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Dossier. Mémorialiser des attentats terroristes du xxie siècle
Commémorer, se souvenir, vivre ensemble

Cadres de la mémoire en tension et logiques de concurrence identitaire lors des attentats de Barcelone 2017

Conflicting Memory Frameworks and Identity Rivalries during the 2017 Barcelona Attacks
Cristian Monforte Rubia
p. 253-278

Résumés

Cet article analyse la mémoire des attentats djihadistes du 17 août 2017 à Barcelone et Cambrils, ainsi que les mécanismes de mémorialisation qui en résultent. Ces attaques, ayant causé 16 morts et plus de 100 blessés, se sont produites dans un territoire à l’identité complexe, en pleine quête de reconnaissance politique et nationale. À quelques semaines du référendum d’autodétermination prévu dans la région, elles ont fragilisé encore plus les relations entre Barcelone et Madrid. L'article explore comment ces tensions identitaires et politiques ont influencé la mémorialisation, créant un processus de double mémorialisation distincte en Catalogne et en Espagne. L’analyse se structure autour de trois moments : les récits médiatiques initiaux, les rituels publics de commémoration et les dispositifs de pérennisation mémorielle. Ils illustrent la manière dont la mémoire du 17-A, loin d’être unifiée et consensuelle, s’inscrit dans une dynamique de concurrence mémorielle et identitaire entre la Catalogne et l’Espagne.

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Texte intégral

  • 1 Issu du latin memoria et memor – qui n’oublie pas de, se souvenant de – la notion de mémoire appara (...)

1Cet article s’intéresse au processus de construction de la mémoire1 des attentats djihadistes du 17 août 2017 à Barcelone et Cambrils, ainsi qu’aux mécanismes de mémorialisation qui en découlent. Les attaques ont soudainement placé la Catalogne sous les projecteurs des médias internationaux. Barcelone a été frappée par une attaque de masse perpétrée au camion-bélier, rappelant celle de Nice l’été précédent, suivie, quelques heures plus tard, d’une nouvelle attaque à la station balnéaire de Cambrils.

2Ces attaques ont été menées par une cellule composée de 13 djihadistes résidants dans la ville de Ripoll, en Catalogne. Dirigés par Abdelbaki Es Satty, un imam radicalisé, le groupe avait planifié une série d’attentats à grande échelle et de grande envergure impliquant des explosifs dans plusieurs endroits symboliques de la ville de Barcelone. Cependant, l’explosion accidentelle de leur cachette à Alcanar le 16 août 2017, où ils stockaient du matériel explosif, a bouleversé leurs projets initiaux. La cellule s’est alors rabattue sur des attaques plus opportunistes, utilisant la technique du camion-bélier à Barcelone et des armes blanches à Cambrils. À Barcelone, Younes Abouyaaqoub a lancé une fourgonnette contre la foule sur La Rambla tuant 14 personnes sur place. Quelques heures plus tard, cinq autres membres de la cellule ont perpétré une attaque similaire à Cambrils, ciblant l’allée maritime, mais ont été neutralisés avant de causer davantage de dégâts.

3Les attaques ont fait un total de 16 morts et plus de 140 blessés. Les victimes, originaires de 34 pays différents, illustrent l’impact mondial de ces événements tragiques et confirment le statut de ville-monde de Barcelone.

  • 2 L'appellation « 17-A » fut rapidement utilisée par les médias en Catalogne et en Espagne pour désig (...)

4Rapidement désignés par les médias comme le « 17-A »2, ces attentats connaîtront alors une médiatisation massive dans le pays. Ces attaques viennent réactiver chez les Espagnols la mémoire d’autres événements monstres (Nora, 1972) ayant marqué l’histoire contemporaine du pays et des images fortes (Dayan, 2006) qui y sont associées. On pense aux attentats du 11 mars 2004 de Madrid et qui ont bouleversé l’Espagne à quelques jours des élections législatives du 13 mars. Par la ville qu’ils frappent et leur nombre de victimes, ils rappellent aussi l’attentat de l’Hipercor de Barcelone, pire attentat du groupe terroriste ETA (acronyme de « Euskadi Ta Askatasuna » en basque) qui, en 1987, fit 21 morts et 45 blessés en plein cœur de Barcelone.

  • 3 Le référendum d’autodétermination catalan a eu lieu le 1er octobre 2017 ; et ce, malgré l’interdict (...)

5Or, contrairement à ces événements, les attentats du 17 août 2017 se sont déroulés dans un contexte de vives tensions entre Barcelone et Madrid, alimentées par la crise politique et territoriale autour de la question indépendantiste catalane. À ce titre, ces attaques ont eu lieu à seulement quelques semaines du référendum d’autodétermination prévu dans la région3, ce qui a accentué une situation déjà marquée par un brouillage des identités collectives en Catalogne et par la quête de reconnaissance nationale de la région, revendiquant le droit à décider des catalans sur son avenir politique. De ce fait, les attentats du 17-A sont devenus un « objet de discours » (Le Bart, Née et Truc, 2018) dans lequel ont circulé des imaginaires et des représentations nationales en tension. En parallèle, la mémorialisation du 17-A s’est révélée particulièrement complexe. Bien que l’appellation « 17-A » ait ancré les attentats dans la mémoire collective catalane et espagnole, les processus de mémorialisation de tels événements ont été marqués par les logiques de concurrence identitaire et mémorielle autour du 17-A qui ont débouché à un processus de mémorialisation différenciée aux échelles catalane et espagnole.

6Cet article propose d’analyser le processus de construction sociale de la mémoire des attentats du 17-A, ainsi que l’impact des tensions politiques et identitaires dans la mémorialisation de ces événements. L’examen part d’une approche pluridisciplinaire mêlant analyse du récit, sociologie de la mémoire ainsi que des mouvements sociaux et des éléments issus des théories du nationalisme moderne postulés par Benedict Anderson (1993) dans L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme. Nous partirons du constat formulé par Maurice Halbwachs (1925) pour qui la mémoire du passé n’est possible qu’en raison des cadres sociaux de référence que possèdent les individus, ainsi que de la reconstruction du passé à partir du présent et du contexte politique comme social dans lequel s’inscrit l’individu et sa communauté. Pour préciser, l’hypothèse est que les sentiments de commune appartenance à l’Espagne et le sentiment de commune appartenance à la Catalogne se sont érigés comme étant deux cadres de la mémoire du 17-A en tension. Par conséquent, ce processus a abouti à une double mémorialisation des événements, distincte à l’échelle catalane et espagnole, reflétant les tensions identitaires et politiques propres à ce contexte post-attentat.

7Ces questions seront étudiées à partir de l’étude des premiers récits médiatiques, des commémorations publiques annuelles et des actions de pérennisation et de monumentalisation effectuées par les autorités publiques à la suite de ces événements.

  • 4 Le 7 janvier 2015, deux terroristes attaquent la rédaction du journal satirique Charlie Hebdo à Par (...)

8En trois temps d’analyse – le temps des récits médiatiques initiaux, le temps des rituels publics de commémoration et le temps de la pérennisation du 17-A –, il s’agira ici de mieux comprendre quelle fut l’incidence de ces tensions sur l’apparition de logiques de concurrence mémorielle entre Barcelone et Madrid. De fait, la médiatisation des attaques peut révéler des divergences au sein d’une même communauté sur la signification de l’événement et des publics qui y sont associés. Les travaux de sociologues tels que Gérôme Truc (2016, 2021), à propos des publics des attentats du 11 mars 2004 à Madrid, ou de Romain Badouard (2016), sur les contre-publics liés aux attentats de Charlie Hebdo4 et au mouvement Je ne suis pas Charlie, illustrent cette dynamique. Ces études montrent comment les récits médiatiques influencent la formation de publics et contre-publics affectés – qu’ils soient de nature politique, citoyenne ou victimaire – et soulignent la manière dont ces narrations publiques prolongent l’événement dans le cadre mémoriel. En parallèle, les commémorations publiques peuvent s’ériger de nos jours comme des « objets de dispute » (Collins, 2004 : 71) cristallisant autour d’elles les enjeux politiques et sociétaux auxquels la société doit faire face. Dès lors, le rituel commémoratif se profile comme une « épreuve de vérité sociale » (Truc, 2018 : 43) qui a la capacité de renforcer ou affaiblir le lien social au sein du groupe attaqué. Enfin, l’apparition de dispositifs mémoriels au niveau régional ou étatique soulignent la dimension collective de la mémoire et le rôle des États dans le façonnage d’une mémoire convulse (Gensburger et Lefranc, 2017) de tels événements.

9Ces trois temps d’analyse permettent, par leur implication dans la construction de récits mémoriels et de représentations politiques des événements (consensuelles ou conflictuelles), d’effectuer une vue d’ensemble des phénomènes mémoriels associés au 17-A. De plus, ils s’entendent comme des moments clés dans la formation de publics des attentats autour de communautés spécifiques.

Corpus mobilisé et critères d’analyse

  • 5 Données relatives à l’année 2017

10Pour ce faire, nous nous sommes appuyés sur un corpus médiatique constitué de 1 339 articles issus des principaux journaux de presse écrite catalane et espagnole pour la période comprise entre le 18 août et le 4 septembre 2017, ainsi qu’une analyse des premières 24 heures d’émissions télévisuelles post-attentat issues des chaînes de télévision publiques appartenant à Radio Televisión Española (La 1 et Canal 24 horas) et à la Corporació Catalana de Mitjans Audiovisuals (TV3 et Canal 324). Nous avons analysé les productions journalistiques (Unes, éditoriaux de presse et articles journalistiques) issues des quatre principaux journaux catalans (Diari Ara, El Periódico, La Vanguardia et El Punt-Avui) et espagnols (ABC, El Mundo, El País et La Razón) en nombre de lecteurs5. Nous avons sélectionné les productions journalistiques dont la thématique portait sur les attentats du 17-A, incluant toutes les sous-thématiques pertinentes (analyse des événements, contexte sécuritaire, gestion post-attentat, effets sociaux, réactions politiques et citoyennes, etc.). À l'inverse, nous avons exclu les contenus dépourvus de pertinence analytique, c'est-à-dire ceux qui ne contribuent pas à une compréhension approfondie des attentats et aux discours et récits médiatiques qui y sont associés. Cela inclut les cartes des lecteurs, ainsi que les rubriques « faits divers », « sport et culture », qui peuvent mentionner les attentats de manière indirecte et sans participer de manière active de la configuration des récits post-attentat.

11L’exploitation de ce corpus a été effectué par le biais d’une analyse de contenu qualitative, afin d’identifier les thématiques associées aux attaques et les représentations journalistiques du 17-A. Le codage a été effectué manuellement à partir d’une grille prédéfinie autour de quatre axes d’analyse : formes de dénomination et de représentation de l’événement terroriste, représentation et distribution différentielle des acteurs en lien avec les attaques (acteurs politiques catalans et espagnols, acteurs assistanciels, victimes, assaillants et citoyens), catégories symboliques mobilisées et représentations du territoire attaquée.

12En complément, nous avons mobilisé un corpus mémoriel et ethnographique comportant 7 838 objets déposés par les citoyens au sein des mémoriaux éphémères de La Rambla, de plusieurs dizaines d’heures d’observation des commémorations officielles post-attentat et entretiens effectués avec des acteurs en lien avec le 17-A, dans le cadre d’un travail d’enquête menée sur place dans la période 2019-2023.

Les premiers récits médiatiques sur le 17-A : l’irruption des logiques de concurrence identitaire et l’oubli des victimes

  • 6 Dans le cas du 17-A, les télévisions publiques catalane (CCMA-TV3) et espagnole (RTVE-La 1) ont été (...)
  • 7 Extraits issus de l’émission spéciale « Especial Informativo – Atentado en Barcelona » émis de 17h3 (...)
  • 8 Extraits issus de l’émission spéciale « Especial Informatiu : atemptat a Barcelona » émis de 17h30 (...)

13Les premières informations journalistiques sur les attaques de La Rambla émergent quelques minutes à peine après les événements. Comme lors d’autres attentats terroristes, les médias éprouvent des difficultés à qualifier la nature exacte de l’incident (Girao González, 2021), ce qui engendre un « chaos narratif » (Aubert, Charaudeau et Mehl, 2018 : 234), accentué par l’absence initiale d’images et de témoignages directs. Une fois la piste terroriste confirmée, ces premières réactions cèdent la place aux opérations de cadrage journalistique, menées principalement par les chaînes de télévision publiques catalanes et espagnoles6. À cet égard, ces opérations diffèrent rapidement entre Barcelone et Madrid : deux cadrages sont proposés à l’échelle nationale espagnole et régionale catalane. Le premier, proposé initialement par Radio Televisión Española (RTVE) présente les attaques comme une agression de l’Espagne par des individus radicalisés – « Ceci est un coup dur pour Barcelone et pour toute l’Espagne », « Toute l’Espagne est Barcelone », « Solidarité avec les espagnols », « L’Espagne n’avait pas connu d’attentats terroristes depuis longtemps »7. En revanche, la Corporation Catalane de Médias Audiovisuels et TV3 (CCMA – TV3) adopte un cadrage plus nuancé, suggérant une interprétation sociopolitique des attaques. Ces opérations catalanes lient les causes de l’attentat à des conditions de pauvreté et de marginalisation tant au niveau européen que catalan, en inscrivant l’attentat dans un champ d’affectation de type catalan – « Le gouvernement de la Generalitat est mobilisé », « Ici on a vu que la Catalogne pouvait être l’un des endroits où il pouvait y avoir un attentat », « Jusqu’à quel point un attentat de ces caractéristiques pouvait avoir lieu en Catalogne ? », « La Catalogne est un pays d’accueil et de paix »8. En parallèle, ces cadrages seront repris par les journaux de presse écrite catalane et espagnole dans le traitement de la période post-attentat. L’attentat devient alors un objet discursif permettant de cristalliser les principaux débats liés à la période référendaire en Catalogne. Ce cadrage a eu pour effet de reléguer au second plan d’autres problématiques, telles que la prise en charge des victimes, les répercussions sociales des attentats, ou encore l’analyse idéologique des actions revendiquées par l’État islamique.

14Ces dynamiques permettent d’observer des discours journalistiques très critiques à l’égard des actions gouvernementales (catalanes ou espagnoles) et qui lient le 17-A aux tensions politiques et sociales autour de la question indépendantiste catalane comme en témoignent les éditoriaux de presse issus de cette période. À ce titre, l’orientation éditoriale des journaux de presse espagnols consiste à présenter l’unité nationale comme un élément structurant de la période post-attentat. En témoignent les productions journalistiques issues de cette période. Pour exemple, le 19 août 2017 le journal espagnol La Razón publie une tribune de l’ancien ministre de l’Intérieur espagnol, Jorge Fernández Díaz, intitulée « L’heure de l’unité ». Dans cette tribune, J. Fernández Díaz présente le 17-A comme une nouvelle tragédie qu’inscrit Barcelone dans une longue liste de villes touchés par la haine djihadiste. L’unité y est évoquée à plusieurs reprises, d’abord comme une manifestation de la résilience publique post-attentat (proche d’un concept de solidarité élargie), puis, dans un deuxième temps, comme un facteur de l’identité espagnole (en lien avec la défense des « institutions politiques » de l’État) :

  • 9 « Precisamente ahora nos toca estar a la altura de lo que demanda una sociedad civil que rechaza la (...)

« Justement, maintenant il faut être à la hauteur des demandes d’une société civile qui refuse la violence, qui anhéla la cohabitation dans la diversité et qui, pour cela, doit rester plus unie que jamais »9 (Fernández Díaz, 2017).

15Ce même jour, El País, publie un article de l’ancien vice Premier ministre espagnol Alfredo Pérez Rubalcaba intitulé « L’essentielle unité ». Il y retrace l’histoire espagnole du terrorisme impactée par le terrorisme du groupe ETA et les attentats djihadistes de mars 2004. Ainsi l’auteur signale-t-il les vertus de l’unité « politique » autour d’institutions fortes qui font barrière à la haine djihadiste :

  • 10 « De la misma manera que el apoyo a las fuerzas de seguridad del Estado y la buena coordinación ent (...)

« De la même manière (que nous avons la certitude) que le soutien aux forces de sécurité de l’état et la bonne coordination parmi elles, le travail des juges et des procureurs, la coopération internationale, l’attention aux victimes et l’indénouable unité des partis politiques constituent les ingrédients essentiels d’une politique antiterroriste qui permette d’éviter des attentats »10 (Pérez Rubalcaba, 2017).

16L’unité apparaît ici comme un concept ambigu et doté d’une signification flottante, ce qui permet de lier discursivement événement terroriste, réponse politique et citoyenne, et imaginaires nationaux. Ainsi, lors des éditions du 18 et 19 août 2017, l’attentat est-il présenté comme une opportunité afin d’atteindre l’unité pleine entre catalans et espagnols. En effet, les médias espagnols relient rapidement le 17-A à un contexte de forte tension politique autour de la question indépendantiste catalane. Dès lors, l’attentat et la période post-attentat, s’envisage comme le détonant d’un « nouvel agenda politique » axée sur l’unité à l’échelle espagnole :

  • 11 « Atentado de Barcelona. El ataque en La Rambla llama a la unidad en una nueva agenda política. […] (...)

« Attentat de Barcelone. L’attaque appelle à l’unité dans un nouvel agenda politique. Ce crime doit être le signal d’alarme qui ramène la politique catalane à la réalité. Nous appelons le gouvernement catalan à se mettre au service des vrais problèmes de la Catalogne »11 (éditorial de El País, 19 août 2017).

  • 12 À titre de comparaison, la presse catalane publia, sur cette même période, 55 éditoriaux en lien av (...)

17Un recomptage ciblant les éditoriaux de presse des journaux ABC, El Mundo, El País et La Razón montre l’importance de l’unité aux yeux de ces journaux et le lien qu’ils tissent entre crise terroriste et crise politique et territoriale. À ce propos, sur les 70 éditoriaux de presse analysés dans la période comprise entre le 18 août et le 4 septembre 2024, 64 éditoriaux portent sur des thématiques en lien avec le 17-A et les relations entre la Catalogne et l’Espagne. 38 de ces éditoriaux revendiquent l’unité nationale post-attentat (59,4 %) et 35 (53,1 %) désignent l’indépendantisme comme la principale menace contre l’unité nationale – contre 4 (6,2 %) qui situent le djihadisme comme la principale menace contre l’unité nationale et la démocratie12.

18Cette orientation éditoriale visant à dénoncer les menaces internes en lien avec le 17-A fait fleurir une série d’opérations discursives vouées à caractériser l’indépendantisme catalan comme un danger pour l’unité nationale, car participe de la construction d’un récit dichotomique (nous les espagnols versus eux les indépendantistes) à forte charge identitaire et conflictuelle. Les actions indépendantistes sont ainsi reliées au champ lexical de la maladie (« germe », « malsain », « maladif », « pollue ») et de l’extrémisme (« manipuler », « fanatisme indépendantiste », « des croisés », « totalitaire ») caractérisent une vraie menace pour les intérêts de la nation et des catalans eux-mêmes :

  • 13 « Separatismo enfermizo y mezquino. La facción independentista catalana ni siquiera es capaz de sen (...)

« Séparatisme maladif et mesquin. La fraction indépendantiste catalane n’est même pas capable de sentir un minimum de communauté avec le reste de l’Espagne, ni face au deuil et le soutien unanimes ni face aux dangers si extrêmes »13 (éditorial ABC, 21 août 2017).

19Ces dynamiques éditoriales doivent aussi être considérées sur le plan structurel : en définissant une menace endogène autour de l’indépendantisme catalan, ces médias font apparaître dans l’espace médiatique la question nationale catalane et le référendum indépendantiste prévu pour le 1er octobre 2017. Dès lors, la revendication d’une quête d’unité dépasse la question djihadiste et la visibilité des victimes des attaques. De ce fait, les récits médiatiques configurés par les médias madrilènes basculent rapidement vers une dimension dichotomique qui oppose la « nécessaire » unité nationale espagnole à la fracture indépendantiste et « sécessionniste » catalane. Ces opérations permettent de définir les contours de « notre communauté » (une communauté de type espagnole) grâce à la définition de l’Autre (une communauté de type catalane indépendantiste). Tel que le signale Jan Berting (2009 : 58), « l’observation de l’Autre est régie par des représentations collectives ou des stéréotypes dès que la distinction est faite : une personne est l’Autre parce qu’elle a une ou plusieurs caractéristiques qui le distinguent de “nous” ». L’Autre représente alors une catégorie fortement stéréotypée qui accentue les différences et la distance sociale entre nous et eux (ibid., 2009). En somme, ces récits identifient dans les mouvements indépendantistes la figure de l’Autre, surtout dans la figure du président catalan Carles Puigdemont et son gouvernement indépendantiste :

  • 14 « Puigdemont descarta la posibilidad que los atentados paralicen su plan hacia la independencia ».

« Puigdemont écarte la possibilité que les attentats paralysent son plan vers l’indépendance »14 (Cordero, 2017).

  • 15 « Ciertamente, y aunque el esfuerzo de los altos mandos policiales es enorme para mantener una rela (...)

« En effet, et malgré que l’effort des hauts commandants de police soit énorme afin de garder une relation fluide, le contexte politique met à preuve cette volonté. La présupposée célébration d’un référendum d’indépendance n’aide pas précisément à cela. Hier, le président Puigdemont a assuré que les attentats de jeudi ne changeraient pour rien la volonté de l’exécutif catalan par rapport à l’indépendance »15 (éditorial ABC, 19 août 2017).

20Ces discours ont joué un rôle crucial dans le traitement médiatique des manifestations publiques organisées par les autorités catalanes et barcelonaises le 26 août 2017 à Barcelone autour du mot d’ordre « No tinc por » (« Je n’ai pas peur »). À cet égard, ces manifestations témoignent « d’un sentiment de commune appartenance s’affermissant dans l’adversité et le deuil » (Truc, 2016 : 120) et contribuent à définir la réponse de la société face à de tels événements.

  • 16 Les termes « unionisme » et « unioniste(s) » sont employés pour désigner respectivement le courant (...)
  • 17 L’appellation « Felipe » fait référence au roi Felipe V, roi d’Espagne.

21Ces manifestations ont été présentés par les discours journalistiques comme des moments militants reléguant les victimes au second plan. La présence du roi et du gouvernement espagnol – considérés par certains acteurs catalans comme les responsables ultimes des attaques –, l’attitude des responsables indépendantistes – accusés d’utiliser l’attentat pour construire la République Catalane – ou les actions militantes d’organisations indépendantistes ou unionistes16 ont réduit la place médiatique des enjeux victimaires, citoyens ou sociétaux. Dès lors, ces manifestations ont participé de la signification de l’événement, des régimes d’altérité entre catalans et espagnols et de la mise en visibilité de deux communautés d’affectation par le 17-A : une catalane, associée à un discours dénonciateur de l’action de l’État, et une espagnole, vouée à souligner les vertus de l’unité nationale espagnole et à dénoncer l’utilisation indépendantiste des attaques. C’est ainsi que les mots d’ordre militants tels que « Qui vol la pau no trafica amb la guerra » (« qui veut la paix ne trafique pas avec la guerre ») ou « Felipe17 les teves guerres els nostres morts » (« Felipe tes guerres sont à l’origine de nos morts ») ont cohabité avec les mots d’ordre officiels choisis par les autorités catalanes.

Une vision catalane sur les événements

22Les opérations médiatiques effectuées par les principaux journaux et télévisions espagnols ont différé de la conception de l’événement et des régimes d’expérience événementielle proposés par les médias catalans. À la différence des médias en langue castillane, l’attentat est présenté comme une situation d’exceptionnalité qui met en danger les liens citoyens et culturels au sein d’une société catalane « multiculturelle » et héritière d’une « culture catalane de la paix ». Dès lors, le rapport à l’attentat diffère substantiellement à celui proposé par les médias madrilènes : plutôt qu’une menace contre l’unité nationale, il est présenté comme une menace aux principes de fraternité et liberté du pays. De ce fait, ces journaux configurent l’imaginaire d’un peuple catalan résilient et uni dans la fraternité et l’exercice des libertés individuelles et collectives :

  • 18 « El president del govern, que va decretar tres dies de dol a Catalunya, va donar un missatge inequ (...)

« Le président du gouvernement (catalan), qui a décrété trois jours de deuil en Catalogne, a prononcé un message inéquivoque contre cet “acte de dimensions très graves” : la démocratie et ses valeurs intrinsèques, la liberté et l’égalité sont au-dessus de la violence. Avec tous les citoyens, nous plierons ceux qu’essayent de confronter des civilisations »18 (Ballbona, 2017).

  • 19 « No deixarem que una minoria posi fi a la nostra manera de ser, que ha estat forjada al llarg dels (...)

23Pour ces médias, la menace ne provient pas de l’intérieur de la société catalane, espagnole ou d’une dimension collective – les « unionistes » ou les institutions régionales ou étatiques par exemple – mais d’individus radicalisés (les terroristes impliqués) sous l’emprise d’organisations djihadistes opérant à l’échelle internationale ou européenne. Cette conception de la menace mobilise une dimension collective et nationale forgée au cours d’une histoire « longue » et partagée par une communauté imaginaire et imaginée de type catalane : « Nous ne laisserons pas qu’une minorité mette fin à notre manière d’être, qui a été forgée tout au long des siècles »19 (Ellakuría et Riego, 2017).

24Il faut souligner que ces opérations contribuent à ancrer le récit dans une dimension nationale catalane, présentant la Catalogne comme un pays, en opposition à d’autres dénominations telles que région, métropole ou territoire. Pour ce faire, ces médias mobilisent de nombreuses occurrences issues du champ lexical de la nation (« notre pays », « la nation », « notre territoire », « notre culture ») et de la catalanité (« la Catalogne », « catalan·e », « l’esprit des Catalans », « la culture catalane »). Par ailleurs, ces opérations véhiculent un mythe fondateur de l’identité catalane, décrite comme une « terra » (pays/territoire) d’accueil et de paix. Cela se manifeste par la récurrence d’expressions valorisant la « paix », la « culture », la « bienvenue », les « traditions catalanes » ou encore « l’histoire » du pays.

25Finalement, ce traitement médiatique fait émerger autour de la communauté catalane l’image d’un « peuple-totalité » (Tamba, 2012) qui développe les principaux attributs de l’imaginaire national catalan. Dans leurs éditoriaux, les journaux mettent en lumière le lien entre la réponse politique aux événements du 17-A et l’identité catalane, ainsi que la quête d’une liberté démocratique et nationale de type catalane. En dressant un portrait dichotomique des relations entre les pouvoirs de l’État et les autorités régionales, marquées par des malentendus et des ambiguïtés, ces publications analysent les origines des dysfonctionnements politiques à la suite du 17-A. Elles relient ainsi la période post-attentat et ses problématiques à la cause nationale catalane et aux visions collectives de liberté qui se cristallisent autour du référendum d’autodétermination : dès lors, la liberté est présentée comme un horizon politique vers lequel tend la société catalane et les institutions du pays.

Commémorations et entrepreneurs de la mémoire

26Les commémorations officielles s’érigent comme l’une des principales expressions des politiques publiques mémorielles (Michel, 2010 ; Gensburger et Lefranc, 2017) au sein des sociétés démocratiques et libérales contemporaines. Ces formes rituelles publiques ont comme objectif de réduire l’incertitude et l’inquiétude sur l’événement commémoré (Boltanski, 2009) en même temps qu’elles construisent une « mémoire consensuelle » (Truc, 2011 : 206) vouée à dissiper les tensions et les divisions dans le corps social à la suite de l’événement.

Le 17 août 2018 : une première commémoration atypique qui ravive les tensions identitaires

27Dans le cas catalan, l’organisation de ces cérémonies publiques a été assuré par les autorités barcelonaises et catalanes en coopération avec les victimes des attentats regroupées autour de la Unitat d’atenció i valoració a afectas per terrorisme (Uavat), une unité de soutien et de suivi des victimes d’attaques terroristes en Catalogne.

28À la suite de ce processus interne, l’Uavat proposa effectuer les commémorations à La Rambla dans un acte qui mêla silence et représentation statique d’unité entre victimes, citoyens et autorités. Il faut noter que, à la différence des commémorations publiques des attentats du 11 mars 2004 à Madrid ou du 13 novembre 2015 à Paris, les commémorations annuelles du 17-A s’effectuent à l’endroit où a eu lieu l’attaque terroriste : au niveau de la mosaïque de Joan Miró de La Rambla au Pla de l’Os – endroit où s’est arrêté le camion utilisé par les terroristes afin de percuter les passants. L’espace urbain qui fut le scénario d’un événement catastrophique est alors réapproprié par les autorités afin d’en faire un « lieu de mémoire » (Nora, 1997) et d’y ancrer la mémoire du lieu et celle qui découle de l’événement et du traumatisme collectif du massacre. Si, en général, ces commémorations ont pour objectif de « détourner l’attention de l’événement initial au profit d’une célébration qui sert avant tout le présent » (Truc, 2011 : 206), dans le cas de La Rambla, ces formes rituelles participent d’une résignification de l’espace et d’un passé traumatique pour la collectivité.

29Un an après les attentats, Barcelone organise la première commémoration publique d’hommage aux victimes et affectés par le 17-A. Si le souvenir du drame était encore suffisamment présent dans la société catalane, les tensions politiques et identitaires ont confronté le processus commémoratif du 17-A à des divisions et disputes militantes entre partisans unionistes et indépendantistes.

  • 20 À ce titre, nous pouvons citer les études sur les politiques commémoratives d’événements à forte ch (...)

30Le 18 août 2018, et malgré l’appel des victimes à ne pas politiser ces commémorations, La Rambla devient le scénario de deux manifestations de sens politique opposé et convoqués quelques instants avant les actes d’hommage officiels organisés par les autorités barcelonaises. Si les tensions autour de la présence du roi laissaient présager un possible boycott des partisans indépendantistes, c’est l’organisation d’un rassemblement de militants unionistes et monarchiques qui sera à l’origine de vives altercations lors du déroulement de la cérémonie d’hommage aux victimes. Le 17 août 2018, à midi lorsque la cérémonie d’hommage va commencer, quelques manifestants unionistes vêtus de blanc et munis de drapeaux espagnols font irruption en criant « Vive le roi » ou bien « Vive l’Espagne » et sifflent l’usage du catalan lors de la présentation de la cérémonie. Loin de susciter l’unanimité parmi le public rassemblé, certains huent et censurent l’attitude des manifestants. On entend alors « vive la Catalogne » ou bien « traîtres, assassins » en référence au rôle des autorités étatiques dans la gestion du 17-A. Tandis que la cérémonie arrive tant bien que mal à sa fin, la manifestation indépendantiste convoquée par les CDR (Comités de défense du référendum) croise les manifestants unionistes et monarchiques, et échangent insultes, cris et quelques bousculades. Dans les principales éditions de presse catalane et espagnole, ces incidents rencontrent un écho variable selon le journal analysé. La plupart de ces journaux évoquent les tensions par la composante identitaire et l’incidence de la période post-référendum sur les mobilisations d’hommage aux victimes. Bien que ces dynamiques conflictuelles ne soient pas exclusives au cas du 17-A20, la particularité barcelonaise réside dans le fait qu’elles sont d’ordre idéologique, militant et identitaire.

31Comme le souligne Randall Collins (2004), si les rituels ont pour fonction de créer et maintenir la solidarité au sein d’une société attaquée, ils peuvent engendrer des conflits, dans la mesure où le rituel devient un bien symbolique disputé entre les membres d’un même groupe. Le rituel peut donc être source de tensions et s’inscrire dans une logique de concurrence mémorielle par les membres d’une même communauté, dans la mesure où il représente une épreuve de vérité sociale (Truc, 2016) : il renforce les liens sociaux lorsqu’il est réussi, mais les affaiblit en cas d’échec. Lors des actes de commémoration de 2018, le rituel commémoratif devint rapidement un objet de dispute ce qui en modifia substantiellement son déroulé et structure lors des éditions postérieures. Dans cette perspective, les éditions suivantes se caractériseront par la prédominance d’un silence mémoriel qui remplaça le format initial articulé autour de discours publics, lecture d’œuvres littéraires ou la présence de personnalités de l’État dont les rois ou des responsables étatiques. Ce silence mémoriel eut donc une visée performative vouée à réaffirmer une forme consensuelle entre politiques, citoyens et victimes.

Le 17 août 2019 : l’apparition de contre-commémorations du 17-A et les logiques de concurrence mémorielle entre unionistes et indépendantistes

32La logique de concurrence mémorielle autour du 17-A s’est renforcée avec l’apparition en 2019 d’une contre-commémoration de signe nettement constitutionaliste et organisée par l’Association catalane de victimes d’organisations terroristes (ACVOT) avec le soutien des partis unionistes espagnols dont le Parti Populaire, Ciudadanos et Vox.

33Dans le cas catalan, ces contre-commémorations se sont constituées lors de l’année 2019 dans un contexte de forte tension entre représentants politiques de l’État et de la région par les polémiques issues des commémorations officielles de l’année précédente. Dans ce contexte, l’ACVOT organisa le 17 août 2019 une commémoration « alternative » vouée à dénoncer publiquement l’action des institutions indépendantistes et leur emprise sur la mémoire du 17-A. À la différence des commémorations officielles, elle est située au début de l’itinéraire choisi par les terroristes. Elle se situe donc à 500 mètres de la commémoration officielle et est convoquée trente minutes après celle-ci. L’apparition de cette contre-commémoration s’explique, selon ses organisateurs, par un sentiment d’abandon de la part des institutions publiques barcelonaises et catalanes. Il est précisé, selon les dirigeants de l’entité, par une action gouvernementale catalane qui « discrimine », « isole » et « exclu » les associations de type espagnol ou constitutionnaliste. Si la rhétorique utilisée par les dirigeants de cette association est proche de l’Asociación Víctimas del Terrorismo – qui agit en tant qu’important « lobby » (Argomaniz, 2015) autour des questions mémorielles et victimaires en Espagne – , l’ACVOT se caractérise par un discours très critique de la gestion catalane des attentats et promouvant le sacrifice des victimes espagnoles pour la démocratie et les libertés nationales en Espagne. De son côté, l’ACVOT dénigre la gestion catalane de la crise, élaborant un discours de dénonciation de l’action politique et militante catalane dans le but d’inscrire ces événements dans le cadre d’une histoire espagnole du terrorisme. Cette opposition se traduit par une stratégie de contre-programmation systématique des commémorations officielles organisées par les autorités barcelonaises et catalanes, ainsi que par une rupture de facto avec le collectif des victimes représenté par l’UAVAT.

  • 21 El Cant dels Ocells (Le Chant des Oiseaux) est un chant traditionnel catalan, popularisé par le vio (...)

34Depuis 2019, ces deux formats commémoratifs coexistent et entrent en concurrence sur l’espace public catalan et barcelonais. Si les actes de commémoration officiels sont structurés autour d’un silence commémoratif – caractérisé par l’absence de discours publics et la tenue d’une minute de silence brisée uniquement par les accords du Cant dels Ocells21 –, l’ACVOT privilégiera la composante discursive. Les discours effectués par les responsables de l’association dans la période observée (2019-2023) font systématiquement référence à une histoire « espagnole » du terrorisme, mêlant les périodes liées au terrorisme basque de l’ETA avec celui du terrorisme djihadiste, les attentats du 17-A et du 11 mars 2004. Cette composante identitaire, vouée à renforcer le lien entre événement et histoire collective espagnole, est renforcée par les remerciements publics qui sont effectués aux forces « constitutionalistes » présentes dans l’acte (Parti Populaire, VOX et Ciudadanos), ainsi qu’aux forces de l’ordre de l’État surtout la Guardia Civil et la police nationale espagnole.

35Lors de cette commémoration, la majorité des participants ainsi que les organisateurs arboraient des symboles nationaux espagnols, tels que des pins, des vêtements ou des bracelets aux couleurs du drapeau espagnol. Nos observations ont aussi révélé des dynamiques internes soulignant les tensions entre les deux commémorations post-covid (2022 et 2023) au cours desquelles des participants à la cérémonie officielle ont interpellé, voire insulté, des membres de l’ACVOT ; des manifestants indépendantistes brandissaient des drapeaux indépendantistes, suscitant des réactions vives de la part de représentants politiques constitutionnalistes ; ou, enfin, avec l’apparition de pancartes revendicatives dans le public dénonçant la « gestion néfaste » des indépendantistes ou des responsables politiques barcelonais.

L’apparition d’entrepreneurs de mémoire

36Les commémorations, officielles ou contestataires, sont le théâtre où se développent, forment et conforment des discours militants et identitaires. Ces discours émanent d’entrepreneurs de mémoire qui, tel que l’évoque Renaud Hourcade (2015 : 73), « occupent une position de filtre au sein d’un groupe, agissant à l’interface entre, d’une part, la mise en forme d’une mémoire collective à partir des expériences individuelles et, d’autre part, la diffusion vers l’extérieur de cette mémoire collective dotée d’un visage unitaire ». Par conséquent, le concept d’entrepreneur de mémoire désigne les individus, groupes ou institutions qui jouent un rôle actif dans la construction, la promotion et la diffusion de la mémoire collective d’un événement, d’une période historique ou d’une cause.

37Dans le cas du 17-A, ils sont représentés par un collectif citoyen constitué autour de la figure de Javier Rodríguez, père d’un enfant de trois ans mort à La Rambla et soutenu par des organisations politiques et associatives indépendantistes. J. Rodríguez, entouré initialement de l’Uavat, prendra la décision d’attaquer en justice l’État espagnol pour sa responsabilité dans la préparation et l’avènement des attentats. Avec un discours mêlant la dimension victimaire de son cas et celle politique du conflit entre Barcelone et Madrid, il est à l’origine d’un récit d’accusation à l’encontre des institutions étatiques. Épaulé par certains acteurs de la cause indépendantiste, ce discours vise à promouvoir l’idée que les services d’intelligence espagnols (CNI) étaient au courant de l’intention des terroristes de commettre un attentat sur le sol catalan. Avec l’aide de l’avocat et député catalan Jaume Alonso Cuevillas, il configure un récit selon lequel le 17-A a été organisé afin de « plier » le mouvement indépendantiste catalan et promouvoir l’application d’un état de siège dans la région.

38C’est ainsi que J. Rodríguez a créé un collectif de soutien, « Les ales de Xavi » (« les ailes de Xavi ») et la plateforme « 17-A, volem saber la veritat » (« 17-A nous voulons savoir la vérité ») afin de dénoncer l’implication de l’état espagnol et le sentiment d’abandon des victimes du 17-A. Ce collectif sera visible lors des commémorations post-attentat et contestera fortement la présence des autorités et des représentants politiques espagnols lors de ces cérémonies. En parallèle, il s’érige comme le porte-drapeau d’une cause contre l’état espagnol rassemblant la victime, organisations civiles et représentants politiques de l’orbite indépendantiste.

Les dispositifs mémoriels pérennes du 17-A

39Après avoir évoqué les différentes formes de commémorations du 17-A, il est essentiel de se pencher sur les dispositifs qui visent à ancrer cette mémoire dans le temps et à la pérenniser. Les monuments et les dispositifs numériques apparaissent alors comme des outils de pérennisation, inscrivant la mémoire dans l’espace public de manière durable et participant des récits mémoriels sur ces attentats. Ces formes matérielles et virtuelles de la mémoire permettent d’évoquer le passé, mais aussi de le redéfinir constamment à partir du présent et de la signification octroyée à l’événement et ses effets sur le corps social.

40D’après la vision foucaldienne, le dispositif peut être appréhendé comme « un ensemble hétérogène » qui a la capacité de « capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les opinions et les discours des êtres vivants » (Agamben, 2007 : 31). La nature stratégique de tout dispositif, dans la mesure où celui-ci « s’inscrit dans un jeu de pouvoir » (ibid. : 10) l’inscrit de facto au sein d’une relation de pouvoir au sein d’une communauté spécifique. Dans le cas des dispositifs de mémoire, ces derniers sont souvent liés aux politiques publiques de mémoire et à la force régalienne des États. En effet, « les États sont d’habiles façonneurs de mémoire » (Gensburger et Lefranc, 2017 : 8) et, à ce titre, les dispositifs mémoriels servent à « prescrire des représentations, et, de là, des attitudes » (ibid. : 8). Qu’il s’agisse de l’inscrire au sein d’une mémoire commune et partagée, de rehausser les attributs nationaux d’une communauté spécifique ou de permettre aux citoyens d’adapter leurs attitudes face à des situations traumatiques, les dispositifs mémoriels se nourrissent d’une relation de symbiose entre pouvoir et savoir public.

41Dans le cas du 17-A, trois dispositifs mémoriels majeurs ont été mis en place par les autorités. Deux ont été initiés par la mairie de Barcelone (en coopération avec les victimes des attaques), tandis qu’un autre a été réalisé sous l’égide de l’État espagnol. Si tous partagent l’objectif de garder vivant le souvenir de l’événement, ils s’opposent sur plusieurs plans. D’abord, ils divergent dans leur interprétation de l’événement et dans la manière dont ils encadrent le récit sur l’événement, cristallisant autour d’eux des enjeux de type politique et identitaire, ainsi que la complexité (voire fragilité) des rapports entre Barcelone et Madrid.

Le mémoriel numérique de la ville de Barcelone

42La première des institutions à travailler sur la question mémorielle des attentats fut la mairie de Barcelone. Le Conseil de mémoire démocratique de la mairie créa un « espace numérique de reconnaissance aux victimes » du 17-A sous la forme d’un site web accessible à tous22. Ce dispositif mémoriel propose un récapitulatif des textes et objets apportés par les citoyens aux mémoriaux spontanées de La Rambla pendant les semaines postérieures aux attentats. Le site mêle une double composante mémorielle et artistique qui s’inspire de l’iconographie artistique du peintre catalan J. Miró. Tel que l’ont évoqué, lors de nos entretiens, les responsables du musée d’Histoire de Barcelone et des archives municipales de Barcelone, responsables des fonds 17-A, le site n’a pas une vocation scientifique ou archivistique. Au contraire, l’intention des autorités est de produire un site mémoriel en ligne de type artistique qui rende hommage à l’« esprit de résilience de la ville de Barcelone » et aux mobilisations qui ont été associées à la période post-attentat catalane.

43Le contenu du mémorial numérique est issu des « mémoriaux éphémères ou spontanés » (Grider 2001 ; Sánchez-Carretero, 2011 ; Santino, 2006) apparus à La Rambla, composés des textes et objets déposés par les citoyens dans les semaines suivant les attaques. Ces mémoriaux éphémères ou spontanés ont la particularité d’être considérés comme des véritables « autels » (Santino, 1992) populaires au sein desquels s’exprime et performe la solidarité avec les victimes et les rescapés (Monforte Rubia, 2023). Par leur matérialité et les régimes d’expérience de l’événement qu’ils véhiculent, ils s’érigent comme des traces de l’événement et marqueurs d’une expérience populaire de la tragédie. Lors du 17-A, la collecte de ces objets fut assurée par les agents municipaux de la ville de Barcelone sous la direction des équipes du musée d’Histoire de Barcelone et des archives municipales de Barcelone qui stockent ces objets. Le site a la particularité de reprendre ce matériel afin de proposer un dispositif mémoriel interactif autour de trois niveaux de lecture qui mêlent composantes textuelles et iconographiques. Le premier présente au visiteur une représentation artistique en forme de mosaïque collectif regroupant les 12 000 textes et objets déposés par les citoyens à La Rambla, accompagné d’un deuxième niveau de lecture autour d’un espace audiovisuel contenant des vidéos et des images des manifestations, puis d’un dernier niveau permettant d’accéder aux registres de condoléances municipaux des attentats.

44D’un point de vue de l’énonciation – la relation que « le locuteur entretient par le texte ou l’image avec l’interlocuteur » (Dubois, 1969) – ce dispositif s’attache à parler au nom d’un « nous barcelonais » caractérisé par les attributs de ville-monde de Barcelone. La ville s’érige ainsi comme le locuteur principal de l’énonciation – l’énonciation étant étudiée ici en tant que « surgissement du sujet dans l’énoncé » (Dubois, 1969). Bien que le dispositif évoque la centralité des victimes, les éléments iconographiques et textuels s’inscrivent dans le régime de la résilience collective barcelonaise face au drame de l’attentat. Le dispositif de resignification de l’événement et la commémoration dépassent les limites cognitives, symboliques ou temporelles de l’événement incluant la réaction et la mobilisation des citoyens. Le site est donc présenté comme une synthèse qui atteste du caractère résiliant des Catalans et du statut de ville-monde de Barcelone – qui se présente comme une ville plurielle et accueillante :

  • 23 « El 17 d’agost de 2017 es va produir un doble atemptat a Barcelona i Cambrils, que va provocar 16 (...)

« Le 17 août 2017 eut lieu un double attentat à Barcelone et Cambrils, qui provoqua 16 morts et plus d’une centaine de blessés. Le 26 août, un demi-million de personnes rempliront les rues de Barcelone avec un mot d’ordre uniforme : je n’ai pas peur, ce cri naîtra de la conviction d’une ville plurielle et accueillante »23 (extrait du mémoriel numérique du 17-A de la ville de Barcelone).

45Loin d’éloigner la mémoire des faits tragiques qui pourraient faire l’objet de divisions ou de conflits, le dispositif reconfigure les événements traumatiques à l’origine du mémoriel. De ce fait, il peut être défini comme un lieu de mémoire qui, au-delà de son caractère abstrait et intellectuellement construit au sens de Pierre Nora (1997), reflète une « illusion d’éternité » où subsiste, citant encore ce même auteur, « une conscience commémorative » de l’événement et de ses significations.

Les monuments érigés à La Rambla de Barcelone et à l’allée maritime de Cambrils

46Le deuxième dispositif se situe dans la continuité du premier. Il s’agit du monument inauguré le 4 mars 2019 à La Rambla par les autorités barcelonaises et catalanes.Inauguré un an et six mois après les attentats, il est constitué d’une plaque de 12 m de longueur au niveau du sol avec le texte « Que la paix te recouvre, oh ville de la paix » écrit en catalan, espagnol, arabe et anglais. L’inscription est accompagnée du dessin intitulé « Barcelona » de l’artiste catalan Frederic Amat, dessiné immédiatement après les attentats et cédé par l’auteur à la ville de Barcelone. Le site mémoriel est complété par une inscription précisant l’heure et la date précise des faits « 17.08.2017. 16.50 h ». Le choix de l’inscription s’effectua par le biais d’un processus participatif au sein du collectif victimaire du 17-A parmi une présélection de 100 textes issus des mémoriaux éphémères de La Rambla.

47Le dispositif mémoriel établit un lien profond entre l’expression de l’émotion collective et le souvenir des victimes, inscrivant ces deux éléments dans une dynamique de mémoire populaire. Cette mémoire s’ancre en niveaux : d’une part, celle des citoyens anonymes ayant laissé des messages à la suite des attaques ; d’autre part, celle des victimes, présentées comme des membres d’une communauté plus large, affectée dans son ensemble – la ville de Barcelone, ville-monde, servant de pont entre ces deux dimensions.

48La figure de la victime apparaît ici comme une composante essentielle dans la configuration et production du dispositif mémoriel et monumental barcelonais. Toutefois, bien que le texte commémoratif ait été sélectionné par le collectif des victimes du 17-A, les références directes à celles-ci sont volontairement effacées, les victimes étant intégrées dans le corps social de la ville. Ce monument reflète ainsi une volonté de Barcelone de faire de La Rambla un « lieu de mémoire » (Nora, 1984) collectif où victimes et société ne forment plus qu’un tout indissociable, à l’image des réflexions de Paul Ricœur (2000) sur la mémoire partagée.

49Plutôt que présenter les victimes comme des figures isolées ou martyrisées, exclues du corps social par leur souffrance au nom de la nation, le dispositif monumental barcelonais réaffirme leur pleine appartenance citoyenne. Par sa structure et sa localisation, le monument capture de manière symbolique le temps et l’espace : l’inscription de l’heure et de la date précises de l’attentat, ainsi que sa position exacte, là où le camion s’est arrêté, marquent une volonté de figer ce moment traumatique dans l’histoire collective et d’en faire un lieu de mémoire symbolique qui fait émerger un Nous de type catalan et barcelonais.

50À cet égard, le monument s’inscrit dans la même logique mémorielle que le dispositif numérique créé par la mairie de Barcelone : c’est la ville qui parle au monde et à ses propres citoyens. Le message qu’elle véhicule met en valeur des composantes essentielles de l’imaginaire national contemporain et associe la nation « imaginaire et imaginée » (Anderson, 1983) catalane au registre de la « paix », « l’ouverture », « la multiculturalité » ou « l’accueil des autres ».

51Des dynamiques similaires sont observées au mémorial inauguré à Cambrils le 18 août 2018, dans l’allée maritime de la ville. Composé d’une mosaïque représentant une colombe en papier et de l’inscription « Cambrils per la pau » (« Cambrils pour la paix »), ce monument se situe à l’endroit même où un mémorial spontané a été créé après l’attaque, à quelques mètres du lieu où la voiture des terroristes a été arrêtée. Comme pour le monument de Barcelone, cette œuvre se nourrit du symbolisme de l’action citoyenne et d’une mémoire populaire des attentats, renforcée par les objets déposés par les citoyens lors de la période post-attentat. Le dispositif renforce alors la dimension collective des attaques et place la ville comme le sujet de l’énonciation à partir duquel elle entend exprimer un message de solidarité et de fraternité « Cambrils pour la paix », au-delà de la rupture occasionnée par l’attaque.

  • 24 La notion de « cadre social de la mémoire » est un concept développé par Maurice Halbwachs (1925) d (...)

52En somme, ces dispositifs mémoriels ne cherchent pas à mettre à distance le lieu de la tragédie du quotidien de la cité mais, au contraire, ils réinterprètent le temps et l’espace pour faire de La Rambla ou de l’allée maritime de Cambrils un espace de mémoire, où la douleur du passé s’intègre à la vie urbaine contemporaine. Tel que le soulignent les travaux de M. Halbwachs (1925) sur les cadres sociaux de la mémoire24, celle-ci ne peut se maintenir qu’en étant ancrée dans un cadre social tangible et d’une réinterprétation de l’événement contemporaine. Ces espaces deviennent non seulement des lieux de recueillement ou de commémoration, mais aussi un site où mémoire et quotidien coexistent.

Le musée-mémoriel : l’inclusion du 17-A dans une histoire espagnole du terrorisme

53Le dernier dispositif mémoriel se situe à 500 kilomètres de Barcelone, plus précisément à Vitoria-Gasteiz, au cœur du Pays Basque espagnol. La distance entre ces deux villes, loin d’être anecdotique, éclaire un aspect fondamental du processus de mémorialisation mis en place par les institutions espagnoles. Cette délocalisation géographique révèle une stratégie symbolique : éloigner la mémoire des victimes du lieu même du drame, tout en créant de nouveaux espaces commémoratifs, distants des événements traumatiques et du territoire directement frappé par l’attaque terroriste.

  • 25 « Preservar y difundir los valores democráticos y éticos que encarnan las víctimas del terrorismo. (...)

54Le 1er juin 2021, le musée-mémorial des Victimes du terrorisme a ouvert ses portes avec pour mission explicite de préserver et promouvoir les « valeurs démocratiques et éthiques qu’incarnent les victimes du terrorisme. Construire une mémoire collective des victimes. Sensibiliser la population pour la défense de la liberté et des droits humains et contre le terrorisme »25. Ce dispositif se distingue par un choix très clair : à l’inverse des actions mémorielles menées par les autorités catalanes et barcelonaises, l’accent n’est pas mis sur la reconstitution ou l’analyse des événements en tant que tels, mais plutôt sur les victimes elles-mêmes et sur l’univers victimaire entourant les attentats. Cette approche fait écho à une volonté de transcender l’événement et de créer des nouveaux lieux de mémoire, de manière à élever les victimes au rang de symboles nationaux, de figures héroïques dans la lutte contre le terrorisme.

  • 26 Dont les Grapo (Groupes de résistance antifasciste du premier octobre), d’inspiration marxiste-léni (...)

55Cette mission s’enracine dans le cadre juridique défini par la Loi de reconnaissance et de réparation des victimes du terrorisme, approuvée sous le gouvernement de José María Aznar. Comme l’indique le sociologue G. Truc (2021), cette loi a formalisé la diffusion, au sein de la société espagnole, d’une « célébration publique des victimes du terrorisme », qui repose sur un modèle inspiré des honneurs militaires traditionnellement réservés aux héros nationaux. Ce paradigme souligne le rôle central de l’État dans la construction et la gestion de la mémoire collective. Dans ce contexte, le centre-mémorial de Vitoria-Gasteiz vise à devenir un lieu central pour le culte mémoriel des victimes en Espagne, contribuant à leur inscription dans l’imaginaire national espagnol au détriment d’autres centres mémoriaux à l’échelle régionale ou locale espagnole. En ce sens, il est important de noter que ce site mémoriel ne se limite pas aux attentats de Barcelone et de Cambrils et inclut d’autres passages d’une histoire espagnole du terrorisme. En inscrivant les victimes des attentats du 17-A dans une longue histoire espagnole du terrorisme, ce dispositif mémoriel place ces événements aux côtés des attaques du groupe terroriste ETA, des attentats du 11 mars 2004 à Madrid, ainsi que des attentats perpétrés par des groupes antifascistes ou anarchistes26 au xxe siècle. Dans cette perspective, les victimes de ces attentats ne sont plus uniquement liées à l’événement en tant que tel, mais elles deviennent des figures emblématiques d’une lutte collective contre les différentes formes de violence extrémiste ayant marqué l’histoire récente du pays.

56En somme, la construction de cette mémoire d’État, où les victimes sont honorées comme des « héros nationaux », se distingue des initiatives mémorielles locales, comme celles menées par les administrations catalanes et barcelonaises. Là où ces dernières adoptent une approche plus localisée, ancrant la mémoire dans le territoire et se concentrant sur la dimension citoyenne, la mémoire d’État, au contraire, tend à universaliser et nationaliser la figure de la victime. Dans le cadre étatique espagnol, les victimes ne sont plus simplement des individus frappés par la violence terroriste, elles deviennent des symboles d’un combat national, réaffirmant l’unité et la défense des valeurs démocratiques face à la menace terroriste. Ce processus aboutit à une forme d’uniformisation mémorielle qui met en avant une vision homogène du terrorisme, tout en minimisant d’autres aspects de l’événement et favorisant une forme de consensus autour de l’événement. Finalement, bien que le musée mémorial de Vitoria-Gasteiz ne soit pas spécifiquement dédié aux attentats du 17-A, il incarne une dynamique de consolidation et de construction d’une mémoire unifiée du terrorisme. En tant qu’institution publique, il s’inscrit dans une démarche mémorielle qui cherche à intégrer différents événements marquants du terrorisme en Espagne, qu’il s’agisse d’attentats liés à l’indépendantisme basque, au terrorisme islamiste ou à d’autres formes de violence. Cette approche permet de maintenir une mémoire cohérente et unifiée, par le biais d’une politique mémorielle commune qui place toutes les victimes du terrorisme sous une même bannière nationale et réduisant ainsi les distinctions entre les diverses formes de violence et les victimes de ces attaques.

Conclusion

57L’étude du processus de construction sociale de la mémoire des attentats du 17-A, ainsi que l’impact des tensions politiques et identitaires dans la mémorialisation de ces événements révèle une logique de forte polarisation entre Barcelone et Madrid autour de la mémoire du 17-A. Cette polarisation se traduit par l’apparition de formes de concurrence mémorielle et identitaire à la suite de ces attaques, en lien avec la question politique et territoriale catalane. La question identitaire émerge avec force lors des premières opérations de mise en récit médiatique par la configuration de différents publics à l’échelle catalane ou espagnole, l’irruption de discours dénonciateurs (voire stigmatisants) de l’adversaire politique ou l’instauration d’une logique conflictuelle érigée en tant que moteur de la narration. Ces logiques identitaires fortes se renforcent grâce aux cérémonies de commémoration annuelles ce qui explique l’apparition de rituels contestataires ou d’entrepreneurs de mémoire liés à la question identitaire. Le 17-A devient alors un objet de lutte entre idéologies et imaginaires nationaux opposés, ce qui se traduit par une logique de concurrence identitaire et mémorielle forte autour de l’axe national.

58Ces opérations ont une incidence sur le processus de mémorialisation du 17-A en tant qu’objet à forte charge disruptive. De ce fait, il existe deux conceptions diamétralement opposées de la mémoire du 17-A. D’un côté, la revendication d’une mémoire catalane de ces événements qui s’incarne dans un lieu de mémoire à La Rambla rapprochant événement, émotion populaire et mémoire collective. Cette démarche permet alors d’effacer la subjectivité de la victime qui est inclue dans le corps social catalan dans un principe de « horizontalité démocratique » (Truc, 2021), tout en diluant son statut à l’échelle de la collectivité barcelonaise ou catalane. Dès lors la dimension collective (la collectivité, la communauté, la nation) est mise en valeur et, avec elle, la mémoire liée à la réponse citoyenne, politique ou sociale à la suite de ces événements. De l’autre, la revendication d’une mémoire espagnole de ces événements effectué par des acteurs politiques et sociaux, ainsi que les institutions d’État. Cette mémoire est axée sur une conception du 17-A comme un objet de l’histoire espagnole du terrorisme. De ce fait, les principales actions commémoratives menées tournent autour de la dimension espagnole des attaques, mêlant tantôt une visée symbolique – l’attentat comme vecteur de l’espagnolité du territoire attaquée –, tantôt performative – dans la mesure où l’attentat permet de faire émerger une communauté d’affectation espagnole.

59Ces opérations se caractérisent par l’éloignement de la mémoire du 17-A du lieu même du drame et par une désingularisation de l’événement, présenté comme un chapitre de l’histoire espagnole du terrorisme, plutôt que considéré comme isolé, distinct ou séparé des autres tragédies marquantes de l’histoire contemporaine du terrorisme en Espagne. Par cette approche, la victime est placée dans une position de « verticalité aristocratique » (Truc, 2021), coupée du corps social et du lieu de l’événement traumatique. Elle est alors associée à une dimension sacrificielle, symbolisant la mort pour une cause de liberté et d’unité démocratiques. Dès lors, le 17-A s’érige comme objet de discours qui dépasse le temps initial de l’événement et des mobilisations publiques qui y sont associées et s’étale dans le temps de la mémoire et de la mémorialisation de l’événement. Des temps marqués par l’irruption de logiques de concurrence identitaire et militante autour des sentiments de commune appartenance nationale à la Catalogne ou à l’Espagne et instaurés comme deux cadres de la mémoire du 17-A en tension l’un avec l’autre.

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Notes

1 Issu du latin memoria et memor – qui n’oublie pas de, se souvenant de – la notion de mémoire apparaît comme un concept complexe et instable abordé par des nombreuses approches et disciplines dans les sciences humaines et sociales. Les principaux travaux en sciences humaines et sociales (SHS) qui se sont intéressés à cette question débutent dans la deuxième moitié du xxe siècle avec les travaux fondateurs de Pierre Nora (1997) et Jacques Le Goff (1988). Ces perspectives plurielles et multidisciplinaires, identifient l’imbrication du collectif dans la construction et revendication de(s) mémoire(s) au sein de nos sociétés européennes de type démocratique et libérale. À ces travaux pionniers dans les champs des sciences sociales s’y ajoutent l’incidence des « cadres sociaux » de la mémoire théorisés par Maurice Halbwachs (1925) dans le courant des années 1920 et qui donneront lieu à la notion contemporaine de mémoire collective. Elle renvoie à la mémoire partagée d’un événement passé vécu en commun par une collectivité : le passé, pour M. Halbwachs, n’est pas conservé mais il est reconstruit à partir du présent – ce qui permet de justifier les représentations sociales présentes et les mythes et légendes qui y sont associés (ibid., 1925).

2 L'appellation « 17-A » fut rapidement utilisée par les médias en Catalogne et en Espagne pour désigner les attentats du 17 août 2017 à La Rambla et Cambrils. Cette appellation résulte de l’abréviation de la date de l’événement, associant le jour (17) et l’initiale du mois (A pour agosto/agost, août en espagnol et en catalan). Cette pratique ne se limite pas à ces attentats. L'exemple le plus connu est le 11-M (11 de marzo), qui désigne les attentats du 11 mars 2004 à Madrid, perpétrés contre plusieurs trains de banlieue et ayant causé la mort de 193 personnes. L’usage de ce type de notation permet une identification rapide des événements dans l'opinion publique et dans les médias, à l’image du 11-S (11 de septiembre) pour les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis.

3 Le référendum d’autodétermination catalan a eu lieu le 1er octobre 2017 ; et ce, malgré l’interdiction des tribunaux espagnols. Il a conduit, d’un côté, à une déclaration unilatérale d’indépendance proclamée par le Parlement catalan le 27 octobre 2017, tandis que le sénat espagnol approuvait l’application de l’article 155 de la Constitution espagnole, visant à supprimer l’autonomie de la région et à prendre le contrôle des institutions catalanes.

4 Le 7 janvier 2015, deux terroristes attaquent la rédaction du journal satirique Charlie Hebdo à Paris, tuant 12 personnes, dont huit membres de la rédaction. L'attentat est revendiqué par Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA). Il s’accompagne d’autres attaques les 8 et 9 janvier, visant des policiers et des clients d’une supérette casher à la Porte de Vincennes. Ces événements bouleversent profondément la France et le monde, suscitant une immense vague de solidarité autour du mot d’ordre « Je suis Charlie ».

5 Données relatives à l’année 2017

6 Dans le cas du 17-A, les télévisions publiques catalane (CCMA-TV3) et espagnole (RTVE-La 1) ont été les premières à proposer un dispositif de suivi de l’événement comme l’observe le rapport 36/2017 sur le traitement journalistique des attentats du Conseil Catalan de l’Audiovisuel. Accès : https://www.cac.cat/sites/default/files/2018-07/Acord_86_2017_es.pdf (consulté le 7 mars 2025).

7 Extraits issus de l’émission spéciale « Especial Informativo – Atentado en Barcelona » émis de 17h38 à 19h42 par la chaîne de télévision publique La 1 (RTVE). Accès : https://www.rtve.es/play/videos/especiales-informativos/especial-informativo-atentado-barcelona-1/4170950/ (consulté le 7 mars 2025).

8 Extraits issus de l’émission spéciale « Especial Informatiu : atemptat a Barcelona » émis de 17h30 à 21h00 par la chaîne de télévision publique catalane TV3 (CCMA). Accès : https://www.3cat.cat/3cat/especial-informatiu-atemptat-a-barcelona/video/5683687/ (consulté le 7 mars 2025).

9 « Precisamente ahora nos toca estar a la altura de lo que demanda una sociedad civil que rechaza la violencia, que anhela la convivencia pacífica dentro del respeto a la diversidad y que, por eso, debe mostrarse más unida que nunca ».

10 « De la misma manera que el apoyo a las fuerzas de seguridad del Estado y la buena coordinación entre ellas, el trabajo de los jueces y fiscales, la cooperación internacional, la atención a las víctimas y la inquebrantable unidad de los partidos políticos constituyen los ingredientes esenciales de una política antiterrorista que permita evitar atentados ».

11 « Atentado de Barcelona. El ataque en La Rambla llama a la unidad en una nueva agenda política. […] Este crimen tiene que ser un aldabonazo que devuelva la política catalana a la realidad. Apelamos al Govern para que se ponga al servicio de los problemas reales de Cataluña ». Accès : https://elpais.com/elpais/2017/08/17/opinion/1502994383_082737.html (consulté le 7 mars 2025).

12 À titre de comparaison, la presse catalane publia, sur cette même période, 55 éditoriaux en lien avec le 17-A et les relations entre Barcelone et Madrid. Contrairement aux quotidiens espagnols, la presse catalane se distingue par une polyphonie thématique et aborde des sujets plus variés, tels que la caractérisation des assaillants, les enjeux liés aux politiques d’intégration, la gestion des attentats par la police catalane, ou encore l’usage politique des attaques par les représentants espagnols.

13 « Separatismo enfermizo y mezquino. La facción independentista catalana ni siquiera es capaz de sentir un mínimo de comunidad con el resto de España, ni ante el duelo y el apoyo unánimes, ni frente a peligros tan extremos », accès : https://www.abc.es/archivo/periodicos/abc-sevilla-20170821-4.html (consulté le 7 mars 2025).

14 « Puigdemont descarta la posibilidad que los atentados paralicen su plan hacia la independencia ».

15 « Ciertamente, y aunque el esfuerzo de los altos mandos policiales es enorme para mantener una relación fluida, los acontecimientos políticos ponen a prueba esta voluntad. La pretendida celebración de un referéndum de independencia no ayuda precisamente a ello. Ayer, el presidente Puigdemont aseguraba que los atentados del jueves no cambian la postura del Ejecutivo catalán respecto a la independencia », accès : https://www.abc.es/archivo/periodicos/abc-madrid-20170819-4.html (consulté le 7 mars 2025).

16 Les termes « unionisme » et « unioniste(s) » sont employés pour désigner respectivement le courant idéologique et les partisans de l’unité politique et nationale entre la Catalogne et l’Espagne. Ce terme, utilisé dans les récits médiatiques en Espagne, s’est imposé de manière stable après la période référendaire catalane de 2017. Toutefois, nous attirons l’attention du lecteur sur le fait qu’il ne renvoie pas à une idéologie homogène, mais à un ensemble de courants politiques et idéologiques partageant la conviction que la Catalogne constitue une partie intégrante de l’Espagne, que ce soit en tant que région, Comunidad Autónoma (premier niveau de subdivision territoriale en Espagne) ou territoire espagnol. Parallèlement, le terme « indépendantisme » désigne l’ensemble des partis politiques, associations et mouvements civils qui militent pour la sécession de la Catalogne du royaume d’Espagne.

17 L’appellation « Felipe » fait référence au roi Felipe V, roi d’Espagne.

18 « El president del govern, que va decretar tres dies de dol a Catalunya, va donar un missatge inequívoc contra aquest “acte de dimensions molt greus” : “La democràcia i els seus valors intrínsecs, la llibertat i la igualtat, estan per sobre de la violència. Entre tota la ciutadania doblegarem aquells que intenten confrontar civilitzacions ».

19 « No deixarem que una minoria posi fi a la nostra manera de ser, que ha estat forjada al llarg dels segles ».

20 À ce titre, nous pouvons citer les études sur les politiques commémoratives d’événements à forte charge disruptive menées par Stéphane Latté (2009) à la suite de l’explosion accidentelle de l’usine AZF à Toulouse en 2001 ou bien celles de Gérôme Truc (2011) à la suite des attaques du 11 mars 2004 à Madrid. Ces travaux évoquent une dimension conflictuelle au sein des rituels de commémoration et d’hommage publique aux victimes d’événements traumatiques.

21 El Cant dels Ocells (Le Chant des Oiseaux) est un chant traditionnel catalan, popularisé par le violoncelliste Pau Casals. Ce chant est devenu un symbole national catalan de paix et de liberté, il est souvent joué lors d’événements marquants, surtout en hommage aux victimes de conflits et d’injustices en Catalogne.

22 Accès : https://www.barcelona.cat/memorialrambla17a/en/ (consulté le 7 mars 2025).

23 « El 17 d’agost de 2017 es va produir un doble atemptat a Barcelona i Cambrils, que va provocar 16 morts i més d’un centenar de ferits. El 26 d’agost, mig milió de persones van omplir els carrers de la ciutat amb un crit uniforme: “No tinc por”, clam sorgit des de la convicció d’una ciutat plural i acollidora ». Accès : https://www.barcelona.cat/memorialrambla17a/ca/ (consulté le 7 mars 2025).

24 La notion de « cadre social de la mémoire » est un concept développé par Maurice Halbwachs (1925) dans ses travaux sur la mémoire collective, notamment dans son ouvrage Les Cadres sociaux de la mémoire. Selon M. Halbwachs, la mémoire individuelle n’existe pas de manière isolée, elle est toujours influencée et structurée par le groupe social auquel l’individu appartient. Autrement dit, la mémoire est socialement construite et façonnée par les contextes culturels, sociaux et historiques des groupes humains. De ce fait, les cadres sociaux de la mémoire sont les structures qui donnent un sens et une forme à la mémoire collective et qui permettent qu’un souvenir soit collectivement partagé.

25 « Preservar y difundir los valores democráticos y éticos que encarnan las víctimas del terrorismo. Construir la memoria colectiva de las víctimas. Concienciar al conjunto de la población para la defensa de la libertad y de los derechos humanos y contra el terrorismo ». Accès : https://www.memorialvt.com/wp-content/uploads/Datos-Generales-y-Actividad.pdf (consulté le 7 mars 2025).

26 Dont les Grapo (Groupes de résistance antifasciste du premier octobre), d’inspiration marxiste-léniniste, fondés en 1975, qui visaient l’instauration d’un État socialiste et républicain en Espagne, et le Frap (Front révolutionnaire antifasciste et patriote), fondé en 1973, prônant l’établissement d’une république socialiste marxiste. Ces organisations clandestines ont mené des actions violentes, comme des attentats et des assassinats lors de la période franquiste, jusqu’à leur dissolution en 1978 et 2011 respectivement.

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Pour citer cet article

Référence papier

Cristian Monforte Rubia, « Cadres de la mémoire en tension et logiques de concurrence identitaire lors des attentats de Barcelone 2017 »Questions de communication, 47 | 2025, 253-278.

Référence électronique

Cristian Monforte Rubia, « Cadres de la mémoire en tension et logiques de concurrence identitaire lors des attentats de Barcelone 2017 »Questions de communication [En ligne], 47 | 2025, mis en ligne le 26 juin 2025, consulté le 17 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/38718 ; DOI : https://doi.org/10.4000/14aan

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Auteur

Cristian Monforte Rubia

Carism, Université Paris-Panthéon-Assas, F-75006, France
cristianmonforterubia[at]gmail.com

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