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Notes de lecture
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Benjamin Pajot, Les Risques de l’IA. Enjeux discursifs d’une technologie stratégique, Paris, Institut français des relations internationales, coll. Études de l’Ifri, 2024, 42 pages

Claudia Moisei
p. 556-561
Référence(s) :

Benjamin Pajot, Les Risques de l’IA. Enjeux discursifs d’une technologie stratégique, Paris, Institut français des relations internationales, coll. Études de l’Ifri, 2024, 42 pages

Texte intégral

1Chercheur indépendant en géopolitique numérique, Benjamin Pajot analyse avec finesse, dans cette brève étude, plusieurs aspects du rôle croissant de l’intelligence artificielle (IA) dans notre société. Son parcours académique et professionnel centré sur l’histoire contemporaine, les études de guerre et les enjeux numériques lui offre une perspective multidimensionnelle sur les questions technologiques actuelles, les rivalités sino-américaines et l’impact sociopolitique des technologies émergentes. À cela s’ajoutent des observations sur des intérêts stratégiques sous-jacents à des visions souvent opposées, oscillant entre espoir technologique et préoccupations alarmistes.

2Dans son analyse des risques liés à l’IA, l’auteur met en avant la centralité de cette technologie dans les débats internationaux de 2023. Il souligne que l’intérêt accru pour l’IA générative n’est pas seulement fondé sur ses capacités innovantes, mais aussi sur des narratifs complexes qui influencent sa perception et sa régulation. Les récits de la quête scientifique illimitée, du mythe de la singularité, des risques d’extinction humaine et de la course à la puissance technologique dominent le discours public, contribuant à des attentes souvent irréalistes et exacerbant les clivages sociétaux. En critiquant les stratégies discursives employées par divers acteurs – allant des entreprises technologiques aux États – pour orienter le développement et la régulation de l’IA, B. Pajot insiste sur le danger d’une gouvernance internationale réduite à des injonctions collectives sans actions concrètes, et ce, malgré les efforts récents, tels que le sommet mondial sur les risques associés à l’IA (AI Safety Summit), initié par le Royaume-Uni fin 2023. Il met en lumière la complexité de ces dynamiques, où les États sont tiraillés entre leurs ambitions technologiques et les narratifs prescriptifs qui dominent les débats. L’IA est perçue à la fois comme une opportunité de progrès et une menace potentielle pour la sécurité nationale et l’intégrité démocratique. Cette dualité n’est pas nouvelle et rappelle les révolutions technologiques précédentes, telles que l’électricité et l’informatique.

3Par la suite, l’auteur pointe un tournant discursif où l’IA est présentée comme la solution ultime aux problèmes contemporains, renforçant ainsi sa légitimité perçue. En mettant en évidence la surenchère rhétorique autour de l’IA, où les discours techno-optimistes rivalisent avec les perspectives alarmistes, il introduit le concept de « tescrealisme » (p. 12) pour décrire le chevauchement idéologique des acteurs du secteur, souvent guidés par des motivations commerciales déguisées en préoccupations éthiques. Cette manipulation narrative détourne l’attention des enjeux immédiats comme la régulation, la fiscalité ou la multiplicité des impacts sociaux et sociétaux.

4L’analyse de B. Pajot relève aussi les tensions entre innovation et régulation, et le fait que les grands acteurs du secteur exploitent ces tensions pour influencer la législation en matière de propriété intellectuelle et freiner la concurrence. La position de l’Union européenne, qui tente de démontrer que régulation et innovation peuvent être complémentaires, est mise en contraste avec les approches des États-Unis et de la Chine, qui privilégient la dérégulation pour maintenir leur avance technologique. L’auteur s’interroge aussi sur la sincérité des engagements en faveur de l’« AI for Good » (p. 16), soulignant que les préoccupations éthiques initiales semblent avoir été reléguées au second plan, face à des intérêts militaires et commerciaux. Le rapprochement d’OpenAI avec le Pentagone ou l’utilisation de l’IA en Ukraine illustrent cette tendance. Malgré l’optimisme initial, B. Pajot avertit que l’histoire de l’IA est cyclique et que l’enthousiasme actuel pourrait être suivi d’une période de stagnation, un « hiver de l’IA » (p. 17), si les attentes ne sont pas satisfaites.

5Le texte est bien structuré, organisé en différentes sections. Chacune d’entre elles est introduite par un sous-titre qui permet au lecteur de comprendre les différents enjeux abordés. Aussi l’ouvrage est-il bien documenté, se référant à des événements récents et à des analyses réalisées par des organisations reconnues, comme le National Cyber Security Centre britannique. Il contient de nombreuses notes de bas de page avec des références précises et des liens vers d’autres articles. L’auteur cite même des ouvrages en cours de parution lors de la publication du livre, comme celui de Laure de Roucy-Rochegonde, La Guerre à l’ère de l’intelligence artificielle. Quand les machines prennent les armes (Paris, Presses universitaires de France, 2024).

6Dès la première partie de l’étude (p. 9-18), la complexité et la diversité des sujets abordés peuvent parfois rendre le texte dense et difficile à suivre pour un lectorat non initié. Les multiples perspectives géopolitiques, économiques et sociétales sont présentées de manière exhaustive, mais cette exhaustivité peut nuire à la clarté et à la cohérence globale du discours. De plus, bien que l’auteur critique les narratifs en place, il pourrait aller plus loin dans l’exploration des alternatives possibles à ces discours dominants. En outre, il évoque l’impact potentiel de l’IA générative sur divers secteurs, sans toujours fournir de preuves empiriques ou d’analyses quantitatives pour soutenir ses affirmations. Cela peut donner l’impression que certaines conclusions reposent sur des spéculations ou des extrapolations fondées sur des tendances actuelles, plutôt que sur des données solides. Par exemple, l’affirmation selon laquelle l’IA générative pourrait entraîner un nouvel « hiver de l’IA » (p. 16) repose davantage sur une analogie historique avec les cycles passés que sur des indicateurs économiques chiffrés ou des projections rigoureuses de retour sur investissement. De même, l'idée d'une « dette éthique » contractée par les grandes entreprises technologiques (note 40, p. 15) ou celle de l’Ukraine transformée en « laboratoire à ciel ouvert » (p. 16) sont puissamment suggestives, mais s’appuient principalement sur des sources journalistiques, sans validation empirique systématique, ni confrontation avec des études de terrain ou des données comparatives.

7La deuxième partie de l’analyse, intitulée « Entre risques réels et fantasmés » (p. 19-31), aborde les défis et les risques associés à l’IA générative dans leurs préoccupations actuelles et les futures implications potentielles. L’auteur met en lumière les menaces concrètes, en évaluant les réponses institutionnelles et industrielles face à ces défis. En démontrant une compréhension approfondie des risques liés à la désinformation et à la manipulation d’informations facilitées par l’IA générative, B. Pajot observe que les chatbots et autres outils d’IA peuvent produire des contenus faux ou trompeurs, amplifiant ainsi les problèmes de désinformation. Il évoque les diverses tentatives, allant de la création de contenus à l'usurpation d'identité dans un contexte électoral, et souligne que les États occidentaux sont fréquemment pris pour cibles par la Russie, la Chine ou l'Iran. Il mentionne également que les États-Unis sont l'un des principaux terrains d'expérimentation des pratiques de désinformation alimentées par l'intelligence artificielle. En examinant l’impact de ces technologies sur les espaces démocratiques, l’auteur met en évidence la difficulté croissante pour détecter et réguler les contenus manipulés. De ce point de vue, son analyse est très précieuse pour comprendre comment les technologies d’IA peuvent exacerber des problèmes existants et créer de nouveaux défis en matière de sécurité de l’information. Cependant, l’analyse se concentre trop sur les aspects négatifs, sans offrir une évaluation équilibrée des développements positifs. Par exemple, l’argument selon lequel les IA génératives facilitent la désinformation et la « divulgation malveillante d’informations personnelles, le (doxing) » (p. 21), est bien fondé, mais l’auteur aurait aussi pu explorer comment ces technologies peuvent être utilisées pour renforcer les systèmes de vérification des faits ou améliorer la transparence, comme les outils Full Fact qui utilisent l'IA pour vérifier automatiquement les déclarations des politiciens et des médias, améliorant ainsi la transparence et la précision de l'information disponible pour le public.

8En matière de cybersécurité, l’auteur met en lumière deux types de menaces majeures pesant sur les systèmes d’IA : les instructions malveillantes (prompt injections), qui cherchent à détourner le comportement du modèle via son interface de commande, et les corruptions de jeux de données (data poisoning), qui peuvent survenir en amont ou au cours de l’entraînement des modèles. Ces attaques, souligne-t-il (p. 22), présentent un potentiel important de compromission des systèmes d’IA. Les grands modèles de langage (Large Language Models ou LLM) apparaissent très vulnérables, du fait de leur entraînement sur d’immenses corpus de données en libre accès et de leur intégration croissante dans des applications et services tiers. Dans ce contexte, les attaques par empoisonnement des données représentent un risque sérieux, susceptible d’altérer le fonctionnement des modèles à grande échelle. Cependant, il manque une discussion plus approfondie sur les stratégies spécifiques mises en place pour atténuer ces risques. Une évaluation des mesures proactives prises par les entreprises et les gouvernements pour sécuriser les modèles d’IA aurait apporté une vision plus complète de la situation.

9En revanche, l’analyse des aspects économiques et de concentration du marché est très pertinente, relevant comment les grandes entreprises contrôlent le développement des modèles de fondation et les impacts de cette concentration sur l’innovation. L’auteur souligne que cette dynamique renforce une dépendance technologique vis-à-vis d’un nombre restreint d’acteurs capables de supporter les coûts colossaux liés à l'entraînement de ces modèles, ce qui marginalise les initiatives publiques, ainsi que les start-ups, et limite la diversité des approches comme des cas d’usage, surtout dans les pays en développement. Il révèle les inégalités créées et les efforts de régulation nécessaires pour équilibrer le marché.

10En abordant le problème de l’impact environnemental de l’IA générative, l’auteur constate la consommation d’énergie et les ressources nécessaires pour entraîner et déployer des modèles d’IA. Cependant, l’analyse pourrait être enrichie par une exploration des efforts en cours pour rendre ces technologies plus écologiques, comme les innovations dans l’efficacité énergétique des centres de données et les initiatives visant à réduire l’empreinte carbone des technologies d’IA.

11Une dernière partie, intitulée « Une compétition protéiforme entre puissances et pour la puissance » (p. 32-40), explore la dynamique complexe qui entoure le développement de l’IA, mettant en lumière une compétition globale à multiples facettes. L’auteur étudie la façon dont l’IA est devenue un terrain de rivalité financière, politique et géopolitique, où les investissements et les stratégies nationales sont indissociablement liés à des enjeux de pouvoir et de souveraineté. Cette perspective est précieuse pour comprendre que l’IA est un domaine technologique, mais aussi un champ de bataille pour l’influence économique et politique. En examinant les investissements colossaux des entreprises et des États dans l’IA, B. Pajot met en évidence une course à la puissance financière où l’innovation technologique devient un levier de pouvoir et de prestige. Il évoque aussi le rôle des géants technologiques américains dans cette dynamique, illustrant comment les stratégies d’investissement et de partenariat ne servent pas seulement à capter des innovations, mais à consolider des positions dominantes sur le marché. Dans cette optique, plusieurs nations cherchent à éviter que le domaine de l’IA générative ne soit dominé uniquement par les entreprises américaines ou chinoises, poussant à des stratégies d’investissement et de partenariat pour promouvoir des alternatives nationales. Par exemple, la France, consciente de son retard dans ce secteur, multiplie les initiatives visant à développer des modèles d’IA générative locaux, comme les efforts pour soutenir des start-ups françaises telles que Hugging Face et Mistral AI, tout en favorisant l’émergence de champions nationaux capables de rivaliser avec les géants du secteur. Ce type de stratégie est visible dans d’autres pays, comme l’Allemagne et l’Inde, où les investissements dans des entreprises locales servent à renforcer leur souveraineté technologique et à garantir leur autonomie dans la régulation de l’IA, tout en consolidant des positions concurrentielles sur le marché mondial de l'IA. Bien que l’accent soit mis sur des acteurs majeurs comme les États-Unis et la Chine, on peut déplorer le fait que l’impact des pays moins développés soit sous-représenté. La discussion sur les asymétries entre pays développés et émergents pourrait être approfondie pour mieux comprendre comment ces dernières nations naviguent dans un environnement où elles sont souvent en position de faiblesse par rapport aux grandes puissances. L’auteur aborde brièvement les tensions politiques internes aux États-Unis et dans d’autres pays, mais ne développe pas assez comment ces crises influencent concrètement les politiques d’IA. Par exemple, la polarisation politique aux États-Unis et l’émergence de l’IA comme un enjeu culturel et idéologique mériteraient une exploration plus détaillée, pour saisir comment ces dimensions affectent la direction et la régulation de l’IA. Bien que pertinente, la critique de la rivalité sino-américaine pourrait aussi bénéficier d’une analyse plus nuancée des conséquences globales de cette compétition. L’idée d’une « course aux armements » (p. 34, 35) est efficace pour montrer la tension entre les deux superpuissances, mais il manque une réflexion plus approfondie sur les implications de cette rivalité pour les régulations internationales et les opportunités de coopération. Enfin, l’auteur aborde la question de la souveraineté et de la régulation de manière large, mais les discussions sur les initiatives spécifiques, telles que le sommet mondial de l’IA à Londres ou la création d’organismes régulateurs, pourraient être mieux intégrées dans un cadre plus global. La variété des approches réglementaires et leur efficacité relative dans différents contextes géographiques nécessiteraient une attention plus soutenue pour éviter que le débat sur la gouvernance ne se transforme en une simple série d’initiatives fragmentées sans cohérence.

12Malgré sa densité et quelques limitations dans la perspective géographique et critique, cette étude offre une vue d’ensemble précieuse sur la compétition autour de l’IA et des dynamiques actuelles, tout en soulignant les tensions et les aspirations qui façonnent ce secteur en constante évolution. Pour maximaliser son incidence, elle pourrait bénéficier d’une structure plus concise et d’une exploration plus poussée des conséquences sociales et éthiques de cette course à l’IA.

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Pour citer cet article

Référence papier

Claudia Moisei, « Benjamin Pajot, Les Risques de l’IA. Enjeux discursifs d’une technologie stratégique, Paris, Institut français des relations internationales, coll. Études de l’Ifri, 2024, 42 pages »Questions de communication, 47 | 2025, 556-561.

Référence électronique

Claudia Moisei, « Benjamin Pajot, Les Risques de l’IA. Enjeux discursifs d’une technologie stratégique, Paris, Institut français des relations internationales, coll. Études de l’Ifri, 2024, 42 pages »Questions de communication [En ligne], 47 | 2025, mis en ligne le 26 juin 2025, consulté le 18 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/39509 ; DOI : https://doi.org/10.4000/14abz

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Auteur

Claudia Moisei

Université Paris-Panthéon-Assas, F-75006 Paris, France

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