Florence Schreiber (dir.), Bibliothèques, portes et ponts à la fois ? Autour d’une conférence de Denis Merklen, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, coll. La Numérique, 2023, 152 pages
Florence Schreiber (dir.), Bibliothèques, portes et ponts à la fois ? Autour d’une conférence de Denis Merklen, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, coll. La Numérique, 2023, 152 pages
Texte intégral
1Cet ouvrage réunit une série de réflexions suscitées par la conférence plénière donnée par le sociologue Denis Merklen le 3 juin 2022 à Metz lors du 67e congrès de l’Association des bibliothécaires de France (ABF) intitulée « Indispensables bibliothèques, proximité et distance ». Le conférencier est un familier de la question puisque, depuis 2013, il a publié de nombreux articles sur le sujet ainsi qu’un ouvrage de référence, Pourquoi brûle-t-on les bibliothèques ? (Villeurbanne, Presses de l’Enssib, coll. Papiers, 2013). En toute bonne logique, les contributeur·ices reviennent sur sa conférence sous des angles divers. L’essai est structuré en quatre parties, précédées d’une préface et d’une introduction. Dans son texte « Au pont traversé : la bibliothèque, fil d’Ariane, ou comment Denis Merklen vint aux bibliothèques » (p. 9-15), le préfacier Julien Hage, historien, rappelle les circonstances ayant conduit D. Merklen à s’intéresser à la question des bibliothèques publiques, que le congrès de l’ABF et les réflexions du volume ne font que prolonger. Dans son introduction, « Une conférence qui s’écoute, se lit, se réécrit » (p. 16-20), la coordonnatrice et bibliothécaire Florence Schreiber met l’accent sur le fait que ce livre « est né de l’attention soutenue d’une assemblée de professionnels des bibliothèques à l’écoute de la conférence de Denis Merklen » (p. 16). Puis, elle en présente les subdivisions avec un bref rappel de la quintessence de chaque contribution.
2La première partie, « Texte et contextes » (p. 21-65), rassemble trois documents : un entretien, le texte intégral de la conférence et des notes inédites d’après conférence de D. Merklen. Accordé par le bureau de l’ABF et surtout sa présidente Hélène Brochard, l’entretien de F. Schreiber, « Pour réfléchir et agir : généalogie d’un texte de commande » (p. 30-41), revient sur l’actualité du congrès de l’ABF, la généalogie de la communication du sociologue et sa portée singulière. D. Merklen débute par décrire la situation de la bibliothèque aujourd’hui, sous le coup « d’un tiraillement de forces contraires, l’une poussant à la proximité, l’autre à la distance » (p. 30). À partir de là, et en s’aidant de la métaphore du pont et de la porte du philosophe Georg Simmel, il arrime sa réflexion sur la bibliothèque comme à l’entre-deux de cette double logique. Il souligne le rapport de la bibliothèque à la localité d’implantation, son statut de service public dans un espace public institutionnalisé, et l’importance du travail collectif en bibliothèque comme construction du lien social dans ce qu’il appelle une « intelligence de situation » (p. 39-41).
3La première partie se conclut par un texte inédit de D. Merklen, « Rebonds sur les murs de la bibliothèque » (p. 42-65) ; c’est pour lui un retour – en quatre rebonds, selon ses mots – sur des aspects de sa conférence qu’il profite de ce volume pour revisiter : « Les pages qui suivent sont tributaires et dépendantes du texte d’origine, elles suivent une certaine logique du commentaire, de l’approfondissement, de l’éclaircissement, et sont destinées à combler ce qui y manquait » (p. 42). Le premier rebond porte sur des précisions éthiques et épistémologiques sur le travail du sociologue traitant une question sociale. Le deuxième analyse le livre, l’imprimé, internet dans son ensemble et la bibliothèque comme producteurs de sociabilité. Le troisième s’intéresse aux mutations et aux illusions dues à l’adoption d’internet dans les bibliothèques. Quant au dernier rebond, il expose l’opposition manifeste entre deux générations de bibliothécaires en se fondant sur les critères d’âge, de normes sociales, de formations, d’évolutions sociétales, etc.
4Après cette série de textes à valeur de cadrage situationnel et documentaire, la deuxième partie, « Tactiques institutionnelles en bibliothèque » (p. 66-96), réunit les trois premières lectures proposées à partir de la conférence, dans une perspective respectivement historique, lexicographique et anecdotique. Dans « La bibliothèque en sa localité : généalogie du dialogue entre bibliothèques et territoires » (p. 67-75), l’archiviste Hind Bouchareb entame son texte par la question suivante : « Que peut entendre Denis Merklen par “penser en termes de localité” ? » (p. 67). En offrant une approche historique des politiques de la bibliothèque, il montre que, tout au long du xxe siècle, cette institution est tiraillée entre une perspective nationale universaliste et un ancrage local aux besoins des usagers, celui-ci se marquant par le dialogue du bibliothécaire avec les acteurs locaux, informel avec les individus et institutionnalisé avec des associations diverses. S’ensuit la contribution du lexicographe Dominique Lahary, « Un abécédaire ou relire selon le chaos de l’ordre alphabétique » (p. 76-88). À partir de mots tirés de la conférence de D. Merklen et en 13 entrées, d’« Autonomie et autodétermination » à « Publics et usages », il donne à lire une promenade lexicographique et sociologique dans les réalités du monde de la bibliothèque. Pour lui, c’est le lieu de rappeler la mission salutaire de la bibliothèque : « En étendant leurs missions de la présentation d’un choix ordonné à l’éducation aux médias et à l’information (EMI), les bibliothèques ont en charge avec d’autres la mission de permettre à chacun d’appréhender librement le chaos des messages et données sans être dupe des manœuvres des faussaires et des emportements des crédules » (p. 79). C’est dire le rôle de vecteur pédagogique et de passeur culturel qui incombe à l’institution. La partie se termine par la contribution de F. Schreiber, coordonnatrice du volume : « Venir à la bibliothèque avec sa classe : le collectif comme outil d’émancipation » (p. 89-96). En s’autorisant de l’expérience personnelle et de la littérature sur la question, elle montre le rapport controversé entre bibliothèque et action éducative (par exemple, l’accueil du groupe classe) et suggère des pistes empiriques (avant et pendant) pour un dialogue enrichissant « avec l’école qui, certes, reste ambigu, délicat, mais toujours motivé par la double mission d’émanciper et de protéger à la fois » (p. 96). Ce qui souligne, entre autres aspects, la nature suggestive du volume.
5Au terme de cette approche institutionnelle, la troisième partie – « Requalifier l’approche du public en bibliothèque » (p. 97-123) – regroupe aussi trois lectures qui élargissent les horizons de la conférence-support. La contribution de la bibliothécaire Raphaëlle Gilbert, « Bibliothèques, proximité et hospitalité » (p. 98-107), essaie de repenser les relations de proximité et d’hospitalité en se fondant sur une expérience vécue. Elle identifie les deux écueils de la proximité : le risque de dissolution du bibliothécaire dans ce qui l’entoure et le mythe de l’hospitalité inconditionnelle. En conséquence, elle recommande de trouver la bonne distance face au premier et le respect des règles du lieu face au second. Cette balise permet de poser la proximité dans une triple perspective : géographique, sociale et interpersonnelle, qui puisse aider le bibliothécaire à être un agent de transformation sociale en participant aux enjeux du lien social – vœu émis par D. Merklen dans sa conférence. Les bibliothécaires Catherine Herbertz et Sylvain Damy, auteur⸱ices de la cinquième lecture « Le génie du lieu : fragments » (p. 108-116), proposent une série de notations descriptives (géographiques et sociologiques) et injonctives au sujet de la médiathèque Jules-Verne à La Ricamarie (Loire), afin que celle-ci rencontre les désirs des habitants de cette commune modeste, concernant : l’aménagement du lieu, l’accès, les collections documentaires, les services offerts, les relations avec les autres, etc. Au terme de ce parcours, leur ambition est de faire du lieu un archipel qu’il faut sans cesse « inventer, au seul profit de la vie du territoire » (p. 112). La dernière lecture de cette partie, « Assumer la communauté » (p. 117-123), est aussi un texte signé à deux par les conservateurs Stéphanie Khoury et Maël Rannou qui, partant du rapport entre origine du bibliothécaire et lieu de son travail, postule une immersion nécessaire pour la réussite de la mission. Pour ce faire, ils suggèrent de dépasser les contraintes sociale, économique et politique afin d’adapter les fonds documentaires aux besoins des communautés et de miser sur la participation des publics.
6La quatrième et dernière partie, « Indispensables bibliothèques ? » (p. 124-150), dont le titre reprend partiellement le titre de la conférence de D. Merklen, rassemble les trois dernières contributions. Dépassant le principe de hiérarchisation, David Sandoz, bibliothécaire, aborde, dans « De la question de la hiérarchisation et du choix : à la recherche d’un universel non prescriptif » (p. 125-133), la question du choix des contenus et de la posture responsable et pertinente y afférent. Il s’interroge sur quelles bases il faudrait enrichir les collections en se demandant de qui la bibliothèque est au service ? Par ailleurs, il souligne le fait que les choix devraient s’orienter en direction des transformations sociales. Dans sa lecture intitulée « Façons d’entendre, manières de parler » (p. 134-141), le bibliothécaire Tristan Clémençon se nourrit d’expériences personnelles pour revenir sur la portée de la parole et de l’écoute au-delà des chiffres sociodémographiques. Il suggère que, par l’écoute de l’autre dans sa pleine et riche altérité, le bibliothécaire est imbriqué dans le territoire desservi, et que sa parole crédible est le gage de son travail. C’est à ce prix que la bibliothèque est « potentiellement un formidable outil de transformation sociale » (p. 141), ce qui est un leitmotiv récurrent d’une contribution à l’autre et une des idées essentielles du texte-support. Écrit par le conservateur Farid Gueham, le dernier texte de l’ouvrage s’intéresse au bénévolat : « Indispensables bénévoles : tisseurs de liens et vecteurs de sens entre acteurs et territoires de la lecture publique » (p. 142-150). Après avoir donné les chiffres substantiels de la proportion de bénévoles dans le métier et fait le constat de leur importance dans le fonctionnement des bibliothèques, l’auteur soulève le problème de leur rapport aux évolutions sociales, au passage à témoin (vu le vieillissement) et de leurs compétences comparativement aux professionnels. À cela s’ajoutent les problèmes liés à la localité : la gestion du temps, les normes administratives, l’estime de soi en mal, etc., et une discussion opportune de la formalisation de l’engagement des bénévoles proposée par le rapport no 2022-034, « La place et le rôle des bénévoles dans les bibliothèques territoriales » de février 2022 de l’Inspection générale de l’Éducation, du Sport et de la Recherche (IGÉSR). Pour l’auteur, une telle contractualisation « est une gageure, celle de concilier deux visées contradictoires : l’aspiration légitime de liberté et de flexibilité du bénévole, et le besoin de régularité et de gestion prévisionnelle qu’implique la continuité du service public » (p. 150). C’est la question de la professionnalisation qui est ainsi en jeu et dont les bénévoles eux-mêmes sont conscients.
7Si l’on peut reprocher à ce travail collectif à ancrage sociologique une iconographie en portion congrue (en dehors de deux photographies [p. 47], d’un dessin [p. 48] et d’une figure [p. 144]), il faut reconnaître que le livre coordonné par F. Schreiber, au-delà de l’événement discursif que constitue la conférence de D. Merklen, est un véritable portrait socioprofessionnel du bibliothécaire et un panorama institutionnel et géographique du monde de la bibliothèque publique en France. Les différentes lectures, nourries par les expériences personnelles des uns et des autres et par une connaissance avérée de la littérature sur le sujet, optent pour un devenir meilleur des pratiques professionnelles et des usages sociaux en bibliothèque, qui passe par des missions localement arrimées aux habitudes et attentes des publics. Il importe de mettre un accent particulier sur la richesse scénographique de cet essai, dont parle d’ailleurs la coordonnatrice en introduction : « Récit, analyse, argumentaire, article, abécédaire, fragments… » (p. 19). L’ensemble combine, à des degrés variables au goût des auteur⸱ices, des réflexions par essai commentatif, entretien, encadré, microfiction, citation épigraphique, essai historique, anecdote, lexicographie, écriture fragmentaire, recommandation, etc.
Pour citer cet article
Référence papier
Houessou Séverin Akérékoro, « Florence Schreiber (dir.), Bibliothèques, portes et ponts à la fois ? Autour d’une conférence de Denis Merklen, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, coll. La Numérique, 2023, 152 pages », Questions de communication, 47 | 2025, 520-524.
Référence électronique
Houessou Séverin Akérékoro, « Florence Schreiber (dir.), Bibliothèques, portes et ponts à la fois ? Autour d’une conférence de Denis Merklen, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, coll. La Numérique, 2023, 152 pages », Questions de communication [En ligne], 47 | 2025, mis en ligne le 26 juin 2025, consulté le 17 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/39410 ; DOI : https://doi.org/10.4000/14abt
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