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Notes de lecture
Culture, esthétique

Jean-Paul Fourmentraux, Sousveillance. L’œil comme contre-pouvoir, Dijon, Éd. Les Presses du réel, coll. Esthétique : critique, 2023, 245 pages

Bruno Péquignot
p. 346-350
Référence(s) :

Jean-Paul Fourmentraux, Sousveillance. L’œil comme contre-pouvoir, Dijon, Éd. Les Presses du réel, coll. Esthétique : critique, 2023, 245 pages

Texte intégral

1Emprunté au chercheur canadien Steve Mann, le concept de « sousveillance » (« “Reflectionism” and “Diffusionism”. New Tactics for Desconstructing the Video Sueveillance Superhughway », Leonardo, 3 [2], 1998, p. 93-102), qui sert de titre à ce livre, désigne une pratique d’inversion du système de surveillance généralisée qui s’est développée ces dernières années un peu partout dans le monde, inversion qui consiste, d’une certaine manière, à surveiller les surveillants en utilisant leurs instruments. Les exemples sont connus, comme les citoyens qui filment une opération de police permettant d’en dénoncer la violence ou au moins d’en interroger le bien-fondé. Dès l’introduction, le socio-anthropologue Jean-Paul Fourmentraux en donne une définition en la désignant comme « une contre-surveillance des différentes formes de pouvoirs étatiques ou commerciaux qu’ils subissent » (p. 35). Il précise cette définition un peu plus loin : « À mon sens, la sousveillance ne désigne nullement cette tendance à la captation et au partage sans limite des données en images du quotidien des internautes, qui acceptent ainsi de concéder une partie de leur intimité aux plateformes numériques » (p. 37), participant ainsi à l’organisation d’une surveillance généralisée d’autant plus efficace qu’elle est auto-produite par les surveillés, au profit des surveillants ; on peut penser ici à Étienne de la Boétie et à son livre sur « la servitude volontaire », le Contr’un (Paris, P. Daubrée et Cailleux, 1835). J.-P. Fourmentraux précise : « Elle désigne au contraire une contre-surveillance, qui consiste à mettre en lumière et donc à rendre visibles les stratégies occultes des plateformes numériques et des États qui procèdent de la violation et de l’instrumentalisation de ces images et données. L’enjeu est par conséquent, en sousveillant, de surveiller en retour les systèmes de surveillance et les autorités qui les contrôlent » (p. 37).

2Le travail de J.-P. Fourmentraux s’appuie sur une réflexion fondée sur l’analyse des fonctions du regard et de l’image. Il mobilise la littérature importante qui existe sur ces questions, en particulier le philosophe Michel Foucault (Surveiller et Punir. Naissance de la prison, Gallimard, 1975) et son analyse du « panoptique » de Jeremy Bentham, et d’autres auteurs, surtout anglo-saxons, qui traitent ces questions selon des considérations relevant plutôt des sciences politiques et des analyses des appareils d’États, en examinant un corpus d’œuvres d’art particulièrement pertinent. En effet, c’est sur ce corpus d’œuvres contemporaines que s’organise le plan de ce livre, ce qui en fait une sociologie des arts intégrant une étude interne des œuvres à celle des processus de leur production et, mais peu développée, une recherche de leur réception.

3La première des créations étudiées est celle de la réalisatrice Hito Steyerl qui, depuis plus de 30 ans, utilise pour réaliser ses œuvres, vidéos, documentaires, films et installations les instruments même de la surveillance, en particulier les machines numériques qui exploitent ce que d’aucuns désignent comme « intelligence » artificielle, par inversion du sens des mots, cette « intelligence » étant tout sauf « intelligente », car obéissant aux programmes des humains. J.-P. Fourmentraux souligne : « Hito Steyerl questionne le tournant numérique et algorithmique de la culture visuelle. Ses créations les plus récentes ont pour objet l’apparition de nouveaux dispositifs de détection et d’immersion, l’intelligence ou ce qu’elle nomme la “stupidité” artificielle. L’artiste s’empare du réalisme machinique ou de la culture technique pour révéler les déterminismes et incidences sociales des nouveaux systèmes d’imagerie employés à des fins de simulation, de surveillance et de contrôle social » (p. 61).

4Le deuxième exemple proposé est très différent du premier. Ce sont les interventions du collectif Forensic Architecture, qui « engage à la frontière du journalisme, du droit, et de l’architecture, une série d’enquêtes sur les crimes d’État » (p. 85). Il s’agit de mettre l’expertise architecturale au service d’une investigation critique sur les crimes que l’État couvre ou ignore, en montrant, à partir d’une hypothèse qu’« une connaissance aiguë et partagée du “code source” de l’architecture pourrait permettre de faire la lumière sur des affaires controversées qui échappent aux expertises traditionnelles ou donnent lieu à des jugements et résolutions souvent partiels et opaques » (p. 86). Ainsi ce collectif va-t-il mettre en place son expertise pour des affaires telles que la mort de Zineb Redouane en 2018, en marge d’une manifestation des Gilets jaunes ou encore sur la conduite souvent urbaine des conflits armés aujourd’hui, en contribuant à des enquêtes officielles de l’Organisation des Nations-Unies, ou d’une organisation non gouvernementale comme Amnesty International.

5Les interventions de Paolo Cirio sont le troisième exemple de ces activités artistico-politiques de sousveillance proposées par J.-P. Fourmentraux. P. Cirio cherche à « parasiter les outils, interfaces et applications du capitalisme de surveillance » (p. 113). Par exemple, il lutte pour l’interdiction de la reconnaissance faciale en affichant « des centaines d’images de visages de policiers, récupérées sur Internet » (p. 114). Des œuvres comme Capture (2020), qui devait en être présentée dans une exposition intitulée « Sentinelle » à Paris, vont être interdites. Au cours des débats parlementaires, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, propose, à partir de cet événement une loi interdisant la diffusion des images de policiers dans un article qui a fait couler beaucoup d’encre, l’article 24. Après bien des avatars, cet article sera supprimé. Dans cette œuvre, « la sousveillance revient ici à mener une contre-observation : surveiller les surveillants, rendre publics les systèmes de surveillance et révéler les identités des autorités qui les contrôlent, afin de dénoncer leurs excès coercitifs et liberticides » (p. 136).

6C’est aussi cette proposition de loi, qui incite Thierry Fournier à produire une œuvre originale, objet de l’exemple proposé par J.-P. Fourmentraux au quatrième chapitre. L’artiste sélectionne des photos ou des vidéos sur internet dénonçant des situations de violences policières. Néanmoins, plutôt que de montrer cette violence, au risque de tomber sous le coup d’un éventuel article 24, il gomme le policier en action et donc efface celui qui réalise un acte de violence, conservant seulement celui ou celle qui la subit, laissant libre l’interprétation du spectateur devant la position insolite du corps de l’agressé. « Non pas (effacer) la violence des images, mais la violence policière à l’image. Symbolique, ce geste se saisit de l’actualité de la controverse pour développer une installation visant à contrecarrer la censure, en donnant à voir une réalité “filtrée”, conforme aux nouvelles réglementations que le gouvernement français souhaite imposer aux médias, journalistes et citoyens par l’ordonnance de l’Article 24 de la loi de “sécurité globale” » (p. 140). Dans ce même chapitre, J.-P. Fourmentraux décrit une œuvre à la fois différente et proche, celle de Samuel Bianchini. Cette œuvre présente, sur un écran de la taille d’un mur, un ensemble flou de silhouettes. Peu visibles au premier abord, c’est seulement lorsque le spectateur s’approche de l’écran qu’apparaît une image plus nette ; c’est le déplacement du spectateur qui opère la mise au point. « À l’instar des photographies de Thierry Fournier, l’installation de Samuel Bianchini questionne la nature du lien et la “transparence” de cette relation. Double transparence : en un sens littéral, à travers la technique qui fait passer l’image du flou au net ; en un sens symbolique, surtout, qui opère et répond à une volonté de “mise au point”, proposant alors de déjouer ou de rééquilibrer le rapport de force » (p. 154).

7D’une certaine manière, le travail du photographe Antoine d’Agata présenté au chapitre suivant est complémentaire des exemples précédents. Au moment où l’épidémie de Covid-19 vide les rues des villes, A. d’Agata les parcourt armé d’une caméra thermique « afin de capter et d’enregistrer des “traces” de cet épisode viral qui métamorphose la ville en un curieux théâtre d’âmes errantes, de têtes baissées et de corps fuyants » (p. 166). J.-P. Fourmentraux précise plus loin : « Peu à peu, il côtoie ceux qui restent et continuent d’habiter la rue, dont on ne parle pas encore : les sans-abri, les prostitués, les junkies, plus que jamais livrés à eux-mêmes, perçus alors comme des figures repoussoir, parce que non confinées. Il croise aussi l’ensemble des travailleurs de l’ombre, eux-mêmes habituellement si peu considérés et que l’on qualifiera pourtant plus tard d’“essentiels”, avant de les oublier à nouveau » (p. 166). Là encore, le travail photographique d’A. d’Agata interroge et met en question une politique d’État qui, dans sa lutte contre un ennemi invisible, cherchant à contenir « la propagation d’un ennemi imperceptible, les images d’Agata nous confrontent à des présences fantomatiques, à la représentation de corps que l’on ne veut pas voir, que la gestion autoritaire et discrétionnaire de la pandémie a livrés à eux-mêmes. L’artiste riposte par la saisie sensible des invisibilités autant que des invisibilisés » (p. 170).

8Cette technique des images thermiques a aussi été utilisée par des artistes comme Daniel Tepper et Vittoria Mentasi pour documenter en 2011 les destructions de la bande de Gaza par l’armée israélienne, enquêtant et filmant sur le terrain comme sur les fabricants des techniques qui permettent ces destructions. « Mais les artistes s’attachent aussi à rendre visibles les dommages causés par l’usage de ces technologies. Au cœur de la bande de Gaza, ils rencontrent des survivants et photographient à l’aide de la thermographie les scarifications du paysage urbain, ou la présence humaine fantomatique, réfugiée au sein des maisons éventrées suite aux frappes israéliennes » (p. 181-182). On retrouve la même technique dans le film documentaire Il n’y aura plus de nuit (2020) d’Éléonore Weber sur la vision des pilotes d’hélicoptères sur les champs de bataille au Moyen-Orient, pilotes dont les viseurs des armes sont articulés avec leur casque, donc avec leur regard. « Plus les pilotes surveillent, scrutent, s’obstinent à voir, plus la réalité semble leur échapper. Le désir de voir paraît ici étrangement corrélé à une quasi-absence de visibilité. Et en effet, ce que nous montre le film, c’est qu’on ne voit rien, ou pas grand-chose, sinon des dégradés de gris, des lueurs, une atmosphère brumeuse. Seuls les tirs sont redoutablement précis, exécutant des cibles parfois incertaines » (p. 182-183). Dans tous ces usages des techniques politico-militaires, il y a une forme de contestation de leur usage et une critique politico-esthétique d’une ou des politiques policières et militaires de surveillance. « Sousveillantes, les images d’Antoine d’Agata agissent comme autant de lucioles qui incarnent et représentent ce qui résiste : la lueur comme vecteur de liberté face à la lumière aveuglante du pouvoir » (p. 192).

9Le dernier chapitre du livre présente le travail documentaire d’É. Weber. Le film utilise des images « saisies par des caméras (numériques, thermiques ou infrarouges) embarquées à bord d’hélicoptères de combat » (p. 193). La réalisatrice et sa collaboratrice Patricia Allio utilisent des images qui ne sont pas censées se trouver sur les réseaux sociaux numériques, téléchargées par ceux qui les produisent (les pilotes) et ceux qui les « surveillent ». En effet, toutes leurs activités sont enregistrées pour contrôler et archiver leurs actions. « L’originalité du projet d’É. Weber revient à retourner en quelque sorte le regard sur ces images, en les transposant dans une salle de cinéma pour distancier au moins symboliquement leurs finalités guerrières et meurtrières. Mais ces images de cinéma n’en sont pas moins révélatrices du phantasme de la vision armée : “l’œil de dieu…” Elles engagent une sousveillance, attentive à l’invisibilité du pouvoir autant qu’aux limites du visible » (p. 221). La fonction de l’activité artistique ici est politique, forme de « résistance artistique » (ibid.) aux systèmes de surveillance mis en place par les pouvoirs, avec parfois l’assentiment des populations, ce qui ne diminue en rien l’effet de domination que produit cette multiplicité d’images générées par les machines plus ou moins automatiques, voire autonomes. On peut ajouter un commentaire à partir de l’analyse d’une série télévisée (NCIS : Los Angeles, Shane Brennan, 2009-2023) où est montrée comment les services secrets des États-Unis utilisent les caméras disposées dans l’espace public pour traquer et suivre les « méchants » : espions, terroristes, etc. Selon l’auteur, la victoire répétée des agents de cette officine fédérale de lutte contre les « ennemis » des États-Unis est une invitation adressée à la population non seulement d’accepter cette surveillance tous azimuts, mais aussi de l’approuver.

10Les artistes dont les œuvres sont présentées dans cet ouvrage ont tous en commun de mettre en question ces pratiques de surveillance, en utilisant les technologies pour les retourner contre les pouvoirs qui les manipulent. La conclusion sur le travail d’É. Weber par J.-P. Fourmentraux peut être un bon résumé de l’ensemble de sa démarche : « Ébranlant ainsi les coulisses et l’instrumentalisation du voir, en même temps que les rapports entre pouvoir et technologie, É. Weber fait dérailler l’entreprise de la visualité, et retourne l’image contre la guerre » (p. 231).

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Pour citer cet article

Référence papier

Bruno Péquignot, « Jean-Paul Fourmentraux, Sousveillance. L’œil comme contre-pouvoir, Dijon, Éd. Les Presses du réel, coll. Esthétique : critique, 2023, 245 pages »Questions de communication, 47 | 2025, 346-350.

Référence électronique

Bruno Péquignot, « Jean-Paul Fourmentraux, Sousveillance. L’œil comme contre-pouvoir, Dijon, Éd. Les Presses du réel, coll. Esthétique : critique, 2023, 245 pages »Questions de communication [En ligne], 47 | 2025, mis en ligne le 26 juin 2025, consulté le 18 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/38996 ; DOI : https://doi.org/10.4000/14aax

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Auteur

Bruno Péquignot

Cerlis, Université Sorbonne Nouvelle, CNRS, F-75270 Paris, France
bruno.pequignot[at]sorbonne-nouvelle.fr

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