Navigation – Plan du site

AccueilNuméros47Notes de lectureHistoire, sociétésEsther Demoulin, Jean-François Lo...

Notes de lecture
Histoire, sociétés

Esther Demoulin, Jean-François Louette et Juliette Simont (dirs), Les Temps modernes. D’un siècle à l’autre, Bruxelles, Éd. Les Impressions nouvelles, 2023, 416 pages

Laurent Husson
p. 439-444
Référence(s) :

Esther Demoulin, Jean-François Louette et Juliette Simont (dirs), Les Temps modernes. D’un siècle à l’autre, Bruxelles, Éd. Les Impressions nouvelles, 2023, 416 pages

Texte intégral

1Cet ouvrage collectif – dont l’origine est un colloque en Sorbonne les 10 et 11 décembre 2021, intitulé « Cette chose énigmatique, Les Temps modernes » – vient après ceux d’Anna Boschetti (Sartre et Les Temps modernes. Une entreprise intellectuelle, Paris, Éd. de Minuit, 1985) et de Howard Davies (Sartre and Les Temps modernes, Cambridge, Cambridge University Press, 1987). Repartant de l’arrêt de la revue décidé par Antoine Gallimard en 2018, il se propose, par diverses perspectives, de situer le projet, l’histoire, le parcours, les positions et la vie des Temps modernes (noté TM dans la suite), de l’après-guerre jusqu’aux questions de son héritage et des continuations. Plusieurs des contributeurs de la revue participent à cet ouvrage et certains ont joué un rôle important dans sa direction (Jean Bourgault, Liliane Kandel, Jean-François Louette, Patrice Maniglier, Juliette Simont).

2Sur le plan historique, deux périodes sont plus particulièrement ciblées : les débuts (avec quatre articles) et la fin des TM (en particulier la direction de Claude Lanzmann, avec trois articles). Les autres périodes sont présentes, mais parcourues de façon plus transversale et par des approches plus thématiques (la critique littéraire, la psychanalyse, la présence de l’international, certaines démarches de publication autour des témoignages, etc.). Même si elle recoupe cette approche historique, l’organisation du volume propose de situer « Les Temps modernes dans le champ des revues » (p. 11-65), d’en identifier la dimension critique (p. 67-162), ainsi que son engagement (p. 163-269), pour enfin y envisager la place des femmes (p. 271-299) et la manière dont la revue se prolonge dans le projet des temps qui restent (p. 299-381). Certains articles chevauchent de fait plusieurs thématiques et certaines figures comme celles de Jean Paulhan et de C. Lanzmann, sont reprises dans plusieurs contributions. On suivra ici une logique historique de la naissance et des premières orientations de la revue jusqu’aux projets de continuation actuellement en œuvre.

3Au moment de son émergence, TM s’inscrit dans un rapport complexe d’opposition et de hantise par rapport à la Nouvelle revue française (NRF), alors suspendue de publication. En étudiant la « Situation de la critique littéraire dans Les Temps modernes (1945-1953) : le spectre de La NRF » (p. 67-94), la chercheuse en littérature Hélène Baty-Delalande explore cette hantise dans le conflit entre littérature pure, auto-justificatrice et l’engagement littéraire proposé par la revue, ce qui engendre circulations, reprises et conflits. Ce positionnement d’après-guerre se poursuit dans les années 1950 avec l’opposition entre la Nouvelle Nouvelle Revue française (NNRF) – titre provisoire de la NRF au moment de sa reprise – et les TM, ce qu’étudie Guillaume Bridet, chercheur en littérature, dans « La NNRF face aux Temps modernes. Janvier 1953-janvier 1959 » (p. 36-64). Ces rapports conflictuels sont montrés dans leurs dimensions éditoriales – le lien avec l’éditeur Gallimard, lieu de naissance des deux revues – et intellectuelles – la littérature pure contre l’engagement, aspect important des débats d’après-guerre, l’approche littéraire contre l’ouverture aux sciences humaines. En particulier, on notera les pages consacrées à J. Paulhan (p. 71-78) ainsi qu’à l’analyse du dialogue entre les TM et la NRF (p. 78-88). G. Bridet en détaille certains aspects pour montrer in fine comment ce conflit agit comme révélateur des positions de la NRF au-delà de la rupture de la Seconde Guerre mondiale, à savoir la manière dont la neutralité politique cache la « droitisation patriotique » et la continuation de la « glorification des lettres nationales » (p. 63), là où TM « brise ce consensus poétique au nom de la solidarité internationaliste et l’émancipation du prolétariat » (ibid.). Ces débats et, plus souterrainement, les rapports souvent conflictuels des TM avec Gallimard sont aussi présents dans d’autres contributions, avec l’analyse de la dernière période de la revue. Dans « Avec le recul du temps : un regard un peu différent sur Critique et Les Temps modernes (1946-1953) » (p. 11-35), la maîtresse de conférences en lettres, Sylvie Patron, revient sur les rapports avec la revue Critique. L’autrice complète et corrige les analyses d’A. Boschetti. Elle nuance l’appréciation de cette dernière concernant la position des TM dans le champ intellectuel. Elle en relativise la réputation de position hégémonique : les TM acceptèrent la participation à la revue des auteurs de Critique.

4Par ailleurs, la dimension internationale fut une des composantes essentielles des TM, comme le montrent les contributions sur les rapports à l’Allemagne et à l’Amérique latine. Le lien avec l’Allemagne est étudié pour deux périodes différentes : d’abord par le linguiste Thomas Franck (« Une revue tournée vers l’Allemagne [1945-1949] » ; p. 163-185), puis par le philosophe Grégory Cormann et le chercheur en sciences de l’information et de la communication Jeremy Hamers (« Retards, déports, engagements. Adorno et Sartre dans Les Temps modernes en 1979 » ; p. 186-210) et dont on peut aussi trouver des échos dans l’article de J.-F. Louette, professeur en littérature, (« L’ours et sa pelote. 1985-1995 » ; p. 118-162, en particulier p. 135-137, 147-148). Les deux articles se situent aux deux extrémités de la période d’activité des TM : au moment de la réouverture de la circulation et du dialogue franco-allemand, temps d’anticipation pour T. Franck ; dans un moment d’après-coup, de retard, pour celui de G. Cormann et J. Hamers. Le corpus diffère aussi (large dans un cas, serré dans l’autre) ainsi que la méthode et les enjeux, la question posée in fine étant, par l’analyse du dialogue entre Theodor W. Adorno et Jean-Paul Sartre, celle du déport et du retard dans l’engagement. La présence de l’Amérique du Sud est abordée par le politiste Rodrigo Nunes dans « Les Temps modernes et l’Amérique latine » (p. 211-221) sous deux angles : la présence politique du peuple (par exemple, la crise des politiques populistes, les révolutions en Amérique latine dans les années 1960-1970, la répression) et la présence des latino-américains comme sujets et auteurs, non comme objets d’enquête (p. 221). Pour l’auteur, la leçon qu’on peut en tirer concerne les pièges dans l’ascension des mouvements sociaux, comme la permanence d’une réaction active contre ceux-ci (p. 218), leçon qui aurait pu être utile dans les années 2000, où la question de l’Amérique latine demeure absente de la revue.

5Cet advenir des gens ordinaires en tant que sujets est souligné par R. Nunes, en particulier via les discours directs. Importante dans les TM, cette ligne se traduit par la place donnée à la « vie des hommes infimes » (p. 247-270) ou par la présence de paroles d’anonymes dans la rubrique « Vies », à laquelle Esther Desmoulin, chercheuse en littérature, consacre son étude. Elle note la différence d’esprit par rapport à la rubrique « Documents » de la NRF, dans la mesure où l’enjeu est la mise à jour de l’interaction entre l’individuel et le collectif et la dimension d’historicité (p. 260) – ce qui explique certaines éclipses dans la revue –, ainsi qu’avec le projet foucaldien de la vie des hommes infâmes, tout en n’en omettant pas certaines limites de la démarche (p. 266). On retrouve des échos de cette démarche dans deux engagements emblématiques de la revue dans les débats de son époque : la psychanalyse et le féminisme. Pour le philosophe J. Bourgault, dans « Les Temps modernes et la psychanalyse » (p. 222-246), « un différend avec la psychanalyse a marqué toute l’histoire des Temps modernes » (p. 224). Cela n’a pas empêché la revue d’accueillir de nombreux psychanalystes ainsi que des témoignages autour de quatre questions : le lien à l’anthropologie, la relation de la psychanalyse à elle-même, le vécu psychanalytique et l’antipsychiatrie, ces questions renvoyant les unes aux autres (p. 226). La chercheuse en Lettres Elisabeth Russo, dans « Modernité et féminisme. Les Temps modernes dans les années 1960 » (p. 271-280), interroge la part (disséminée) et le rôle (variable) des femmes au sein de la rédaction tout en mettant en exergue l’importance de certaines publications dans les années 1960 venant des deux côtés du rideau de fer. Dans « Entre Le Deuxième Sexe et Shoah. Le féminisme, l’histoire, Les Temps modernes » (p. 281-298), la sociologue L. Kandel complète la perspective des années 1970 jusqu’à la fin de la revue. Le propos est aussi un témoignage, l’autrice étant actrice du féminisme. Elle évoque en particulier la générosité et la liberté laissées par Simone de Beauvoir qui permit aussi bien la livraison « Les femmes s’entêtent » (avril-mai 1974) que les chroniques du sexisme ordinaire dans les années 1970. L. Kandel évoque aussi le choc d’événements tels que la révolution iranienne et des évolutions telles que l’institutionnalisation du Mouvement de libération des femmes (MLF).

6Désormais, il est impossible d’envisager les TM indépendamment de sa dernière séquence : le changement de direction de S. de Beauvoir à C. Lanzmann, puis, à la mort de ce dernier, à J. Simont et P. Maniglier, enfin son arrêt brutal par Gallimard en 2018 et la question de son possible héritage. Dans ces contributions plus qu’ailleurs, ce sont des témoins directs qui s’expriment. J.-F. Louette évoque les conditions du passage de témoin de S. de Beauvoir à C. Lanzmann ainsi que les différences de style de direction entre J.-P. Sartre et C. Lanzmann en particulier (p. 129 où il cite un article de H. Davies). Il envisage aussi les variations dans les comités de direction ainsi que les fils conducteurs de la revue en 1985 et 1995. On y retrouve un regard en arrière (la défense et l’illustration de J.-P. Sartre et son œuvre), la continuation de parcours et de thématiques fortes (S. de Beauvoir et le féminisme, la dimension philosophique, les sciences humaines, les fils socio-politiques et littéraires). La marque particulière de C. Lanzmann se manifeste par l’importance de la Shoah, certes déjà présente, mais devenant un enjeu central. On y trouve – ou retrouve – les questions de l’incarnation, de la voix des sans-grades, les témoignages et reportages ainsi que les thématiques montrant que l’intellectualité n’est pas bouclée sur elle-même. J. Simont, dans « Claude Lanzmann. Genèse d’un directeur de revue » (p. 299-323), évoque, par contraste avec celle de J.-P. Sartre, la figure de C. Lanzmann et sa singularité en reprenant un nombre choisi d’articles publiés par ce dernier. Elle précise ce que, pour C. Lanzmann, pouvait être l’« engagement », comme faire corps, comme incarnation de son siècle, et la radicalité qui en résulte (p. 313). C’est à partir de cette radicalité que peuvent être mieux compris certains traits qui pouvaient choquer, comme l’« inclémence » (p. 313), une certaine unilatéralité liée à l’identification de C. Lanzmann avec son œuvre (et qui pouvait passer pour du narcissisme). J. Simont rebondit sur cette volonté d’incarner le xxe siècle pour poser la question de l’héritage des TM au xxie siècle, c’est-à-dire au moment de la fin du « Moderne » (p. 323). C’est cette question de l’héritage et de sa transformation que reprend le philosophe P. Maniglier dans « Des Temps modernes aux Temps qui restent. Histoire et avenir d’une revue, histoire et avenir du monde » (p. 324-380), dans un article consacré au sociologue Bruno Latour. Au-delà des circonstances de la suspension des TM (il n’y a pas lieu de parler d’achèvement, terme renvoyant à une totalité close et accomplie) et du refus de Gallimard des propositions qui lui furent faites, P. Maniglier pose la question de la reprise d’un projet de saisie totalisante (le terme est « totalitaire », mais on voit ses ambiguïtés) qui faisait le propre des TM en élargissant la focale. La question du Moderne ne se pose plus à l’aune d’un présent historique, mais bien de l’Anthropocène. Le terme de Moderne devrait être repris pour qu’on en mesure et réinterroge l’héritage à partir de toutes ses dimensions. Les Temps qui restent (Accès : https://lestempsquirestent.org/​fr), projet multimédia aujourd’hui à sa troisième livraison, sont la concrétisation de ce projet.

7Il est difficile de donner une vision d’ensemble de ce collectif. Il est certain qu’au regard des études antérieures (voir supra) sur la question, la situation est particulière. En premier lieu, le contrecoup de l’interruption de la revue par une décision unilatérale de son dernier éditeur se fait encore ressentir dans plusieurs des contributions qui vont, de ce point de vue, au-delà de l’étude universitaire classique. À cet égard, il était nécessaire que la situation singulière de celle-ci, par rapport à Gallimard dès sa naissance, ait été rappelée. En deuxième lieu, on voit un nouveau développement de l’histoire des revues (via la dimension numérique) et qui peut être source de nouvelles recherches. On voit aussi comment les exemples thématiques ébauchés peuvent et doivent déboucher sur des enquêtes plus larges, ce qui suppose, pour que de tels travaux prennent tout leur sens, que les corpus soient disponibles. À cet égard, il faut souhaiter que celui représenté par ce qui est désormais le corpus des TM trouve sa place dans les différents sites internet qui lui sont consacrés.

8D’autres questions plus complexes émergent, en particulier concernant le projet initial d’une revue, son développement et ses métamorphoses dans sa situation historique. Pour les TM, la spécificité de ce projet, de l’esprit qui l’animait, transparaît dans les témoignages des acteurs de la revue : liberté (P. Maniglier, p. 363) ; générosité (L. Kandel, p. 283), etc. Mais, ce projet totalisant ne va pas sans tensions et conflits, comme le montrent certaines affaires retentissantes (Albert Camus, Maurice Merleau-Ponty, l’affaire de l’homme au magnétophone pour la psychanalyse) ou certains rebondissements de la vie de la revue. Ainsi, les variations dans les comités de direction témoignent-elles de l’impact des décisions et des attitudes individuelles, liées à la personnalité hors norme de ses fondateurs et de ses principaux directeurs (J.-P. Sartre, S. de Beauvoir et C. Lanzmann). Ici, la difficulté est de prendre en compte l’ensemble de ces contingences, d’interroger ce collectif mouvant ainsi institué avec des moments de fusion comme d’inertie sérielle, pour reprendre des termes sartriens. Il s’agit de voir dans quelle mesure la revue est une œuvre collective tout en étant traversée par la singularité de ses acteurs et comment, enfin, elle interagit avec l’œuvre de ces derniers, soit comme lieu de publication, soit comme source de débat dont les œuvres elles-mêmes se nourrissent.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Laurent Husson, « Esther Demoulin, Jean-François Louette et Juliette Simont (dirs), Les Temps modernes. D’un siècle à l’autre, Bruxelles, Éd. Les Impressions nouvelles, 2023, 416 pages »Questions de communication, 47 | 2025, 439-444.

Référence électronique

Laurent Husson, « Esther Demoulin, Jean-François Louette et Juliette Simont (dirs), Les Temps modernes. D’un siècle à l’autre, Bruxelles, Éd. Les Impressions nouvelles, 2023, 416 pages »Questions de communication [En ligne], 47 | 2025, mis en ligne le 26 juin 2025, consulté le 18 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/39186 ; DOI : https://doi.org/10.4000/14abc

Haut de page

Auteur

Laurent Husson

Écritures, Université de Lorraine, F-57000 Metz, France
laurent.husson[at]univ-lorraine.fr

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search