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Notes de lecture
Médias, technologie, information

François Jost, L’Opinion qui ne dit pas son nom. Du pluralisme des médias en démocratie, Paris, Gallimard, coll. Tracts, 2024, 58 pages

Nina Barbaroux-Pagonis
p. 544-549
Référence(s) :

François Jost, L’Opinion qui ne dit pas son nom. Du pluralisme des médias en démocratie, Paris, Gallimard, coll. Tracts, 2024, 58 pages

Texte intégral

1Lancée en 2019, la collection « Tracts » des éditions Gallimard s’inscrit dans la lignée d’une tradition d’éditorialisation initiée dans les années 1930 avec les « Tracts de la NRF ». À la croisée de l’engagement intellectuel et de la réflexion critique, cet espace de libre expression donne la parole à des autrices et auteurs souhaitant éclairer de grands enjeux contemporains. Avec des textes courts, percutants et accessibles – tant par leur format que par leur prix –, la collection aspire à nourrir le débat d’idées et à interpeller un lectorat diversifié sur des questions politiques, sociales ou culturelles. Dans ce cadre, François Jost, sémiologue et professeur émérite en sciences de l’information et de la communication à l’université Sorbonne Nouvelle, publie ce texte de 56 pages, structuré en 22 sections, qui explore en quoi la vitalité d’une démocratie et le pluralisme médiatique sont intrinsèquement liés. L’auteur y examine les rouages d’un système où la diversité apparente des supports d’information masque parfois une homogénéisation des discours.

2La publication de ce tract résulte d’un contexte particulier qu’il convient de rappeler. En 2021, l’organisation Reporters sans frontières (RSF) avait sollicité F. Jost, en sa qualité de sémiologue, pour analyser les dérives observées en matière de pluralisme sur la chaîne d’information en continu CNews, propriété du milliardaire Vincent Bolloré. Conduite à partir d’une analyse détaillée sur 15 jours des programmes de la chaîne, cette étude avait permis à RSF d’alerter l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), héritière du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), puis le Conseil d’État face aux pratiques de CNews. Les conclusions de F. Jost ont contribué à ce que le Conseil d’État enjoigne l’Arcom à repenser ses outils de contrôle et à inclure dans ses évaluations non seulement les personnalités politiques, mais aussi les chroniqueurs, animateurs et autres intervenants des programmes télévisés.

3Dans cet essai, F. Jost débute son analyse par une observation paradoxale du paysage médiatique : si la libéralisation de l’audiovisuel français a multiplié les canaux d’information et de divertissement, elle n’a pas pour autant assuré une réelle diversité des points de vue. Effectivement, l’auteur distingue deux concepts souvent confondus : la pluralité, qui désigne l’existence d’une multiplicité de médias, et le pluralisme, qui correspond à la coexistence et à l’expression effective de perspectives variées. Pour conduire à bien sa démonstration, F. Jost dresse un cadre historique à partir des années 1980 avec l’émergence des radios libres, perçues comme un gage d’indépendance. Cet élan a vite été freiné, explique-t-il, par la montée en puissance de grands groupes commerciaux comme NRJ, RTL ou NextRadio, qui représentent aujourd’hui plus de 80 % de la part de marché radiophonique, rendant presque imaginaire l’idée d’une diversité sur les ondes. Le sémiologue fait un constat similaire pour la télévision, avec l’introduction de la télévision numérique terrestre (TNT), dans les années 2000, qui promettait de transformer le paysage audiovisuel, dont l’un des objectifs affichés était de renforcer la concurrence et de diversifier les contenus. Mais, deux décennies plus tard, le paysage télévisuel s’est de nouveau concentré : selon F. Jost, la pluralité des supports n’a pas garanti une pluralité des perspectives. Et pour cause : la pluralité telle qu’espérée repose dans les faits sur une idée simpliste selon laquelle l’augmentation des canaux garantit automatiquement une diversité des contenus et perspectives, alors que cela dépend en réalité de choix stratégiques et éditoriaux. Pour illustrer ses propos, l’auteur se livre à une observation conséquente des agissements de CNews, en particulier à la manière dont la chaîne relègue l’information aux bandeaux défilant en bas de l’écran tandis que l’essentiel se joue en plateau. Ces interventions en plateau, observe le sémiologue, sont majoritairement celles de journalistes invités à débattre en leur qualité de professionnels de l’information, bien que ce qu’ils proposent s’apparente davantage à de l’éditorialisation, voire à une mise en récit très subjective de l’actualité. Ces journalistes adoptent alors des positions éditoriales prononcées, ce qui induit in fine une confusion pour les téléspectateurs entre ce qui relève du commentaire d’opinion et des faits.

4L’auteur souligne du même trait la manière dont cette pratique est renforcée par une focalisation quasi permanente sur des figures issues d’un même spectre idéologique, en particulier des journalistes affiliés à des publications partisanes comme Valeurs actuelles, Causeur, L’Incorrect ou Boulevard Voltaire. Plus précisément, en analysant la grille de programmation de CNews, F. Jost révèle que 78 % des invités partagent des idées de droite ou d’extrême droite – sans pour autant être encartés ou considérés comme politiques, tandis que l’information factuelle représente 13 % du contenu diffusé. Le pluralisme, argue-t-il, n'équivaut pas automatiquement à la pluralité d'interlocuteurs en plateau et reste donc largement illusoire.

5Ce déséquilibre conduit à ce que l’auteur nomme CNews « chaîne d’opinion » et non plus « chaîne d’information en continu », car le biais idéologique prend le dessus sur toute analyse factuelle. Une situation que F. Jost considère assez symptomatique d’une homogénéisation inquiétante des discours. Cette standardisation, note-t-il, affaiblit la capacité des médias à jouer leur rôle dans la construction d’un débat public éclairé. Il en va ainsi des thématiques récurrentes sur CNews, comme l’insécurité, l’immigration ou le chômage, qui sont renforcées par des sondages à visée stratégique, alimentant une boucle de validation des idées promues par la chaîne. Ainsi les émissions de débat offrent-elles une variété apparente d’intervenants, mais F. Jost démontre que cette pluralité masque une convergence idéologique. Dans les faits, des personnalités sciemment sélectionnées façonnent des narrations centrées sur des thématiques récurrentes. Les invités, « abonnés » aux plateaux télévisés, partagent souvent une vision du monde compatible avec celle de CNews, créant un effet d’écho qui renforce certaines opinions au détriment d’autres. Le recours à des figures polarisantes, comme le journaliste Pascal Praud, illustre une stratégie où le choc des idées, souvent présenté comme un gage de vitalité démocratique, masque finalement une homogénéité idéologique latente.

6Loin d’être anodins, ces choix éditoriaux s’inscrivent dans une logique commerciale : en attirant par des discours clivants un public fidèle, la chaîne renforce sa part d’audience et donc sa position sur le marché publicitaire. En sus, ils participent à la construction d’un agenda médiatique axé sur une banalisation des idées conservatrices, pour lequel les thématiques abordées finissent par s’imposer dans l’espace public. Néanmoins, on peut se demander si ces mêmes idées, de droite conservatrice et d’extrême droite, n’ont pas été sous-représentées à la télévision pendant plusieurs années. Dans cette optique, CNews comblerait un « manque », si l’on considère que le pluralisme doit aussi refléter la composition de l’électorat qui vote de manière régulière et répétée pour les partis les plus à droite de l’échiquier politique – en témoignent les scores historiques du Rassemblement national aux élections européennes et aux législatives françaises de 2024. En ce sens, la décision du Conseil d’État à l'été 2024 marque un tournant : en adressant une mise en garde à CNews, puis en enjoignant l’Arcom à mieux encadrer le pluralisme sur l’ensemble des radios et télévisions – au-delà du simple temps de parole donc – de nouvelles règles s’appliqueront désormais à tous les médias audiovisuels. En intégrant des critères comme la diversité des invités ou la variété des sujets abordés, cette décision vise certes à mieux refléter la pluralité des opinions, mais elle pourrait aussi, à terme, permettre à certaines chaînes de composer leur ligne éditoriale de façon partisane, par le choix récurrent de certains profils journalistiques ou invités par exemple.

7Dans la suite de son analyse, F. Jost observe une contradiction centrale dans l’application du pluralisme en France : alors que les médias audiovisuels sont soumis à une obligation interne de pluralisme, la presse bénéficie d’une plus grande liberté éditoriale. Ce décalage s’explique par l’histoire, avec la loi de 1881 sur la liberté de la presse, et exige des chaînes audiovisuelles d’information qu’elles garantissent un pluralisme des courants politiques au sein de leurs programmes. Ainsi, aux critiques qui lui reprochent de cibler l’audiovisuel comme responsable du façonnage des débats d’idées, alors que la presse écrite valorise traditionnellement les médias d’opinion (comme L’Humanité ou Valeurs actuelles) en tant que garants de la liberté d’expression, l’auteur oppose que les journaux ne sont pas soumis à une offre limitée des places sur les ondes. Cette divergence soulève une problématique majeure soulignée plusieurs fois par F. Jost : en adoptant une posture plus proche de celle des journaux d’opinion, CNews contourne ses obligations légales qui imposent neutralité et pluralisme. Ce glissement stratégique révèle les tensions entre le cadre réglementaire auquel la chaîne est soumise et les choix éditoriaux assumés par son propriétaire, V. Bolloré, qui privilégie une identité médiatique polarisante proche de celle des journaux engagés. Mais si l’on applique l’analyse de F. Jost à l’ensemble du paysage médiatique, médias numériques compris, qu’en est-il dans ce cas des nouveaux espaces d’expression en ligne qui empruntent à l’audiovisuel leurs codes et assument un parti-pris politique tout en passant sous les radars de l’Arcom, comme peuvent le faire la chaîne Le Média sur YouTube ou certaines chaînes sur Twitch ?

8La suite de l’exposé de F. Jost s’attaque à la régulation du pluralisme, notamment par les décisions prises par l’Arcom. L’auteur pointe les insuffisances et irrégularités des instances de contrôle françaises, plus particulièrement le fait de comptabiliser seulement des personnalités politiques parmi les invités. Ce choix, explique-t-il, constitue une conception équivoque du pluralisme, puisqu’il exclut de fait les intervenants non encartés, mais pourtant porteurs de discours idéologiques explicites. Ainsi le rôle de l’Arcom pour épingler ce genre de contournement est-il au cœur de la seconde partie de l’ouvrage de F. Jost : la régulation actuelle reposant essentiellement sur des critères quantitatifs, comme le temps de parole des représentants politiques, la stratégie éditoriale d’une chaîne ne peut en réalité être révélée qu’à l’aide d’un traitement qualitatif. Une constatation qui conduit F. Jost à plaider pour un croisement entre analyses quantitatives et qualitatives. Mais si son appel à des outils discursifs et sémiologiques ouvre une voie fort intéressante pour dépasser les limites actuelles des méthodes de comptabilisation employées par l’Arcom, dans le but de favoriser une pleine clarté sur l’intention et le positionnement des échanges tenus à la télévision comme à la radio, l’accent mis sur les décisions de l’Arcom donne parfois l’impression que la responsabilité du pluralisme incombe uniquement à cette autorité, sans considérer pleinement le rôle des politiques éditoriales des chaînes. De plus, la nécessité, soutenue par F. Jost, de systématiquement étiqueter dans un parti les propos tenus à l’antenne peut aisément être contournée, comme le fait CNews aujourd’hui, et n’apparaît ainsi pas comme solution définitive à un manque de diversité. Enfin, la qualification des propos et de leur appartenance idéologique suppose à un moment que le « juge » s’engage dans le débat, mais lui-même étant membre d’un parti car il s’agit d’une instance politique, cela implique a minima des conflits d’intérêts, voire un risque de censure.

9En somme, l’auteur s’intéresse frontalement à la concentration des médias, qu’il qualifie de « poison » (p. 51) pour le pluralisme. En gardant dans son viseur le groupe de V. Bolloré, propriétaire de CNews, le sémiologue fustige l’incarnation d’un modèle d’entreprise où l’intérêt économique prime sur l’éthique journalistique, et ce, dans chacune des possessions médiatiques du milliardaire. Cette dénonciation s’accompagne d’un plaidoyer pour une réforme en profondeur des pratiques éditoriales et des méthodes de régulation. Mais si l’auteur critique avec justesse la concentration des médias dans le giron de groupes comme celui de V. Bolloré, il n’approfondit pas suffisamment la question de la diversité des modèles économiques et sociaux au sein des rédactions. F. Jost passe également à côté d'acteurs occupant pourtant une place importante depuis une quinzaine d'années dans le débat d'idées : les médias sociaux numériques comme Instagram, TikTok ou, dans une moindre mesure, Twitch, qui, en reprenant certains formats issus des médias traditionnels, ouvrent la voie à de nouveaux questionnements en matière de régulation, de responsabilités et de pluralisme de l'information en ligne. En fait, la question du pluralisme ne saurait se limiter à une diversité dans les discours médiatiques à la télévision ou à la radio, elle dépend aussi des structures et plateformes qui produisent ces discours et, si celles-ci sont imparfaites, la réglementation qui leur incombe ne peut être que partielle dans une démocratie, le risque étant de ne plus répondre aux attentes d’un public pluriel, lui aussi imprégné de considérations sociales ou politiques.

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Pour citer cet article

Référence papier

Nina Barbaroux-Pagonis, « François Jost, L’Opinion qui ne dit pas son nom. Du pluralisme des médias en démocratie, Paris, Gallimard, coll. Tracts, 2024, 58 pages »Questions de communication, 47 | 2025, 544-549.

Référence électronique

Nina Barbaroux-Pagonis, « François Jost, L’Opinion qui ne dit pas son nom. Du pluralisme des médias en démocratie, Paris, Gallimard, coll. Tracts, 2024, 58 pages »Questions de communication [En ligne], 47 | 2025, mis en ligne le 26 juin 2025, consulté le 17 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/39478 ; DOI : https://doi.org/10.4000/14abx

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Auteur

Nina Barbaroux-Pagonis

Imsic, Aix-Marseille Université, F-13005 Marseille, France
nina.barbaroux-pagonis[at]univ-amu.fr

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