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Notes de lecture
Théories, méthodes

Howard S. Becker, Performing Social Science. Howie Becker’s notes from the class he co-taught with Dwight Conquergood at Northwestern University in 1989 and 1991 with Dianne Hagaman’s photographs from the 1991 class, San Francisco, Wise Guy Press, 2021, 93 pages

Alain Quemin
p. 565-569
Référence(s) :

Howard S. Becker, Performing Social Science. Howie Becker’s notes from the class he co-taught with Dwight Conquergood at Northwestern University in 1989 and 1991 with Dianne Hagaman’s photographs from the 1991 class, San Francisco, Wise Guy Press, 2021, 93 pages

Texte intégral

1Performing Social Sciences (que l’on pourrait traduire en français par Présenter les sciences sociales sous forme de performance) ne constitue pas un ouvrage de recherche au sens classique du terme. Le (long) sous-titre en langue anglaise précise qu’il s’agit des « notes d’Howie Becker sur le cours qu’il a co-dispensé avec Dwight Conquergood à l’université de Northwestern en 1989 et 1991 accompagnées des photographies prises par Dianne Hagaman lors du cours de 1991 ». De simples notes de terrain, prises à l’issue de cours assurés sur deux années et présentées de façon chronologique, relèvent d’un genre moins académique qu’un ouvrage de recherche proprement dit. Ceci peut expliquer le long décalage (vingt ans) entre la rédaction du texte et celui de sa publication sous forme d’ouvrage. Par-delà le contenu du livre, c’est évidemment la personnalité même de l’auteur du manuscrit, le sociologue reconnu Howard S. Becker (1928-2023), guère appelé autrement qu’« Howie », soit le diminutif de son prénom, qui a pu justifier qu’un éditeur décide de publier ce document et attirera probablement la plupart des lecteur·ices.

2La personne qui découvre le livre est placée du cœur d’une expérimentation pédagogique relevant d’une réflexion sur la présentation des résultats en sciences sociales. En fait, H. S. Becker s’est longuement intéressé à ce thème bien au-delà du seul présent ouvrage, en contribuant à une réflexion sur le processus d’écriture dans Writing for Social Scientists. How to Start & Finish your Thesis, Book or Article (Chicago, University of Chicago press, 1986). L’édition originale remonte à 1986, mais il en est déjà à la troisième, preuve de l’intérêt suscité par ce sujet. D’ailleurs, ce thème de la restitution des résultats de la recherche en sciences sociales a été central dans la dernière production d’H. S. Becker. Cela est donc passé par une réflexion sur l’écriture dont il a incité à remettre en cause certaines conventions établies. Ici, allant encore plus loin dans l’innovation, il préconise le recours au genre de la performance d’inspiration théâtrale pour exposer ses résultats et son savoir. Les notions de partage et de co-construction deviennent alors centrales, ce qui ne surprendra pas celles·eux familier⸱ères des travaux de H. S. Becker. En effet, au-delà du seul thème de la présentation de la recherche sous forme de performance, le sociologue offre une illustration de sa conception tant de la sociologie que du monde social. C’est probablement le point le plus important qu’il faut retenir de ce livre qui trouve ainsi une valeur heuristique beaucoup plus profonde que celle de notes de terrain, prises à l’issue de cours et qui dépasse largement le sujet. D’ailleurs, H. S. Becker dévoile cette clé à ses lecteur·ices à la toute fin de son manuscrit, dans le paragraphe final : « J’ai une théorie qui relie ensemble beaucoup de choses qui ont été vues précédemment. Il s’agit de la façon dont le développement d’une communauté produit du talent, du bon travail et de la créativité et fait partie de la pensée selon laquelle la discussion est un accomplissement collectif » (p. 91). Difficile de formuler plus clairement qu’avec cet ouvrage, qui pourrait sembler marginal ou mineur dans l’œuvre de H. S. Becker, celui-ci produit une défense et une illustration de l’approche interactionniste. Si le terme n’est jamais utilisé, il n’en reste pas moins extrêmement prégnant. H. S. Becker détestait tout ce qui était figé, la « big theory » en particulier, préférant le labile aux cadres de pensée trop contraignants et fermés. Ce livre vient remarquablement le rappeler.

3En ce sens, les photographies (en pleine page) de D. Hagaman, la photographe et épouse d’H. S. Becker, constituent un apport important de l’ouvrage par les clichés pris lors de la seconde année de cours seulement et l’auteur indique que, rétrospectivement, Dwight Conquergood et lui ont regretté de ne pas y avoir recouru dès la première année. En effet, elles rendent compte de la liberté qui a prévalu durant l’expérimentation : disposition des tables et des chaises dans l’espace, tenue des corps – assis sur le bureau professoral, H. S. Becker aimait lui-même faire cela et s’asseoir sur ce meuble, plutôt que se poser sur une chaise derrière celui-ci en en faisant une barrière avec son auditoire, quand il ne s’asseyait pas au milieu des étudiant⸱es ou au sol.

4Ces cours dispensés à l’université Northwestern de Chicago ont donc associé H. S. Becker à son collègue professeur en études de la performance D. Conquergood. Ainsi l’expérimentation est-elle née à la fois d’une amitié et d’intérêts croisés. H. S. Becker ne cache pas qu’il avait commencé à travailler sur le théâtre expérimental d’improvisation, mais qu’il n’a rien fait de ses premières approches du terrain. Alors que les deux enseignants pensaient n’attirer que peu de monde, ils ont fidélisé dès la première année une quarantaine d’étudiant⸱es de leurs deux disciplines qui, rapidement, ont « fait communauté » et se sont soutenus mutuellement. H. S. Becker ne cache pas une certaine improvisation et l’absence de recherche claire de solutions à six grandes questions qui ont néanmoins émergé : la vérité, les biais, la science, ce qui ne peut pas être connu, le fait de jouer et la place de l’émotion dans le rendu des résultats – ce dernier point étant l’un des plus heuristiques. Les étudiant⸱es se sont vu attribuer deux tâches : présenter une performance individuelle de trois à cinq minutes pendant le semestre, puis, à la fin de celui-ci, une autre performance, si possible en groupe. Deux ouvrages de sciences sociales – fondés sur des méthodes qualitatives et faisant la part belle à la tradition de l’École de Chicago – étaient donnés à lire chacune des deux années et les étudiant⸱es pouvaient s’appuyer sur ceux-ci ou sur un matériau propre s’ils et elles préféraient s’écarter des lectures conseillées pour concevoir ensuite leurs performances. Plusieurs traits ressortent : la mise en scène, en particulier à l’aide d’accessoires, ou encore l’expression – forte d’émotions, alors que celles-ci sont en général tues dans le rendu de la recherche. Ainsi H. S. Becker n’hésite-t-il pas à rendre compte de ce qu’il a lui-même appris de ses erreurs et de ses prénotions totalement fausses, comme lorsqu’il pensait que les étudiant⸱es en sociologie et en études théâtrales réussiraient de façon inégale à s’approprier le genre de la performance. Il est intéressant de lire les développements sur le recours à des instruments (dont un magnétophone permettant de multiplier les voix) et l’appui – ou non – sur les caractéristiques personnelles (en particulier de genre ou ethniques) des étudiant⸱es dans leurs performances.

5L’ouvrage ne manque pas de descriptions des performances produites par les étudiant⸱es, mais il importe aussi par les commentaires suscités par celles-ci. De fait, H. S. Becker souligne à quel point il n’est pas nécessaire que la présentation comporte une conclusion, le plus important lui semblant qu’elle suscite une progression et une co-construction avec le public. La performance permet aussi de savoir à qui l’on s’adresse, contrairement au rendu écrit, forcément plus impersonnel, et elle fait ressortir tout le poids du contexte tant historique que social dans la transmission des résultats. Avec ce type de rendu, impossible de ne pas prendre conscience de ce qui précède et de ne pas l’intégrer à son travail. H. S. Becker soutient que le recours à la performance permet d’approfondir les idées et de les exposer avec davantage de pertinence que par écrit ou de toute autre manière plus conventionnelle. En effet, ce genre ne permet pas à celui·celle qui produit et expose des résultats de se cacher et de le faire de façon impersonnelle par des questionnaires. L’intervenant⸱e s’y présente avec ses propres attributs et il faut les gérer. L’auteur explique que recourir à la performance, par l’implication suscitée par le genre autant que par son caractère non conventionnel, a permis d’ouvrir la discussion, par exemple sur des faits qui ne se voient usuellement pas. H. S. Becker n’hésite pas à s’écarter des préceptes les plus classiques en sociologie lorsqu’il déclare en particulier qu’être dans le jugement peut parfois être positif, car cela nous montre plus humain (p. 54). Il s’amuse aussi de l’agressivité de certain⸱es étudiant⸱es, attendant de sa part des cours plus classiques et directement applicables. Il souligne aussi que le rôle du professeur consiste plus à contenir l’agressivité des étudiant⸱es, notamment entre elles et eux. L’ouvrage ne manque donc pas de réflexions plus générales sur la pédagogie en particulier p. 85, où il dresse une sorte de bilan des deux années de cours. H. S. Becker refuse la relation traditionnelle de pouvoir aux mains d’un enseignant « sachant ». À l’inverse, il insiste sur l’autonomie des étudiant⸱es et le rôle actif qu’elles·ils doivent jouer dans la coproduction d’un savoir collectif. Un cours est d’abord la co-création d’un groupe dont émergeront des expériences communes et des connaissances. L’auteur se préoccupe aussi des effets à long terme de la participation à cette expérience.

6On pourra s’amuser de relever que, si l’approche interactionniste, beckerienne en particulier, a souvent été opposée à celle de Pierre Bourdieu, les deux auteurs se rejoignent lorsqu’H. S. Becker souligne (p. 61) que c’est le propre de la sociologie de mettre les gens mal à l’aise. Il ne faut donc pas s’étonner ou regretter que bien des performances aient suscité ce sentiment. Par ailleurs, il est trop réducteur de placer l’intérêt pour les facteurs sociaux tels que la classe sociale, l’âge ou le genre du côté de l’approche bourdieusienne.

7À l’aide de nombreuses incises ou digressions – que l’auteur, qui réfute une pensée linéaire, reconnaît bien volontiers – qui lui confèrent un intérêt particulier, l’ouvrage illustre et défend une conception non dogmatique et très ouverte des sciences sociales. Servi par une écriture vive, il relève du partage de pensées assez spontanées plus que du fruit de longues réflexions. Il n’en est pas moins alimenté par une longue pratique et s’inscrit dans une démarche résolument épistémologique. Le livre, qui rejette tout dogmatisme, n’entend pas apporter des réponses définitives, mais bien davantage poser des questions, ouvrir un dialogue – il y a toujours eu du Socrate chez H. S. Becker – auquel il s’agira de contribuer de façon collective. En cela, ce livre constitue une belle illustration de l’approche et de la pratique de la sociologie selon son auteur.

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Pour citer cet article

Référence papier

Alain Quemin, « Howard S. Becker, Performing Social Science. Howie Becker’s notes from the class he co-taught with Dwight Conquergood at Northwestern University in 1989 and 1991 with Dianne Hagaman’s photographs from the 1991 class, San Francisco, Wise Guy Press, 2021, 93 pages »Questions de communication, 47 | 2025, 565-569.

Référence électronique

Alain Quemin, « Howard S. Becker, Performing Social Science. Howie Becker’s notes from the class he co-taught with Dwight Conquergood at Northwestern University in 1989 and 1991 with Dianne Hagaman’s photographs from the 1991 class, San Francisco, Wise Guy Press, 2021, 93 pages »Questions de communication [En ligne], 47 | 2025, mis en ligne le 26 juin 2025, consulté le 18 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/39530 ; DOI : https://doi.org/10.4000/14ac0

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Auteur

Alain Quemin

Gemass, Sorbonne Université, Institut Universitaire de France, F-75017 Paris, France
aquemin[at]univ-paris8.fr

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