Laurence Corroy, Christelle Chauzal et Aurélie Pourrez (dirs), Expertes, experts en santé dans les médias. Entre légitimité et controverses, Londres, Iste Éd., coll. Ingénierie de la santé et société, 2024, 192 pages
Laurence Corroy, Christelle Chauzal et Aurélie Pourrez (dirs), Expertes, experts en santé dans les médias. Entre légitimité et controverses, Londres, Iste Éd., coll. Ingénierie de la santé et société, 2024, 192 pages
Texte intégral
1Dans une réflexion collective et fondatrice, Laurence Corroy et Christelle Chauzal-Larguier ont dirigé, en 2023, un travail important sur les leviers de la relation complexe entre patients, aidants et soignants ; ceci, dans une quête de compréhension des acteurs et d’analyse des outils d’un système de santé viable et performant. Appréhendée à partir du triptyque mettant en discussion les dispositifs, les enjeux et les représentations qui construisent et articulent cette relation, la préoccupation à la base du précédent ouvrage (L. Corroy et C. Chauzal-Larguier [dirs], Patients, aidants et soignants. Dispositifs, enjeux et représentations, Londres, Iste Éd., 2023, p. 1) était d’« étudier le patient, le soignant et l’aidant via leurs statuts et les relations de soins qui les unissent et les divisent ». Ce travail faisait office de premier volume de la série intitulée « Communication et santé ».
2L’ouvrage de cette recension en constitue donc le second volume, il prolonge l’hypothèse d’une indispensable prise en considération des savoirs engrangés et revendiqués par les patients et les aidants, en tant que contributeurs déterminants dans l’efficacité des traitements apportés à certaines maladies. Une approche qui tend à affirmer que la communauté médicale est devenue, ces deux dernières décennies en particulier, le symbole d’un ensemble qui associe personnels de santé et autres acteurs, dont la parole et le vécu comptent de manière décisive dans la connaissance de la maladie et les moyens à réunir pour l’affronter. Autrement dit, à côté de l’expertise acquise par la formation académique et technique dont se prévalent les médecins et autres ressources paramédicales, se trouve une autre expertise issue du vécu et fondée sur la répétition de multiples tâches assumées auprès du malade ou en tant que patient. Cette expertise nouvelle et émergente, « complémentaire de celle des détenteurs d’une expertise médicale/scientifique, peut être qualifiée de profane, à l’exemple de celle du patient » (p. 112). Et ce, d’autant plus que cette expérience et ces connaissances mobilisées par les patients et les aidants se sont invitées dans la sphère médiatique, suscitant par la même occasion des controverses au sein de l’opinion et générant des corporations quant à la légitimité des prises de position sur les questions de santé de ces forces en construction. Réputées sensibles et pointues, ces questions ne sauraient – selon certains qui alimentent le débat –, être adressées par des acteurs sociaux à la légitimité douteuse. Il convient d’observer que cette propension au doute philosophique et à l’éveil de l’esprit critique, qui semble aujourd’hui caractériser la société civile et les associations de malades et d’aidants, conduit à (re)mettre en cause la notion d’expertise, y compris celle initialement reconnue au personnel médical. Les différentes crises sanitaires survenues dans le monde ont mis en lumière les tensions que suscitent au sein de l’espace médiatique les experts, leurs avis et leurs motivations devant des questions de santé publique qui divisent.
3Dès lors se pose la question de la valeur et de la pertinence de tous ces savoirs d’experts, scientifiques et/ou profanes, sollicités et mis en visibilité par et dans les médias. De manière générale, l’ouvrage se propose de mettre en dialogue les travaux portant sur les processus de légitimation ou délégitimation médiatiques des figures d’experts, sur la dynamique des processus de médiatisation des connaissances scientifiques, ou encore sur le jeu politique, tacite ou non, des experts institutionnels sollicités (p. 14). Plus spécifiquement, ce travail « vise à étudier l’expert en santé dans les médias, afin de comprendre la complexité de son rôle, s’interroger sur sa légitimité et mieux comprendre les controverses qu’il suscite » (p. 9).
4L’ouvrage comporte deux parties. La première porte sur les « Controverses d’experts autour des questions de santé publique » (p. 25-92) et est constituée de quatre chapitres. Cette articulation montre comment le rôle des experts dans la médiatisation des sujets sensibles a provoqué des désaccords au sein de l’opinion publique, en particulier lorsque leurs interventions dans les médias visent à relativiser le caractère polémique de l’usage de certains médicaments ou à donner du crédit à des politiques publiques sanitaires dont le bien-fondé est discutable. Dans « Le traitement pharmaceutique de l’éjaculation précoce : une communication en clair-obscur » (chapitre I, p. 27-42), la question de la commercialisation de la dapoxétine, comprimé chimique prescrit contre l’anxiété, est révélatrice de cette posture équivoque des experts en santé dans les médias. Interdit aux États-Unis, ce médicament est pourtant mis en vente en France pour améliorer le bien-être sexuel en traitant l’éjaculation précoce, avec le discours approbateur de quelques experts en santé (p. 29-42). Cette figure de l’expert controversé est aussi développée dans le chapitre consacré à « L’influence des leaders d’opinion dans les émissions de santé. L’Amour en questions (1994-1998) » (chapitre iii, p. 61-75). Via cette posture qui divise, on observe la prise en compte des soupçons de mobilisation des experts au service des officines et des puissances de l’économie. Une telle situation expliquerait pourquoi les avis formulés par les experts semblent porter les stigmates d’une subordination aux logiques obscures ou inavouées, étrangères à la neutralité axiologique et aux ressorts de l’expertise scientifique authentique. De ce point de vue, des rapprochements théoriques pourraient être tentés entre cette perception de l’expert controversé et celle de l’expert dont parlent Noam Chomsky et Edward Herman (Manufacturing Consent. The Political Economy of the Mass Media, New York, Pantheon Books, 1988) appelé à la rescousse par certains gouvernements en vue d’œuvrer à ce qu’il est convenu d’appeler « la fabrique du consentement », à des fins de propagande et de manipulation des populations. D’où la controverse à propos de la légitimité des experts, car « d’autres situations, comme l’existence de liens économiques, de contrats de recherche, de vacations de consultants, peuvent altérer implicitement l’objectivité de l’expert confronté à un sujet avec lequel il est lié par ailleurs » (p. 70). D’ailleurs, c’est ce que révèlent les directrices et auteurs de l’ouvrage quand ils soulignent que « les logiques en œuvre permettent de saisir la complexité dans les mondes de la fabrication des discours et des images s’articulant autour d’une sorte de contrat tacite de confiance entre l’expert et le média » (p. 74). Il est clair que cet expert controversé ne partage rien avec celui que convoque Walter Lippmann (Public Opinion, Harcourt, Brace and Co., 1922) qui est un facilitateur, à même d’aider les citoyens à comprendre certaines questions techniques qui traversent l’actualité.
5La seconde partie de l’ouvrage est intitulée « Expertise profane versus expertise scientifique » (p. 93-182) et regroupe cinq chapitres. Il est démontré que l’expertise profane est le produit de trois faits de société : la critique de l’expertise scientifique comme discours légitime exclusif, l’existence d’un savoir expérientiel particulier revendiqué par les malades et leurs proches aidants, et la diffusion du savoir au moyen des technologies de l’information et de la communication qui profite à ceux qui se sentent investis d’une quelconque expertise en santé (p. 153). En effet, les travaux sur l’expérience de la maladie chronique ont révélé que les patients confrontés au jour le jour à leur pathologie en deviennent de véritables experts, au même titre que les professionnels de santé : « Ainsi, les experts profanes peuvent faire valoir leur expertise auprès des autres patients par leurs propres moyens. À travers la publicisation de leur propre expérience, ils peuvent devenir une ressource » (p. 156). Au regard de ce qui précède, une question émerge : à partir de quel moment l’expérience devient-elle expertise (p. 135) ? La réponse est fournie par les auteurs : pour devenir expertise, l’expérience exige une distanciation et une certaine littératie. « La littératie en santé a été conceptualisée comme un ensemble de capacités et est en partie basée sur les connaissances. […] Il existe de nombreuses définitions de la littératie en santé, qui peuvent être synthétisées autour de quatre dimensions : accéder à/obtenir les informations pertinentes pour la santé ; comprendre les informations pertinentes pour la santé ; traiter/apprécier les informations pertinentes pour la santé ; appliquer/utiliser les informations pertinentes pour la santé » (p. 134). Ainsi pour assurer le passage du savoir profane à l’expertise, le recours à l’empowerment (soit, renforcement des capacités) est-il indispensable. À la fois processus et résultat, cet empowerment renvoie à la capacité du patient ou de l’aidant à développer sa pensée critique et à agir de manière autonome. C’est d’ailleurs dans cette visée que de nouvelles formes organisationnelles telles que les universités des patients et les formations universitaires ont vu le jour et sont qualifiées par leurs promoteurs d’innovation sociale. En guise d’illustration, on citera l’exemple de l’Université des patients Sorbonne fondée en 2010. Elle conçoit et anime des parcours diplômants en direction des personnes atteintes d’une maladie qui désirent transformer leur expérience vécue de la maladie en expertise au service de la communauté.
6L’ouvrage de L. Corroy, C. Chauzal et A. Pourrez offre une excellente synthèse des formes d’expertises inspirée de divers travaux. Il en recense 8 types, dont les 3 suivants retiennent l’attention : « expertise académique », conférée par les diplômes, la carrière et qui concerne le chercheur cloisonné aux domaines dans lesquels il est formé ; « expertise technique-professionnelle », qui renvoie à l’expérience professionnelle et aux compétences acquises par une longue et solide pratique ; « expertise profane », qui est l’expérience du sujet, hors d’une carrière ou d’une reconnaissance académique (p. 154). Néanmoins, qu’on se le dise: « Les catégories d’expertises académiques et technique-professionnelles sont les plus reconnues dans la société, notamment pour leur intégration dans les décisions politiques » (p. 155).
7Bien que l’ouvrage aborde diverses facettes d’un phénomène complexe, il paraît quelque peu lacunaire s’agissant de l’économie de production conduisant au choix d’un intervenant ou d’un autre comme expert en santé dans les médias. Le fait de revendiquer une expertise scientifique ou même profane ne saurait suffire à cerner tous les contours du problème. Théorisé par le sociologue Pierre Bourdieu, le capital médiatique offre d’ores et déjà des éléments de compréhension qui auraient été intéressants à mobiliser. Certains experts sont appréciés dans les médias en raison de leurs aptitudes à faire passer une idée via le recours à la séduction ou à la désinformation. Car, comme le soulignent Philippe Breton et Serge Proulx (L’Explosion de la communication. Introduction aux théories et pratiques de la communication, Paris, Éd. La Découverte, 2012 [2005], p. 110) : « Contrairement à la signification trop large que le terme a pris désormais, désinformer ne signifie pas mal ou peu informer, mais très précisément, construire une information fausse qui soit parfaitement crédible et qui oriente l’action de celui qui la reçoit dans un sens qui lui est défavorable. »
8Malgré ces réserves, ce volume est un travail consistant, bien charpenté et particulièrement documenté. Il constitue une source de connaissance du système de santé français et des enjeux de sa modernisation.
Pour citer cet article
Référence papier
Raymond Ndtoungou Schouamé, « Laurence Corroy, Christelle Chauzal et Aurélie Pourrez (dirs), Expertes, experts en santé dans les médias. Entre légitimité et controverses, Londres, Iste Éd., coll. Ingénierie de la santé et société, 2024, 192 pages », Questions de communication, 47 | 2025, 490-494.
Référence électronique
Raymond Ndtoungou Schouamé, « Laurence Corroy, Christelle Chauzal et Aurélie Pourrez (dirs), Expertes, experts en santé dans les médias. Entre légitimité et controverses, Londres, Iste Éd., coll. Ingénierie de la santé et société, 2024, 192 pages », Questions de communication [En ligne], 47 | 2025, mis en ligne le 26 juin 2025, consulté le 17 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/39320 ; DOI : https://doi.org/10.4000/14abm
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