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Notes de lecture
Culture, esthétique

Manuel Roux, Faire « carrière » dans le punk. La scène DIY, Paris, Riveneuve Éd., coll. En Marge !, 2023, 365 pages

Léa Mouthon
p. 382-388
Référence(s) :

Manuel Roux, Faire « carrière » dans le punk. La scène DIY, Paris, Riveneuve Éd., coll. En Marge !, 2023, 365 pages

Texte intégral

1Dans cet ouvrage tiré de sa thèse (Faire « carrière » dans le punk ? Une étude de la scène punk DIY en France, en sciences de l’éducation, Université de Bordeaux, 2022), Manuel Roux dresse en 9 chapitres le portrait tissé de contradictions de la scène punk française do it yourself (DIY). Par une enquête essentiellement conduite au travers d’entretiens semi-directifs et en utilisant le concept de carrière (Howard S. Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, trad. de l’anglais par J.-P. Briand, Paris, Métailié, 2016 [1963]), il cherche à interroger les possibilités et modalités punk de la réussite au sein d’une scène caractérisée par son attachement à l’autonomie, au désintéressement et à la déprofessionnalisation. M. Roux a lui-même été acteur de cette scène au sein du groupe Past et propose donc avec ce livre une analyse « située », dans laquelle le vécu est mobilisé tout en étant sans cesse questionné et mis à distance. Ainsi la posture de musicien-chercheur a-t-elle permis de lever ou d’atténuer certaines difficultés comme la méfiance des enquêté·es vis-à-vis de la « figure du sachant » (p. 55), tout en demandant une méthodologie souple permettant d’assurer simultanément plusieurs fonctions au sein du terrain de recherche. Publié aux éditions Riveneuve, le livre est structuré en deux parties ; la première, intitulée « Les espaces de la scène DIY » (p. 63-162), s’attache à cartographier le terrain de recherche ; la seconde (p. 163-328) concerne plus spécifiquement le cadre et les trajectoires des carrières punk.

2Le terme de scène provient initialement des acteur·ices de la musique, en particulier des journalistes qui l’emploient pour désigner un style musical adossé à une communauté ou à une localité. Entré dans le domaine de la recherche sur les musiques populaires, surtout par les travaux de William Straw (« Systems of Articulation, Logics of Change : Communities and Scenes in Popular Music », Cultural Studies, 5, 1991, p. 368-388), la notion de scène est employée de façon polysémique pour penser les « collectivités musicales » dans leur relation à « l’espace et à la localité » (D. Hesmondhalgh, « Subcultures, Scenes or Tribes ? None of the Above » Journal of Youth Studies, 8, 2005, p. 21-40).

3Avec le concept bourdieusien de champ, M. Roux délimite la scène punk DIY comme sous-champ, espace d’activités à l’autonomie relative et disposant de son propre système de normes, de valeurs et de règles. La scène punk DIY est définie et motivée par le principe de « faire soi-même » par combinaison de différentes activités (la musique, l’organisation de concerts, la création de fanzines, etc.), mais aussi de « faire avec les autres » puisque ces activités doivent permettre de « produire collectivement un autre monde » (p. 12). En effet, le DIY s’inscrit aussi historiquement dans un idéal politique, comme pratique de l’autonomie et critique des logiques marchandes, sans pour autant être totalement réductible à son caractère contestataire.

4Le punk prend son essor dans les années 1970, produit à la fois de crises économiques et politiques et des mouvements contestataires contre-hégémoniques souvent qualifiés de contre-culturels. Il s’inscrit pleinement dans une critique à la fois politique et musicale du « système » et d’une industrie du disque alors en plein développement. M. Roux reconstitue une généalogie du punk séquencée en quatre générations, dont la dernière (celle qu’il étudie) débuterait au tournant du xxie siècle. Elle participerait par effets de génération d’une réinvention du mouvement contre-culturel en construisant un « régime de radicalité punk spécifique » (p. 17) qui prend ses distances avec une conception destroy du monde – revendications d’un mode de vie straight edge, intérêt pour les questions féministes et antispécistes – tout en continuant de revendiquer son autonomie.

5M. Roux tente de restituer ce qui constitue au sein de ce groupe une « éthique du DIY » dont le désintéressement serait l’une des valeurs centrales. Il emploie la notion bourdieusienne d’illusio pour désigner, au sein du champ, l’engagement des acteur·ices dans le jeu, ainsi que leurs croyances à la fois dans la valeur du jeu, dans le bien-fondé de ses règles et dans la validité de ses enjeux. En reprenant les travaux de la sociologue Nathalie Heinich sur le régime vocationnel (« Régime vocationnel et pluriactivité chez les écrivains : une perspective compréhensive et ses incompréhensions », Socio-logos, 3, 2008, https://doi.org/​10.4000/​socio-logos.1793), M. Roux qualifie un espace dans lequel le succès ne se manifeste pas dans la réussite économique, mais dans la capacité à montrer son adhésion à un « jeu social émancipé des lois de l’argent » (p. 159). Ces principes poussent les punks, par exemple, à diminuer le prix des places de concert, pratiquer le prix libre, se méfier des institutions subventionnées, ne pas chercher à promouvoir leur musique auprès de la presse spécialisée, etc. La réussite, nécessaire pour poursuivre les activités, mais toujours soupçonnée de trahison, consiste d’abord à acquérir un capital symbolique contre-culturel, puis à le convertir, quand c’est possible, en capital économique. Cette disposition de renversement idéologique expose les punks à un paradoxe : il faut prouver son intégrité pour acquérir le capital symbolique, mais il faut déjà disposer du capital symbolique pour pouvoir prouver son intégrité.

6Les punks adoptent des positions différentes vis-à-vis de ce répertoire de valeurs qui constituent des pôles hétéronomes et autonomes au sein du sous-champ que représente la scène DIY. Ces positions sont modélisées sous la forme d’idéaux-types par M. Roux : le·a punk militant·e, pour qui la professionnalisation va à l’encontre de la conception d’authenticité ; le·a punk social·e, pour qui la professionnalisation est acceptable en tant qu’opportunité et tant qu’elle respecte une certaine éthique DIY ; le·a punk passionné·e, pour qui le discours vocationnel presque entrepreneurial permet de désamorcer les critiques d’opportunisme en valorisant l’idée d’un « mérite DIY » (p. 142) ; et, enfin, le·a punk artistique, pour qui les critères esthétiques priment sur le discours politique.

7M. Roux porte aussi un intérêt – qu’on regrette malheureusement trop limité – aux réseaux sociaux numériques (RSN) et à la façon dont ils constituent à la fois un lieu de diffusion pour la musique, d’apprentissage des « bonnes manières » (p. 147) du punk et d’expression de désaccords entre différentes lignes. Selon l’auteur, ils favoriseraient aussi la mise en place d’un contrôle réticulaire dans lequel le pouvoir « ne s’applique pas de manière coercitive par une institution dominante », mais « circule au sein même du tissu social » (p. 146). Bien que M. Roux assume une approche inductive, une méthode explicitée – quels RSN ont été observés ? combien ? sur quelle période ? – de l’enquête sur ce terrain virtuel aurait à notre sens été souhaitable pour comprendre plus précisément les ressorts de ce contrôle réticulaire en ligne.

8L’éthique DIY, avec la débrouille comme convention, est constamment testée et délimitée par des contraintes financières. Ainsi le DIY relève-t-il d’un mode d’engagement et d’organisation plus subi que choisi (p. 105). Les acteur·ices puisent alors dans ce que M. Roux appelle « l’intelligence punk » pour effectuer les « efforts de négociation et d’ajustement destinés à répondre au mieux à la tension bénéfice/risque […] et maintenir ainsi, collectivement, un discours et une posture en prise avec le logiciel idéologique en cours » (p. 105). Le respect des conventions DIY compose avec une capacité d’adaptation aux contraintes en vue de maintenir les activités ; l’auteur donne l’exemple du VOID, une salle de concert punk bordelaise qui entretient des liens avec la municipalité pour pérenniser le lieu et « obtenir une autonomie réelle, quoique négociée » (p. 107).

9L’importance des contraintes financières qui pèsent sur les labels punks – principalement des petites et moyennes entreprises et microstructures – ne leur permet pas d’échapper à des liens d’interdépendance avec les majors qui ont su « agencer des formes de synergies tout en donnant le sentiment de respecter une forme d’éthique propre à la scène DIY » (p. 124). Ce genre de configuration peut prendre la forme de structures qui « font écran » entre les labels et les majors. Ainsi l’auteur donne-t-il l’exemple du distributeur dit « alternatif » ADA appartenant au groupe Warner Music. Malgré les velléités d’indépendance, les logiques marchandes imposent des effets de concurrence et de productivité qui « imprègnent l’ensemble de la scène punk jusqu’à ses plus petites microstructures » (p. 130), et ce, à différentes échelles.

10L’auteur relate avec précision la nature des activités punk DIY, les conventions qui les régissent et la façon dont elles sont organisées, emmêlées dans des chaînes d’interdépendance. Je regrette qu’à cet endroit, une critique ou, du moins, une réflexion sur la division genrée des activités et l’acquisition du capital contre-culturel n’ait pas été plus développée, bien que brièvement évoquée par l’une des enquêtées (p. 192-193, 286). Le rapport genré aux activités et au punk aurait gagné à être explicité au-delà d’un simple constat sur le nombre restreint de femmes au sein de la scène pour au moins deux raisons : la première est qu’il s’agit d’un principe organisationnel structurant la scène au même titre que d’autres principes plus amplement discutés ; la seconde est que les valeurs et l’histoire du punk marquées par des croisements avec les mouvements féministes et leur mise en pratique parfois difficile (exclusion et auto-exclusion, division genrée des tâches, etc.) créent des contradictions riches pour les questions que pose l’auteur : quelles en sont les conséquences pour les carrières des femmes punks ? Comment, dans cette mesure, négocient-elles leurs perspectives de réussite ?

11Dans un contexte de reconfiguration du travail dans la musique, marqué par l’essor des pratiques amateurs et du numérique, ainsi que par la diversification des formes de production et de diffusion, ce cadre symbolique conditionne en partie la façon dont sont considérés le travail et la profession. La question de la distinction entre professionnel·les et amateur·ices est ainsi constamment remise en jeu, bien que peu posée en ces termes par les musicien·nes qui lui préfèrent une distinction indigène du type « celle·eux qui ne font que ça versus celle·eux qui font autre chose à côté » (M. Perrenoud, Les Musicos. Enquête sur des musiciens ordinaires, Paris, Éd. La Découverte, 2007). Percevoir des revenus de son activité musicale constitue de moins en moins un critère discriminant pour se considérer comme professionnel·le dans un contexte d’augmentation de la concurrence. Pour comprendre comment les punks négocient une « réussite non réussie » (p. 180) reposant sur le capital culturel, M. Roux retrace les « carrières punk » de ses enquêté·es (n = 30), c’est-à-dire la façon dont ils·elles sont devenus punks, comment ils·elles ont géré leur « survie en zone punk » (p. 181) et, éventuellement, comment ils·elles en sont sorti·es, en identifiant à chaque fois les « suites d’ajustement » (H. S. Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, trad. de l’anglais par J.-P. Briand, Paris, Métailié, 2016 [1963], p. 126) pour adopter le bon comportement et les bonnes dispositions leur permettant de réussir selon le modèle paradoxal du punk.

12Les jeunes années sont construites autour d’une « culture de la négociation » (p. 226), faite de détournements – assurer une réussite scolaire suffisante pour que les parents autorisent l’activité musicale, par exemple –, de réappropriations et d’apprentissage en vue de satisfaire la passion pour le punk. L’intégration de la scène punk DIY passe ensuite par la construction d’une sociabilité punk et par la participation active (jouer, organiser, etc.) pour laquelle l’acquisition de connaissances se fait par tâtonnements, essais, erreurs, ce que les punks nomment « à force de faire » ou « expérience » (p. 245). L’une des règles à connaître consiste précisément à ne pas les dévoiler et les exercer de façon trop explicite, afin de maintenir l’illusio de pratiques authentiques et spontanées. Les punks les mieux intégré·es à la scène peuvent même se permettre de se distancer de certaines règles – les normes vestimentaires, par exemple – car suffisamment reconnus pour ne plus avoir à s’y plier, sans pour autant se retrouver exclu·es.

13À l’approche des trente ans, la poursuite de la carrière punk DIY est fragilisée par l’épuisement physique, la quête de stabilité financière, le désir de fonder une famille… M. Roux identifie alors 3 façons de « rester punk », recoupant des régimes de valeurs différents. La première est celle de la professionnalisation : le punk est envisagé comme activité principale, augmenté parfois d’une activité secondaire de renfort, au risque de produire une rupture avec « l’ordre contre-culturel » (p. 274). Le second profil est celui que M. Roux qualifie de marathonien·ne, c’est-à-dire du⸱de la punk qui poursuit des activités de musicien·ne amateur·ice et de soutien en bénévole, en bricolant son emploi du temps pour le faire fonctionner avec un travail rémunérateur et/ou une vie de famille. Au sein de ce groupe, celle·eux qui tiennent un « régime d’activités essentiellement DIY », vivant en « apesanteur sociale » (p. 277), y trouvent une compensation symbolique dans le renforcement de leur capital contre-culturel. Enfin, le troisième profil est celui des déçu·es du punk, qui renoncent à leurs activités DIY ou les poursuivent seulement en tant que hobby, en raison d’un manque de reconnaissance et d’une déception face aux « promesses que le punk n’a pas su tenir » (p. 287). Sur les 30 enquêté·es, 6 disent conduire leurs activités en vue d’une professionnalisation, 9 dégager une rémunération de leurs activités ; pour le reste, gagner de l’argent avec le punk reste une entorse à l’éthique du DIY, au nom de l’adage « punk is not a job » (« le punk n’est pas un métier »).

14L’auteur conclut son livre sur l’idée d’une « crise du punk » qui aurait lui-même « sécrété son isolement » en « imposant à ses membres une authenticité qui les maintient à distance artistique des instances de consécration pour être considéré comme un véritable punk » (p. 324). M. Roux postule qu’un « principe de marginalité plus interstitiel que réellement underground » (p. 332) qui porterait « l’intérêt au désintéressement » (P. Bourdieu, L’Intérêt au désintéressement. Cours au Collège de France [1987-1989], Paris, Éd. Le Seuil, 2022) comme pierre angulaire idéologique et finirait par s’effriter dans l’incapacité de récompenser ses membres avec autre chose qu’une réussite symbolique et ascétique.

15L’ouvrage présente un intérêt pour une approche communicationnelle du punk, voire de la musique. Bien que peu utilisé par l’auteur, le concept de médiation tel qu’il a été pensé par Antoine Hennion (La Passion musicale. Une sociologie de la médiation, Métailié, Paris, 1993, p. 293) pourrait en constituer une sorte de focale de lecture : A. Hennion invite à considérer qu’« il n’y a jamais de musique, il n’y a que des montreurs de musique », qu’ils soient salles de concert, instruments de musique, vendeurs de disques ou fanzineux. Dans cette mesure, le livre de M. Roux permet de penser les médiations du punk, la façon dont celui-ci circule en tant que cadre, idéologie ou fiction, comment il lie et délie les activités et agit sur les modes d’organisation ; en résumé : comment le musical peut être une « modalité des relations sociales » (ibid., p. 352).

16Ainsi M. Roux parvient-il à contourner certains pièges tendus à la recherche par les notions difficiles à manipuler comme autonomie ou indépendance, en évitant à la fois la réification et la relativisation complète. Riche de son expérience au sein du terrain et d’un appareil théorique emprunté principalement à la sociologie, il propose un examen au plus proche des activités des acteur·ices, démêlant ainsi les liens de dépendance nichés au cœur des postures indépendantes. Ces paradoxes mettent en tension une scène qui demeure capable de porter une proposition alternative au sein des industries culturelles. Bien que nous regrettions l’étroitesse de quelques points d’analyse (la question du genre, l’ethnographie numérique), le livre, écrit dans une langue claire, structuré avec pertinence, permet de comprendre le punk comme autre chose qu’un genre musical, qu’un goût ou qu’une performance, comme un rapport au monde et aux autres.

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Pour citer cet article

Référence papier

Léa Mouthon, « Manuel Roux, Faire « carrière » dans le punk. La scène DIY, Paris, Riveneuve Éd., coll. En Marge !, 2023, 365 pages »Questions de communication, 47 | 2025, 382-388.

Référence électronique

Léa Mouthon, « Manuel Roux, Faire « carrière » dans le punk. La scène DIY, Paris, Riveneuve Éd., coll. En Marge !, 2023, 365 pages »Questions de communication [En ligne], 47 | 2025, mis en ligne le 26 juin 2025, consulté le 17 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/39069 ; DOI : https://doi.org/10.4000/14ab4

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Auteur

Léa Mouthon

Élico, Université Louis Lumière Lyon 2, F-69007 Lyon, France
lea.mouthon[at]univ-lyon2.fr 

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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