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Notes de lecture
Histoire, sociétés

Quentin Ravelli, Johanna Siméant-Germanos, Loïc Bonin et Pauline Liochon (dirs), Les Gilets jaunes. Une révolte inclassable, Lyon, Éd. Rue d’Ulm, 2024, 429 pages

Véronique Magaud
p. 458-467
Référence(s) :

Quentin Ravelli, Johanna Siméant-Germanos, Loïc Bonin et Pauline Liochon (dirs), Les Gilets jaunes. Une révolte inclassable, Lyon, Éd. Rue d’ULM, 2024, 429 pages

Texte intégral

1L’ouvrage fait suite à deux journées d’études intitulées « Les Gilets jaunes. Un état des lieux » qui se sont tenues les 2 et 3 juin 2023 à l’École normale supérieure de Paris et rassemblaient des chercheur·euses issu·es de champs disciplinaires variés (anthropologie, science politique, sociologie, sciences de l’information et de la communication). Il présente des analyses contextualisées du mouvement des Gilets jaunes (GJ) et vise à l’appréhender dans ses tensions internes et ses rapports ambivalents avec d’autres mouvements/groupes et différents types d’institutions. Il compte 21 contributions réparties en 5 parties où sont interrogées ces relations d’alliance et de rivalité au sein du mouvement et au contact d’autres collectifs.

2La partie inaugurale de l’ouvrage (p. 41-98) s’interroge sur le rapprochement des militant·es syndicaux·ales avec les GJ malgré la défiance des un·es à l’égard des autres. Par des portraits de militant·es syndicaux·ales, la politiste Sophie Béroud (p. 47-58) montre que leur engagement résulte d’une trajectoire militante au sein d’unions locales et départementales plus proches des travailleur·euses de petite ou moyenne entreprise (TPE ou PME), et donc d’une familiarité plus importante avec les luttes sociales. Par ailleurs, elle souligne les bénéfices d’un tel rapprochement : redonner du sens à l’engagement syndical par des actions directes, en désectorialisant le syndicalisme et en le reconsidérant comme un vecteur d’émancipation sociale. Pour sa part, le sociologue Aldo Rupert (p. 59-71) tente de comprendre la fracture entre syndicats et GJ en distinguant chez ces dernier·ères celles·ceux qui ont eu un parcours militant et les primo-militant·es. Il montre que le rejet des syndicats par d’ancien·nes militant·es procède de déceptions suite à des conflits professionnels négligés par le syndicat ou relatifs à des dissensions de la base avec la direction syndicale. Les primo-protestataires, qui ont une trajectoire scolaire et professionnelle fragmentée, manifestent quant à elles·eux un rejet des institutions quelles qu’elles soient et valorisent l’effort et la solidarité restreinte, les actions syndicales étant considérées comme un risque de division partisane au sein du « peuple » (p. 70). Cependant, cette désaffection a pu se retourner en faveur des syndicats lors des contestations liées à la réforme des retraites de 2023. C’est ce que montre Aloys Nollet (p. 73-86), étudiant en master d'études politiques, qui préfère raisonner en termes d’espace des mouvements sociaux dans la mesure où la notion rend compte des rapports de forces internes, d’influence, d’alliance et de concurrence avec les nouveaux·elles acteur·ices contestataires, ainsi que de la présence de militant·es multicartes au sein d’un même mouvement. C’est ainsi que l’alliance entre les GJ et le syndicat Coordination RATP-SNCF – engagé contre la réforme des retraites de 2019 et contre la reconversion de la raffinerie de Grandpuits en 2020 – a pu s’opérer, car elle répondait à des conflits déjà existants dans les syndicats quant aux modes d’action – volonté d’une lutte plus frontale – et à l’organisation pyramidale de gestion des luttes. Violaine Chevrier (p. 87-98), doctorante en anthropologie, investit aussi cette question de la convergence des luttes via les manifestations de 2018 à Marseille réunissant GJ, certains syndicats comme Solidaires et la Confédération générale du travail (CGT) et le Collectif du 5 novembre – Noailles en colère contre l’habitat indigne. La manifestation a permis de renouer avec une contestation spontanée, émancipée de la tutelle syndicale. Toutefois, l’autrice souligne que le refus de la verticalité et de la représentation des GJ n’a pas œuvré au ralliement de l’ensemble des syndicats pour s’opposer au gouvernement.

3La deuxième partie (p. 99-138) porte sur les rapports de l’extrême droite avec les GJ et, inversement, des accointances de ces derniers avec les extrêmes. En s’intéressant à cette nébuleuse qui constitue l’extrême droite radicale, Elisabeth Godefroy (p. 105-114), doctorante en science politique, interroge ses stratégies au sein du mouvement. Cette greffe opère, d’une part, à la faveur de revendications similaires comme le rejet du centralisme, de l’impôt et du positionnement sur l’axe gauche-droite et, d’autre part, grâce au cadrage binaire propre à cette mouvance d’extrême droite radicale (EDR) qui oppose le « pays réel » – par exemple, les « Français·es de souche » appartenant au monde rural, les travailleur·euses des milieux populaires – au « pays légal » (p. 107), soit les institutions républicaines et les partis soutenant les intérêts étrangers et le cosmopolitisme. Très tôt supplantée par la gauche qui investit le mouvement, l’EDR s’est surtout illustrée par l’accommodation des symboles affichés par les GJ à leur volonté d’exalter et de promouvoir la fibre nationaliste, tandis que leurs actions chocs, plutôt dirigées contre des militant·es ou immigré·es, sont freinées par le souci de respectabilité ou de normalisation qui prévaut au sein de l'extrême droite et de certains groupes de l'EDR et qui consiste à adopter les valeurs de la République. Cependant, d’après l’autrice, cette faible représentation ne doit pas occulter l’influence de cette mouvance, plus active sur la toile où les idées complotistes et antisémites ont fait leur chemin au sein de factions GJ, émergeant à la faveur de la crise sanitaire du Covid-19 de 2020.

4Les deux autres contributions examinent les relations entre le parti du Rassemblement national (RN) et les GJ en les appréhendant à différentes échelles. Située en territoire lorrain de 2018 à 2020 et éclairée par ses recherches parallèles sur le RN, l’analyse du sociologue Raphaël Challier (p. 115-126) montre que la sous-représentation du parti parmi les GJ résulte des accointances de celui-ci avec les « métiers de l’ordre, du petit patronat » (p. 119), mais aussi des revendications égalitaires et du registre contestataire qui ont prévalu dans le mouvement. Quand soutien il y a, il se compose de la frange populaire des militant·es RN, mais à l’intérieur de cette catégorie, les plus réfractaires au ralliement avec les GJ sont celles·ceux ayant acquis des compétences professionnelles dans le parti. Si, dans le territoire étudié, le RN est plébiscité face à une gauche sous-représentée, l’auteur invite à tenir compte des réalités sociales et géographiques pour comprendre ce vote et à éviter deux écueils : celui du misérabilisme qui a vu chez les GJ des relents poujadistes – mouvement des années 1950 pour la défense des artisans et petits commerçants face au contrôle fiscal, qui deviendra en 1956 le parti de l'Union et Fraternité Française, inspiré de la doctrine de l'Action française et du régime de Vichy et comptant dans ses rangs Jean-Marie Le Pen – (par exemple, les anti-pass sanitaire), et celui d’une vision romantique érigeant le GJ en révolutionnaire épris de « pratiques délibératives » (p. 125). Le sociologue Charif Elalaoui (p. 127-138) investit aussi la question des préférences électorales des GJ via des entretiens de deux militants, conduits antérieurement, concomitamment et postérieurement à l’élection présidentielle de 2021. À diplôme égal – le certificat d’aptitude professionnelle (CAP) –, leur positionnement aux extrémités opposées de l’échiquier politique s’explique, pour l’un, par l’invisibilité dont souffrent les ruraux et l’envie de revanche du « petit » contre « l’oligarchie » (p. 131) tandis que, pour l’autre, du fait de son passé militant, le vote anti-Macron s’inscrit dans une lutte contre le libéralisme.

5Axée sur les conflits avec les institutions policières et judiciaires ainsi qu’au sein des street medics – militants qui apportent les premiers secours aux personnes blessées dans des contextes de lutte politique –, la troisième partie (p. 139-182) s’ouvre sur l’article de la politologue Vanessa Codaccioni (p. 145-158) qui met en regard les stratégies policières et judiciaires et celles de défense des GJ via les gardes à vue. Après avoir exposé les infractions qui motivent cette détention provisoire, à savoir le port d’arme et « la participation à un groupement en vue de commettre des violences » (p. 150), l’autrice montre qu’il s’agit avant tout de neutraliser toute participation aux cortèges des manifestations. Quelles stratégies sont à l’œuvre pour légitimer ces interpellations et ruiner l’argument de défense des GJ face aux violences policières ? D’une part, tenter de déterminer un positionnement radical des GJ ou leur appartenance à des mouvances anarchistes au vu de leur équipement ou de leur apparence vestimentaire ; d’autre part, la recherche d’intentions de commettre des violences à l’encontre des forces de l’ordre via le casier judiciaire et des preuves prélevées sur le portable (vidéo, photo, SMS, réseaux sociaux numériques). Face à ces accusations, les interpellé·es adoptent quatre types de posture : le silence, l’aveu, la reconnaissance partielle des faits qui consiste à confirmer leur participation aux manifestations tout en se distinguant des « casseurs » et en dénonçant le délit d’opinion, et enfin, « l’aveu dénonciateur » (p. 156) consistant à expliquer la violence comme une juste réponse aux violences policières. Pour l’autrice, la garde à vue agit symboliquement, en tentant de dépolitiser et de criminaliser les manifestant·es, et physiquement, en entravant leur participation à des manifestations contestataires. La sociologue Florence Johsua (p. 159-167) fait le même constat en étudiant des comparutions immédiates de GJ au tribunal judiciaire de Paris durant l’année 2019. Est invoqué le même article du Code pénal (article 222-14-2) relatif au fait de participer sciemment à un groupement dans l’objectif de préparer des actes violents, à l’origine d’une jurisprudence attentatoire à la liberté de manifester. Des enquêtes conduites auprès de magistrats montrent que les jugements se fondent sur un pronostic de passage à l’acte et la possession d’objets non prohibés (lunettes de piscine ou de ski, jambières, etc.) dont la dangerosité est laissée à l’appréciation des juges, preuves peu probantes au vu du nombre de relaxes prononcées.

6Michael Marx (p. 169-182), étudiant en master de sociologie, s’intéresse à un conflit de légitimité, celui qui oppose les différent·es street medics opérant au sein des manifestations des GJ quant à la définition du soin. Cette tension procède de positionnements idéologiques liés, pour les medics autonomes, à une culture militante puisant dans les pratiques anarchistes ou communistes. Ils·elles considèrent que les luttes ne sont pas exemptes de violences, prônent l’horizontalité, le partage des savoirs et valorisent l’autogestion, tandis que d’autres groupes, dont l’hétérodésignation est celle de tee-shirts blancs, s’apparentent à la sécurité publique en ce qu’ils·elles se définissent uniquement par le soin apporté aux blessés sans faire valoir d’appartenance politique, par la valorisation des diplômes d’État et une quête de légitimité officielle.

7Par ailleurs, on connaît la méfiance que les GJ ont développée à l’encontre des médias, celle-ci s’étant manifestée surtout lors de la montée en conflictualité du mouvement. L’investissement de la chaîne d’information BFMTV dans le traitement de l’événement est évocateur à plus d’un titre, écrit Ludivine Préneron (p. 187-196), doctorante en communication, en ce qu’il permet de saisir les ressorts d’une représentation laudative du mouvement dans ce média s’infléchissant par la suite vers une image négative. Le cadrage médiatique en faveur du mouvement à ses débuts procédait d’un rapprochement idéologique sur la taxe carbone, de sondages relayés par la chaîne sur le pouvoir d’achat susceptible de faire de l’audimat. Cependant, les revendications concernant la justice sociale et la démocratie, les appels à la démission, pourtant courants dans le champ politique, inversent la tendance et rendent le mouvement illégitime aux yeux des éditorialistes. Le coup de projecteur se concentre alors sur les violences des manifestations et les dégradations qui en résultent tandis que la parole est donnée aux politiques et aux commerçant·es. Pour l’autrice, ces revirements témoignent non seulement des positions politiques des éditorialistes, mais aussi des luttes de classe entre mouvements sociaux et champ médiatique et au sein de ce dernier.

8C’est cette rupture entre médias dominants et GJ qu’interroge le médialogue Raphaël Lupovici (p. 197-207) et les liens entre pratique militante et pratique informationnelle. En s’intéressant aux socialisations de deux GJ, il montre que la méfiance à l’encontre des médias résulte pour l’un, au passé syndical, des violences infligées aux manifestant·es invisibilisées par les médias et, pour l’autre, d’une défiance consommée et confirmée par l’écart entre la représentation des événements et la réalité du terrain. Quand ce dernier voit dans les médias traditionnels un ensemble d’allégeances, comme un miroir à l’image de sa propre expérience salariale, l’autre enquêté voit dans le mouvement le moyen de renforcer son investissement médiactiviste. Mais, quel que soit le motif de ce détournement des médias traditionnels, la pratique militante est indissociable d’une réflexion sur celle du journalisme. De son côté, Édouard Bouté (p. 209-219), chercheur en sciences de l’information et de la communication, s’intéresse à l’investissement de Facebook par le mouvement des GJ en montrant que, si elle n’a pas été un lieu décisionnel déterminant – les décisions étant prises ailleurs, sur la messagerie Whatsapp ou en assemblée –, la plateforme a contribué à la formation politique des usagers. En effet, si les logiques hiérarchiques dans l’espace numérique restent prégnantes entre les organisateur·ices et les personnes à mobiliser, ainsi qu’entre les leaders des différents groupes connectés malgré les valeurs d’horizontalité et d’auto-organisation circulant dans l’espace contestataire, des stratégies de gestion de la concurrence et de la multiplication des espaces organisationnels numériques pour rassembler le plus de monde sur les événements importants témoignent d’un « apprentissage en pratique(s) de la politique » (p. 218). Toutefois, en suivant le parcours de trois militantes de l’Hérault, modératrices de groupes Facebook, le doctorant en science politique Samuel Noguera (p. 221-230) note que la présence des administratrices des plateformes sur le terrain, véritable lieu de délibération, permet de compenser ce rôle représentationnel et renforce leur engagement. Cette double position leur permet d’acquérir des savoir-faire militants, tout en éprouvant un sentiment de « protagonisme » (p. 229) dans le contexte des mouvements sociaux marqué par « un rapport genré à la division du travail militant » (p. 230).

9En complément de ces conflits de position, le mouvement des GJ est aussi traversé par des luttes internes de nature classiste comme l’illustre la cinquième partie de l’ouvrage (p. 231-273) qui s’attèle à la question des fractions de classe. En prenant pour terrain une ville de Bourgogne, Loïc Bonin, coordinateur scientifique à l'Institut d'études avancées de Paris, et la doctorante en sociologie Pauline Liochon (p. 237-256) appréhendent la division du mouvement en deux ronds-points distincts, au sud et au nord de la ville, via la composition sociale de ces deux groupes. Si l’appartenance à des classes sociales ne semble pas déterminante quant aux conflits de positionnement entre ces deux ronds-points, en revanche, l’accès à la propriété et le parcours professionnel les différencient. Ainsi les auteur·ices préfèrent-ils·elles parler de fractions de classe. Les groupes du rond-point sud ont des emplois plus stables, des revenus plus importants (en couple biactifs au deux tiers), travaillent dans le secteur de la santé ou de la culture, les ouvrier·ères sont plus qualifié·es et pour la plupart propriétaires, bien qu’endetté·es. Aussi la déconsidération qu’un groupe entretient à l’endroit de l’autre tient-elle, d’après les auteur·ices, à ces conditions matérielles d’existence et à leur position dans les secteurs d’activité. Tandis que les deux groupes se définissent autour du triptyque « nous »/« ceux d’en haut » (le pouvoir)/« ceux d’en bas » (les assisté·es et/ou les immigré·es) (p. 250). Cette dernière catégorie d’« assisté·es » (ou chômeur·euses) est réinvestie par les GJ du rond-point sud en ôtant toute épaisseur politique aux actions de ceux du rond-point nord, réduites à la fête et aux beuveries, tandis que ceux du nord accusent les autres de pacifistes et « d’intellos » (p. 251) pour les assemblées qui s’y déroulent. Cette fracture quant au modus operandi s’est exacerbée au moment de la destruction des cabanes dressées sur les ronds-points, révélant des divisions concernant les sympathies électorales, le nord plébiscitant davantage le RN, le sud le parti de la France insoumise (LFI). La question raciale participe donc à cette division, du fait de carrières discontinues ou interrompues favorisant l’entre-soi et brisant des sociabilités plus larges et d’une compétition face à la raréfaction des aides sociales avec d’autres bénéficiaires que sont « les groupes sociaux racialisés stigmatisés politiquement » (p. 255) et la mésestime de soi qui en résulte.

10La notion de fraction de classe est aussi travaillée par le sociologue Quentin Ravelli (p. 257-273) qui, en s’intéressant à la composition dominante des artisan·es et des travailleur·euses intérimaires dans le mouvement des GJ dans l’est du Loiret, montre que les frontières entre groupes sociaux sont plus labiles que le laisserait supposer une classification catégorielle habituelle. À partir d’enquêtes biographiques auprès d’occupant·es de ronds-points, Q. Ravelli souligne que ces deux entités professionnelles ne sont pas étanches dans la mesure où les travailleur·euses temporaires ont pu être artisan·es au cours de leur parcours et que les artisan·es qui ont revêtu le gilet jaune, souvent auto-entrepreneur⸱euses, connaissent aussi la précarité. C’est ainsi, d’après l’auteur, que des alliances autour de ces « fractions de classes pivots » (p. 273) ont pu se constituer. Aussi ces considérations conduisent-elles l’auteur à défaire le double discrédit qui a pesé sur le mouvement : l’assimilation des GJ au poujadisme et au lumpenprolétariat, ou sous-prolétariat, composé de la frange du prolétariat renonçant à sa vocation révolutionnaire, sans conscience de classe, selon Karl Marx. En effet, souligne Q. Ravelli, dans l’histoire des mouvements sociaux, les artisan·es n’ont pas toujours été conservateur·rices, mais ont plutôt participé aux soulèvements de 1789, de 1848 et ont fondé la CGT ; cette reconnaissance d’une communauté de destin avec les intérimaires a réorienté les revendications des artisan·es, initialement situées plus à droite. Par ailleurs, l’auteur insiste sur l’importance de l’infrapolitique dans le répertoire d’actions du mouvement : sans expérience militante préalable, les GJ ont su gagner à leur cause leur clientèle, leur patientèle, leur réseau familial, amical et professionnel, et utiliser leurs savoir-faire artisanaux dans les opérations de vandalisme ou pour la confection de cabanes.

11La dernière partie de l’ouvrage, intitulée « Le début, la fin, les frontières » (p. 275-341), s’interroge sur la possibilité d’une filiation avec des luttes antérieures et sur les greffes du mouvement sur d’autres mouvements et sa régionalisation. L’article liminaire d’Aurèle Salomon (p. 281-293), étudiant en études politiques, voit les prémices du mouvement des GJ dans la création du groupe Facebook « Colère » début janvier 2018, suite aux annonces du Premier ministre d’alors, Édouard Philippe, de limiter sur certaines routes la vitesse de circulation à 80 km/h. D’autres groupes essaiment dans les départements qui suivent la diagonale des faibles densités et les revendications s’élargissent à d’autres contestations – par exemple, contre la loi du 30 décembre 2017 sur les onze vaccins obligatoires. Si la montée en conscience se déroule sur les plateformes numériques, où prévalent assemblées et décisions collectives, cette dimension se double d’une expression topographique de fin janvier à la fin mars, par une présence tous les samedis devant les lieux de pouvoir, les axes routiers et les ronds-points. Autres points communs avec les GJ : les revendications en faveur d’une démocratie directe et d’une déprofessionnalisation de la représentation politique ; un mécontentement du fait des inégalités, des réformes néolibérales, du détricotage du service public dans les zones rurales, du chômage. Si le mouvement s’est étiolé en raison de conflits entre une centralisation népotiste, soutenue par l’initiateur de « Colère » et ses proches, et les administrateur·ices de pages locales, il n’en demeure pas moins, d’après l’auteur, que ces expériences militantes ont pu être réinvesties dans le mouvement de plus grande ampleur qui s’en est suivi.

12Les trois derniers articles envisagent le mouvement dans ses franges régionales et regroupent des entretiens conduits auprès de chercheur·euses spécialistes des mouvements sociaux dans les départements ultramarins et en Belgique. Pour les politologues Christiane Rafidinarivo et Clara Lucas (p. 295-308), si La Réunion a connu un épisode GJ intense, marqué par un couvre-feu, mais avec une sortie de crise rapide, c’est lié au déblocage d’1 milliard d’euros par le gouvernement, geste considéré par les insulaires comme une juste distribution entre territoires ultramarins, la Martinique et la Guadeloupe en ayant antérieurement bénéficié. La revalorisation du minimum vieillesse et la mise en place de contrats aidés ont aussi contribué à défaire la mobilisation et déplacer la dimension identitaire particulièrement saillante avec un usage sans précédent du créole. En effet, cette réaction immédiate du gouvernement résulte d’une peur de voir émerger des revendications d’indépendance, à l’image de la Nouvelle-Calédonie, et d’une volonté de maintien de la stabilité géopolitique assurée par la présence militaire française dans l’océan Indien. Comparativement le mouvement des GJ n’a pas essaimé en Guadeloupe pour des raisons qui procèdent, selon le sociologue et politologue Pierre Odin (p. 309-320), de l’importance des revendications anticoloniales au sein des mouvements sociaux et dans le champ syndical, ainsi que d’une indépendance et défiance vis-à-vis des préoccupations hexagonales. De plus, les modes opératoires des GJ ne sont pas étrangers aux Guadeloupéen·nes qui y ont vu une copie de leur soulèvement en 2009 contre le coût de la vie. Pour P. Odin, il est difficile d’établir une filiation entre les deux mouvements dans la mesure où, en Martinique et en Guadeloupe, les revendications ont été préalablement encadrées par le Konektepepla (KPL), un collectif contre l’exploitation outrancière, et ne se sont pas construites au fil de la mobilisation comme pour le cas des GJ. Pour l’auteur, le mouvement des GJ a ébranlé les catégories d’analyse sociologique habituelles ou les a transformées : la désectorialisation professionnelle que le mouvement a occasionnée, les actions communes génératrices de liens, l’empathie malgré les divergences d’idées concourent à sortir des analyses structurelles et à envisager une sociologie de l’événement.

13Tel qu’il s’est manifesté en Belgique, le mouvement des GJ présente, d’après la politologue Corinne Gobin (p. 321-328), des similitudes de revendications et d’actions avec les GJ français avec, toutefois, des blocages plus centrés sur les dépôts de carburant en Wallonie, région industrielle économiquement sinistrée, des appels à boycotter les élections communales et une contestation de la politique antisociale conduite par le gouvernement fédéral. Quant à la composition du mouvement, elle compte, d’une part, des déclassé·es au parcours professionnel descendant, chômeur·euses et personnes en situation de handicap ou frappées par la maladie et, d’autre part, des militant·es d’obédience marxiste, soutenant les précaires. L’autrice souligne que ce mouvement a surtout été porté par les Wallon·nes, plus frappé·es par la pauvreté et le chômage que les Flamand·es, ayant des affinités historiques, politiques et linguistiques avec la France, tandis que les Belges néerlandophones ont ranimé les mêmes antiennes stigmatisantes à l’encontre des Belges francophones, paresseux·ses et grévistes. Des conflits internes relatifs à la manière d’envisager la mobilisation ont conduit les plus actifs·ves à continuer les blocages et à se greffer sur d’autres luttes sociales quand elles n’ont pas été investies par les syndicats, plus puissants qu’en France, mais contestés pour avoir intégré les objectifs de compétitivité économique.

14Cette association des GJ à d’autres mobilisations est aussi étudiée par Samuel Legris (p. 329-341), doctorant en sociologie, via le mouvement des anti-pass de l’été 2021, dans le Berry. Cette alliance se défait vite à l’automne de cette même année pour des raisons qui tiennent, selon l’auteur, à des divergences philosophiques, politiques et dans la façon d’envisager les actions. De fait, les anti-pass, dont le mot d’ordre est la liberté, désapprouvent les revendications des GJ, priorisant les conditions matérielles. Néanmoins, les tensions se révèlent vite liées à des positionnements politiques différents, souverainistes chez les anti-pass bien que déployant la bannière de la neutralité politique, tandis que la frange des GJ qui a rejoint le mouvement s’ancre au Nouveau parti anticapitaliste (NPA) et à LFI. À cela s’ajoutent des désaccords quant à la conduite et aux slogans des manifestations, les GJ réactivant le répertoire d’actions acquis lors des manifestations de 2018-2019 et les anti-pass, soucieux·ses de respectabilité, envisageant la manifestation comme vecteur d’information. Seule une frange droitière des GJ a pu se fondre dans la lutte des anti-pass et la contestation de la réforme des retraites de 2023, en marge des organisations du salariat.

15La politiste Johanna Siméant-Germanos (p. 343-351) conclut cet ouvrage en valorisant le regard réflexif que les différentes contributions apportent à la sociologie des mouvements sociaux, longtemps cantonnée au militantisme des classes moyennes, grâce à une attention plus fine aux conditions matérielles des protestataires, à leur composition et à l’économie morale qui traverse leurs revendications.

16Au terme de cette présentation, on peut noter que ces analyses, portées par des enquêtes auprès des acteur·ices, dépassent une approche surplombante et immanentiste du mouvement en l’éclairant à l’aune de ses relations avec les champs militant, politique, médiatique et judiciaire. En cela, à rebours des analyses concomitantes au mouvement venant parfois conforter la théorie de l’analyste et envisagées dans une perspective bilatérale (GJ-pouvoir), elles viennent interroger de façon oblique cette ambivalence-artefact énoncée dans l’introduction de l’ouvrage. À cet égard, les analyses d’académiques et d’intellectuel·les officiant dans les médias auraient enrichi cette mise en perspective. Car, l’ambivalence pourrait aussi se loger dans cet interstice entre conditionnement et adhésions intellectuelles et/ou idéologiques, tout comme elle affleure dans le réinvestissement politique de pratiques ordinaires et de conditionnements profonds. Par ailleurs, une mise en regard avec d’autres mouvements comme Nuit debout aurait aussi été évocatrice pour confronter les éventuelles filiations des rationalités dans l’espace contestataire contemporain.

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Pour citer cet article

Référence papier

Véronique Magaud, « Quentin Ravelli, Johanna Siméant-Germanos, Loïc Bonin et Pauline Liochon (dirs), Les Gilets jaunes. Une révolte inclassable, Lyon, Éd. Rue d’Ulm, 2024, 429 pages »Questions de communication, 47 | 2025, 458-467.

Référence électronique

Véronique Magaud, « Quentin Ravelli, Johanna Siméant-Germanos, Loïc Bonin et Pauline Liochon (dirs), Les Gilets jaunes. Une révolte inclassable, Lyon, Éd. Rue d’Ulm, 2024, 429 pages »Questions de communication [En ligne], 47 | 2025, mis en ligne le 26 juin 2025, consulté le 18 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/39227 ; DOI : https://doi.org/10.4000/14abg

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Auteur

Véronique Magaud

Confluence sciences & humanités, Université catholique de Lyon, F-60002 Lyon, France
vmagaud[at]univ-catholyon.fr

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