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Notes de lecture
Langue, discours

Sébastien-Yves Laurent, État secret, état clandestin. Essai sur la transparence démocratique, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2024, 359 pages

Jérôme Roudier
p. 513-516
Référence(s) :

Sébastien-Yves Laurent, État secret, état clandestin. Essai sur la transparence démocratique, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2024, 359 pages

Texte intégral

1État secret, état clandestin. Essai sur la transparence démocratique se présente comme la synthèse de l’ensemble de la carrière universitaire et intellectuelle de l’historien et politiste Sébastien-Yves Laurent : « Cet ouvrage, aboutissement de vingt-cinq années de recherches, traite du couple singulier que forment l’État et le secret aux États-Unis, en France et en Grande-Bretagne » (p. 17). Ce champ d’études est fondé sur une question centrale : « La démocratie doit-elle totalement bannir le secret dès lors qu’elle semble le réprouver ? » (p. 15). L’essai de S.-Y. Laurent interroge la dualité entre idéal démocratique et réalisme étatique et indique le cœur de la recherche : « Le périmètre de l’État secret considéré dans cet essai concerne les structures de sécurité et en particulier les services de renseignement » (p. 27). Méthodologiquement, il décide d’écarter la question et la littérature de la raison d’État. Après avoir cité Giovanni Botero (1544-1617 ; p. 23) qui définit la raison d’État de manière neutre, l’auteur estime que sa dérivation péjorative ultérieure en empêche l’utilisation, ce qui semble étrange et dommage du point de vue de la conceptualisation d’ensemble pour un propos aussi érudit.

2L’État est un concept qui est formulé pour la première fois à la fin du xvie siècle par G. Botero renvoyant à une pratique administrative et politique qui vit une longue gestation finalement assez peu clairement délimitée par les spécialistes. En premier lieu (chapitre i, p. 27-71), l’État naissant (du Moyen Âge au xviiie siècle) se caractérise par le recours à une nouvelle forme de rationalité incluant le secret. L’État secret, c’est-à-dire l’ensemble des moyens administratifs mis à la disposition du dirigeant pour dissimuler une partie de ses activités, s’érige lentement pendant plusieurs siècles, aboutit à la diplomatie des monarques absolus et de leurs ministres, le secret est alors l’affaire personnelle du dirigeant, « État secret coutumier » (p. 36-40). Le siècle des Lumières montre le début d’une transition libérale de l’État vers la publicité de ses pratiques et organisations (p. 40-54). Le triomphe de l’État libéral implique alors, aux xviiie et xixe siècles, l’institutionnalisation des services par une bureaucratisation plus ou moins rapide, par exemple par l’annualisation des budgets alloués ou la reconnaissance officielle des fonctionnaires, conformément à l’évolution de l’ensemble des services d’État. Ces évolutions historiques, lentes et structurelles ne sont pas uniformes entre les trois États étudiés. S.-Y. Laurent conclut que le lien étroit entre le pouvoir exécutif et les dispositifs liés au secret constitue leur point commun. L’État secret reste avant tout une prérogative de l’exécutif, d’abord du fait de la coutume puis via l’institutionnalisation progressive des services secrets.

3Le deuxième chapitre (p. 72-136) montre comment, au cours du xxe siècle, l’État secret est progressivement reconnu et contrôlé. Certes, certaines habitudes héritées de l’histoire perdurent : « l’habitus de secret britannique » (p. 73) implique de garder le secret au sein d’une classe politique et administrative présumée responsable. Néanmoins, « la croissance ininterrompue du secret » (p. 78), en particulier aux États-Unis, impose une évolution des pratiques : création de la CIA (Central Intelligence Agency) en 1947 et évolution constante de la structuration des agences de renseignements depuis lors des organisations et des mentalités pour les trois États, même si « l’erratique secret de la défense nationale français (sic) » (p. 84) témoigne des résistances et des méfiances des services à l’égard de toute forme de publicité. Cette domestication du monde du secret d’État dans l’État de droit (contraire à la dictature) s’effectue différemment selon les trois États et l’importance respective des pouvoirs judiciaires, législatifs et exécutifs qui s’affrontent aussi de manière différenciée selon les États, la monarchie britannique s’appuyant principalement sur l’informel pour réguler les services de renseignement, les États-Unis sur une formulation juridique explicite et la France sur la culture de la Raison d’État. Cette phase finale du libéralisme démocratique permet de limiter l’État secret en l’insérant dans des missions et des moyens juridiquement établis. L’usage et l’institutionnalisation d’archives, la nécessaire reconnaissance du droit des personnes, la légalisation des services de renseignement comme l’encadrement des pratiques secrètes forment les compléments du contrôle parlementaire. Par exemple, en France, la loi du 25 juillet 2015 a cette vocation.

4S.-Y. Laurent estime, dans le chapitre iii (p. 137-201), qu’une rupture « néo-libérale » (p. 137) est venue modifier un équilibre permettant l’efficacité des acteurs du secret tout en garantissant des limites claires aux abus qu’ils pourraient commettre. Face à ce processus de contrôle et de limitation par la loi, l’idéologie néo-libérale, caractérisée par sa volonté de supprimer l’État, utilise l’idéal de transparence pour aller plus loin – trop loin. Après avoir indiqué l’importance de ce principe dans l’État en général et remarqué que la transparence est une notion venue de l’économie qui insiste sur son efficience, l’auteur montre qu’elle est incompatible avec l’État secret qui résiste et bascule dans le « clandestin » (p. 137), sortant par là-même du droit avec les risques inhérents de dérives.

5Les évolutions actuelles sont exposées dans le chapitre iv (p. 202-254). L’analyse du système international montre que le secret est globalement impensé, que l’idéologie « néo-libérale » ne semble pas emporter la réalité des pratiques et organisations et qu’elle subit des échecs. Ainsi le secret est-il parfois utilisé, malgré quelques tentatives idéalistes de rupture et l’apparition d’organisations internationales qui le réprouvent, ainsi de l’ensemble des mouvements pacifistes depuis la fin du xixe siècle par exemple. Le numérique (p. 241-254), système fondamentalement anarchiste, permet à rebours un secret encore plus efficace, à la fois par son absence de centralisation et par son « infobésité ».

6En conclusion, S.-Y. Laurent indique que l’État secret existe depuis la naissance de l’État. Il a été limité par des politiques libérales qui l’ont conduit à une publicité et un contrôle raisonnables. La fin de la Guerre froide et l’avènement du monde numérique ont permis à une idéologie néo-libérale, donc anti ou illibérale, de prospérer et de mettre en danger les démocraties représentatives « États de droit ».

7Dans son ensemble, l’ouvrage, érudit, souffre toutefois de son côté essayiste. L’auteur entend pourfendre le mythe néo-libéral, mais on peut aussi estimer qu’il le construit lui-même pour mieux le combattre, dans la mesure où il ne convoque cette expression que pour désigner une tendance générale à la transparence dans les sociétés démocratiques. L’État secret ne cessant de croître (p. 243-245), comment articuler cette réalité avec l’importance d’une idéologie vouée à sa disparition ? Aussi, si la notion de secret peut paraître une entrée séduisante, elle est déroutante et on ne saisit jamais pleinement principe.

8S.-Y. Laurent estime donc que la transparence démocratique outrepasse le raisonnable. In fine, cet essai semble pourfendre une chimère néo-libérale qu’il s’est lui-même fabriquée. Il manque à son propos une dimension de théorie politique – en particulier un appui sur les théories « réalistes » développées par Raymond Aron et ses successeurs, par exemple (Olivier Chopin et Benjamin Oudet, Renseignement et sécurité, Malakoff, A. Colin, 2023 [2016]) –, qui aurait permis d’identifier des raisons et principes à l’utilisation du secret en politique. Ainsi le texte perd-il en puissance de persuasion. Son intérêt principal réside dans l’effort de synthèse qui présente une littérature plus que prolifique.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jérôme Roudier, « Sébastien-Yves Laurent, État secret, état clandestin. Essai sur la transparence démocratique, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2024, 359 pages »Questions de communication, 47 | 2025, 513-516.

Référence électronique

Jérôme Roudier, « Sébastien-Yves Laurent, État secret, état clandestin. Essai sur la transparence démocratique, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2024, 359 pages »Questions de communication [En ligne], 47 | 2025, mis en ligne le 26 juin 2025, consulté le 18 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/39388 ; DOI : https://doi.org/10.4000/14abr

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Auteur

Jérôme Roudier

Muse, Université catholique de Lille, F-59000 Lille, France
jerome.ROUDIER[at]univ-catholille.fr

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