commentent pas sont donc très attendues. De la même manière, les travaux portant sur le devenir politique des publics visés par les institutions publiques, peu étudiés, sont aussi bienvenues.

Si le développement des pratiques numériques entérine l’idée que les publics se multiplient avec les contenus et leurs canaux de diffusion, doit-on considérer que les followers/abonnés d’un candidat ou d’un programme constituent des publics distincts selon la plateforme qu’ils utilisent ou, au contraire, envisager des publics trans-plateforme, réunis autour d’un même contenu, d’un même centre d’intérêt, des mêmes préférences politiques ? De manière privilégiée, sont encouragées les enquêtes qui saisissent les pratiques d’individus sur différentes plateformes, voire celles de communautés en ligne qui se coordonnent pour s’instituer en public d’un autre espace numérique où intervenir de manière coordonnée.

Propositions à envoyer à

Stéphanie Wojcik (stephanie.wojcik@u-pec.fr)

Gökçe Tuncel (gokce.tuncel@u-pec.fr)

Alexandre Borrell (alexandre.borrell@u-pec.fr)

Béatrice Fleury (beatrice.fleury@univ-lorraine.fr)

Jacques Walter (jacques.walter@univ-lorraine.fr)

Calendrier

Date limite de réception des propositions : 3 avril 2025 (2 à 3 pages)

Retour des décisions aux auteurs et autrices des propositions : 24 avril 2025

Remise des articles : 15 septembre 2025

Expertise : 16 septembre-12 novembre 2025

Remise des articles finaux : 15 janvier 2026

Parution : 1er semestre 2026

Recommandations rédactionnelles

https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/3074

Appel permanent

Questions de communication publie aussi des Notes de recherche.

Recommandations aux auteurs et autrices

Voir sur le site de la revue :
https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/22297

Les propositions d’articles sont à envoyer conjointement à :

Céline Ségur : celine.segur@univ-lorraine.fr

Sylvie Thieblemont-Dollet : sylvie.thieblemont@univ-lorraine.fr

Béatrice Fleury : beatrice.fleury@univ-lorraine.fr

Jacques Walter : jacques.walter@univ-lorraine.fr

questions de communication

Revue semestrielle à comité de lecture, publiée en accès ouvert intégral, soutenue par le Centre de recherche sur les médiations de l’Université de Lorraine et l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS et publié par les Éditions de l’Université de Lorraine. Dans le cadre du projet Ques2ComSO, la revue est aussi financée avec le soutien du Fonds national pour la science ouverte.

Questions de communication favorise l’approfondissement ou le renouvellement des approches sur un thème – objet d’un dossier –, grâce au croisement de contributions faisant référence à différentes traditions scientifiques. Fondée sur le pluralisme, elle suscite des débats sur des concepts ou des méthodes utilisés dans les travaux traitant de l’information-communication (Échanges, Notes de recherche). Enfin, par l’attention à une dimension internationale, elle vise un accroissement de la circulation des connaissances et de la dynamique comparative, notamment par les rubriques En VO, Focus et les recensions d’ouvrages français et étrangers.

indexation/référencement : Biblio SHS (Inist, CNRS), Bielefeld Academic Search Engine, Conseil national des universités (71e section), Directory of Research Journals Indexing, Elektronische Zeitschriftenbibliothek, Erih Plus (European Science Foundation), Francis (Inist), Google Scholar, Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, Héloïse (CCSD, CNRS), International Bibliography of the Social Sciences (IBSS, Proquest-CSA), Isidore, Miar (Information Matrix for the Analysis of Journals, Universitat de Barcelona), Road (ISSN International Centre, Unesco), Sherpa/Romeo (University of Nottingham), Sudoc, WorldCat (OCLC), Zora (Zurich Open Repository and Archive Journal Database).

direction
Béatrice Fleury • Jacques Walter

journals.openedition.org/questionsdecommunication

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Notes

1 Né en 2006 d’un mouvement de citoyens militants d’internet, à partir de la contestation de la légitimité de la loi dite « DADVSI », relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, le Parti pirate français se caractérise par la défense des droits et libertés numériques, en opposition aux Gafam. Ses campagnes mettent en exergue le libre partage des contenus du web, la liberté d'expression, la protection de la vie privée sur internet mais aussi la transparence politique.

2 Gafam est l’acronyme de Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, les cinq grandes firmes américaines qui dominent le marché du numérique.

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