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Notes de lecture
Histoire, sociétés

Jean-François Bert et Jérôme Lamy (dirs), Les Cartes à jouer du savoir. Détournements savants au xviiie siècle, Bâle, Schwabe Verlag, coll. Heuristiques, 2024, 242 pages

Christophe Cosker
p. 418-421
Référence(s) :

Jean-François Bert et Jérôme Lamy (dirs), Les Cartes à jouer du savoir. Détournements savants au xviiie siècle, Bâle, Schwabe Verlag, coll. Heuristiques, 2024, 242 pages

Texte intégral

1Les sociologues et historiens Jean-François Bert et Jérôme Lamy co-dirigent cet ouvrage collectif sur les formes matérielles de la vie intellectuelle. Plus précisément, ils s’intéressent à un support ludique rendu didactique par – comme l’indique le sous-titre – un détournement savant, à savoir celui de la carte à jouer. L’empan historique du moment des cartes à jouer, en particulier celles qui ont le dos vierge et peuvent recevoir de l’écriture, est relativement bref. Il débute avec le transfert culturel du jeu de cartes de l’Orient vers l’Occident : « C’est en Orient, vers le xiie siècle, que les jeux de cartes ont vu le jour, atteignant rapidement l’Occident par l’intermédiaire de Venise, sans doute dans le dernier tiers du xive siècle. Bien que taxé rapidement d’immoralité par les autorités religieuses, le succès de ces nouveaux jeux fut immédiat, obligeant les autorités locales à légiférer. Le métier de maître cartier se professionnalise rapidement durant l’époque moderne, dont l’économie ludique a été finement détaillée par Elisabeth Belmas » (p. 15).

2Ancien en Orient, l’usage des cartes à jouer se répand en Occident. Les jeux de cartes présentent un aspect carnavalesque propre à inquiéter le pouvoir, en particulier religieux, mais aussi politique. Ils permettent aussi à un métier de se développer au côté du libraire et de l’imprimeur, celui de maître cartier. En France, les cartes à jouer connaissent un succès substantiel au xviiie siècle. Ce dernier prend fin avec la Révolution française, qui remplace les figures royales par des parangons de vertu et décide que le dos des cartes sera taroté et non plus laissé vierge : « La Révolution française, avec son nouvel ordre politique, rend surtout désuets les jeux dans lesquels, jusque-là, on pouvait jouer avec des rois, des reines et des valets. En 1793, […] Les figures changent. On représente de manière allégorique des braves, des vertus, des philosophes et des républicains. […] Les techniques d’impression évoluent avec, en particulier, la galvanoplastie et la chromolithographie, le dos de carte jusque-là laissé libre est taroté avec des aplats de couleur, des tranches dorées, et des coins arrondis. La conséquence est importante, car les dos ne sont plus libres pour recevoir une quelconque écriture » (p. 23).

3En ce qui concerne les sciences de l’information et de la communication, soulignons que le détournement savant de la carte à jouer permet de découvrir une nouvelle déclinaison de l’adage de Marshall McLuhan : « The medium is the message » (« Le medium est le message »). En effet, le dos de la carte à jouer apparaît comme un support contraignant par son format et libérateur par sa mobilité. Dans le chapitre « Les réussites de l’abbé Desmarais » (p. 107-122), l’historien Patrick Latour détaille la façon dont le jeune directeur de la bibliothèque Mazarine fait l’inventaire de son fonds en fabriquant des cartes bibliographiques à partir de cartes à jouer. Ces dernières jouent aussi un rôle important chez les naturalistes. Dans « La carte à jouer, support de connaissances des naturalistes » (p. 139-152), les historiens des sciences Isabelle Charmantier et Staffan Müller-Wille montrent comment les cartes deviennent le « réceptacle de la connaissance du monde naturel » (p. 151), au sens figuré comme au sens propre. Au sens figuré, les cartes à jouer permettent de « développer et déployer des systèmes d’information plus flexibles » (p. 140) ; au sens propre, certains naturalistes n’ont pas hésité à transformer les cartes à jouer en petites boîtes recevant des spécimens. De même l’historienne de l’art Manon Migot, dans « La singularité d’une collection minéralogique aux xviiie et xixe siècles » (p. 153-186), s’intéresse aux enjeux de ce « support artisanal d’annotation scientifique » (p. 254) dans le cas de la collection du naturaliste toulousain Philippe-Isidore Picot de Lapeyrouse. En littérature, Jean-Jacques Rousseau s’est servi de cartes à jouer pour esquisser Les Rêveries du promeneur solitaire (Lausanne, F. Grasset, 1782) et le personnage de Lucien Leuwen, dans le roman éponyme de Stendhal (Lucien Leuwen, Paris, E. Dentu, 1894), improvise un discours à la Chambre des députés à partir d’idées griffonnées sur cinq cartes.

4Ce livre permet aussi d’accéder au travail préparatoire et souvent invisible du chercheur. En quelque sorte, il autorise à pénétrer dans sa bibliothèque, son cabinet ou son atelier. Les directeurs de l’ouvrage replacent la carte à jouer dans la nébuleuse d’autres petits formats : « Ces petits cartons imprimés sur une face et vierges de l’autre, déclassés de leur fonction ludique, ont pourtant constitué, à l’époque moderne, des supports fréquents de notes érudites, d’ébauches de raisonnement, de renseignements bibliographiques, d’argumentaires ramassés, de données élémentaires. Ces cartes ont été, sur presque deux siècles, l’une des surfaces privilégiées du savoir en construction voisinant avec une foule d’autres aplats de papiers prêts à jalonner la réflexion, à engager l’accumulation de renseignements, à amorcer un brouillon, à ordonner un plan, à trier des titres d’ouvrages » (p. 5). La carte à jouer donne à voir ce qui se passe avant la publication d’un ouvrage dans lequel la pensée est élaborée. Elle montre les états de la réflexion de l’auteur, des idées aux raisonnements, en passant par les références. Dans cette perspective, le choix de la carte à jouer s’explique vraisemblablement par trois raisons simples : sa disponibilité, son format maniable et sa relative résistance par rapport au papier standard puisqu’elle est cartonnée. Par ailleurs, les auteurs de l’ouvrage sont aussi les directeurs de la nouvelle collection qui l’accueille, « Heuristiques », dont les enjeux théoriques et pratiques convergent : « L’heuristique, ou art d’inventer, est ce moment où le savant formule ses hypothèses, décide de suivre certains cheminements, formalise ses objectifs, imagine des raisonnements, élabore des arguments, consolide ses preuves. Ce travail ne suppose pas seulement de trouver la meilleure adéquation possible entre les mots et la pensée. Il implique aussi des maniements, des gestes, des savoir-faire, des routines » (p. 245).

5La suite de la présentation de la collection « Heuristiques » met l’accent sur les traces matérielles de l’organisation de l’activité intellectuelle : « L’objet de cette collection est de saisir cette intense activité savante dans ses ramifications les plus subtiles – cognitives, physiques, émotionnelles, artefactuelles. La collection s’intéresse donc aux fiches, carnets, dossiers, inventaires et catalogues, mais aussi aux journaux de bord parsemés de ratures, de reprises, ou de remords. Elle examine également le cas des tables et des bureaux, le classement des bibliothèques, ou encore l’engagement somatique du savant dans les différentes étapes qui définissent son travail de recherche » (p. 245).

6La contribution initiale du conservateur Gwenaël Beuchet dans « Les cartes à jouer à l’époque moderne, un objet paradoxal » (p. 27-56), explorant le fonds du Musée français de la carte à jouer à Issy-les-Moulineaux, donne une première idée de l’ampleur des usages, puis des détournements de l’objet. C’est aussi le cas de celle de la codicologue Claire Bustarret qui, dans « Écrits informels sur une carte à jouer au xviiie siècle » (p. 57-86), dévoile en particulier le fonds Paul Marteau (collection de jeux rares du xvie et du xviie siècle). L’ensemble des contributions est richement illustré de figures en couleur, ce qui permet au lecteur et à la lectrice de confronter le document à l’analyse qui en est faite. L’historien de la modernité Patrick Fournier, dans « Autour de deux cartes à jouer. Ordonnances médicales et médecine des pauvres en Auvergne au xviiie siècle » (p. 123-138), analyse l’un des détournements les plus insolites des cartes à jouer : celui où le médecin s’en sert pour tracer une ordonnance.

7Un tel projet renouvelle l’approche génétique de l’écrit par les brouillons et autres écrits préparatoires. Il s’agit d’interroger les modalités d’enregistrement d’une pensée, puis l’organisation de réflexions multiples. Ainsi la contribution de J.-F. Bert, intitulée « Les cartes à jouer de Le Sage. Ou comment faire vivre la mémoire, la curiosité et l’imagination scientifique » (p. 87-106) est-elle éclairante pour son analyse de cas : « Sur les cartes-fiches, il [Georges-Louis Le Sage] fait figurer des citations, mais aussi des pensées, des résumés de livres, des hypothèses personnelles, des copies de lettres envoyées, des brouillons d’ouvrages à venir, mais aussi des futurs plans d’expériences » (p. 88-89). Georges-Louis Le Sage consigne donc les différents aspects de sa vie intellectuelle par cartes. Mais J.-F. Bert suggère qu’il en va de même de ses émotions, car la déploration de sa mauvaise mémoire – renforçant la nécessité d’utilisation de cartes – tend à devenir un lieu commun. Cet usage rationnel et émotionnel se retrouve dans l’analyse de cas de Jeffrey S. Ravel, historien des politiques française et européenne du xviie siècle, « Sur les cartes à jouer des frères Dulac en l’an ii » (p. 187-228). En effet, on y trouve des citations, des stratégies militaires, des confessions autobiographiques et des effusions amoureuses. La carte à jouer se fait carte à philosopher et carte d’amour. Le présent ouvrage permet de s’interroger fructueusement, d’hier à aujourd’hui, sur la façon dont on pense sur le papier, mais davantage avec le papier et selon son format.

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Pour citer cet article

Référence papier

Christophe Cosker, « Jean-François Bert et Jérôme Lamy (dirs), Les Cartes à jouer du savoir. Détournements savants au xviiie siècle, Bâle, Schwabe Verlag, coll. Heuristiques, 2024, 242 pages »Questions de communication, 47 | 2025, 418-421.

Référence électronique

Christophe Cosker, « Jean-François Bert et Jérôme Lamy (dirs), Les Cartes à jouer du savoir. Détournements savants au xviiie siècle, Bâle, Schwabe Verlag, coll. Heuristiques, 2024, 242 pages »Questions de communication [En ligne], 47 | 2025, mis en ligne le 26 juin 2025, consulté le 17 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/39151 ; DOI : https://doi.org/10.4000/14abb

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Auteur

Christophe Cosker

Université de Bretagne occidentale, HCTI, F-29200, Brest, France
Université de La Réunion, LCF, F-93200 Saint-Denis (La Réunion), France
christophe.cosker[at]univ-brest.fr

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