« "Tu vas faire Nice ?" Question récurrente dans la presse ju’ [pour judiciaire] : le procès de l’effroyable massacre au camion-bélier qui a eu lieu le 14 juillet 2016 sur la promenade des Anglais va s’ouvrir en septembre, dans la même salle. Je réponds que non, certainement pas : un an à suivre un procès terro, si ce n’est pas votre métier c’est assez pour une vie. “Tu as raison, en plus ça va être horrible. Les faits sont encore pires – les familles, les enfants écrasés dans leurs poussettes… – et du côté des parties civiles ce n’est pas la sociologie des terrasses ou du Bataclan. Ça ne sera pas l’esprit “Vous n’aurez pas ma haine” » (Carrère, 2022 : 351).
« C’est vraiment pas agréable, franchement, ça me met les larmes aux yeux en fait. Le traitement médiatique, là je, j’ai du mal. Quand on voit la différence avec V13… (silence) C’est juste, voilà, c’est à l’image de la considération pour nous » (Célia, partie civile, « Enquêtes de région », France 3, janvier 2023, interview du 6 sept. 20221).
- 2 L’appellation « Prom’14 » a été proposée par l’écrivain Thierry Vimal (2022), dont il était partie (...)
1Le 5 septembre 2022, à Paris, s’est ouvert le procès de l’attentat du 14 juillet 2016 à Nice. Deuxième attentat le plus meurtrier de France, « Prom’14 » (pour désigner le procès de l’attentat du 14-Juillet)2 était filmé « pour l’histoire », à la suite des procès de janvier et de novembre 2015. Toutefois, si celui des attentats du 13-Novembre, dit V13, qui s’est déroulé entre le 8 septembre 2021 et le 29 juin 2022, avait suscité un engouement particulier auprès des journalistes et de citoyens venus assister aux audiences, les salles du palais de justice de Paris semblaient bien vides en ce mois de septembre 2022. Célia, partie civile, confiait à la seule chaîne de télévision présente sa tristesse et sa colère devant l’absence des médias au lendemain de l’ouverture du procès (ibid.).
- 3 Un collectif pluridisciplinaire de chercheurs s’est formé pour étudier les transformations de la ju (...)
- 4 Pour le procès des attentats du 13-Novembre, 141 médias ont obtenu une accréditation dont, 58 é (...)
2Du côté de l’observation, le constat était partagé. Journalistes et chercheurs3 relevaient la présence moindre des parties civiles, des médias ou des publics. Les premiers articles de presse ont témoigné de cet aspect : lieux, personnels, dispositifs de sécurité rappelaient le procès-fleuve qui venait de se terminer, mais le silence des galeries contrastait durement avec l’effervescence du jour du verdict de V13. Les jours passant, les bancs se vidèrent davantage. Petit à petit, la question devenait presque obsédante. Pourquoi les salles du procès Prom’14 étaient-elles si vides4 ? Auraient-elles dû être remplies ? Un habitué des palais de justice remarque qu’elles le sont presque toujours.
3Les hypothèses pour expliquer la faiblesse du suivi de Prom’14, fournies par des acteurs présents au procès ou par des interlocuteurs « profanes », ont foisonné : auteur décédé et seconds couteaux comme uniques accusés – Mohamed Lahouaiej-Bouhlel a été tué le soir des faits, il aurait préparé son acte seul, aucun accusé ne comparaissait pour complicité – ; action d’un fou et absence de revendication politique – tous les témoins ont décrit l’auteur comme un pervers, obsédé par le sexe et la violence qui n’a jamais pratiqué la religion musulmane – ; attentat trop horrible – des enfants écrasés – ; fatigue ou accoutumance – le 14 juillet 2016 survient huit mois après les attentats de novembre 2015, le procès Prom’14 s’ouvre deux mois après le verdict de V13 – ; éloignement géographique et parisianisme – les victimes « niçoises » seraient distantes socialement et spatialement des « Parisiens », la fracture Paris/province serait trop profonde. On propose de revenir sur la dernière hypothèse mentionnée : celle de victimes trop distantes socialement et spatialement. Ou, comme pouvait l’énoncer le journaliste de la presse judiciaire cité par Emmanuel Carrère (2022 : 351), d’une « sociologie » trop différente. Par « sociologie », sans doute faut-il entendre « position sociale », « idées politiques » ou dans un langage plus scientifique et bourdieusien « habitus » (Bourdieu, 1979), soit un système de dispositions qui rassemblent et structurent les manières d’être, d’agir, de penser, les goûts, les dégoûts. Si une attaque terroriste semble viser un groupe plus ou moins aléatoirement, les personnes frappées par un attentat ne sont jamais vierges de caractéristiques sociales. Je m’inscris ici dans la lignée des travaux de Stéphane Latté (2012) qui considère que les victimes réagissent à la catastrophe en fonction de leurs caractéristiques sociales. Les inégalités peuvent demeurer dans le parcours post-attentat. Aussi ces inégalités pourraient-elles intervenir dans le processus de mémorialisation que ce soit en amont, dans la construction de son récit ou en aval dans le partage de ce récit. La prise de parole des victimes dans l’espace public fait l’objet d’un contrôle social qu’il s’agisse de la forme (vocabulaire employé, régulation de ses émotions, etc.) ou du fond avec des contenus plus ou moins audible (Truc, 2021), les victimes du 14-Juillet dérogeraient-elles à ces normes ?
4La « sociologie » des victimes et parties civiles de l’attentat du 14 juillet 2016 les a-t-elle placées hors des cadres médiatiques et mémoriaux ? Il s’agira d’abord de déconstruire l’idée selon laquelle les victimes de l’attentat de Nice présenteraient des caractéristiques socio-démographiques uniformes, en soulignant le rôle des médias dans la mise en avant de certains profils. Ensuite, je montrerai que la stigmatisation des opinions politiques des victimes du 14-Juillet, réputées fascisantes, a pu les écarter des récits médiatiques qui valorisent les démarches de pardon. Enfin, je finirai par expliquer que la mémorialisation de cet attentat a été entravée par la forte colère exprimée par une majorité de parties civiles contre les défaillances institutionnelles (dispositif de sécurité et prélèvements d’organes), créant un récit non manichéen, s’écartant des attentes normatives associées au rôle de la « victime ».
- 5 Lors de mon premier entretien, l’enquêté a souhaité ne pas être anonymisé. J’ai donc ensuite décidé (...)
- 6 Présentation de l’équipe Promete accessible sur : https://www.politika.io/fr/article/programme-rech (...)
- 7 Les tweets sont des messages postés sur la plateforme X (anciennement Twitter).
- 8 L’ACPM est une association française qui recense la diffusion, l’audience de la presse et la fréque (...)
5Dans le cadre d’un précédent travail (Behel, 2023), j’ai réalisé 23 entretiens semi-directifs avec 18 victimes-parties civiles, cinq journalistes et trois chercheuses. L’anonymisation a été laissée à la discrétion des enquêtés5. Ils ont été complétés par une observation quasi quotidienne au procès de première instance, aux côtés de l’équipe de recherche Procès, mémoire, terrorisme (Promete)6, et par un recensement d’articles de presse et de tweets7 au sujet des attentats de novembre 2015 et du 14 juillet 2016 et des procès afférents. Afin de garantir la faisabilité temporelle de l’analyse, deux quotidiens, un national (Le Monde) et un régional (La Montagne), ont été tirés au sort manuellement parmi le classement des journaux les plus diffusés de l’Alliance pour les chiffres de la presse et des médias8. La réflexion gagnerait sans doute à être étendue à un échantillon plus vaste, y compris en termes de médias : presse écrite, orale, télévision, etc. Pour cette contribution, j’ai donc repris les données collectées et ai procédé à une analyse de texte du corpus de presse, des notes d’audience et des entretiens en accordant une attention particulière aux cadrages des récits opérés, d’une part, par les questions et interventions des magistrats ou des avocats lors du procès et, d’autre part, par les journalistes, que ce soit dans les unes de presse, dans leurs articles, à l’audience (j’étais souvent assise à proximité de la presse et j’échangeais quotidiennement avec des journalistes) ou en entretien. Les injonctions de forme et de fond des témoignages étaient aussi relatées par les parties civiles.
« Je sais pas si vous avez lu euh… le livre de Emmanuel de [sic] Carrère ? […] J’ai pas trop apprécié. Il a dit la vérité, ce que tout le monde pensait. Ça c’est… mais… je comprends pas pourquoi on a été catégorisé comme ça en fait. J’ai pas vraiment compris. J’pense qu’on est tous des êtres humains. Ç’aurait pu arriver à n’importe qui. Et euh… le fait qu’on nous catégorise comme des gens populaires, des gens qui n’auraient pas l’intelligence, euh, de bien se tenir ou ce genre de chose… c’est triste, c’est triste j’trouve » (Adrianna*, partie civile, entretien avec Janna Behel, 8 mars 2023, visioconférence).
- 9 Deux membres des commandos du 13-Novembre s’étaient retranchés dans un immeuble de la rue du Corbil (...)
6La question du « parisianisme » fait partie des hypothèses phares fréquemment convoquée par des parties civiles pour expliquer les différences de suivi de V13 et Prom’14 : le snobisme parisien envers les « provinciaux » expliquerait leur moindre intérêt. Autrement dit, la presse et les éditeurs implantés à Paris éprouveraient du mépris, ou au moins un désintérêt, pour tout habitant non francilien. Les journalistes, écrivains, artistes ne s’intéresseraient qu’aux résidents de la capitale. Sur le papier, on constate effectivement que beaucoup plus de livres, de films, de séries ont été réalisés sur les attentats de novembre 2015. Cependant, les victimes n’y occupent pas toutes la même place. Par exemple, la série « 13 novembre : Fluctuat nec mergitur » de Jules et Gédéon Naudet (2018) ne mentionne pas les victimes de Saint-Denis du 18 novembre9. L’extrait du livre d’E. Carrère, cité plus haut, n’évoque pas la sociologie des alentours du Stade de France ou de la rue de la République à Saint-Denis. Une hiérarchie sociale semble ainsi se dessiner à l’égard des récits retenus. La « belle jeunesse » parisienne intra-muros trouve toute sa place dans le récit. L’analyse des Unes du Monde au mois de novembre 2015 révèle que ce sont toujours des victimes du Bataclan ou des terrasses qui sont évoquées. Deux exceptions. D’abord, l’évocation de l’intervention policière du 18 novembre en couverture du 20 novembre (Le Monde, 2015a). Toutefois, les habitants sont décrits sur la base de leur nationalité étrangère : « Les habitants ont vécu, tétanisés, une improbable rencontre entre leur vie de galère et la traque des terroristes. Ils sont Marocains, Roumains, Slaves, Égyptiens, Africains de l’Ouest et payaient une fortune pour ces appartements en piteux état. Aujourd’hui l’immeuble menace de s’effondrer ». Le terme « victime » n’est pas employé, seules sont soulignées leur passivité et leur marginalité. Cette citation laisse à penser que « leur vie de galère » ne leur permet pas de se sentir concerné par les attentats. D’ailleurs, ces habitants n’ont pas été reconnus parties civiles dans un premier temps. Ce n’est qu’à la fin de V13 que leur constitution a été acceptée. On peut s’interroger sur le sort réservé à ces Franciliens si les terroristes s’étaient retranchés dans un immeuble haussmannien du 16e arrondissement. La seconde exception est la citation des « héros ordinaires » de l’édition du 21-22 novembre (Le Monde, 2015b) qui « ont soigné, abrité, réconforté et parfois sauvé des vies », « Véronique, infirmière, Rodolphe, restaurateur, Mohamed, taxi ». La catégorisation sociale est assumée. Plus qu’une distinction géographique, c’est déjà une hiérarchie sociale qui se dessine au sein même des victimes des attentats de novembre.
- 10 Le projet de recherche Promete s’intéresse aussi aux absents du procès. Des questionnaires sont dif (...)
- 11 Les personnes se présentaient lorsque le président d’audience ou l’assesseuse leur demandaient : « (...)
- 12 Plusieurs mineurs ont déposé par visioconférence lors du procès en appel de l’attentat Prom’14 qui (...)
7Alors, concernant le 14-Juillet, quel était le profil socio-démographique des victimes de la Promenade des Anglais ? N’y avait-il pas une « belle jeunesse » rassemblée pour assister aux feux d’artifice célébrant la fête nationale ? Plus de 30 000 personnes étant rassemblées le soir du 14-Juillet, il n’était pas possible d’établir ces données. Si l’on resserre l’échelle, quelle a été la sociologie des parties civiles de Prom’14 ? 2 600 parties civiles se sont constituées. Un nombre trop important pour enquêter. En effet, toutes les parties civiles ne viennent pas assister au procès. Les seules données directement accessibles concernent les personnes venues déposer à la barre. Ce sont des personnalités qui se sont particulièrement investies qui se distinguent de la masse des victimes. Il ne sera pas possible de proposer une « sociologie » représentative10. Les personnes n’ont pas toujours décliné entièrement leur identité en se présentant11. Au total, ce sont 270 parties civiles de Prom’14 qui sont venues témoigner le 13 septembre, puis du 20 septembre au 21 octobre (sans compter les dépositions des associations l’après-midi du 21 octobre). La majorité des déposants étaient des femmes (166 contre 98). Les tranches d’âge sont représentées de manière relativement homogène entre 20 et 70 ans (voir figure 1). Cela informe sur le profil des victimes de l’attentat du 14-Juillet : des familles entières et des gens de tous âges étaient venus assister au feu d’artifice. Prom’14 se démarque par la présence d’enfants et d’adolescents : deux lettres d’enfants de 10 et 12 ans ont été lues et six mineurs âgés de 15 à 17 ans sont venus témoigner. La présence d’enfants à la barre a fait l’objet de débat. La Cour a finalement tranché en défaveur de leur déposition, estimant qu’ils n’avaient pas leur place dans une salle d’audience de Cour d’assises pour procès terroriste12. Toutefois, elle a permis la lecture de leur témoignage écrit.
Figure 1a. Âges des parties civiles venues déposer à la barre de V13.
Figure 1b. Âges des parties civiles venues déposer à la barre de Prom’14.
8L’origine géographique des victimes et des parties civiles de Prom’14 était elle aussi très diversifiée : 33 des 86 personnes décédées étaient de nationalité étrangère, elles étaient algériennes, allemandes, américaines, arméniennes, belges, brésiliennes, estoniennes, italiennes, kazakhs, malgaches, marocaines, polonaises, roumaines, russes, suisses, tunisiennes, turques, ukrainiennes. À la barre, les profils géographiques ont reflété cette dimension internationale : la majorité des personnes venues déposer étaient domiciliées dans le département des Alpes-Maritimes à Nice ou Cagnes-sur-Mer (56 % des 178 profils renseignés, voir figure 2). Mais sont aussi venues témoigner des personnes originaires d’Afrique du Sud, d’Algérie, d’Allemagne, d’Australie, d’Arménie, de Belgique, du Brésil, du Canada, de Djibouti, d’Égypte, d’Estonie, du Gabon, d’Italie, du Kazakhstan, du Liban, du Royaume-Uni, du Maroc, de Monaco, du Qatar, de Russie, du Sénégal, de Suède, de Suisse, de Tunisie, d’Ukraine et, enfin, du Venezuela (sont combinés dans ces données les lieux de résidence, de naissance et la nationalité).
Figure 2. Origine géographique des parties civiles venues déposer à la barre
(sur la base du lieu de résidence).
- 13 Les métiers énoncés dans les dépositions ont ensuite été reclassés manuellement à partir de la gril (...)
- 14 Accès à la moyenne nationale, en France des catégories socioprofessionnelle selon le sexe et l’âge (...)
- 15 Merci à Pauline Jarroux et Sandrine Lefranc pour le partage de leurs données sur V13.
9Pour ce qui est des catégories socioprofessionnelles, les profils sont tout aussi variés, avec une majorité d’employés, de cadres et de professions intermédiaires (voir figure 3). Si l’on retire les inactifs (les élèves, les étudiants, les retraités et les personnes sans emploi), on comptabilise parmi les données 40 % d’employés, 27 % de professions intermédiaires, 24 % de cadres, 6 % d’ouvriers et 3 % d’artisans, commerçants et chefs d’entreprise (AEC).13 Comparativement à la moyenne nationale, en France14, en 2022, l’Insee recensait 6,8 % d’AEC, 21,7 % de cadres, 26 % d’employés, 24,6 % de professions intermédiaires et 19 % d’ouvriers. Pour leur part, les parties civiles de V1315 étaient plus équilibrées en termes de sexe (210 femmes pour 208 hommes), mais, concernant les catégories professionnelles, il est difficile de tirer des conclusions car une grande partie des données n’a pas encore été traitée. Sur les 273 premières parties civiles entendues, 129 avaient renseigné leur profession, la moitié d’entre elles étaient issues de la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures (CPIS). Il y a donc beaucoup plus d’homogénéité sociale pour V13. Les publics des terrasses et du Bataclan se ressemblent et n’ont pas été visés au hasard. « Nous n’avons pas tous les mêmes chances statistiques de devenir victimes. Même les victimes du 13 novembre 2015, pourtant visées à l’aveugle par des actes terroristes, présentent les traits singuliers d’une population jeune, métissée, touchée dans des lieux de rassemblement “hédoniste” (le mot est souvent utilisé par les parties civiles) » note Sandrine Lefranc (2022). Cette jeunesse a été ciblée car représentative d’un mode de vie, d’une certaine culture et de valeurs républicaines (liberté, laïcité, etc.). « ILS ÉTAIENT LA JEUNESSE DE FRANCE » titre Le Monde les 28 et 29 novembre (Le Monde, 2015c) en présentant l’hommage du président de la République, François Hollande, dans la Cour d’honneur des Invalides. Le récit se construit autour de figures de victimes bien particulières, qui pourtant ne représentent pas la totalité des personnes atteintes par les attentats de novembre. « La jeunesse n’est qu’un mot » déclarait Pierre Bourdieu (1978) avec cette idée que les tranches d’âge ne sont qu’une catégorie artificielle et rassemblent des individus très différents de par leur origine sociale et géographique. Cette « jeunesse » de France, métissée, ouverte, « sans haine », sur laquelle s’est construit le récit des attentats de novembre, ne représente qu’une partie des victimes. Le traitement médiatique au niveau régional n’utilise pas les mêmes ressorts. Le 15 novembre, La Montagne (2015) évoquait le témoignage de deux ressortissants limougeauds présents au Stade de France : une jeunesse plus populaire qui n’a pas tenu la même place dans les récits parisiens. Si Le Monde est un quotidien national, sa rédaction reste basée à Paris et beaucoup de ses journalistes sont installés dans la capitale. Leur « concernement » à l’égard des attentats (Truc, 2016), c’est-à-dire leur propension à se sentir concerné par ces événements, n’est pas indifférencié (comme au procès ou en entretien).
Figure 3a. Catégories socio-professionnelles des parties civiles
venues déposer à la barre de V13.
Figure 3b. Catégories socio-professionnelles des parties civiles
venues déposer à la barre de Prom’14.
10Sans conteste, le profil socio-démographique des parties civiles de Prom’14 est donc plus hétérogène que celui de V13. Néanmoins, toute la hiérarchie sociale est représentée : comment expliquer que les profils proches de V13, des jeunes, appartenant à une catégorie sociale élevée, n’aient pas fait leur chemin dans la presse et que les profils plus populaires aient été marginalisés comme pour V13 ? Peut-être faut-il regarder du côté du « narratif » : l’histoire de l’attentat du 14-Juillet était-elle moins fascinante que celle des attentats de novembre ? Le rôle des victimes dans le récit diffère selon la nature de l’acte. Il a peut-être été plus facile d’héroïser la jeunesse parisienne. Le scénario est plus complexe et plus romanesque : des commandos, une prise d’otages, des heures passées à se cacher dans les combles, un vrai film d’action. À Nice, il y a bien eu des rumeurs de prise d’otage, des individus réfugiés dans des restaurants. Mais, en définitive, les faits n’avèrent que le passage d’un camion en quatre minutes. La question des récits médiatiques retenus sur la période de déposition des parties civiles peut illustrer cette héroïsation du récit :
« Le défi c’était la longueur. […] Le risque c’est de faire tous les jours le même papier. […] On essaye de raconter des histoires différentes, une fois j’ai fait l’espèce de mini-révolte, t’as des gens qui ont agi au Bataclan en défonçant le plafond, sortir les gens, les gestes de solidarité. J’ai dû faire un papier survivant, la culpabilité de ceux qui étaient à l’extérieur en laissant les morts à l’intérieur » (Jean*, journaliste, entretien avec J. Behel, café parisien, 28 avr. 2023).
« Je sais pas comment on va traiter ces cinq semaines. Parce que, V13 c’était cinq histoires différentes. Là, ça va être cinq semaines de “j’ai vu passer un camion” » (un journaliste en salle des Criées, notes de terrain ProMeTe, 21 sept. 2022).
« Comment tu choisis les témoignages de parties civiles ? C’est toujours une grosse question. Moi d’autant plus, c’est une question que je me pose parce que je me rappelle que j’avais lu pendant V13 un tweet […] d’une nana qui avait dit, fin tu vois les victimes se posent toujours des questions de légitimité improbable […] elle disait : “déjà je me sentais pas légitime en tant que victime mais aucun média n’a repris mon témoignage donc du coup ça m’a encore plus, je me suis sentie encore plus illégitime”. Quand tu sais qu’il y a des enjeux comme ça pour les gens, tu te poses forcément la question » (Audrey*, journaliste, entretien avec J. Behel, par téléphone, 4 mai 2023).
- 16 Je reprends ici les distinctions effectuées par la presse, ainsi que par les avocats à l’audience. (...)
- 17 Anne-Catherine Wagner (2007) développe la notion de « capital international » pour désigner l’ensem (...)
11Tous les journalistes justifiaient leurs choix en essayant de faire place à une pluralité de profils : victimes endeuillées, physiques et psychologiques, directes ou indirectes16. « On a conscience que c’est très injuste pour les victimes » disait Jean (journaliste d’un quotidien français de presse écrite), juste après m’avoir affirmé qu’il fallait « quelqu’un qui parle bien ». Toutes ces justifications sont à réinscrire dans les enjeux professionnels, mais aussi, personnels de chaque journaliste. Le discours livré cherche sans doute à être socialement acceptable, et ne reflète pas nécessairement les choix déterminés en fonction de leur propre concernement à l’attentat, aux victimes ; aux normes et attendus des rédactions. La fabrication de l’information dépend de prédictions stéréotypées sur les attentes du public en termes de contenu (Leroux, 2014). Si le récit ne correspond pas à ces attentes, il est laissé de côté, d’où peut-être, cet accent sur des parcours extraordinaires. La Montagne (2022) racontait l’histoire de deux parties civiles de Prom’14 avant l’ouverture du procès : une victime psychologique et une mère qui s’était couchée sur sa fille pour la protéger des roues du camion, toutes deux s’en étant sorties miraculeusement après être passées sous le camion. Le Monde (Seelow, 2022) écrivait sur « l’héroïsme de “l’homme au scooter” et de “l’homme au vélo” », sur une famille venue déposer à la barre, à quatre, sur le combat d’une mère endeuillée, sur les victimes étrangères, sur une jumelle endeuillée. Les articles de presse étudiés citaient toujours des profils aux caractéristiques sociales ou à l’histoire singulières, parfois d’origine sociale modeste, mais qui se démarquaient par leur capital social ou international17. Des parcours extraordinaires et des « héros » ont aussi constitué l’histoire du 14-Juillet.
12Les victimes n’occupent donc pas la même place dans le récit médiatique de l’attentat et du procès selon leurs caractéristiques sociales et leur parcours en tant que victimes. Le facteur géographique est à écarter, les victimes franciliennes du Stade de France et de la rue de République ayant été moins médiatisées. C’est davantage la position sociale et le caractère extraordinaire de l’histoire qui semblent primer. Toutefois, si la médiatisation sur la Promenade des Anglais, espace ouvert, a sans doute été plus forte le soir de l’attentat qu’à Paris et Saint-Denis où les lieux ont vite été évacués ou interdits à la circulation (Sécail, Lefébure, 2018), c’est dans les jours suivant le 14-Juillet que la médiatisation s’est estompée. Moins que l’attentat en lui-même, c’est sur la construction du récit post-attentat, sur le travail émotionnel c’est-à-dire l’« acte par lequel on essaie de changer le degré ou la qualité d’une émotion ou d’un sentiment » (Hochschild, 2003 : 32) et le travail politique du discours des victimes dans l’espace public (Truc, 2021) qu’il faut s’arrêter, avec au cœur de la réflexion, la question du pardon ou, a contrario, de la haine.
« Alors, j’ai entendu, “ils n’auront pas ma haine”, j’ai entendu ça, notamment y’a un monsieur qui a écrit un livre suite à la perte de sa fille à Bataclan. J’étais allé en 2019 à un congrès à Nice. Je suis pas d’accord. Ma haine si vous ne voulez pas la voir, et là je m’adresse pas à vous hein, je m’adresse à la société, si vous ne voulez pas la voir, ne la regardez pas. Enfermez-moi avec le coupable. J’en ferai mon affaire » (Alain*, partie civile, entretien avec J. Behel, Acropolis [salle de retransmission du procès à Nice], 30 nov. 2023).
- 18 La droite a remporté toutes les élections municipales de la ville de Nice depuis 1978. Le parti d’e (...)
13Après le procès des attentats de novembre 2015, où avait été saluée – dans les médias ou dans les plaidoiries d'avocats de partie civile – l’ouverture politique, culturelle et morale des parties civiles, une « réputation de facho » (Célia, entretien du 14 fév. 2023) a été associée aux victimes du 14-Juillet. « Et du côté des parties civiles ce n’est pas la sociologie des terrasses ou du Bataclan. Ça ne sera pas l’esprit Vous n’aurez pas ma haine » citait E. Carrère (ibid.) en référence à l'ouvrage d'Antoine Leiris (2016), victime endeuillée du Bataclan. L’expression (supposée) d’une haine des parties civiles était avancée pour justifier le fait de ne pas suivre le procès Prom’14. La couverture médiatique et la mémorialisation d’un attentat pourraient diverger en fonction des expressions politiques de ses victimes. Or, il convient encore de déconstruire la prétendue homogénéité haineuse qui caractériseraient les victimes de l’attentat du 14-Juillet. L’orientation politique de la ville de Nice18 et la place médiatique occupée par la personnalité de son maire – à l’époque des faits, membre du parti Les Républicains, désormais membre du parti Horizon –, Christian Estrosi, souvent entendu dans les médias et actif sur les réseaux sociaux numériques, expliquant en partie ces appréciations. Pourtant, si un point commun se détache de tous les entretiens menés avec des parties civiles, c’est bien la colère contre C. Estrosi – à l’époque premier adjoint à la sécurité et actuel maire de Nice. On ne peut donc effectuer un simple collage entre orientation politique d’une ville, de ses citoyens et celle des victimes d’un attentat. De plus, c’est nier la dimension extra-niçoise et même internationale de cet attentat, par les diversités géographiques, sociales et politiques des victimes. Si certains ont exprimé et revendiqué leur haine (comme à V13), beaucoup l’ont refusée, exprimant la même confiance en la justice et les mêmes demandes de peines justes que ce que l’on avait pu entendre dans les dépositions à V13 :
« Vous attendez quelque chose de ce procès ? Beh, qu’il y ait réparations des préjudices subis. Que les personnes soient bien jugées, de manière juste, par rapport au préjudice qu’ils ont fait » (une partie civile à la barre le 20 sept.).
« La haine n’appelle pas la haine. Ça non. […] Si on commence à répliquer on va jamais finir. Alors, je préfère laisser la justice faire sa part » (une partie civile à la barre le 4 oct.).
« Je suis fier de mon pays, je suis fier de ce procès qui a lieu, de notre justice. Et je dirais, c’est pourquoi je dépose aujourd’hui toute la nébuleuse de haine ou de gens qui veulent reprendre l’horreur, en fait je les emmerde. Je les emmerde » (une partie civile à la barre le 4 oct.).
14Plus largement, cette question de haine et d’orientation politique prend place dans une série d’attentes d’un comportement de « bonne victime ». La haine n’est pas acceptable, toute victime partageant cette opinion s’exposerait à une mise à l’écart des récits médiatiques et mémoriaux. S. Lefranc (2022 : 252) interroge ces attentes : « Contrairement à ce qui est souvent asséné, les victimes ne veulent pas seulement se venger, connaître la vérité ou obtenir la justice pénale : une amélioration de leurs conditions de vie peut leur paraître préférable ». La chercheuse démontre la pluralité des profils de victimes et déconstruit la supposée homogénéité de ce groupe. Elle interroge la perception traumatique des violences qui individualise et dépolitise. À la barre ou en entretien, les demandes exprimées étaient plurielles : vérité, réparation, condamnation (juste ou ferme) ou encore justice restaurative : Célia (partie civile) me partageait ses envies de dispenser des ateliers créatifs en prison avec l’un des accusés, estimant qu’avec plus d’égalité des chances, il aurait eu une vie différente. Ces comportements attendus semblent se greffer sur les victimes tel un stigmate comme le définissait Erving Goffman (1975), c’est-à-dire comme des propriétés attribuées à des personnes qui en viennent à les redéfinir. E. Goffman distingue identité réelle et identité virtuelle selon ce que l’individu perçoit de lui-même et ce que les autres en perçoivent. L’identité virtuelle peut toujours être redéfinie, l’individu dispose d’une certaine marge de manœuvre. Le sociologue observe trois réactions : la dissimulation, la coopération ou le retournement. L’individu cache son stigmate, l’accepte ou le retourne en quelque chose de positif. En voici deux exemples :
« Alors aujourd’hui j’ai la haine. Ça ne se fait pas et pourtant elle est là. […] Et puis, ça serait mentir [de dire] que je n’ai pas de haine, que je pardonne. Je ne pardonne rien et je suis bien contente qu’il soit mort aujourd’hui. J’aurais aimé qu’il soit torturé. Tous les jours. Comme je suis torturée de ta disparition. J’aurais aimé le voir agoniser, comme j’agonise tous les jours. J’aurais aimé lui cracher dessus. À lui et aux autres. J’aurais aimé, oui, le voir souffrir tous les jours de ma vie, pas en prison non. Il serait trop bien loti mais souffrir, comme il nous a fait souffrir. Je ne pardonne personne pour cet acte terroriste, et je n’accepterai le pardon de personne. » (une partie civile à la barre le 5 oct.).
« J’ai vraiment tenu à moi arriver en colère et exprimer l’autre côté des victimes. C’est-à-dire qu’il y a des gens qui sont tristes et on les comprend et on compatit. Mais il y a aussi des gens qui sont en colère et moi j’ai pu avoir cet aspect-là. Le fait d’avoir suscité la réaction des avocats, ça m’a fait plaisir vraiment. Parce que c’est ce que je voulais. Je suis arrivée vraiment en mode provocation et j’étais contente d’avoir des réactions. Et j’ai su leur répondre puisqu’en écoutant la web radio, j’ai eu le temps d’analyser leur manière de réagir et d’anticiper certaines questions-réponses puisqu’ils ont quand même toujours la même façon d’intervenir. J’ai fait une grande étude de personnalité sur Maître * » (Alexandra, partie civile, entretien avec J. Behel, 20 fév. 2023, visioconférence).
- 19 Gérôme Truc consacre dans Sidérations (2016) une partie au développement de la notion d’agapè qui r (...)
15« Ça ne se fait pas » : l’encadrement peut ici émaner d’un héritage chrétien, encourageant au pardon, à la tolérance (Truc, 2016)19. Il provient aussi des cadrages médiatiques et juridiques : les récits retenus sur les victimes des terrasses ou du Bataclan sont ceux encourageant à la paix et au rejet de la haine. La Cour a plusieurs fois réprimandé les témoignages empiétant sur la présomption d’innocence. Se pose la question de la place de la haine, de la colère à l’audience et de ce qu’elles permettent d’exprimer. Le président de la Cour posait les limites sans ambiguïté :
« Dans le cadre d’un procès, on peut avoir de l’émotion, on peut avoir de la haine mais l’expression de cette haine n’a pas de place dans l’enceinte judiciaire. […] La justice est […] un pilier de la démocratie. Quand on porte atteinte à la justice et à l’ensemble de ses représentants […] on donne raison aux terroristes. […] La présomption d’innocence est un principe cardinal de notre droit pénal, de notre démocratie » (mot du président de la Cour le 4 oct. avant la suspension d’audience).
« La Cour condamne à la majorité l’accusé Chokri Chafroud à la peine de 18 années de réclusion criminelle (applaudissements, une partie civile se lève et fait un bras d’honneur en direction du box). Pas de manifestation s’il vous plait. Non ! Pas de manifestation. On est dans une salle d’audience, ce n’est pas admissible. La Justice a besoin de sérénité, pas d’être applaudie ni du reste d’être vilipendée. » (le président de la Cour, le 13 déc.).
16Une avocate de la partie civile, membre du camp « acquittement » ou ayant a au moins plaidé le doute concernant les accusés, affirmait :
« Le terrorisme, c’est cradingue, c’est moche, c’est sombre, c’est broyant. C’est de la chair humaine, c’est dégueulasse. Pour tout le monde, c’est, voilà. Et la résilience, pas forcément. Je veux dire, la haine, la vengeance, la colère, l’exaspération, le rejet, ça fait partie aussi du parcours. Il y en a qui ne veulent pas entendre parler de tout ça et puis qui les détestent. La haine a sa place dans une salle d’audience, contrairement à ce qu’a dit [le président d’audience] à Nice. Il y a des gens qui sont dans la haine. Et ça fait partie du parcours. Les victimes ont le droit de haïr. Ils ont le droit de haïr » (Clémence*, avocate de partie civile, entretien réalisé par Aurore Juvenelle [membre du groupe ProMeTe], Paris, 30 janv. 2023).
- 20 Le capital culturel correspond à l’ensemble des ressources « culturelles » mobilisables par un indi (...)
17Les sociologues Jeanine Barbot et Nicolas Dodier (2018 : 39) rapportent que l’expression d’une haine peut être une manière de « faire comprendre l’ampleur des atteintes […] et leur caractère irréparable » Les manifestations de haine les plus violentes à la barre ont toutes été exprimées par des victimes endeuillées. En entretien, les mêmes nuances ont été observées. Quatre enquêtés ont ouvertement affirmé leur haine. Ils venaient de milieux populaires, deux étaient endeuillés, deux étaient des victimes psychologiques. Pour leur part, rrois enquêtées ont refusé la haine, mais affirmé ne pas pardonner. Des discours anti-immigration ont été prononcés dans sept entretiens : « Il faudrait arrêter d’être terre d’asile, parce qu’il y a des gens bien, mais il y a plus de crapules que de gens bien là-dedans » (Véronique, partie civile, entretien avec J. Behel, visioconférence, 20 fév. 2023) ; ou « le danger il est en face de nos côtes » (Anne M. partie civile, entretien avec J. Behel, visioconférence, 11 avr. 2023). La xénophobie exprimée traverse les classes sociales. Parmi les enquêtés exprimant cette opinion, notons que quatre sont issus de l’immigration (dont deux descendantes de pieds-noirs). La teneur de trois entretiens était plus marquée par des valeurs de laïcité, de réintégration, de solidarité étaient prônées, les trois enquêtés présentant un fort capital culturel20. Sept entretiens n’ont pas évoqué de questions politiques si ce n’est la colère contre la Mairie et contre les défaillances du système de sécurité. La religion a été mentionnée dans cinq entretiens : à propos de la laïcité, à propos d’une éducation catholique prônant des valeurs de paix, comme moyen de reconstruction ou pour mettre en doute le caractère islamiste de l’attentat.
18Alors, si la haine n’est pas unanimement partagée par les victimes de l’attentat du 14-Juillet, comment expliquer l’inégale médiatisation V13/Prom’14 ? Pourquoi les victimes n’exprimant pas de haine n’ont-elles pas été médiatisée ? D’une part, à cause des stéréotypes mentionnés, certains journalistes ne s’attardant pas ou n’ayant même pas connaissance des avis émergents exprimés, d’autre part, parce que c’est précisément cette hétérogénéité des discours qui complique la mémorialisation. Aucune parole consensuelle n’émerge, seule une cacophonie demeure. Le travail politique d’unification des discours a été plus facile sur V13 en raison de l’homogénéité sociale des victimes qui se sont rassemblées en deux collectifs (contre quatre pour Nice). La mobilisation des victimes en collectif n’est pas évidente (Lefranc et al., 2008). Les voix dissidentes de V13, largement minoritaires ont été plus facilement silencées quant pour Prom’14 aucune majorité ne se dégageaient.
19Par ailleurs, on remarque un important cadrage opéré par les avocats, les médias et les associations sur les revendications pénales. La Montagne (Faucon, 2022) citait le 4 septembre les paroles de la présidente de la Fédération nationale des victimes d’attentats et d’accidents collectifs (Fenvac). Celle-ci annonçait qu’il y avait un « risque que les victimes sortent très déçues des peines prononcées à l’issue de ce procès ». Les victimes sont supposées vouloir une lourde peine. Le soir du verdict, Thierry, partie civile me disait : « Je me sens agressé par ces personnes qui me demandent de me réjouir ». Claire, avocate, évoquait aussi son malaise devant certains de ses collègues très vindicatifs ayant endossé le rôle de l’accusation :
« Moi, mon but, ce n’est pas la condamnation. Mon but, c’est qu’il y ait une vraie justice qui soit rendue, parce que c’est la meilleure réponse au terrorisme. C’est qu’on réponde par une justice efficace, authentique. Moi, mes clients, ça ne les intéresse pas du tout, du tout, du tout, d’imaginer que quelqu’un qu’ils puissent considérer comme étant innocent, est derrière les barreaux. Il ne faut pas penser que ça fait plaisir aux victimes. Par contre, si nous, avocats de partie civile – c’est pour ça que notre rôle de pédagogue est important – si vous leur vendez que le type est coupable de façon indubitable, il peut y avoir des sentiments d’injustice derrière, mais si vous leur dites ce qu’il y a dans le dossier… » (Clémence*, avocate de partie civile, entretien réalisée par A. Juvenelle, Paris, 30 janv. 2023).
20Des parties civiles m’ont raconté en entretien les démarches des avocats les incitant à venir témoigner à la barre pour « peser » contre les accusés. Par conséquent, si la haine a bel et bien existé, elle n’était pas unanime. Peut-être est-ce parce que la haine déroge avec les normes d’encadrement du récit des victimes édictées par les institutions policières, judiciaires, politiques et journalistiques, que la médiatisation a été plus faible. Or, pour l’observateur quotidien, les discours ont été variés, à l’image de la société contemporaine. Les victimes sont hétérogènes et expriment une pluralité d’attentes de justice. Selon l’analyse beckerienne (Becker, 1985) de la déviance comme un processus d’étiquetage, il ne suffit pas de transgresser une norme, une règle pour être déviant, il faut que les autres vous désignent comme tel. Un individu peut donc être déviant sans transgresser de normes. De fait, les victimes « niçoises » ont pu être à tort désignées comme haineuses. La colère contre de multiples institutions, elle, a réussi à rassembler la grande majorité des parties civiles, dérogeant là encore aux normes encadrant le dire des victimes.
- 21 Interrogé à la barre, le responsable de l’IML explique : « Selon les directives du procureur les au (...)
2129 septembre 2022, le palais de Justice tremble suite à l’audition d’une mère endeuillée. Anne Gourvès vient « dénonce[r] les procédures humaines qui cachent les actes barbares de notre époque » (déposition à la barre). Sa fille fait partie des victimes de la Promenade à qui l’on a prélevé des organes. 14 des 86 personnes décédées ont été autopsiées et, au total, 173 organes ont été prélevés. Les familles n’en ont pas été informées21. C’est après avoir bataillé pendant une semaine pour pouvoir voir le corps de sa fille, Amie (qu’elle savait entier puisqu’elle l’avait vu à l’hôpital), et devant le silence du thanatopracteur qu’elle comprendra. Six ans plus tard, presque sept, les organes de sa fille et de ceux de plusieurs décédés, sont toujours à l’Institut médico-légal (IML) de Nice. Ils seront rendus à l’issue de la première instance. La seconde inhumation d’Amie aura lieu le 11 juillet 2024.
22À sa déposition, le président de la Cour réagissait dans un premier temps sur l’émotion du témoignage : « J’entends de ce témoignage une grande souffrance [à laquelle] je ne peux pas répondre. Je me demande, à quelles conditions pourriez-vous trouver un apaisement à cette colère ? », il rappelait ensuite le cadre du procès : « Moi je laisse une latitude importante pour juger des accusés mais on n’est pas là pour faire le procès des dysfonctionnements, quels qu’ils soient. Moi je suis partisan du fait que rien ne doit rester caché mais [ce n’est pas l’objet de ce] procès ». Le lendemain, deux parties civiles réagissaient :
« Pour qu’on puisse continuer à faire confiance en la justice, c’est quand même important que les citoyens d’une démocratie fassent confiance en la justice et son indépendance. Mais pour ça, il faut que tous les aspects de cette affaire soient traités. Je sais que c’est pas l’objet de ce procès mais je souhaiterais dire quand même que l’instruction en cours à Nice sur les failles de sécurité […] tant que cela n’aboutira pas en procès, notre colère et notre sentiment d’injustice seront toujours présents. J’entends M. le président quand, hier, vous dites ce n’est pas le procès des institutions mais c’est quand ? C’est quand le procès des institutions ? je vous remercie » (Célia, partie civile, déposition du 30 sept. 2022)
« Je veux, avant d’aller plus loin, je veux vous dire que le merveilleux et édifiant témoignage de Mme Gourvès hier, j’y ai souscrit de A à Z. Dans le fond, comme dans la forme. Je voudrais exprimer à Mme Gourvès toute ma gratitude pour le travail qu’elle a fait sur le sujet dont elle a beaucoup parlé » (Thierry, père d’Amie, déposition du 30 sept. 2022).
- 22 Les critiques sur les défaillances de sécurité de la Ville de Nice portent sur le fait que les nomb (...)
23Si le témoignage d’A. Gourvès a marqué un grand tournant dans le procès, les failles des institutions avaient déjà commencé à être pointées. Dès le premier jour des dépositions, une partie civile faisait remarquer qu’elle n’avait vu aucun policier ou dispositif de sécurité sur la Promenade le soir du 14-Juillet. Nombreux sont les témoignages de parties civiles ayant évoqué leur volonté de voir conduite en justice la Ville de Nice pour les défaillances de sécurité22. Le 14 septembre, le responsable de l’IML comparaissait devant la Cour pour s’expliquer des prélèvements d’organes effectués. Les avocats de parties civiles ne manquaient pas de le bousculer dans leurs questions. Dans un premier temps, la Cour s’est efforcée de maintenir les cadres du débat en rappelant qu’il s’agissait du procès des accusés et qu’elle n’était pas saisie pour ces questions institutionnelles. Cependant, devant les multiples évocations à la barre, elle a fini par s’y intéresser, demandant aux parties civiles si elles avaient des nouvelles du dossier d’instruction et ordonnant la levée des scellés pour que les organes puissent être restitués aux familles. Silvana rapporte que le président de la Cour « a quand même soulevé le problème des organes, il a quand même soulevé un tas de trucs, sur la mairie de Nice qui n’était pas normalement dans son attribution. Donc, ça, j’ai trouvé ça formidable. Vraiment… ça j’ai beaucoup aimé, beaucoup, beaucoup, beaucoup » (partie civile, grand-mère d’Amie, entretien avec J. Behel, salon de l’enquêtée, 11 fév. 2023).
- 23 Créé en 1986, le FGTI vise à réparer financièrement les victimes d’actes de terrorisme et autres in (...)
24Outre ces questions de prélèvements exceptionnels d’organes et de failles de sécurité, les mêmes critiques qu’à V13 ont été formulées sur le traitement des familles dans l’immédiat post-attentat et sur le Fond de garantie des victimes d’actes terroristes et d’autres infractions (FGTI23). L’insensibilité des annonces de décès « Arrivée dans le hall, le commissaire R* nous accueille et nous dit : “Venez dans mon bureau. […] Voilà, les recherches ont été un peu compliquées, mais on a une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne c’est qu’on l’a retrouvée, mais la mauvaise c’est qu’elle est décédée”. Donc l’annonce a été assez brutale » (déposition d’une partie civile à la barre le 21 sept. 2022) ; les familles ballotées d’institutions en institutions sans nouvelles de leurs proches, les « experts quasi-autistiques » du FGTI (une avocate de parties civiles dans sa plaidoirie, le 24 nov. 2022). On pourrait multiplier les exemples tant ils sont nombreux, que ce soit dans les dépositions à la barre ou en entretiens, beaucoup de personnes ont évoqué ce qu’ils considèrent comme des maltraitances institutionnelles. Ajoutons comme dernière, et exceptionnelle manifestation de ces critiques institutionnelles, la réaction du président de la Cour à l’audition d’un fonctionnaire de police le 27 octobre : « Moi, c’est ce que je vais appeler une audition bâclée. Je vais pas mâcher mes mots ». Ce fonctionnaire de police avait reçu Lahouaiej Bouhlel, 22 minutes, sans le placer en garde à vue, malgré les nombreuses plaintes et preuves de violences conjugales envers sa femme. « La police n’a jamais voulu m’entendre alors que cela faisait des années que j’étais maltraitée » (lecture des auditions de Mme K., le 27 oct.). Les victimes de violences sexuelles ne bénéficient pas d’emblée d’un traitement attendri ni même attentif de leur récit (Le Goaziou, 2019). Dans le cas de cet attentat, le président de la Cour a ensuite affirmé que l’acte terroriste aurait sans doute pu être empêché, si les plaintes de sa femme avaient été traitées. Toutes ces défaillances pointées participent à une complexification du récit et s’éloigne des attentes « d’union nationale » (Mariot, 2014 ; Lefébure et al., 2018). Face à l’ennemi, les clivages politiques seraient silencés. Par conséquent, les défaillances étatiques ne devraient pas être pointées pour ne pas compromettre ce front uni, c’est pourquoi, les récits ne seraient pas médiatisés.
25Au-delà des disparités de traitement entre victimes selon la nature des violences et préjudices subis, ce sont les dispositions et les ressources que possèdent les individus qui modifient leur trajectoire post-attentat et la construction de leur récit. Pour rappel, P. Bourdieu définissait dans La Distinction (1979) le concept d’habitus. Il s’agit d’un système de dispositions qui rassemblent et structurent les manières d’être, d’agir, de penser, les goûts, les dégoûts, etc. L’habitus est intériorisation de l’extériorité, structure structurante et structurée, autrement dit, l’individu acquiert des manières d’agir, de penser de l’extérieur, se les approprie puis ces dispositions influencent son comportement. L’habitus est donc propre à une classe sociale. Si P. Bourdieu défendait une homogénéité de l’habitus, Bernard Lahire (2002 : 422) démontrait, lui, que « les patrimoines individuels de dispositions (à agir et à croire) ont peu de chance d’être parfaitement cohérents et harmonieux ». Selon les contextes, l’individu compose avec ses dispositions et modifie ses pratiques en fonction de son entourage. En effet, l’acteur contemporain est soumis à des socialisations plurielles. Dans ce cas, les victimes confrontées à un attentat et à des institutions vont « composer » avec leurs dispositions sociales. Or, leur manière d’être, d’agir, de penser sont inégales dans la confrontation aux institutions. Les propos d’Anne G. sur son échange avec une policière scientifique sont sur ce point très révélateurs :
« Et je lui ai dit : “Mais je ne comprends pas, on est les seuls à vous demander ça [à voir le du défunt] ?”. Je lui ai posé la question, je lui ai dit : “Mais comment ça se fait qu’on soit les seuls à s’opposer à cette procédure ?”. Elle m’a regardée et elle m’a dit : “Ben oui…”. J’ai dit : “Ah bon ?”. Et en fait, j’ai compris que les gens ne sont pas en état de. Il faut être en état de s’opposer. D’ailleurs, déjà, il faut avoir été présent, il faut être certain que le corps de son défunt est visible. Ce n’était pas le cas de tout le monde. Tout le monde n’était pas certain que le corps était visible. Il fallait ne pas être blessé physiquement soi-même. Certains avaient perdu des proches mais étaient eux-mêmes hospitalisés donc pas en état de réclamer quoi que ce soit. Et puis, il y a une espèce de… Voilà, il y a un tel effondrement psychique que quand on vous dit comme ça “C’est la procédure”, ben je pense qu’il faut… Oui, tout le monde ne s’oppose pas comme ça à l’autorité, on va dire, l’autorité établie » (Anne G. partie civile, entretien menée par S. Lefranc, avec Johanna Lauret et J. Behel, Acropolis, 29 nov. 2023).
26De même, si l’on a vu que les médias retiennent certains profils plutôt que d’autres pour construire leurs récits, la capacité même à construire son propre récit, diffère en fonction des dispositions sociales. Plusieurs victimes n’ont appris qu’au procès Prom’14 qu’elles avaient enterrés leur proche sans une partie de leurs organes. Par ailleurs, l’encadrement du dire des victimes va se trouver corrélé avec les attentes institutionnelles. Au tribunal, la victime est à la fois reçue pour être dédommagée de son préjudice, mais doit le prouver. Virginie Sansico (2023 : 17) écrit que :
« afin de solliciter une réparation, la victime doit donc se constituer “partie civile”. Ce glissement d’une catégorie morale suscitant une empathie sociale à un statut judiciaire associé à une demande de dédommagement contribue à fixer, dès le Moyen Âge, la relation ambigüe entre la justice et la victime : si cette dernière bénéficie d’un certain nombre de droits et, au plan moral, d’une forme de compassion, son action en justice est strictement encadrée et, de fait, frappée de suspicion : dès lors que la souffrance devient un “préjudice” ouvrant la voie à une réparation pécuniaire, la victime n’est plus une figure passive mais devient une partie qui défend un intérêt et peut donc aller à l’encontre de l’intérêt général ».
27Cette ambivalence et cette suspicion se matérialisent dans les attentes relatives au « bon » comportement de la victime. Les individus doivent prouver et montrer leur souffrance. Pour ne citer qu’un exemple :
« Mon père, il a été faire son expertise et […] il a pas du tout été briefé sur ce que ça allait être cet entretien. Donc mon père… tu vois mon père […] il a été ouvrier toute sa vie. Là il vit en montagne. Et euh… il y va, il s’habille, rien de fou, il se met un pull et un t-shirt tu vois. Il se rase ! L’ERREUR ! Ah putain ! L’erreur il s’est rasé avant d’aller à son rendez-vous. Bah ouais, mais il était propre. Sur son rapport d’expertise, alors lui en plus, mais c’est un taiseux tu vois, il va pas, c’est vraiment pas du genre, il a jamais, il a vu des psys après l’attentat. Mais avant jamais de sa vie, mon père a été voir un psy tu vois. Et… donc, il voit l’expert, il lui dit oh bah oui, tu vois, il lui sourit et tout. Sur son rapport d’expertise y’a écrit : propre, bien habillé, a même souri. CONSOLIDÉ ! (souffle) » (Célia, partie civile, entretien avec J. Behel, salle de réunion de l’Espace d’information et d’accompagnement des victimes, Nice, 14 févr. 2023).
28La violence des expertises psychiatriques a souvent été critiquée à la barre : remise en question de la souffrance vécue, des liens affectifs avec une personne décédée, des répercussions de l’attentat sur sa vie privée, professionnelle, etc. Ainsi les défaillances institutionnelles constatées et reprochées par les victimes de l’attentat du 14 juillet 2016 participent-elles à une complexification du récit et à une sortie du manichéisme. Il n’y a plus un seul coupable, l’auteur de l’attentat, mais plusieurs acteurs à l’origine des souffrances, dont des institutions qui sont censées exister pour protéger et « réparer » les victimes. L’attentat du 14-Juillet pose beaucoup de questions morales : de l’attrait pervers pour la violence du tueur aux comportements d’humains « ordinaires », des vols sur les dépouilles le soir de l’attentat aux prélèvements d’organes en passant par les différentes failles institutionnelles. Le récit de cet événement pourrait s’avérer plus difficile à composer que celui du V13. Il ne se résume pas seulement aux quatre minutes du passage d’un camion conduit par un tueur fou qui ont semé l’effroi et la désolation dans une foule familiale provinciale. La sortie des cadres d’expression attendus pourrait bien avoir écarté le récit des victimes de la mémoire diffusée par les médias. Puisque la narration dérange, les victimes du 14-Juillet ont été moins entendues, moins relayées, davantage censurées dans leurs témoignages. La presse, tout comme les acteurs du procès (magistrats et avocats), se sont érigés en médiateurs mémoriels du récit de l’attentat, retenant et autorisant certains récits plutôt que d’autres, créant ainsi une forme d’éviction mémorielle. Anne G. dressait un fascinant parallèle :
« Brest a été une ville bombardée constamment pendant la guerre parce que c’était une ville militaire et la base des sous-marins allemands qui défendaient l’Atlantique. […] J’ai grandi dans une presqu’île à côté de Brest et, justement, c’était à l’endroit où les Allemands avaient stocké toutes leurs munitions parce qu’ils craignaient que Brest soit bombardée. […] Et moi, ma mère m’a toujours dit : “Les bombardements américains, il ne fallait rien dire parce que c’étaient les alliés. Il ne fallait pas se plaindre si c’étaient eux qui avaient provoqué le plus de morts, parce que c’étaient eux qui ont libéré le pays”. Donc il y avait une parole qui n’était pas libérée sur les dégâts causés par ces bombardements américains. Ça, ça m’avait marqué. Je me suis dit : “Ah ouais, en fait, il ne faut pas en parler, il ne faut pas s’en plaindre parce que ce sont les Américains qui nous ont libérés et puis ce sont eux, après, qui ont amené aussi les financements pour reconstruire le pays" » (Anne G. partie civile, entretien mené par S. Lefranc, avec J. Lauret et J. Behel, Acropolis, 29 nov. 2023).
« Pour faire Histoire, il faut que quelqu’un vous regarde. Et selon l’œil de celui qui regarde, certaines figures deviennent illustres, et d’autres tombent dans l’oubli. » (de Montaigne, 2015).
- 24 Le 23 mars 2018, Radouane Lakdim, un terroriste islamiste exécute deux personnes et blesse un polic (...)
29Le témoignage des victimes de l’attentat du 14 juillet 2016 est complexe, difficilement audible et dicible, non manichéen, profondément politique. Face aux multiples défaillances institutionnelles, des victimes se sont mobilisées et ont fait porter leur voix. Loin de se cantonner à une expression de leur souffrance et de leur traumatisme, elles ont dénoncé les fautes, réclamé justice, réparation et attention. En cela, elles ont dérogé aux normes de comportement et d’encadrement du récit et au travail émotionnel qui est attendu par les institutions judiciaires, politiques voire médiatiques et peuvent être qualifiées de « déviantes ». L’analyse beckerienne de la déviance, comme processus d’étiquetage du déviant, est ici très pertinente, les victimes pouvant parfois être désignées à tort comme haineuses et souvent amalgamées sous un profil unique. En somme, ce n’est pas la « sociologie » des victimes de l’attentat du 14-Juillet qui les a placées hors des cadres médiatiques et mémoriaux, mais plutôt « l’étiquette » accolée à une « sociologie » présumée homogène. Cette déviance, supposée ou réelle, a sans doute participé à la moindre médiatisation et mémorialisation de l’attentat. Par ailleurs, l’hétérogénéité des victimes du 14-Juillet a complexifié leur mobilisation collective. À Paris, des porte-paroles maîtrisant le langage médiatique et véhiculant des opinions conformes ont vite émergé, quand, à Nice, les voix étaient plus dissidentes. Sans union, le récit mémoriel était brouillé. Pour V13, les victimes déviantes étaient silencées et étiquetées « mauvaises » victimes mais, très isolées, elles ne compromettaient pas l’union majoritaire. La « bonne » victime qui « sait parler », qui se cantonne à un récit individuel et dépolitisé, accède donc davantage à une mémoire collective. Or toutes les victimes n’ont pas nécessairement connaissance de ces attendus institutionnels et n’ont pas les mêmes ressources pour s’y conformer et pour construire leur récit post-attentat. D’autres acceptent délibérément le stigmate pour engager une discussion politique et obtenir réparation. Au-delà du procès Prom’14, la salle parut encore plus vide pour le procès des attentats de Trèbes et Carcassonne24, qui n’était lui, pas filmé pour l’histoire.