Cyrille Laporte, Figures de cuisiniers. De l’artisan à l’assembleur, Paris, Classiques Garnier, 2023, 239 pages
Cyrille Laporte, Figures de cuisiniers. De l’artisan à l’assembleur, Paris, Classiques Garnier, 2023, 239 pages
Texte intégral
1La France ne cesse de l’affirmer : elle a développé un art de vivre à nul autre pareil. Le classement au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco du repas gastronomique en serait la reconnaissance internationale. Chacun aime à égrener le nom de chefs prestigieux, à s’extasier devant les étoiles distribuées aux restaurants, à disserter sur les qualités des vins ou les saveurs d’un plat. La nourriture est un marqueur identitaire fondamental. Les études sur le sujet sont nombreuses ; contentons-nous de citer, parmi d’autres ouvrages, les deux suivants : Claude Fischler et Estelle Masson, Manger. Français, Européens et Américains face à l’alimentation (Paris, O. Jacob, 2008) ou Jean-Pierre Poulain, Manger aujourd’hui. Attitudes, normes pratiques (Paris, Privat, 2001). Le sociologue Cyrille Laporte est un de ceux qui, depuis près de 15 ans, étudient ce phénomène en s’intéressant à la restauration hors foyer (RHF). En 2010, il a soutenu une thèse en sociologie à l’École des hautes études en sciences sociales intitulée Rationalisation des systèmes de restauration hors foyer et logique d’action des professeurs de cuisine. Depuis, il n’a cessé d’explorer ce domaine. Le livre qui nous retient ici est une parfaite synthèse de ses travaux.
2C. Laporte part du constat que, si le repas en commun est un acte fondamental de culture française et de sa manière de vivre, il est de plus en plus concurrencé par la RHF. Elle intervient dès qu’une personne est empêchée : un malade, un enfant dans une école, être pensionnaire dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), un employé disposant de peu de temps, etc. Elle répond aussi à des standards de vie où beaucoup ne peuvent rentrer chez eux pour la pause du déjeuner. Elle est donc devenue une activité économique essentielle avec ceux qui préparent, ceux qui transportent, ceux qui servent et ceux qui forment ces professionnels. Mais l’activité n’est pas anodine, car en France, la charge symbolique est puissante. Comment concilier les aspirations culturelles et les réalités économiques ? Comment, au pays qui se veut celui de la « bonne bouffe », offrir des repas au plus grand nombre, rapidement et à prix bas ? Pour aborder ces questions, l’auteur est très concret, passant des tables étoilées aux cafétarias, des plateaux proposés dans les avions aux cantines des hôpitaux.
3Il développe son propos en trois parties. La première est historique (p. 19-90). Il considère, depuis les années 1970, l’évolution profonde de la RHF dans une double contrainte. D’abord, faire face aux enjeux de la société marquée par l’essor démographique, l’allongement de la durée de vie, l’urbanisation croissante, le développement d’activités de vie hors du foyer – par exemple, le placement des personnes âgées en institutions spécialisées. C’est aussi le changement radical de système avec le cycle « industrialisation-désindustrialisation-tertiarisation » (p. 38) qui fait disparaître les cantines d’entreprises ou le repas apporté depuis la maison tel qu’il a été décrit par Émile Zola, au bénéfice de la restauration commerciale. Ensuite, il a fallu faire face à une nouvelle donne économique avec l’apparition de normes hygiéniques à partir de 1974, le besoin de rationaliser une production de masse, l’irruption des industriels, la nécessité de couvrir une partie des coûts – un repas de cantine scolaire revient à environ 8 €, alors qu’il n’est demandé aux familles qu’entre 1,2 € et 5 €. Le repas intègre alors des filières : chaîne industrielle, l’aide publique, les contrôles de santé, etc. Tout cela transforme les modes alimentaires. La purée est devenue un des aliments emblématiques parce que, depuis 1963, l’entreprise Maggi, propriétaire de la marque Mousline, sait produire des flocons à réhydrater à un coût très modique. Les industriels ont su séduire les professionnels en leur offrant des gammes toujours plus larges, plus faciles d’utilisation, plus rentables. Des groupes comme Pomona s’installent sur ces marchés profitables. Celui qui sert le repas externalise donc de plus en plus son activité et apparaissent les professionnels de la restauration déléguée : Sodexo, Compass ou Elior. Ils interviennent en sous-traitance pour les employeurs (par exemple, les cantines scolaires ou les hôpitaux) ou leur clientèle (par exemple, les repas dans les avions), avec deux obligations. La première est financière, car « le caractère lucratif de son activité nécessite la gestion au plus près des dépenses d’exploitation » (p. 50). La seconde est sanitaire, puisqu’il faut absolument éviter les risques et que, depuis 1993 (selon la directive européenne « 93/43/CEE du Conseil du 14 juin 1993 relative à l’hygiène des denrées alimentaires »), le producteur a une obligation de moyens et de résultat, le tout encadré par des processus de traçabilité. Les professionnels se regroupent au sein d’associations comme le Syndicat national de l’alimentation et de la restauration rapide créé en 1984.
4Ces transformations ont contraint le cuisinier à revoir son travail ; c’est l’objet de la seconde partie (p. 93-143) qui repose sur « la méthode des cas » (p. 93). L’auteur explore la « grande diversité des cuisines professionnelles » (p. 95). En effet, il leur a fallu s’adapter à bien des nouveautés : goûts des clients, distribution des repas, conditionnement, dressage de la table, manière de servir… Quatre milieux sont spécifiquement étudiés : l’hôpital, l’hôtellerie internationale, la restauration rapide et le restaurant gastronomique. Une conclusion s’impose : derrière le terme de « cuisine » se dissimule une grande variété de situations. Tout change d’un lieu à l’autre : la taille de la salle, le temps de service, la présentation, le délai entre la préparation et la consommation, les matériels utilisés… Finalement, parler de cuisine est quasiment un non-sens : il faudrait parler des « cuisines ». Néanmoins, si la communication fait du cuisinier un artisan, celui-ci n’existe quasiment plus. Il y a une déconnexion toujours plus accrue entre le discours sur une cuisine de tradition, locale, faite dans le respect des produits, et la nécessité de nourrir un nombre infini de mangeurs qui ont des goûts différents et des demandes particulières. Il existe des lieux où la résistance à l’introduction d’équipements modernes est manifeste, d’autres qui en profitent pleinement, et il serait illusoire de vouloir opposer les cantines et les restaurants : les lignes de partage sont avant tout culturelles.
5Ces changements demandent à ce que les cuisiniers soient formés, c’est le sujet de la troisième partie (p. 149-206). Ils le sont dans les écoles hôtelières et les centres de formation d’apprentis (CFA). Comme dans tous les autres segments de la formation, les diplômes les plus modestes, comme les brevets d’études professionnelles (BEP ; supprimés en 2021), sont négligés au profit d’une poussée vers les bacs professionnels. Les parcours des élèves se spécialisent. Ainsi le certificat d’aptitude professionnelle (CAP) cuisinier, fondé en 1974, se déclinait-il en A (cuisine classique), B (cuisine des petites unités collectives), B’ (cuisine des grandes unités collectives). Et le cursus ne cesse de s’adapter à la sophistication du métier : on forme à « l’ingénierie de restauration » (voir les directives officielles), mais on néglige les gestes traditionnels comme pocher une quenelle. En 2020, seuls 15 % des élèves en bac professionnel sont en voie d’apprentissage ; les autres suivent la voie scolaire, ce qui les déconnecte des réalités du métier. Quelle distance avec ce que les médias présentent : concours du Meilleur Ouvrier de France, concours international de Pâtisserie… La multitude de ces cellules de formation est bien éloignée des grands-messes et immenses salons où la France tente d’imposer un modèle qui, finalement, n’est que celui de la restauration gastronomique. De plus, les élèves ne sont pas égaux, car le lieu où ils sont formés fait leur carrière : un lycée hôtelier installé près de la frontière allemande a plus de succès que celui du centre de la France, car la demande étrangère suscite les débouchés On ne dit rien des centres de formation mis sous la houlette d’un chef étoilé, comme Paul Bocuse à Ecully, près de Lyon. L’auteur, qui a lui-même été enseignant de cuisine, distingue quatre types d’enseignants (p. 180-181) : le « professionnel enseignant » (avec une excellente formation gastronomique, mais rare), les « enseignants » (bon niveau de formation, mais expérience en cuisine hétérogène, soit 84 % des personnes enquêtées), les « diplômés » (très bonne formation, mais professionnalisation faible, soit 3 % des enquêtés) et les « improbables » (peu de formation et pas d’expérience, soit 13 % des enquêtés).
6L’ouvrage met en évidence une fracture. Une France qui se rêve P. Bocuse, restaurants étoilés, produits lentement choisis au marché et une réalité économique qui nourrit l’essentiel des Français. Les deux ne sont pas en opposition, le premier modèle servant d’étendard et tirant l’ensemble de la profession. Mais, souvent formés selon un idéal d’une cuisine étoilée alors qu’ils sont souvent issus de milieux modestes et de familles sans rapport avec la cuisine, les élèves déchantent et les sorties du métier sont fréquentes. Sans doute faudrait-il mieux étudier les circulations des personnels entre les différents niveaux de la RHF.
7Le livre présente parfaitement les acteurs de la RHF – je souligne l’importance accordée aux pouvoirs publics : ils sont partout, imposant des normes, exigeant une parfaite maîtrise des dépenses publiques et contrôlant la majorité de la formation. L’auteur présente avec précision le rôle du législateur, où son irruption dans la question de la RHF se fait surtout à partir des années 1970. Ainsi en juin 1974 sort-il une législation sur la création de cuisines en liaison froide (déconnexion entre le temps de préparation et celui de consommation), en septembre 1980 sur la préparation des plats cuisinés, etc. La présence de la puissance publique est permanente et le Journal officiel de la République française ne manque pas de publier un Guide des bonnes pratiques d’hygiène (accès : https://agriculture.gouv.fr/guides-de-bonnes-pratiques-dhygiene-gbph). L’État est acteur d’un « dilemme » (p. 13) : maintenir bien haut l’étendard d’une cuisine d’exception ainsi que former et encadrer une profession qui doit nourrir le plus grand nombre. Le second point que je veux signaler est la mise en évidence de l’éloignement accru du mangeur et du cuisinier, soit le rapport entre le cuisinier et le consommateur. Jadis, ils se voyaient, se côtoyaient, s’appréciaient. Le spectacle du travail en cuisine participait à l’acte de venir au restaurant. Désormais, le client n’a souvent aucune idée de la manière dont le repas a été préparé ou de l’endroit où il a été réalisé. Un plateau anonyme arrive au malade ou à celui qui déjeune en cantine. Le cuisinier ne sait plus pour qui il travaille ; le mangeur est pour lui une abstraction.
8Le livre de C. Laporte est une habile combinaison où se croisent les impératifs économiques, la sophistication des techniques de travail et les efforts d’adaptation. Il est une belle réflexion sur le conflit entre la réalité économique et sociale face à la culture et à l’identité nationale. La dernière phrase de la conclusion résume le risque pour l’avenir : « Un monde sans cuisinier sur le modèle de l’artisan, est-il possible en France ? Techniquement la réponse est oui, mais culturellement c’est inenvisageable » (p. 213).
Pour citer cet article
Référence papier
Philippe Martin, « Cyrille Laporte, Figures de cuisiniers. De l’artisan à l’assembleur, Paris, Classiques Garnier, 2023, 239 pages », Questions de communication, 47 | 2025, 454-457.
Référence électronique
Philippe Martin, « Cyrille Laporte, Figures de cuisiniers. De l’artisan à l’assembleur, Paris, Classiques Garnier, 2023, 239 pages », Questions de communication [En ligne], 47 | 2025, mis en ligne le 26 juin 2025, consulté le 18 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/39219 ; DOI : https://doi.org/10.4000/14abh
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