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Notes de lecture
Histoire, sociétés

Sylvain Rode, Écologiser l’urbanisme. Pour un ménagement de nos milieux de vie partagés, Lormont, Éd. Le Bord de l’eau, coll. En anthropocène, 2023, 206 pages

Cyrille Harpet
p. 467-472
Référence(s) :

Sylvain Rode, Écologiser l’urbanisme. Pour un ménagement de nos milieux de vie partagés, Lormont, Éd. Le Bord de l’eau, coll. En anthropocène, 2023, 206 pages

Texte intégral

1Depuis les années 2000, l’écologisation des espaces urbains se développe dans la littérature scientifique actuelle, car les questions de transition écologique, et initialement de développement durable, ont poussé les politiques publiques à s’en saisir. Avec cet ouvrage, l’urbaniste Sylvain Rode en rappelle avec justesse l’émergence historique – la série des premières conférences (Stockholm, Rio, Johannesburg, etc.) – et surtout l’accélération des problématiques environnementales, dont le changement climatique. Du fait des pressions écologiques exercées sur les milieux par voie d’artificialisation expansive et intensive sur l’ensemble du globe, ce phénomène n’a rien d’étonnant. La population mondiale est majoritairement urbaine ou tend à une urbanisation planétaire. C’est ce qui peut caractériser l’anthropocène (p. 10), par voie, entre autres causes, d’émissions de gaz à effet de serre à 70 % d’origine anthropique et urbaine.

2L’écologisation est le terme au prisme duquel S. Rode suit le processus de mutations à l’œuvre dans le champ professionnel de l’urbanisme avec la montée des considérations écologiques (p. 12). L’auteur se réfère à ce concept comme hypothèse dite heuristique, propice à une investigation ouverte et sans postulat préalable. Ainsi cet ambitieux projet de recherche souligne-t-il la variété des représentations et interprétations qu’en donnent les acteurs de l’évolution de leurs pratiques de la fabrique de la ville. Le terme « écologisation » est repris de la définition de Marc Mormont (« Écologisation : entre sciences, convention et pratiques ». Nature, sciences, sociétés, 21, 2013, p. 159-160) en tant que « processus par lesquels l’environnement est pris en compte dans les politiques publiques, dans les organisations, voire dans les pratiques professionnelles » (p. 12). Aussi, dans cet ouvrage, les élus et décideurs n’ont-ils comme place que celle que leur attribuent les professionnels des projets d’urbanisme. Il manque donc la voix de ces acteurs-décideurs pour mieux comprendre en quoi les politiques publiques peuvent avoir une vision réduite ou fragmentée d’une écologisation.

3S’il manque les décideurs, S. Rode ne manque pas d’inclure les professionnels et acteurs de l’aménagement : il conduit une série d’entretiens auprès de paysagistes, écologues, agents des services d’état, architectes et urbanistes – d’où cette remontée des divers terrains qui viennent conforter l’acculturation des métiers aux enjeux écologiques. Dans un premier temps, l’auteur retrace la politisation des enjeux écologiques puis, dans un second, il explore comment la pensée écologique et les sciences de l’environnement ont intégré la culture des urbanistes. L’ouvrage est agrémenté d’une vingtaine de figures et schémas illustrant l’avancement de l’acculturation de l’écologisation et de l’urbanisme. Enfin, une riche bibliographie est constituée et couvre les divers apports des sciences en écologie, urbanisme et aménagement de l’espace (au total, 212 références).

4L’analyse historique de l’écologisation de l’urbanisme (première partie, p. 35-65) replonge dans les prémisses du code de l’urbanisme intégrant peu à peu des normes environnementales (p. 35-51). L’ensemble du corpus législatif est modifié par la prise en compte des enjeux écologiques via les nouveaux paradigmes que sont le développement durable et la transition écologique. Par exemple, c’est en 2000 que naît le code de l’environnement, constituant ainsi « un droit à part entière, mobilisable au même titre que celui réuni dans le code de l’urbanisme » (p. 41). De fait, l’ensemble des codes sont révisés en fonction des enjeux écologiques et les 10 articles de la Charte de l’environnement (2005) adossée à la Constitution vont permettre d’inscrire ces enjeux pour toutes les politiques publiques. L’autre tournant majeur est celui des Grenelles de l’environnement qui donnent naissance à deux lois successives – la « Loi de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement » en 2009 puis la « Loi portant engagement national pour l’environnement » en 2010 – touchant toutes les thématiques écologiques prioritaires (sobriété énergétique, adaptation au changement climatique, gestion des risques d’inondation, protection de la biodiversité, etc.). L’enchaînement des lois (« Loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové » [Alur] en 2014, la « Loi de transition énergétique pour la croissance verte » [TECV] en 2015, la « Loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages » [RNBP] en 2016 et la « Loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets » en 2021) montre le renforcement juridique encadrant les activités humaines face aux enjeux écologiques. Au corpus législatif s’ajoutent des initiatives volontaires sous forme de régulations moins contraignantes, par le truchement de la « soft law », comme les normes, certifications, labels et autres chartes (p. 52).

5Néanmoins, l’institutionnalisation de l’écologie ne garantit pas l’application de mesures sur le terrain. Comment les acteurs intègrent-ils les enjeux écologiques dans les programmes et projets d’aménagement et de construction ? Pour y répondre, l’auteur s’appuie sur l’ensemble des matériaux de base qu’il a réunis, à savoir les entretiens avec des professionnels de trois domaines : paysagistes (p. 67-90), urbanistes (p. 91-124) et écologues (p. 133-158). Le tout est étayé des retours d’expérience de professionnels et par l’évolution de leur posture respective. Suivant la structure d’une thèse, l’ouvrage tend à démontrer l’écologisation des visions des professionnels de l’aménagement paysager et urbain ou, plus largement, d’un territoire. Toutefois, l’écologisation est pondérée par des visions contrastées : non seulement pour chacune des professions (écologues, paysagistes, urbanistes, aménagistes, architectes), mais aussi selon le degré de conviction et/ou d’engagement.

6Les paysagistes sont à l’interface de la conception et de la construction des espaces et du vivant. Non seulement ils sont des sculpteurs des espaces vivants, végétalisés, mais ils intègrent aussi des notions d’écologie fonctionnelle. Ils ne sauraient se limiter à une esthétique des paysages, mais se consacrent à leur dynamique évolutive écologique. En outre, leur contribution peut rester technocratique sur le champ de la biodiversité (par exemple, en réalisant un inventaire des espèces), ou a contrario s’inspirer d’une vision non dualiste (nature/culture, nature/technologie) entre le vivant organique et l’inorganique. Le vivant et la biodiversité sont entrés dans le vocabulaire des praticiens et signalent une place pour une nature ni horticole, ni maîtrisée, ni décorative, mais qui est « un milieu qui va se transformer de lui-même » (p. 73). Autre tournure d’esprit marquant la nouvelle génération des paysagistes, celle intégrant les usages, pratiques sociales et cultures des populations, ce avec deux valences distinctes : l’une portant plus sur les usages et la qualité du cadre de vie que sur la dimension écologique, l’autre priorisant les équilibres fonctionnels des écosystèmes aux besoins socio-culturels. Malgré les différences de culture et de formation, paysagistes et écologues entretiennent des coopérations fructueuses et intensifiées. Une reconnaissance mutuelle et une complémentarité se seraient installées entre des connaissances et compétences tournées vers une écologisation des projets urbains (p. 78-79). Une simple zone humide peut faire l’objet à la fois d’un aménagement paysager de protection, de valorisation du site et d’une préservation des avantages écologiques d’un tel écosystème, au même titre que des usages sociaux sont susceptibles d’y être réservés pour la découverte de ce milieu, sans pression urbaine. Toutefois, le binôme paysagiste-écologue est placé au second rang des acteurs clés des projets d’aménagement, passant souvent après l’architecte (hégémonique) ou l’urbaniste-architecte. Les arbitrages financiers sont en faveur des critères de réduction des coûts et les aspects paysagers ainsi qu’écologiques en feraient les frais (p. 83).

7L’autre facteur en défaveur de la place des paysagistes et écologues est que leur technicité utile à l’émergence des constructions, autrement dit de l’édification des bâtiments et des espaces publics, est moindre. La culture « minérale » et de la « pierre » prédomine encore dans l’esprit des bâtisseurs, pour justifier des dépenses et une vision sur la longue durée.

8L’auteur manque de considérer ici la culture prédominante de l’ingénierie dans l’histoire de l’urbanisme, dont font montre la plupart des acteurs techniques devant piloter des projets d’aménagement. L’ingénierie paysagère et l’ingénierie écologique seraient plus à même de conforter leurs savoirs et pratiques face à une ingénierie urbaine omniprésente. Il en va des capacités d’induire des changements opérationnels pour convaincre les décideurs d’adhérer à une écologisation des projets urbains. Tant que l’écologie est rapportée à la sanctuarisation des espaces (une nature intouchable, un foncier non constructible), les maîtres d’ouvrage y voient les limites de leur exercice d’aménagistes et de bâtisseurs.

9Le livre met en évidence une confrontation de culture et de formation entre, d’une part, les corps métiers du paysage et de l’écologie et, d’autre part, ceux de l’architecture et de l’urbanisme. Une sorte de combat d’un pot de terre contre un pot de fer, de la vision naturaliste face à une vision minéraliste. L’écologie « conservatrice » avec protection et « sanctuarisation » des sites naturels sensibles, des espèces et des espaces rejoint difficilement les impératifs d’une urbanisation par revêtements et imperméabilisation des sols. Alors, il est possible de distinguer une écologie « urbaine » qui installe dans l’espace urbain des niches de biodiversité et des fonctions quasi mimétiques des écosystèmes (écoulement des eaux, réinfiltration des eaux), d’une écologie « superficielle » aussi nommée « greenwashing » (p. 168-178), limitée à installer des équipements visibles, symboliques et non réellement « symbiotiques » (hôtels à insectes, ruches), parfois même inappropriés (p. 115). L’auteur entreprend d’appeler les expériences urbaines ayant œuvré pour cette écologisation et décrit trois grandes tendances, des plus « écologisées » aux « moins écologisées » (p. 156). S. Rode n’écarte pas les lignes de tension et de division qui subsistent entre les acteurs opérant à l’échelle d’un projet urbain ou ceux de la construction car, selon les échelles d’intervention – l’approche purement limitée à l’architecture aura un faible indice d’écologisation –, la pluralité des compétences et des métiers associés à un projet permet d’accéder à une vision systémique des enjeux écologiques d’une zone à aménager.

10Les deux points d’achoppement sur lesquels viennent buter les professionnels de la construction, de l’urbanisme et de l’aménagement sont ceux relatifs à la place du « vivant » (non humain en particulier) et aux fonctions écologiques des milieux et des espèces. Autrement dit, dans la culture de ces professionnels, un socle majeur de conception et de projection est celui des usages humains, des activités et de gestion des flux. L’exercice même de l’architecture consiste à dessiner des lignes, des volumes et des espaces appropriés pour l’œil et l’esprit des humains, avec une coloration esthétique. Le vivant n’a de place qu’en « decorum », par voie de végétalisation. Pour les aménagistes, il en va de même avec une vision « minérale » des espaces, par bitumisation, imperméabilisation et conduction des fluides (air, eau ; p. 159-178). Intégrer le vivant, les espèces animales et végétales, ou redonner libre cours aux fonctionnalités écologiques d’origine – par exemple, le lit d’épanchement des cours d’eau – n’est pas du ressort de la connaissance et de la représentation des professionnels de l’aménagement au sens urbanistique classique. Il a fallu attendre progressivement l’émergence des problématiques écologiques dans les politiques publiques ainsi que dans les corpus législatifs et réglementaires pour que les connaissances scientifiques requises puissent être convoquées. Écologues et paysagistes sont derechef les mieux équipés pour inscrire la place du vivant dans les projets urbanistiques. Il ne s’agit plus d’occuper de l’espace, d’avoir une emprise foncière – vieux schémas désormais caducs –, mais de réserver et protéger les espèces et les milieux dits naturels, voire de s’adapter aux dynamiques des milieux. Le recours à des notions d’écologie scientifique aurait permis de mieux cerner la spécificité de cette discipline, au demeurant méconnue, pour comprendre aussi comment l’urbanisme peut opérer son tournant écologique. Éco-urbanisme, urbanisme écologique, « biophilic urbanism » (T. Beatley, 2011, Biophilic Cities. Integrating Nature Into Urban Design and Planning, Washington, Island Press) sont autant de formules marquant l’acculturation des concepteurs et praticiens aux sciences écologiques et aux enjeux environnementaux.

11L’illustration proposée par l’auteur pour montrer les modalités d’écologisation de la pensée urbanistique est pertinente, puisqu’elle concerne le risque « inondation », devenu majeur avec les épisodes climatiques extrêmes. Par trois retours d’expérience de gestion d’inondation sur le territoire métropolitain, dans le dernier chapitre « (A)ménager les zones inondables, écologiser l’urbanisme » (p. 159-180), S. Rode explore les capacités d’adaptation à un environnement mouvant, dynamique et instable. Ménager autant qu’aménager l’espace est ce à quoi sont appelés les aménagistes face aux épisodes climatiques extrêmes, récurrents, intenses et inévitables d’inondation. La notion d’adaptation se substitue à l’ancien paradigme de « maîtrise » des éléments (p. 160), jusqu’à penser les formes de « résilience » et donc, de co-existence ou de co-habitation avec les processus écologiques (ibid.). Penser l’urbanisme avec l’eau et les inondations ne relève plus uniquement d’infrastructures de protection des rives et riverains, mais aussi de deux registres d’action : un renouvellement urbain ou une désurbanisation. À Nîmes (quartier Hoche), comme à Romorantin (quartier Matra), les aménagements urbains ont été pensés, conçus et mis en œuvre en fonction des écoulements, des voies d’eau et des débordements. Constructions sur pilotis, zones de rétention des eaux, voiries orientées dans le sens de l’écoulement des eaux et bassins d’orage composent ce nouvel espace de gestion des inondations (p. 171). L’ingénierie hydraulique a été intégrée dans le cahier des charges des aménagistes. Les paysagistes apportent leur touche en transformant un bassin en parc, un caniveau ou drain en noue ou une zone d’épandage en zone humide à valeur écologique (par exemple, le quartier Blandin à Villeneuve-Saint-Georges). Par ailleurs, redonner la place à l’eau peut revêtir la forme d’une désurbanisation. Libérer des espaces construits, déconstruire, délocaliser devient une opération entière d’adaptation aux milieux. Rien de nouveau sous le ciel de l’histoire (après le courant haussmannien), si ce n’est que les évènements critiques, de type catastrophes naturelles telles que les inondations successives et désormais plus intenses et plus fréquentes – submersion de la ville de Vaison-la-Romaine en Vaucluse en 1992, inondations liées à la tempête Xynthia en février 2010 à la Faute-sur-Mer en Vendée, tempête Kirk et débordement de la rivière de l’Yerres à Villeneuve-Saint-Georges en 2016 – obligent à adopter des mesures non plus seulement curatives (après des désastres) mais bien plutôt préventives. Dans les mesures relevant de cette écologisation de l’urbanisme, il est question des capacités de résilience des espaces urbains avec les fonctionnalités naturelles. Autrement dit, il s’agit de redonner des espaces où des dynamiques écologiques ne sont plus « maîtrisées » mais utilisées telles ces zones inondables préservées de toute urbanisation en laissant le libre cours aux rivières et fleuves pour des débordements.

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Pour citer cet article

Référence papier

Cyrille Harpet, « Sylvain Rode, Écologiser l’urbanisme. Pour un ménagement de nos milieux de vie partagés, Lormont, Éd. Le Bord de l’eau, coll. En anthropocène, 2023, 206 pages »Questions de communication, 47 | 2025, 467-472.

Référence électronique

Cyrille Harpet, « Sylvain Rode, Écologiser l’urbanisme. Pour un ménagement de nos milieux de vie partagés, Lormont, Éd. Le Bord de l’eau, coll. En anthropocène, 2023, 206 pages »Questions de communication [En ligne], 47 | 2025, mis en ligne le 26 juin 2025, consulté le 18 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/39251 ; DOI : https://doi.org/10.4000/14abj

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Auteur

Cyrille Harpet

Arènes, Université de Rennes, CNRS, F-35000 Rennes, France
cyrille.harpet[at]ehesp.fr

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