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Notes de lecture
Histoire, sociétés

François Azouvi, Du héros à la victime. La métamorphose contemporaine du sacré, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2024, 296 pages

Daniel Donnet
p. 412-414
Référence(s) :

François Azouvi, Du héros à la victime : la métamorphose contemporaine du sacré, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2024, 296 pages

Texte intégral

1François Azouvi pose en thèse, entre 1965 et 1975, se produit une nouveauté absolue, qu’il tient pour irrévocable, à savoir le retrait du religieux – non certes au plan personnel – dans sa forme institutionnelle : « C’est entre 1965 et 1975, entre Vatican II et la grande crise économico-civilisationnelle déclenchée par le choc pétrolier et la fin des Trente Glorieuses, que la France perd son ancrage chrétien. Or, c’est exactement la fourchette de dates que j’ai retenue pour enregistrer l’apparition de la victime dans la nouvelle anthropologie. Pendant les vingt années qui coururent entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et Vatican II, l’usure du christianisme se traduit […] par la mise de côté du couple héros/martyr qui avait connu un bref regain de faveur au lendemain de la guerre. Que ce couple, fortement dépendant de l’ancrage chrétien, sombre en même temps que le christianisme entame sa décrue irréversible n’a rien de surprenant » (p. 217).

2En quoi le sacré est-il concerné ? Au préalable, il convient de dissiper un malentendu. Fréquemment, « sacré » ou « spirituel » est assimilé à « religieux ». Or, si bien entendu le religieux participe du sacré, du spirituel, il ne leur trace en aucune façon des limites. Bien au contraire, car c’est le religieux qui en est une des « canalisations », un endiguement dans le sens d’une transcendance théologique. Néanmoins, spirituel et sacré peuvent s’entendre sans référence à cette transcendance. La notion de sacré qui transpire au fil de l’exposé pourrait être précisée en ces termes : le sacré englobe un large champ qui s’oppose au domaine du profane, au sein duquel on trouve la recherche des biens matériels et l’enlisement dans la routine quotidienne qui anesthésie nos élans créateurs. De tout temps, le sacré a fait lever les yeux au-delà de ces contingences de la vie quotidienne, lever les yeux vers les héros. Le changement moderne fut de lever les yeux vers les victimes. Comme le dit l’éditorial, « la victime a pu être ainsi sacralisée au point d’incarner, dans nos sociétés sécularisées, le Vrai et le Bien. Son règne marque la métamorphose du religieux en sacré » (voir la quatrième de couverture et p. 201-208).

3Originale, cette thèse est développée de façon progressive avec, pour point d’appui, un descriptif fondé sur une heuristique aussi fouillée en profondeur que variée en envergure. Si lassant que puisse être le procédé, je crois utile d’égrener, l’une après l’autre, les étapes de la recherche, telles qu’elles se dégagent de la table des matières.

4Dans le premier chapitre « D’une guerre à l’autre » (p. 23-62), le piédestal où se hissait l’héroïsme en 1914 subit le contrecoup des massacres de la guerre et des tendances pacifistes qui en résultent. L’analyse de ces changements est faite en quatre temps : 1914, l’entre-deux-guerres, la guerre et la libération. Dans le chapitre « La genèse des victimes » (p. 63-132), les rubriques balisent l’exposé : « L’usure des héros. La montée des victimes : les années cinquante », « D’autres victimes ? Le procès Eichmann et ses suites », « La concurrence des victimes, déjà ? Des opprimés à libérer, plus que des victimes à craindre », « Le Vietnam entre héroïsation et victimisation. Treblinka et ses suites », « Pouvoir d’attraction, pouvoir de rejet, de la victime juive ». Il s’opère un premier élargissement du débat pour le porter sur des réalités proches. S’ébauche progressivement la transformation de l’héroïsme en victimisation.

5Ce concept de victimisation est renforcé, voire institutionnalisé, si l’on s’en réfère au troisième chapitre, « Le tournant des droits de l’homme » (p. 133-156). Le ton est donné avec force dès la première rubrique où il est proclamé que les victimes ont des droits, propos largement illustrés par l’évocation des procès et articles de presse y afférents. Un langage approprié s’instaure, que l’auteur couvre du concept rhétorique : rhétorique de la résistance et rhétorique victimaire. Dans les dernières années de décennie 1970, il s’ensuit une véritable explosion de la revendication des droits de l’homme. Après un détour sur l’impact négatif qu’eut le génocide perpétré par les Khmers rouges au Cambodge sur les espoirs que d’aucuns mettaient dans les rêves communistes. Le quatrième chapitre, « La dynamique victimaire » (p. 157-170), accentue l’actualisation du problème par la relation du viol et des agressions sexuelles qui ont donné lieu à des sentences judiciaires, à l’édiction de lois et, bien sûr, à des articles de presse retentissants. Avec la Shoah et le procès Barbie se trouve souligné que l’heure n’est plus aux héros, mais aux victimes.

6Retour en arrière au plan chronologique, mais nouvel élargissement des perspectives dans le cinquième chapitre. Il y figure un rappel des demandes de pardon tant de l’Église catholique que de l’État français pour les silences coupables, voire de l’État pour la collaboration au génocide des Juifs. En tant que « frénésies législatives » (p. 184-201), sont exhumées diverses lois pénalisant les génocides ou crimes apparentés lors de colonisations. Dans l’« intersectionnalité » et le « wokisme » (p. 208-214), se trouve analysée la fusion des trois voies de défense de victimes très longtemps séparées : celle des Juifs de l’après-Shoah, celle des femmes et des enfants, celle des Noirs et des colonisés. L’épilogue de l’ouvrage invite à une ultime réflexion ou « méditation » : « En quoi, nous aussi, nous sommes encore pieux ? » (p. 215-228).

7L’ouvrage est d’une richesse incontestable pour l’anthropologue, le psychologue, l’historien, celui des religions et, ce qui n’est pas nécessairement identique, celui des mentalités religieuses, sans compter les chercheuses et les chercheurs qui s’intéressent au sacré sous l’angle communicationnel. Les vues qu’il ouvre sont à la fois inattendues et appuyées sur des fondements sûrs. Le lecteur se réjouira des ponts à jeter avec la proxime actualité : la concurrence des victimes, par exemple, n’est-elle pas à l’œuvre à propos des réfugiés ukrainiens, que d’autres émigrés jalousent ? Et que dire du conflit israélo-palestinien où un peuple qui fut tragiquement symbole de la victimisation se voit concurrencer, dans ce titre, par son adversaire du moment ? Ceci dit, on peut s’interroger sur l’une ou l’autre affirmation : en particulier, peut-on être sûr du retrait du religieux de l’institutionnel français ? Je pense aux vives protestations soulevées à maintes reprises lorsque se posait l’institutionnalisation de questions éthiques telles que la dépénalisation de l’avortement, le mariage pour tous, l’euthanasie… Chaque fois que ces problèmes furent posés, n’a-t-on pas vu revenir en force l’attachement au dogmatisme catholique ? Et que dire de la cérémonie du 7 décembre 2024 consacrée à la cathédrale de Paris où fut affiché avec force l’attachement de la France au catholicisme ?

8Quoi qu’il en soit, et après avoir regretté la difficulté matérielle d’une lecture se heurtant à une impression trop serrée, j’exprime mon hésitation sur ce qu’il convient le plus d’admirer quant au contenu : la hardiesse d’une synthèse qui porte sur des cimes parfois vertigineuses ou l’impressionnante « épaisseur » de l’érudition déployée à souhait ? Les deux assurément, mais surtout leur alliance harmonieuse.

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Pour citer cet article

Référence papier

Daniel Donnet, « François Azouvi, Du héros à la victime. La métamorphose contemporaine du sacré, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2024, 296 pages »Questions de communication, 47 | 2025, 412-414.

Référence électronique

Daniel Donnet, « François Azouvi, Du héros à la victime. La métamorphose contemporaine du sacré, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2024, 296 pages »Questions de communication [En ligne], 47 | 2025, mis en ligne le 26 juin 2025, consulté le 18 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/39130 ; DOI : https://doi.org/10.4000/14ab8

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Auteur

Daniel Donnet

Université catholique de Louvain, Faculté de philosophie, arts et lettres, BE-1348 Louvain-la-Neuve, Belgique
daniel.donnet[at]uclouvain.be

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