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Dossier. Mémorialiser des attentats terroristes du xxie siècle

Attentats terroristes au xxie siècle

De la mémorialisation au régime de mémorialisation
Terrorist Attacks in the 21st century. From commemorating to regim of commemorating
Béatrice Fleury et Jacques Walter
p. 7-34

Résumés

Ce dossier spécial de Questions de communication donne un aperçu de recherches conduites en sciences sociales sur des attentats terroristes du xxie siècle. Mettant l’accent sur la mémorialisation de ces événements traumatiques, il souligne l’importance de l’attentat du 11 septembre 2001 à New York comme point de rupture, tant par son mode opératoire que par sa médiatisation. Il atteste d’une multiplication des initiatives de mémorialisation au cours des 25 dernières années, largement influencées par les deux conflits mondiaux et des génocides, au premier rang desquels la Shoah joue un rôle matriciel. Enfin, les 15 auteurs et autrices des 12 contributions sont anthropologues, chercheurs et chercheuses en sciences de l’information et de la communication, géographes, historiens et historiennes, spécialistes en études littéraires, sociologues. Leurs contributions sont organisées en trois parties : « Collecter, conserver, diffuser », « Dire, se dire, redire » et « Commémorer, se souvenir, vivre ensemble ». 10 ans après les attentats terroristes de Paris et de Saint-Denis, elles mettent en lumière la dynamique de la mémorialisation et son institutionnalisation, offrant une perspective pluridisciplinaire sur la question.

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Texte intégral

In memoriam
Pierre Nora
(1931-2025)

1Les attentats et le terrorisme sont des sujets d’intérêt pour des chercheurs et chercheuses en sciences sociales qui s’attachent autant aux idées, aux acteurs et actrices des faits étudiés, qu’à leur inscription historique (voir, par exemple, Laqueur, 2001 ; Ferragu, 2014 ; Raflik, 2023). 10 ans après les attentats terroristes de Paris et de Saint-Denis, Questions de communication consacre un dossier spécial aux recherches en cours. Prenant la mesure de continuités et de bifurcations, voire de ruptures dans les conceptions et pratiques de ce type d’actions, ces recherches offrent un aperçu des répercussions dans l’espace public, en particulier sous les angles médiatique et mémoriel. Loin de vouloir embrasser la longue histoire des attentats en prenant le risque de la survoler, nous avons centré ce dossier sur le premier quart du xxie siècle et appréhendons les faits sous l’angle de leur mémorialisation. Pourquoi ce bornage temporel et cette problématisation ? D’une part, parce que, aux yeux de nombreux observateurs, l’attentat du 11 septembre 2001 à New York a fonctionné comme le marqueur d’une ère nouvelle des attaques terroristes, tant pour son mode opératoire que pour sa médiatisation et sa mise en mémoire (e.g. Schieck et Ullrich, 2011 ; Gessner, 2015) ; d’autre part, parce que des chercheurs et chercheuses en ont rapidement fait un objet de travail, ou parce que d’autres se sont penchés ou se penchent encore sur cet événement emblématique comme sur des attentats perpétrés depuis. De plus, les observer à l’aune de la mémorialisation est une porte d’entrée pour saisir ce qui relève de leurs conscientisation et circulation dans des sphères sociales, dont la sphère scientifique. Car, à sa manière, le milieu de la recherche est sujet à ce que l’on appelle le concernement. Ce qui n’est pas indifférent à la façon de configurer la question traitée, tant est puissant le discours ambiant tenu par et sur l’objet de la recherche (Feuerhahn, 2020 ; Fleury et Walter, 2020).

2Contrairement à une idée reçue, une telle proximité ne simplifie pas la tâche. Par exemple, la définition de ce qui est appelé attentat ne coule pas de source. Cela dépend notamment du droit national. Pour la France, selon l’article du 412-1 du Code pénal en vigueur depuis le 1er janvier 2002, « constitue un attentat le fait de commettre un ou plusieurs actes de violence de nature à mettre en péril les institutions de la République ou à porter atteinte à l’intégrité du territoire national ». La définition du terrorisme est également fluctuante et ouvre des discussions nourries – ce que confirme l’historien Henry Rousso dans le présent dossier – dont la dimension idéologique et politique n’est pas absente. En l’espèce, toujours dans le droit français, la loi du 9 septembre 1986 « relative la lutte contre le terrorisme et les atteintes à la sûreté de l’État » le définit comme « une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ». Cependant, cela ne résout pas les difficultés rencontrées dans les multiples travaux sur les attentats terroristes. Là est un élément à prendre en compte dans les tentatives de catégorisation et de quantification des actes violents, commis dans un cadre politique et militant. En la matière, le programme « Violences et radicalités militantes en France des années 1980 à nos jours (2016-2019) », soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), constitue une ressource précieuse grâce à la construction et à l’exploitation d’une base de données qui intègre les attentats et en propose une typologie (Sommier, 2021), complétée par des études de cas sur les violences et les radicalités militantes dans l’espace public (Fleury et Walter, 2019). La France n’est évidemment pas le seul pays concerné. Des dénombrements internationaux en attestent (e.g. Reynié, 2021), tout comme des ouvrages qui recensent les attentats les plus marquants (e.g. Bret, 2020).

3Enfin, en l’espace d’un quart de siècle, les initiatives de mémorialisation des attentats se sont multipliées. Le terrain n’est pas vierge : les deux conflits mondiaux et des génocides, au premier rang desquels la Shoah, jouent un rôle que l’on peut là encore estimer matriciel (Rousso, 2016) dans les investissements mémoriels contemporains (e.g. sur les archives audiovisuelles, Walter, 2005 : 67-94). Dans le registre scientifique, l’étude de la mémoire s’est développée dans de nombreuses disciplines, avec, souvent en toile de fond, l’héritage conceptuel de Maurice Halbwachs (1925 ; 1950) ou l’entreprise novatrice des lieux de mémoire sous la houlette de Pierre Nora (1984-1992), sans compter l’imposante littérature consacrée au témoignage depuis Jean Norton Cru (1929 ; 1930). Cependant, si les travaux abondent sur l’émergence et les métamorphoses des attentats terroristes, sur les discours médiatiques et politiques relatifs à ces événements, sur l’impact des technologies de l’information et de la communication (e.g. Wieviorka et Wolton, 1987 ; Garcin-Marrou, 2001 ; Lits, 2004 ; Dayan, 2006 ; Truc, Le Bart et Née, 2018 ; Bazin, Sécail et Ferragu, 2019), la part allouée à la mémoire en tant que telle est plus restreinte. Ou, plus précisément encore, la part allouée à la mémorialisation, qui est autant un processus qu’un résultat (e.g. Peschanski, 2013 ; Truc, 2017 ; Peschanski et Sion, 2018).

4Telle est la dynamique, en prise avec les facteurs définitionnels ou contextuels venant d’être évoqués, qui constitue le point nodal de cette livraison de Questions de communication. Précision supplémentaire, la mémorialisation envisagée ici porte sur celle des attentats meurtriers qui ne forment pas non plus une catégorie homogène. De facto, cela invite à tenir compte de distinctions importantes, dès lors que l’on est confronté aux « létalités politiques » (Crettiez, Lebourg et Sèze, 2021 : 179-197). En effet, le rapport aux victimes et, partant, au degré de consensualité des mises en mémoire, varie selon que l’on est dans le cas d’un assassinat politique ou d’un attentat terroriste qui, néanmoins, comporte toujours une part politique. D’où aussi la pertinence de ces interrogations : Qui pose les questions mémorielles ? (Gensburger, 2023), comment s’en empare-t-on et avec quelles visées ?

5Plus de 20 ans après le 11-Septembre et quelques dix années après les attentats perpétrés en France dans les années 2010, il nous paraissait important de faire le point sur les modalités de mise en mémoire de faits violents, en adoptant une focale internationale. En outre, la distance temporelle qui éloigne les faits de cette analyse permet la mise en évidence d’éléments de temporalités et de tensions, concernant autant les souvenirs que leur prise en charge politique, judiciaire et/ou scientifique (Avishai, 2006). C’est sur cette base que les contributions sont ici ventilées dans trois parties qui correspondent aux attendus de l’appel, quand bien même toutes les questions posées n’ont-elles pas trouvé de réponse : « Collecter, conserver, diffuser » ; « Dire, se dire, redire » ; « Commémorer, se souvenir, vivre ensemble ». Les 15 auteurs et autrices des 12 contributions (dont un entretien) sont anthropologues, chercheurs et chercheuses en sciences de l’information et de la communication (SIC), géographes, historiens et historiennes, spécialistes en études anglophones, sociologues. Ils et elles traitent de problématiques liées aux représentations muséales, audiovisuelles et littéraires, aux dimensions testimoniale, médiatique, politique, judiciaire, archivistique. Qu’ils ou elles soient chercheurs et chercheuses juniors ou seniors, ils ou elles placent au cœur de leur démonstration la question de la mémorialisation, via notamment son institutionnalisation. Ainsi le croisement de l’ensemble de leurs contributions vient-il à point nommé, non pas pour remplir une page blanche, mais pour donner de la visibilité à une dynamique scientifique dont la pluridisciplinarité est un atout.

Collecter, conserver, diffuser

6Les collectes de témoignages et d’objets en lien avec des événements violents sont effectuées selon des temporalités et des modalités très diverses. Suivant les cas, leurs promoteurs peuvent eux aussi être différents. En ce premier quart du xxie siècle, parmi les paramètres qui semblent importants dans la mémorialisation des attentats, deux sont retenus dans ce dossier ; ils sont au centre de la première section. L’un a trait à la temporalité : des institutions scientifiques agissent à l’enseigne de l’impératif de l’« urgence de la recherche » qui a pour effet de voir développée une « recherche en urgence » (Obadia, 2021). L’autre est que, face à ce qui est perçu comme une situation de crise à fort impact social, les pouvoirs publics font davantage appel au monde de la recherche, y compris dans le domaine des sciences humaines et sociales.

Collecter et archiver des témoignages

7Pour ce premier volet, la chercheuse en SIC (psychosociologue de formation) Corinne Martin et le sociologue Charles Payet s’appuient entre autres ressources sur leur participation en tant qu’enquêtrice et enquêteur au programme transdisciplinaire 13-Novembre (CNRS, Institut national de la santé et de la recherche médicale [Inserm], Hautes écoles Sorbonne Arts et métiers Université [Hésam]) pour interroger la question du concernement. C’est en 2016 que ce programme – qui s’attache aux évolutions de la mémoire individuelle et collective en lien avec les attentats de Paris et de Saint-Denis le 13 novembre 2015, sur une période de 12 ans (2016-2028) – a été mis en place avec, dès la phase de démarrage, des dispositifs et protocoles d’enquête. C. Martin approfondit plus particulièrement cette question en s’attachant aux journalistes qui ont souhaité témoigner dans le cadre du programme, tandis que C. Payet s’efforce de comprendre les raisons ou facteurs qui font que des personnes différentes – non identifiées par leur appartenance à un groupe particulier – témoignent. Si le concernement est au centre des démonstrations, pour l’une, il affleure de la narration produite par des professionnels de l’information ; pour l’autre, il résulte d’une interaction langagière avec les enquêteurs, elle-même produite par une situation sociale spécifique.

8Dans les premières lignes de sa contribution, C. Martin explique que ce terme apparaît dans la version papier du Trésor de la Langue française (Institut national de la langue française, 1971-1994) avec le verbe « concerner ». Une citation extraite d’un ouvrage du philosophe Vladimir Jankélévitch (1957 : 219), Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, illustre la définition : « Le concernement de la première personne et le contenu de la responsabilité métempirique forment un seul problème ». En résulte ce commentaire de la chercheuse : « Le concernement intègre donc à la fois liberté et devoir, il renvoie ainsi à la personne elle-même "c’est de moi qu’il s’agit", à sa propre mort en tant qu’affaire personnelle ; c’est donc à elle qu’il incombe de réaliser l’action (une affaire de vie ou de mort ?) ». Faisant référence aux travaux de Gérôme Truc (2016, 2019, 2020a, 2020b, 2023 ; Faucher et Truc, 2020), C. Martin explique la spécificité de ses propres recherches. C’est à distance des événements traumatiques qu’elle étudie des témoignages qui, de surcroît, émanent d’un dispositif de recueil, précisément cadré par des consignes et un questionnement ad hoc. Son investigation se concentre donc sur l’attention que les témoins portent aux victimes, éventuellement aux assaillants. En s’attachant lui aussi aux témoins et au processus de concernement, C. Payet s’efforce pour sa part de comprendre les conditions d’adhésion aux pratiques mémorielles, particulièrement en lien avec les valeurs qui guident le comportement et motivent les actions (e.g. Kluckhohn, 1951 ; Fraenkel, 2002 ; Truc, 2016 ; Heinich, 2017a). Pour mener à bien sa recherche, il convoque un concept développé par Charles W. Mills (1940), les vocabulaires de motifs, correspondant ici aux réponses données par les interviewés à qui l’on demande les raisons pour lesquelles ils ont accepté de témoigner. Le concept ne renvoie pas tant aux causes d’une action qu’aux raisons socialement acceptables dans une situation donnée. C. Payet évoque donc lui aussi l’influence du dispositif de recueil sur la parole. C’est d’ailleurs ce dispositif qui est au cœur de son interrogation, dont il précise qu’il a pour effet de mobiliser des volontaires de catégories sociales spécifiques. Les cadres et professions intellectuelles supérieures et les diplômés du supérieur y sont surreprésentés, tandis que les très jeunes (18-22 ans) et les seniors (65 ans et plus) sont sous‑représentés (voir Cayre, 2020).

  • 1 Le cercle 1 regroupe les personnes directement touchées par les attentats, comme (...)

9Si C. Martin est partie d’un corpus premier de 80 entretiens, son analyse porte in fine sur ceux de 19 journalistes, tous retenus parmi les volontaires des cercles C3 et C4, à savoir des personnes qui n’ont pas été directement exposées aux attentats et qui résident, pour le cercle C3, dans des quartiers périphériques parisiens et de la banlieue parisienne, et pour le C4, dans trois villes hors Île-de-France (Caen, Metz, Montpellier)1. De son analyse ressort un phasage des réactions que relatent les sujets lors des entretiens : à l’annonce des attentats touchant le Stade de France, le Bataclan, des terrasses du XIe arrondissement, et à l’instar d’autres témoins, les professionnels cherchent à savoir frénétiquement si leurs proches sont touchés ; ils se mettent ensuite au travail en s’efforçant de contenir leurs émotions et de mettre de côté leur identité de père, mère, frère, sœur, conjoint, ami ou amie… Toutefois, ils expliquent avoir été rattrapés par la colère, l’incompréhension, l’empathie, autant de sentiments qui rendent difficile la mise à distance que leur profession imposerait. Ainsi ces journalistes ont-ils ressenti de fortes tensions entre la nécessité d’exercer leur métier et leur expérience émotionnelle. C. Martin en déduit que les émotions, couplées avec des logiques identificatoires, occupent un rôle central dans la construction des mémoires individuelle et collective. Elle envisage donc pour la suite de creuser plus avant cette question, particulièrement au fur et à mesure de la mise à disposition des retranscriptions des entretiens ainsi que de leurs vidéos.

10Tout en partant d’une base similaire, C. Payet procède différemment. Ce sont les réponses données à une question posée à l’issue des entretiens qui l’intéressent spécialement : « Pourriez‑vous expliquer pourquoi vous avez souhaité venir témoigner dans le cadre de cet entretien ? ». Son sous-corpus d’analyse est donc constitué des réponses de 726 participants à cette question précise, écartée en revanche par C. Martin qui considère qu’elle ne permet pas de repérer les motivations profondes des individus. À l’opposé, C. Payet la considère comme un acte de langage qui, en lien avec le contexte, constitue une donnée directement observable. Sur la question des valeurs, ce dernier remarque que les motifs transcendants évoqués – tel le devoir de mémoire – ne permettent pas tant de comprendre les motivations profondes des individus que celles supposées être socialement attendues et que Nathalie Heinich (2017a : 209-210) qualifie de « valeurs publiques ». Selon lui, « la récurrence de ces motifs, qui justifient a posteriori l’acte de témoigner, est donc étroitement liée au contexte ». Ainsi les motifs ordinaires montrent-il, selon le chercheur, la prévalence des sociabilités (familiales, amicales, professionnelles) dans le processus de « devenir témoin ». Paraissant anecdotiques, voire indiquer une indifférence morale, ces motifs rendent donc compte des dynamiques de génération d’intérêt et d’investissement de soi.

Pratiques archivistiques et patrimoniales

11Lors de certains attentats, comme à New York (2001), Madrid (2004), Londres (2005), Paris (2015), Nice (2016), Strasbourg (2019), etc., de nombreuses personnes ont déposé toutes sortes d’objets sur les lieux. Dans des villes, sans que des attentats y aient été commis, des dépôts ont été effectués en des lieux symboliques. Ces mémoriaux éphémères ont parfois été documentés par des équipes de recherche, souvent en association avec des professionnels du secteur (e.g. Bazin et Van Eeckenrode, 2018 ; Gensburger et Truc, 2020 ; Emsellem, Jeanjean, Vinot et Noûs, 2021). En outre, des collectivités territoriales ont pris l’initiative de collecter ces objets. Tout comme les documents audiovisuels versés dans des institutions ad hoc, tel pour la France, l’Institut national de l’audiovisuel (INA) qui rassemble aussi des documents nativement numériques sur les attentats, ils prennent place dans des services spécialisés. Des collections d’objets, élargies aux scellés de justice, aux archives privées ou aux œuvres artistiques, sont aussi en cours de constitution et des appels sont lancés en ce sens. Dans tous ces cas, plusieurs aspects de la mémorialisation peuvent être inédits pour les agents qui en ont la charge. Ils peuvent aussi être sous-tendus par des perspectives politiques dont les visées diffèrent évidemment de celles, spontanées, des particuliers.

12C’est de ce terreau particulier dont traitent la sociologue Julie Alev Dilmaç et l’historien H. Rousso, chacun à partir d’un terrain spécifique. La première expose les termes et fondements du récit national présenté dans le Musée de la Mémoire du 15-Juillet à Istanbul, tandis que le second, coordinateur du Musée-Mémorial du Terrorisme (MMT) qui ouvrira ses portes en 2027 à Suresnes (sur la colline du Mont-Valérien), revient sur les motifs et mécanismes ayant permis à ce projet de se concrétiser, difficultés et tensions comprises. Ainsi J. Alev Dilmaç dévoile-t-elle les rouages de la mémorialisation d’un coup d’État raté en 2016 en Turquie, tandis qu’H. Rousso traite du MMT dont, au départ, il a fallu justifier la création, tant auprès du ministère de la Culture qu’auprès de scientifiques.

  • 2 F. Gülen a nié être à l’origine de la sédition qu’il a publiquement réprouvée.

13J. Alev Dilmaç raconte comment, le 15 juillet 2016, une fraction des forces armées turques a bombardé l’Assemblée à Ankara et des chars ont envahi des sites stratégiques tels l’aéroport d’Atatürk ou le pont du Bosphore. La sédition fut immédiatement suivie en direct par la population qui était informée par les médias et par les réseaux sociaux numériques (RSN). D’ailleurs, c’est aussi par ce moyen que le président turc, Recep Tayyip Erdoğan, a enjoint les citoyens à occuper l’espace public pour mettre à mal le coup d’État. Une dizaine de milliers de citoyens sont alors descendus dans les rues et se sont opposés aux soldats. 251 d’entre eux y ont perdu la vie. Soutenue par la diffusion du sela par les muezzins, cette mobilisation populaire s’est parée d’une dimension sacrée, les victimes étant par ailleurs désignées comme étant des martyrs de la démocratie. Au lendemain de la sédition, les putschistes ont rendu les armes. Très rapidement, l’État a forgé un récit héroïque de ces événements, dorénavant qualifiés d’attentats, et dont le coupable aurait été le prédicateur Fethullah Gülen (1941-2024), exilé aux États-Unis (Esen et Gumuscu, 2017 : 61)2. En même temps que l’état d’urgence était décrété, des actions mémorielles furent mises en place : des monuments ont été érigés, des rues rebaptisées ; le Pont du Bosphore fut renommé « Pont des Martyrs du 15-Juillet » et une journée du souvenir des martyrs du 15-Juillet instaurée ; un Musée de la Mémoire du 15-Juillet à Istanbul fut créé et 251 cyprès plantés en hommage aux victimes…

14Analysant l’ensemble de ces dispositions et dispositifs, J. Alev Dilmaç explique que leur visée est d’inscrire l’épopée du 15 juillet 2016 dans l’histoire nationale, en réinvestissant massivement un espace public un temps occupé par les putschistes. Concernant le musée, celui-ci est installé à l’entrée de la partie anatolienne du désormais Pont des Martyrs du 15-Juillet ; le récit qu’il déploie honore les civils qui ont protégé la nation au péril de leur vie. Un parallèle y est établi avec la Guerre d’Indépendance menée par Mustafa Kemal de 1919-1923, ayant permis de délivrer l’Empire ottoman de l’occupation par les puissances étrangères (France, Grande-Bretagne, Grèce), aboutissant à la proclamation de la République turque. Ainsi la victoire contre le coup d’État de 2016 est-elle qualifiée de « Guerre d’Indépendance ». Pour la chercheuse, cette version défend une vision islamo-nationaliste et déconstruit l’image des militaires, « autrefois perçus comme gardiens du temple kémaliste, désormais assimilés à des ennemis de l’intérieur potentiellement manipulés par des puissances extérieures, donc des terroristes ». Dans ce récit national, le gouvernement s’adresse donc autant au peuple turc qu’aux puissances étrangères, mettant chacun en garde contre toute velléité d’ingérence.

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15Si le Musée de la Mémoire du 15-Juillet à Istanbul honore des victimes devenues martyrs de la nation, le projet de MMT est pour sa part à corréler avec la place particulière accordée en France aux victimes du terrorisme. L’historien H. Rousso évoque à ce sujet la création, pendant le quinquennat de François Hollande, d’un secrétariat d’État à l’Aide aux victimes (confié à Juliette Méadel entre février 2016 et mai 2017), et la mise en place – après l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République – de la délégation interministérielle à l’aide aux victimes (Diav) rattachée au ministère de la Justice. C’est la magistrate Élisabeth Pelsez qui a alors pour mission de penser une « politique mémorielle » pour les victimes du terrorisme, un terme entré dans le langage politique depuis le début des années 2000 et qui « couvre un domaine désormais réservé du président de la République ». É. Pelsez réunit pour cela un Comité mémoriel qui remet en septembre 2018 un rapport comportant 14 propositions, toutes acceptées par le président de la République et que présente l’historien dans son entretien. Parmi celles-ci, l’adoption de la date du 11 mars (attentats de Madrid en 2004) comme journée nationale d’hommage aux victimes du terrorisme3, la création d’un « musée-mémorial des sociétés à l’épreuve du terrorisme », ainsi que l’extension du champ d’attribution de la médaille nationale de reconnaissance aux victimes du terrorisme en remontant à l’attentat du 15 septembre 19744. En février 2019 est alors créée la mission de préfiguration du MMT et le 11 mars 2019, se tient la première commémoration nationale des victimes du terrorisme.

16Les démarches relatives à la Shoah sont une source d’inspiration pour concevoir un lieu qui n’est pas seulement un monument aux morts, mais un lieu auquel est adjoint un musée. H. Rousso, à qui est confiée la charge de concrétiser le projet, fait alors face à un véritable « challenge intellectuel », lui qui doit appliquer « à la fois ce sur quoi [il a] travaillé [dans le cadre de ses recherches], les rapports entre histoire et mémoire, et traiter un phénomène du temps présent qui n’est en rien achevé ». Ceci étant, une fois le projet acté, comment le concrétiser ? Par exemple, avec quelles collections ? Constituées de quels objets ? C’est du côté des scellés judiciaires – « armes et munitions, vêtements ou objets ayant appartenu aux terroristes ou aux victimes, véhicules, etc. » – que vient une réponse. À leur sujet, H. Rousso explique que la plupart « des objets qui ont servi à l’enquête, finissent […] au greffe du tribunal de Paris avant d’être jetés pour 90 % d’entre eux ». S’impose alors l’idée de les récupérer et de les « patrimonialiser ». En outre, les objets peuvent être des dons que des victimes ou leurs proches confient au musée, ou ceux des personnels de services publics. Ainsi racontent-ils une histoire à forte dimension identificatoire, forcément empreinte d’une charge émotive.

  • 5 Les critères de définition du terrorisme sont disponibles sur le site du Musée-Mé (...)

17H. Rousso évoque aussi les difficultés rencontrées au premier rang desquelles on trouve la définition du terrorisme5. Et si des critères ont été posés, il explique que ceux-ci restent ouverts pour tenir compte de situations pouvant surgir. Quant à la mémorialisation du terrorisme, elle a aussi fait l’objet de discussions par rapport aux enjeux de représentation : d’une part, dans ce lieu particulier de la mémoire résistante que représente le site de Suresnes, c’est-à-dire à proximité du Mémorial de la France combattante ; d’autre part, selon l’acception que d’aucuns se font de ce qu’est – voire devrait être – un musée. Mais fort du soutien, notamment de la magistrature, du monde de la recherche, du monde scolaire et/ou des associations de victimes, le projet a vaincu les réserves de certains et ouvrira ses portes en 2027, avec un espace muséal au sein duquel l’exposition permanente se terminera « sur un espace muséographique consacré à des événements futurs, un pavillon d’actualité entièrement modulable ». Une manière de faire de ce MMT un témoin évolutif, contrairement au Musée de la Mémoire du 15-Juillet à Istanbul dont l’existence est précisément cadrée par un projet gouvernemental d’envergure. Quoi qu’il en soit, ces lieux de mémoire sont habités par des récits.

Dire, se dire, redire

18Pour Paul Ricœur, dans Temps et récit (1983-1985), le récit est l’une des médiations par laquelle le sujet accède à la compréhension de soi. En rendant intelligible une réalité composée d’éléments épars, en construisant une intrigue rassemblant des facteurs et agents hétérogènes et en configurant l’ensemble dans un cadre temporel particulier, le récit procède à une synthèse de l’hétérogène. L’évocation d’événements – dont ceux de nature traumatique (Giffard et Eustache, 2019) – s’inscrit de la sorte dans une temporalité à prendre en compte. En effet, tout en fluctuant d’un fait à un autre, celle-ci est rythmée, dans un premier temps, par la capacité – ou non – des sujets à dire – par exemple aux journalistes sur place, aux secouristes, aux premiers enquêteurs, aux proches – ce qui a été vécu, et par là même à se dire. Mais à ces évocations, d’autres succèdent et correspondent au passage entre les souvenirs et la mémoire, entre le choc et le récit (« C’est le récit qui, à partir du choc traumatique, constitue une “histoire” » [Parent, 2006]). Elles peuvent être confiées aux mêmes interlocuteurs, puis circuler : elles sont partagées sur des RSN, au sein d’associations, dans des médias, dans une cour de justice…

19C’est cette dernière situation qui est prise en compte par Janna Behel, chercheuse en sociologie, qui se penche sur les parties civiles du procès de l’attentat du 14 juillet 2016 à Nice. On retrouve une analyse de ce procès dans la contribution de Romane Gorce, chercheuse en histoire du cinéma, et de Mathilde Sergent-Mirebault, chercheuse en sociologie, mais l’angle choisi est celui du filmage, de la collecte et de l’archivage de trois procès « historiques » du terrorisme : donc, outre, celui de Nice, il s’agit de ceux des attentats de janvier et novembre 2015 à Paris et en Île-de-France. Les évocations de ces événements traumatiques peuvent aussi être confiées à des chercheuses et des chercheurs, par exemple dans le programme 13-Novembre (voir supra). Les victimes, leurs proches ou toute autre personne concernée par les faits disent et redisent leurs vécu et ressenti, routinisant d’une certaine façon leur pratique de témoin dans un parcours qui peut s’apparenter à une « carrière testimoniale » (Fleury et Walter, 2013-2015). Tel est le cas que retient la chercheuse en anthropologie sociale et ethnologie Séverine Dessajan, en s’intéressant aux façons dont des résidentes et résidents des Xe et XIe arrondissements parisiens – évoluant dans des « espaces mémoriels » (Lazzarotti, 2023 ; voir aussi Gensburger, 2017) – retracent le « choc » ressenti lors des attentats dans leurs quartiers. Mais tout est-il dicible ? D’évidence non. Parmi différents moyens, la littérature constitue une ressource permettant de projeter ce que serait le non-dit recelé par des personnes ayant vécu traumatiquement un attentat. Par l’analyse d’un corpus de romans étasuniens traitant du 11-Septembre, paru entre 2005 et 2007, en focalisant son propos sur ce qu’elle appelle une « écriture de la suture », Caroline Magnin, chercheuse en littérature américaine, livre des clés d’accès qui s’inscrivent dans le registre des trauma studies. La démarche est d’autant plus intéressante que, si l’on peut appliquer aux auteurs une approche montrant qu’ils sont en prise avec une forme de concernement, leur représentation de l’événement est, elle, fondée sur un « contournement ».

20Dans ces articles, les contributrices restituent des « scansions » mémorielles, repérant dans chacune les caractéristiques des discours produits, et mettent au jour les conditions qui président à leur émergence et à leur éventuelle répétition. Elles repèrent parfois des fléchissements ou continuités des évocations, voire des récits produits, avant même que ces derniers ne constituent un socle mémoriel public en tant que tel, que ce soit pour les enregistrements de procès qui ne sont pas encore accessibles ou pour des programmes scientifiques de collectes de témoignages qui ne le sont pas davantage.

21Assez souvent, les études sur le sujet montrent comment des témoins s’ajustent aux cadres et formats des sollicitations qui, d’ailleurs, leur confèrent une sorte de légitimation. De ce point de vue, l’argument relatif à ces dispositions sociales, plaçant la victime dans une position centrale, a été avancé pour expliquer que des fausses victimes ont pu, par exemple lors des attentats de Paris le 13 novembre 2015, aspirer à connaître cette forte visibilité en s’inventant un vécu traumatique. Le journaliste Alexandre Kauffmann (2021) explique au sujet de Florence M. – qui est au cœur de sa démonstration – que n’ayant pas elle-même vécu les attentats, elle a su, parfois mieux que de vraies victimes, répondre aux attentes des journalistes ou de l’administration, mais aussi repérer d’autres fausses victimes (Fleury, 2023). Or, c’est là un apport du présent dossier, la conformité valorisante à des attendus n’est pas automatique. Dans un processus de mémorialisation, cela peut même constituer un obstacle.

À la barre et dans les coulisses

22Le cas du procès de Nice – Prom’14 – est exemplaire à cet égard. J. Behel saisit à bras-le-corps cette question en analysant la tension entre se comporter en « bonne victime » et manifester sa « colère » à l’encontre de certaines institutions, telles la justice, la police ou encore une collectivité territoriale. Ce qui va au-delà de l’expression de la douleur ou du traumatisme. Ce qui participe aussi d’une moindre médiatisation du procès par rapport à d’autres, dont évidemment celui du 13-Novembre (V13), ou à une médiatisation différenciée des parties civiles suivant les profils socio-démographiques. En effet, les victimes, passant à l’offensive et dénonçant des manquements, sont perçues comme des « déviantes » (Becker, 1985). D’aucuns en font un groupe sociologiquement homogène. Le contraire de ce qu’il est en réalité. Plus encore, une forme d’étiquetage en fait parfois des « fachos ». On voit donc à quel point joue une dimension politique, tant dans l’empan de la couverture médiatique que dans le degré de succès de la mémorialisation, hors de l’échelon local. Le risque est alors celui de l’« éviction mémorielle ». C’est là un tout autre phénomène que celui de la « concurrence des victimes » qui fournit souvent une explication (Chaumont, 1997). Au fond, l’entrée par le discours des parties civiles de ce procès conduit à interroger globalement les modalités de sa réception. Pas de dire sans écoute. Et cette dernière, forcément sélective, pourrait être analysée plus avant. Demain, toujours en lien avec le procès de Nice, c’est la réception du filmage de ce dernier ou des usages de certaines de ses séquences qui pourra être interrogée.

  • 6 Promete est l’acronyme de l’équipe de recherche pluridisciplinaire Procès, mémoir (...)

23Pour l’heure, R. Gorce et M. Sergent-Mirebault, membres du collectif Promete (Procès, mémoire, terrorisme)6, s’attachent à l’analyse du processus de mémorialisation via l’exploration du tournage. Comme J. Jehel, elles étaient sur place pendant le procès. Autrement dit, elles étaient là lors de la phase de la « prise » (Maeck et Steinle, 2016), qui est suivie des phases d’archivage et de reprise. Ce fut aussi le cas pour le procès de l’attentat contre Charlie et pour le procès V13. Au passage, ces articles, comme d’autres du dossier, pourraient donner matière à une réflexion sur le concernement des chercheurs et chercheuses. D’autant que, comme on l’a signalé, les contributions de C. Martin et C. Payet abordent frontalement la question du concernement des « volontaires » qui participent au programme 13-Novembre ; on la retrouve aussi dans le propos de S. Dessajan. L’effet miroir n’en serait que plus productif. Pour en revenir aux procès, on dispose d’une mise en perspective de trois séquences judiciaires « historiques » qui ne se réduit pas à la monstration des dispositifs techniques (voir Appel, Boulanger, Massou, 2010). Elle permet de comprendre la complexité de ces « moments de mémorialisation » avec leur part d’oubli. Dans une large mesure, on pourrait les qualifier d’« objets-frontières » (Star et Griesemer, 1989), avec ce que cela comporte d’attention à la nature et à l’impact des interactions entre des intervenants appartenant à des sphères différentes. Bien sûr, une telle dynamique participe de la configuration du rapport entre récit judiciaire et récit filmique, quand bien même a-t-on tendance à penser que, par le dispositif mis en place, le récit serait objectif. Sous cet angle, les deux chercheuses s’emploient à faire prendre conscience, par exemple, de l’usage du hors-champ ou encore des procédés de mise à distance du public. Autre fait saillant, l’émergence du statut de « double témoin : témoin à l’audience, témoin de l’audience », sachant que la salle d’audience n’est pas le seul lieu de la mémorialisation. Impossible de laisser de côté les RSN qui s’en font l’écho. Là encore, c’est le comment qui guide l’analyse de ces moments où se conjuguent la mémoire, le patrimoine et la justice en train de se faire, suite à des actes terroristes.

Devant une caméra, dans les pages d’un livre : (re)composer un passé

24Justement, la violence des actes terroristes provoque un « choc », véritable indice et déclencheur de concernement, dont le dire et les modalités de sa reprise sont explorés par S. Dessajan, non dans un cadre judiciaire où il est aussi présent, mais dans celui de la collecte de témoignages du programme 13-Novembre. L’investigation ne porte pas sur les victimes directes, mais sur celles qualifiées d’« indirectes » et qui, par la narration réitérée – dans le cadre de trois campagnes du programme tout comme dans leur vie quotidienne – de ce qu’il leur est arrivé, contribuent par là même à la construction d’une mémoire sociale et localisée, quitte à devoir réaménager leur propre identité. À l’aune d’une démarche de nature ethnologique, l’exploitation des témoignages permet d’observer ce qui se passe pour les volontaires en fonction de deux grandes catégories anthropologiques : le temps et l’espace. D’abord, le choc fonctionne comme un opérateur de séparation entre un « avant » et un « après ». En cela, on rejoint ce qui caractérise foncièrement un événement, à savoir une rupture de l’ordre ordinaire des choses. Mais, la chercheuse met en évidence une tension entre cette rupture et l’impératif du retour progressif dans une forme de normalité. Autrement dit, il s’agit de composer avec un passé qui s’éloigne et un ressenti qui décroît. Ce qui ne saurait se confondre avec un oubli. Dans le « redire », le choc est toujours là et laisse des traces. Il est encore et toujours un facteur de concernement. En fait, sur un plan spatial cette fois, la plupart des volontaires se déplacent dans les mêmes lieux. Ce qui est susceptible de réactiver la conscience du risque qu’ils ou elles ont encouru. Ce qui favorise aussi un sentiment d’appartenance à une collectivité de résidents. Dans le processus de mémorialisation, c’est bien là l’une des façons d’articuler dimensions individuelle et collective. Ce faisant, on se rend compte que les travaux rassemblés dans ce dossier pointent l’existence de différents régimes d’articulation dont la confrontation pourrait déboucher sur la mise au point d’idéaux-types. C’est aussi, couplé à ceux conduisant au concernement, un facteur à prendre en compte dans ce qui favorise l’entrée dans ce que nous avons appelé une « carrière de témoin » (Fleury et Walter, 2013-2015) qui, bien évidemment, n’a rien d’automatique.

  • 7 Sur le recours aux studies et les débats que cela provoque dans le monde académiq (...)
  • 8 Sur la fiction et la vérité, voir Nathalie Heinich et François Flahaut (2005).

25Cependant, dire, se dire et redire ne concerne pas que le geste testimonial. Il concerne aussi la représentation des victimes et des terroristes, des témoins et des traumatismes dans des documentaires et des fictions (e.g. Girbés, 2014), dans des productions artistiques et/ou commémoratives, ou encore dans la presse… Si certaines productions sont contemporaines des faits ou produites à proximité de ces derniers, d’autres – dont des romans, des films et séries – sont créées et diffusées plusieurs mois, voire plusieurs années après. C’est justement au genre romanesque que C. Magnin consacre sa contribution. Ceci à partir d’une sélection de quatre œuvres étasuniennes sur le 11-Septembre, parues entre 2005 et 2007 : Extremely Loud and Incredibly Close de Jonathan Safran Foer (2005), The Writing on the Wall de Lynne Sharon Schwartz (2005), The Zero de Jess Walter (2006) et Falling Man de Don DeLillo (2007). Leur point commun qui les distingue de beaucoup d’autres ? Elles ne représentent pas l’événement ou, à tout le moins, questionnent la possibilité même de le représenter. Ces mises en fiction sont alors étudiées – geste original – avec l’équipement que constituent les trauma studies7 ; ce qui, dans le cadre d’une investigation sur une économie de la mémorialisation, permet de mettre en évidence le rôle du contournement. Une telle approche met aussi en lumière trois manifestations cliniques majeures : « Absence et effacement, trop-plein et débordement, clivage et fragmentation ». La première conduit à examiner ce qui débouche sur une véritable « esthétique de l’effacement » ; la deuxième ouvre une réflexion sur le couple « hypermnésie et logorrhée » qui relève du symptôme ; quant à la troisième, elle permet de comprendre pourquoi les figures du double peuplent ces romans. Sur ces bases, la chercheuse montre comment ces productions fonctionnent aussi comme des lieux de commémoration littéraire, avec une tendance à l’accumulation des traces. Au total, la contribution de C. Magnin sur ces quatre romans fait prendre conscience du fait que l’écriture novatrice de ces « histoires fragmentées » – tant individuelles que collectives – et la suture qu’elles offrent sont moins de l’ordre de « la réparation que de l’ouverture d’un espace de dialogue, où mémoire et fiction se rencontrent pour envisager l’avenir dans un monde à jamais marqué par la perte »8. Incontestablement, la littérature, qui circule dans l’espace public et fait l’objet d’un commerce singulier avec le lecteur ou la lectrice, est une ressource pour commémorer ou se souvenir. Bien sûr, ce n’est pas la seule. Mais les unes et les autres ne sont pas forcément placées à l’enseigne du consensus en la matière.

Commémorer, se souvenir, vivre ensemble

26On sait que la mémoire fait débat, voire suscite des controverses ou polémiques. Parmi de nombreuses études sur ce sujet, on peut partir des réflexions, à large portée, de Tzvetan Todorov dans Les Abus de la mémoire (1995), celui-ci évoque autant les tentatives d’effacement de faits du passé que la surabondance commémorative. Le premier usage – pratiqué par des régimes totalitaires – invisibilise des événements, tandis que l’autre peut contribuer à banaliser des tragédies. Ainsi T. Todorov conteste-t-il ce parallèle souvent établi entre la mémoire et l’oubli, pour décrire à l’inverse un processus mémoriel complexe, fondé sur une sélection de faits, événements et sujets qui sont commémorés. La mémoire relève donc d’un travail de construction dont les effets sont perceptibles dans le souvenir qu’en gardent et transmettent les individus et groupes, dont les familles (e.g. Possick et al., 2007). Depuis, les investigations en sciences humaines et sociales ont multiplié les entrées (objets et méthodes) afin de mieux comprendre la complexité de la mémorialisation, souvent par des études de cas approfondies qui apportent de la nuance à la perception du processus auquel on s’intéresse. Elles permettent aussi de dégager des convergences à partir de situations qui sont a priori éloignées. Il en va de la sorte pour un roman étasunien traitant du 11-Septembre qu’analyse Yves Davo, chercheur en études anglophones, et pour l’aménagement de mémoriaux suite à l’attentat sur la Promenade des Anglais à Nice en 2016 auxquels s’intéressent la géographe Karine Emsellem et l’anthropologue Agnès Jeanjean. Les deux articles mettent au jour des tensions et contradictions dans les processus de mémorialisation, dont les ressorts ont une forte dimension politique. Quant à Cristian Montforte Rubia, chercheur en SIC, et au sociologue G. Truc, ils travaillent sur un même terrain : les attentats en Espagne. Mais ils pointent des tensions ou des conflits mémoriels que ce soit à l’intérieur du pays, avec un facteur identitaire prégnant, ou à l’extérieur de celui-ci avec le recours à la théorie du complot en Occident. Les démontages analytiques de ces situations conduisent à ouvrir le chantier de la contre-histoire et de la contre-mémoire.

Le roman, le monument : entre lieux de mémoire et lieux de tension ou de contradiction

27L’article d’Yves Davo prolonge celui de C. Magnin, dont plusieurs titres du corpus romanesque sont d’ailleurs cités dans son propos, et il utilise aussi le mot « suture » pour qualifier une possible « cicatrisation […] d’une blessure à la fois physique et psychique » via un mémorial. Plus précisément, Y. Davo braque la focale sur un roman, The Submission de la journaliste Amy Waldman, paru en 2011 un mois avant l’inauguration du National September 11 Memorial and Museum. Très originale, cette œuvre romanesque est centrée sur le Mémorial-musée du 11-Septembre à l’aune d’une uchronie. Mais, elle est analysée sous l’angle d’une double remise en cause : celle de la fonction d’un mémorial, celle de l’histoire dudit mémorial. Loin d’être un texte empreint d’une perception victimaire de l’attentat, le roman s’apparente à une charge de nature politique à l’encontre de l’administration étasunienne qui, avec ce monument, se décharge « du fardeau d’une mémoire négative » et ne favorise pas une dynamique mémorielle, tant sur un plan individuel que collectif.

28Le propos du chercheur s’inscrit dans le sillage des travaux de T. Todorov. S’inspirant de Mémoire du Mal, tentation du Bien (2000), il propose une lecture de l’instrumentalisation de la mémoire. Autrement dit, la mémorialisation est analysée en tant que processus politique. D’autant plus que, dans un tel cadre, la mémoire collective prend le pas sur la mémoire individuelle. Or, pour T. Todorov, la première est avant tout un discours dans l’espace public, alors que la seconde favorise une remémoration digne de ce nom. « Remémoration : tentative pour appréhender le passé dans sa vérité. Commémoration : adaptation du passé aux besoins du présent » (ibid. : 193). Le recours à la fiction permet alors de développer une contre-histoire, si ce n’est une contre-mémoire. C’est sous cet angle que l’on comprend l’attention prêtée au naming qui est attenant aussi bien à la commémoration de la Shoah qu’aux war memorials. Dans une certaine mesure, cette pratique neutralise la politisation de l’événement tout en fonctionnant comme un moyen de légitimer des décisions politiques. Au total, la fiction devient elle-même mémorial, non sans une dimension ironique, à la croisée du souvenir personnel et de la commémoration collective. Non sans aussi, comme le remarque avec justesse Y. Davo s’appuyant sur un ouvrage du rabbin Ernest Guggenheim (1992), une référence à la tradition juive de l’impératif du souvenir, notamment au Seder de Pessah. On pourrait d’ailleurs prolonger cette approche avec le classique Zakhor de Yosef Hayim Yerushalmi (1982). En définitive, comme d’autres romans, The Submission se lit comme une œuvre remémorative mettant sur le chemin de la résilience.

29La résilience est bien sûr l’horizon de commémorations d’attentats récents et ces dernières doivent faire face à la disparition des traces. Ce faisant, la question du temps est posée. Mais surgit aussi celle de l’espace. Et l’on mesure l’intérêt d’une approche à l’aune de la géographie urbaine, de la géographie culturelle (Humain-Lamoure et Laporte, 2022 ; Hubner et Dirksmeier, 2023) combinées à l’anthropologie, discipline qui, elle, est souvent sollicitée dans les études mémorielles. Tel est le choix de K. Emsellem et A. Jeanjean au sujet de l’attentat de Nice le 14 juillet 2016. Comme l’article de J. Behel sur les parties civiles au procès de l’attentat de Nice ou, dans une certaine mesure, celui de R. Gorce et M. Sergent-Mirebault sur l’audiovisualisation de ce procès et d’autres, celui-ci met en évidence des tensions dans la mémorialisation dans l’espace public, en particulier sous l’angle des pratiques et de la culture matérielle (Julien et Rosselin, 2005 ; sur les pratiques de qualification, disqualification et requalification des lieux, voir Fleury et Walter, 2008-2011). C’est ainsi que les deux chercheuses s’appliquent à faire comprendre, exemples à l’appui, comment la Promenade des Anglais est un lieu où les traces de l’attentat sont passablement effacées, mais aussi, pour reprendre leur expression, comment elle est un lieu « sanctuarisé ». Une telle perspective conduit à circonscrire les mémoires socio-spatiales de l’attentat comme celle du musée Massena, qui invisibilise les controverses n’ayant pas manqué de surgir dès qu’il a été question de la localisation du mémorial provisoire, ou de la création éventuelle d’un Musée-Mémorial niçois du terrorisme. Du reste, ces tensions mémorielles fonctionnent comme un effet-loupe des interactions au sein du milieu local, qui a ses particularités, si ce n’est ses singularités. Effet-loupe encore lorsque K. Emsellem et A. Jeanjean se penchent sur la monumentale œuvre mémorielle L’Ange de la Baie du sculpteur Jean-Marie Fondacaro. Outre les tensions entre la municipalité et les associations de victimes, l’enquête met en lumière la dialectique vie/mort qui entoure la création de cette statue et les usages qui en sont faits. De surcroît, en matière d’usages, grâce à un entretien avec le sculpteur, les deux chercheuses montrent que « l’œuvre comporte […] quelques secrets, [et que] son interprétation reste ouverte tout comme ses usages ». Enfin, au passage, on notera que si de tous les attentats terroristes que la France a connus au cours du premier quart de ce siècle, le 13-Novembre est devenu le cas emblématique et que, à certains égards, il fait de l’ombre à la mémoire d’autres, voire aux recherches académiques sur ceux-ci, dans le présent dossier, l’attentat de Nice a vraiment retenu l’attention de plusieurs chercheuses. C’est là un signe encourageant pour que la mémorialisation d’autres lieux fassent l’objet d’investigations. On y gagnera en finesse d’analyse, mais aussi en pertinence, dès lors que l’on s’essayera à une montée en généralité.

Mémoire publique et régime de mémorialisation

  • 9 Sur les valeurs, voir les propositions de N. Heinich (2017b), leur discussion (Fl (...)

30C’est aux cadres de la mémoire des attentats djihadistes et aux tensions identitaires à Barcelone le 17 août 2017 (17-A) que s’intéresse C. Monforte Rubia. Sur plusieurs plans, notamment sur celui des territoires, le chercheur rejoint certaines des préoccupations de K. Emsellem et A. Jeanjean au sujet du territoire niçois. En l’occurrence, il dénoue l’impact de la complexité de la situation catalane et, plus globalement, espagnole. Il s’agit d’une question certes spatiale, mais aussi temporelle et politique, puisque les attentats sont perpétrés en une période où fait rage une campagne occasionnée par un référendum d’autodétermination. Ce qui altère les relations entre Barcelone et Madrid. En découle, et ce point est au cœur de la démonstration, une mémorialisation différente si ce n’est conflictuelle dans les deux zones géographiques. On comprend alors sans peine que le recours au travail de Benedict Anderson (1983) sur l’imaginaire national soit sollicité pour fonder l’analyse, sachant qu’ici, quoi qu’il en soit, les protagonistes appartiennent encore au même pays. Une telle concurrence identitaire affecte le rapport aux victimes qui, dans les récits médiatiques initiaux, ont tendance à passer au second plan. En outre, dans ces récits, le chercheur met en évidence les enjeux d’un véritable conflit de valeurs9 où, du côté catalan, priment la liberté et la fraternité alors que, du côté madrilène, prime l’unité de la nation espagnole. On retrouve ces tensions dans un second moment privilégié par C. Monteforte Rubia : les commémorations et leurs rituels publics. Plus encore, et c’est là un aspect novateur de la contribution, surgissent des contre-commémorations, symptômes de la concurrence entre unionistes et indépendantistes. On mesure à quel point les relations à la ou aux communautés est un point cardinal dans ce type de situation (Kauffmann, 2022a et b) qui met en jeu le « Peuple-Un » et une dynamique qui navigue entre communautarisme et passage aux collectifs. Dans semblable dynamique, les entrepreneurs de mémoire (Droit, 2007) ne sont pas en reste. Enfin, le chercheur s’attache à restituer, toujours de façon contrastive, les processus de pérennisation via des dispositifs mémoriels, dans lesquels désormais, à côté des monuments et des centres d’histoire et de mémoire, le numérique est une composante de poids. C. Monteforte Rubia note que, selon les dispositifs, l’accent mis sur les victimes n’est pas identique. Loin d’un consensus facilement imaginé, cette pondération différenciée, est un signe supplémentaire de la forte polarisation politique (Carother et O’Donohue, 2019) qui configure la mémorialisation des attentats du 17-A.

  • 10 Complotisme, antisémitisme, antisionisme peuvent aussi nourrir des actes d’incivi (...)
  • 11 Penser en termes de contre-mémoire publique invite aussi à penser en termes de co (...)

31On reste en Espagne avec l’article de G. Truc sur l’attentat de Madrid du 11 mars 2004. En bonne logique, il aurait pu figurer à la place de celui sur les attentats du 17-A en 2017. En fait, le choix de ne pas céder à la chronologie événementielle tient à la singularité du propos qui ouvre des perspectives stimulantes : le sociologue prend au sérieux la perception des attentats comme des complots qui, parfois, empruntent aussi à l’antisémitisme10. Certes, on peut objecter qu’il n’y a rien de neuf sous le soleil, si ce n’est que l’approche n’est pas conduite avec le filtre de la sociologie des croyances ou des mobilisations, mais avec celui de la sociologie de la mémoire ou d’autres disciplines telles les SIC. Le choix de cette focale empirique et de cette combinatoire scientifique conduit à proposer, à l’instar des régimes d’historicité de François Hartog (2003), la reconnaissance de différents régimes de mémorialisation. Dans le prolongement de la tradition halbwachsienne, ils agencent les dimensions individuelle et collective ou sociale. Or, l’une des caractéristiques des sciences sociales contemporaines, cette fois dans la tradition habermassienne, est de prendre en compte l’espace public – notamment sa composante médiatique –, quand bien même la définition de ce concept semble travaillée par une forme de ductilité. Il n’empêche. Dans ces conditions, émerge une autre proposition consistant à faire cas de ce que G. Truc nomme une « mémoire publique » (qui peut engendrer une contre-mémoire publique) allant au-delà d’une mémoire ou d’une contre-mémoire médiatique. D’où la mise en exergue d’une « triade » : mémoires individuelles, mémoires de groupes, mémoires publiques. Du reste, appliquée ici à la mémorialisation d’attentats terroristes du premier quart du xxie siècle, on la trouve à l’œuvre dans celle de nombreux événements traumatiques du xxe siècle (e.g. voir Fleury et Walter, 2008-2011 et 2013-2015). Si le propos de G. Truc a une dimension quasi programmatique, il ne reste pas au niveau théorique. En effet, il restitue finement une chronique ethnographique d’une « contre-mémoire publique » des attentats de Madrid en 2004 en accordant son attention aux fameux Peones Negros qui se manifestent à Atocha. Ce qui permet de saisir les logiques et les modalités pratiques d’investissement de ces adeptes du complotisme et d’autres encore, comme les Truthers11. Avantage supplémentaire de cette démarche ethnographique, elle permet d’éviter la généralisation abusive : classiquement, complot communiste et complot juif sont associés depuis des lustres (le complot judéo-bolchévique…). Mais, en l’espèce, le sociologue explique pourquoi et comment une convergence des luttes mémorielles conspirationnistes se heurte à une impossibilité.

Conclusion

32Au total, ce dossier offre des avancées sur le sujet. Qu’il en ait fait le tour serait une illusion. En revanche, il balise des chantiers complémentaires, dont certains ont pu être évoqués dans l’appel à articles.

33Sur les mises en récit, il est souhaitable de s’attacher aux récits, nettement moins étudiés, des terroristes ou à ceux produits à leur sujet dans des documentaires ou des fictions, dans une cour d’assises et/ou dans les comptes rendus qui sont livrés par des journalistes, des avocats, des magistrats, etc. Ce qui n’est pas sans poser des questions éthiques (Koren, 1996). On doit aussi accorder de l’intérêt aux témoignages des tiers – dont les personnels de santé ou les forces de l’ordre – qui rapportent des propos de victimes ou de terroristes et se livrent eux-mêmes dans cet acte. Car si les victimes sont spontanément au cœur des interrogations traitant des processus mémoriels, l’analyse de leurs témoignages ne doit pas occulter les traumatismes vécus par d’autres catégories de personnes qui, elles aussi, sont appelées à témoigner dans les médias, dans des ouvrages ou à la barre. Ainsi est-ce le cas pour des médecins de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI) et de ceux de l’unité d’intervention Recherche, assistance, intervention, dissuasion (Raid) qui, le 28 octobre 2021, ont été appelés à déposer devant la cour d’assises spéciale de Paris, au procès des attentats du 13-Novembre. Leurs propos sur la situation de guerre qu’ils expliquent avoir vécue ce jour-là sont largement repris dans les médias sur le moment et le lendemain, tant ils touchent au caractère exceptionnel de l’événement. L’analyse de ces restitutions peut éclairer le rapport à la souffrance des tiers qui en ont la charge. Au demeurant, celles et ceux qui prennent en charge le dire des témoins et victimes peuvent faire l’objet d’investigations spécifiques. Il en est ainsi des éditeurs et/ou journalistes qui rendent visibles des récits ou des témoins plus que d’autres, pour des raisons (économiques, politiques, éditoriales) qui sont à questionner. En prenant en charge ce dire et en le filtrant d’une certaine façon, ces médiateurs mémoriels font entendre une parole dont ils contribuent à cadrer et orienter la réception, voire à la façonner ou la lisser. De plus en plus, cela passe par l’éditorialisation numérique.

34Que les collectes soient le fruit d’organismes de recherche, de structures associatives, de médias, voire de particuliers se sentant concernés, elles se déroulent dans un milieu où le numérique est omniprésent (réseaux, plateformes, mobiles, fournisseurs de contenus, etc.), au point qu’on peut envisager celui-ci comme un « environnement mémoriel » (Besson et Ledoux, 2021). Il joue un rôle à tous les stades du processus : du recueil au traitement, puis à la diffusion ou valorisation des données. En l’espace d’une vingtaine d’années, les sites destinés à organiser la collecte ou à mettre à disposition tout ou partie de celle-ci se sont multipliés. Pour analyser les pratiques de ces sites (Barats, 2016 ; Massou, Mpondo-Dicka et Pinède, 2022), en particulier les logiques de diffusion, l’angle de l’éditorialisation (Wrona, 2021) constitue une entrée potentiellement productive. D’autant qu’elle participe à la transformation des rapports aux publics. Cette entrée permet donc de mettre l’accent sur trois facteurs déterminants dans la mémorialisation numérique. D’abord, les modalités d’agencement ou de réagencement de fragments documentaires prélevés dans différents supports (témoignages enregistrés, photographies, articles de presse, etc.), qu’il faut organiser en trouvant un équilibre entre la centration sur un projet et les ramifications offertes par la technologie ; ce qui nécessite des opérations d’indexation. Ensuite, la dimension forcément collective de ladite construction (à l’instar des « mondes de l’art » ; voir Becker, 1982) qui va de la démarche proche de celle de la science participative (Severo, 2021) à la prise en compte du jeu des hiérarchisations ou recommandations algorithmiques par les Gafam. Enfin, la possibilité d’intervenir continuellement pour enrichir ou modifier les contenus mémoriels. Et ce, pour de multiples raisons, que ce soit l’avancée des collectes, une focalisation sur des éléments d’actualité (e.g. des procès, des enquêtes judiciaires, des parutions d’ouvrages, etc.) ou encore de nouveaux attentats (Leichter-Flack, 2023).

35Enfin, il faudrait sans doute consacrer davantage d’études aux usages et mésusages de l’ensemble de ces productions (e.g. Collectif, 2004 ; Greenwald et al., 2021), dont certains sont à visée idéologique. Tel est le cas en 2021, lors de la campagne présidentielle en France, lorsque plusieurs victimes d’attentats islamistes ou d’actes considérés comme étant une preuve d’insécurité ont été instrumentalisées à des fins électorales par les soutiens du candidat Éric Zemmour. En effet, le mouvement des jeunes Génération Z, soutien d’É. Zemmour, a publié sur son site une série de portraits de victimes accompagnés du titre « Nos vies comptent : pour se souvenir, pour agir », en référence au slogan Black Lives Matter, faisant suite à la mort de George Floyd, lors de son arrestation le 25 mai 2020, à Minneapolis. D’évidence, la mémorialisation des attentats terroristes est un processus charriant un discours dans l’espace public et, dans le cas d’un type de régime de mémorialisation agonistique, elle est susceptible de fragiliser, voire de refuser l’idéal que résume une formule faisant florès, celui du « vivre-ensemble ».

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Notes

1 Le cercle 1 regroupe les personnes directement touchées par les attentats, comme les survivants, témoins, proches et intervenants. Le cercle 2 concerne les habitants et usagers des Xe et XIarrondissements de Paris, ainsi que de Saint-Denis. Les 19 journalistes retenus par C. Martin sont ainsi répartis : 11 relèvent du cercle C3, 6 sont classés en C4 à Metz et 2 en C4 à Montpellier.

2 F. Gülen a nié être à l’origine de la sédition qu’il a publiquement réprouvée.

3 Les journées nationales ou transnationales du souvenir ou d’hommage (El Gammal, 2020) sont désormais bien installées, comme celles du 11-Mars à l’échelle européenne ou le Yom HaZikaron en Israël (Kohn, 2022).

4 Le 15 septembre 1974, un homme lance une grenade au sein du drugstore Publicis dans le quartier Saint-Germain-des-Prés de Paris. Deux personnes perdent la vie, 34 sont blessées. Le terroriste Carlos revendique l’attentat cinq ans plus tard et, après une longue bataille judiciaire, il est condamné à la réclusion à perpétuité en 2017, 2018 et 2021.

5 Les critères de définition du terrorisme sont disponibles sur le site du Musée-Mémorial du Terrorisme : https://musee-memorial-terrorisme.fr/definir-le-terrorisme (consulté le 7 avr. 2025).

6 Promete est l’acronyme de l’équipe de recherche pluridisciplinaire Procès, mémoire, terrorisme. Accès sur : https://www.politika.io/fr/article/programme-recherche-proces-historiques-du-terrorisme-lequipe-promete (consulté le 17 juin 2025).

7 Sur le recours aux studies et les débats que cela provoque dans le monde académique, voir É. Maigret (2013), B. Fleury et J. Walter (Fleury et Walter, 2014) et la réponse d’É. Maigret (2014).

8 Sur la fiction et la vérité, voir Nathalie Heinich et François Flahaut (2005).

9 Sur les valeurs, voir les propositions de N. Heinich (2017b), leur discussion (Fleury, Walter, 2017) et la réponse de la sociologue (Heinich, 2018). Voir aussi dans le présent dossier la contribution de C. Payet.

10 Complotisme, antisémitisme, antisionisme peuvent aussi nourrir des actes d’incivilité, par exemple dans des établissements scolaires lors de la mise en œuvre des prescriptions de l’État en matière de souvenir et de mémoire (Ledoux, 2017).

11 Penser en termes de contre-mémoire publique invite aussi à penser en termes de contre-public (voir Neumann, 2018 ; Wojcik, 2022).

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Pour citer cet article

Référence papier

Béatrice Fleury et Jacques Walter, « Attentats terroristes au xxie siècle »Questions de communication, 47 | 2025, 7-34.

Référence électronique

Béatrice Fleury et Jacques Walter, « Attentats terroristes au xxie siècle »Questions de communication [En ligne], 47 | 2025, mis en ligne le 26 juin 2025, consulté le 17 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/37935 ; DOI : https://doi.org/10.4000/14aac

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Auteurs

Béatrice Fleury

Crem, Université de Lorraine, F-54000 Nancy, France
beatrice.fleury[at]univ-lorraine.fr

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Jacques Walter

Crem, Université de Lorraine, F-57000 Metz, France
jacques.walter[at]univ-lorraine.fr

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