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Partie 1 : Des expériences vécues dans le sensible des corps-de-chair aux événements et leur historicité

Mémoire collective et pouvoir d’agir : recherche-intervention auprès d’un centre d’hébergement en voie de déménagement

Collective memory and the power to act: research-intervention within an accommodation and stabilization center in the process of moving
Izabel Galvao

Résumés

Ce texte propose un retour réflexif sur une démarche d’intervention-recherche menée au sein d’un centre d’hébergement et stabilisation (CHS) visant à soutenir l’équipe de salariés dans la préparation du déménagement de ce centre accueillant des personnes sans-abris. La construction d’une mémoire collective de la structure et des nombreux déménagements qui l’ont constituée a été le fil rouge de cette démarche collaborative en recherche biographique en éducation. L’article restitue des éléments du récit collectif ainsi produit visant à donner de la visibilité à des enjeux des centres d’hébergement installés dans les occupations temporaires du point de vue de leurs professionnels. L’analyse des effets de ce travail sur le groupe renforce notre hypothèse d’un lien entre mémoire collective et pouvoir d’agir : d’une position passive face à un évènement inexorable sur lequel il n’a aucune prise, le groupe devient force de proposition pour mettre en valeur son histoire et le travail quotidien réalisé.

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Texte intégral

Introduction

1L’installation temporaire de structures d’hébergement dans des lieux vacants apparaît comme une solution pour contrer l’augmentation de la demande dans un contexte de crise de logement et d’insuffisance des solutions classiques offertes par les structures existantes. Au-delà d’un pis-aller, l’occupation temporaire des lieux désaffectés est une solution investie par certaines associations du domaine du social et de la solidarité comme opportunité d’expérimenter des nouvelles façons d’accompagner les personnes sans-abris. Les expérimentations dans ce domaine rejoignent les initiatives d’urbanisme transitoire (Diguet, 2018) qui se développent notamment dans le domaine culturel et artistique et représentent une façon de penser et faire la ville autrement.

2En dépit du potentiel créatif que recèlent ces initiatives, leur caractère temporaire, en ce qui concerne l’urgence sociale, peut être vécu comme un traumatisme pour les personnes qui y résident et qui y travaillent. La nature transitoire des structures d’hébergement rajoute de la précarité à la vie des personnes aux parcours domiciliaires déjà très instables ainsi qu’aux conditions de travail d’un secteur également très fragile. Dans ce contexte, l’incontournable déménagement représente un évènement qui condense les angoisses liées aux parcours individuels et aux vécus collectifs, il s’agit donc d’un moment critique qui nécessite d’être accompagné si l’on veut réduire les tensions et ruptures qu’il peut provoquer.

3Notre question de recherche concerne la pertinence de la mémoire collective (Halbwachs, 1968), conçue en tant qu’un travail basé sur la mise en récit des souvenirs d’un groupe, comme outil pour cet accompagnement. L’éventuelle pertinence de cet outil se base sur l’hypothèse qu’un travail de mémoire contribue à reconfigurer le passé et à ressignifier le présent, dans une mise en forme de l’expérience qui peut aider les sujets à faire face à l’avenir. Plus largement, en proposant de réfléchir à ce qu’un travail de remémoration provoque sur un collectif devant affronter un évènement dont la perspective fait ressurgir des blessures liées à un passé traumatique, nous cherchons à introduire une réflexion sur le travail de mémoire comme moyen d’accompagner l’augmentation de la capacité d’action des groupes.

4La mise à l’épreuve de cette problématique s’est faite lors d’une intervention menée auprès d’un centre d’hébergement et stabilisation (CHS) visant à soutenir l’équipe de salariés dans la préparation du déménagement de la structure, dont la perspective renvoyait aux précédents déplacements. Dans une démarche coconstruite avec l’équipe professionnelle, la mise en récit de la mémoire collective de ces évènements traumatiques a constitué le fil rouge de notre collaboration qui a aussi impliqué, de façon marginale, les personnes hébergées. La dimension recherche n’a pas été formalisée dans un projet préalable, mais s’est construite au fur et à mesure que l’intervention prenait forme.

  • 1 Je tiens à remercier Pierre Machemie, Xavier Bougouin et Stéphane Warot pour leurs lectures critiqu (...)

5Représentant un retour réflexif sur cette démarche, ce texte1 commence par présenter le cadre conceptuel qui sous-tend l’élaboration de l’hypothèse concernant la pertinence du travail de mémoire comme mode d’accompagnement de groupes. Il donne par la suite des éléments du contexte institutionnel dans lequel s’inscrivent les structures d’hébergement qui prennent place dans les occupations temporaires. Le déroulement de la démarche est présenté après une brève caractérisation du centre d’hébergement qui en constitue le terrain. La présentation d’éléments du récit produit avec le groupe cherche à donner de la visibilité à des enjeux des centres d’hébergement installés dans les occupations temporaires du point de vue de leurs professionnels, ainsi qu’à saisir des dynamiques de la mémoire collective en résonance aux apports de Maurice Halbwachs et de la prise en compte de la dimension performative de la mise en récit. Enfin, l’analyse des mouvements du groupe suite au travail de mémoire permet de donner à voir ses effets en termes de pouvoir d’agir et son insuffisance pour contrer les obstacles imposés par un contexte politique et institutionnel très défavorable.

1. Cadre théorique

6Intéressé par les relations entre mémoire et histoire publique et par la réalité interpersonnelle des institutions sociales, Maurice Halbwachs (1968) propose de concevoir la mémoire comme un travail de reconstruction du passé, à travers lequel le passé est en permanence ressignifié en fonction des enjeux du présent et des inscriptions sociales des personnes qui se souviennent. Selon cet auteur, aucune mémoire n’est purement individuelle, l’individu qui se souvient est toujours un individu inséré et habité par des groupes de référence. Cela renvoie à la nature éminemment sociale de l’humain ; Halbwachs affirme que l’enfant, dès les débuts de l’avènement du langage, « pense en commun avec les autres et que sa pensée se partage entre le flot des impressions toutes personnelles et les divers courants de pensée collective » (ibid., p. 46).

7Dire, avec Halbwachs, que le groupe est la condition pour la construction de la mémoire veut dire, d’une part, que le sentiment d’appartenance et le lien affectif avec des groupes de référence se trouvent à la base du souvenir et de l’oubli. La disparition du groupe peut entrainer celle des souvenirs qui lui sont liés et, à l’inverse, le sentiment d’appartenance au groupe peut être renforcé grâce à la remémoration des souvenirs communs. D’autre part, cela veut dire que la confrontation de témoignages complète, soutient et rend plus exact le travail de la mémoire, dans une négociation entre mémoires collective et individuelles.

8Se distinguant de l’histoire et ses cadres impersonnels et dépouillés, la mémoire collective s’appuie sur des cadres sociaux qui renvoient aux expériences, images et espaces liés à la vie d’un groupe, c’est une histoire vivante qui cherche les continuités sur lesquelles s’appuie le sentiment d’identité collective. Les considérations de Halbwachs anticipent des questions posées dans le débat public sur le phénomène mémoriel à partir des témoignages liés à la Shoah.

9En ce qui concerne la légitimité de la mémoire en tant que source de connaissance du passé, ses considérations renforcent l’idée de complémentarité entre mémoire et histoire. A ce propos, Tzvetan Todorov (1995) avance que différemment de l’analyse historique qui manipule des catégories abstraites, le mode d’analyse propre à la mémoire privilégie la représentation par le détail et l’exemple, d’où sa grande force démonstrative. A la différence des archives qui donnent à voir les dimensions objectives des évènements du passé, les témoignages oraux sur lesquels se base la mémoire privilégient les traces sensibles laissées sur les personnes. La mise en lumière des reflets subjectifs laissés dans les esprits des narrateurs permet aux interlocuteurs de revivre les actions et de ressentir leurs enjeux. Il s’agit de deux types de vérité, référentielle pour ce qui est de l’histoire et intersubjective pour la mémoire. 

La vérité qui se dégage des témoignages est une vérité de dévoilement, un meilleur accès au sens de certains évènements. Une scène est vraie si elle emporte l’adhésion de ceux qui ont vécu cette période, si elle éclaire ceux qui veulent la connaître aujourd’hui (Todorov, 1995, p. 9).

10Les revendications mémorielles portées par des groupes victimes des crimes contre l’humanité, de génocides ou d’autres situations durables de domination mènent plus loin la réflexion suggérée par Halbwachs autour des effets de la mémoire collective. Elles partent du principe qu’un travail de mémoire est condition pour éviter la répétition dans l’avenir des injustices ou atrocités du passé et que la mise au jour de la mémoire collective a des effets de reconnaissance, de réparation et de justice envers les groupes dominés ou victimes de violences extrêmes. Toutefois, plusieurs auteurs soulignent les éventuelles dérives de la notion de devoir de mémoire associée aux revendications mémorielles. Par exemple, Benjamin Stora (2007), tout en reconnaissant leur légitimité et la nécessité de donner de la place à la mémoire des groupes minoritaires dans le récit de l’histoire républicaine, alerte que le trop-plein mémoriel peut engendrer une guerre des mémoires, chaque groupe s’affrontant pour affirmer sa propre mémoire en détriment de celle de l’autre, nuisant ainsi la construction d’une histoire commune. Tzvetan Todorov quant à lui, alerte contre l’abus de mémoire qui peut dériver lorsque celles-ci renforcent le clivage entre un nous et un eux :

La mémoire du passé sera stérile si nous nous en servons pour ériger un mur infranchissable entre le mal et le nous, si nous nous identifions uniquement aux héros irréprochables et aux victimes innocentes, en repoussant les agents du mal en dehors des frontières de l’humanité (Todorov, 2009, p. 271).

11Il indique la Commission Vérité et Réconciliation, crée en l’Afrique du Sud après la fin de l’Apartheid, comme exemple d’une démarche qui, postulant que soigner le passé est une condition pour construire le futur, a su échapper à ce travers.

  • 2 Barbara Cassin montre que, faisant la distinction entre amnistie et pardon – le premier sur le regi (...)

12Cet avis est partagé par Barbara Cassin (2018) dont l’analyse de l’expérience sud-africaine met en relief les effets du travail de mémoire en tant que travail de langage dans sa dimension performative. Selon la philosophe, la Commission Vérité et Réconciliation représente une politique active d’anamnèse où le récit remplace le silence. La révélation détaillée d’un crime politique, rendue publique à l’échelle du pays, a pour objectif de réhumaniser son auteur et le réinscrire dans la communauté qui se crée, jouant un rôle décisif dans la construction d’un nouveau peuple2. S’appuyant sur l’idée que le langage fait les choses et construit la réalité, le dispositif sud-africain met à l’épreuve la dimension performative du langage.

13Cet accent sur les effets du langage fait écho aux formes d’intelligibilité de l’action et du monde que Paul Ricoeur attribue à l’opération de mise en intrigue propre au récit :

Le “pouvoir raconter” occupe une place éminente parmi les capacités humaines dans la mesure où les événements de toute origine ne deviennent lisibles et intelligibles que racontés dans des histoires (Ricoeur, 2005, p. 126).

14Le récit permet de dire l’expérience, de partager le sensible du vécu, c’est-à-dire de rendre compte de l’agir, du penser et du ressentir humains.

15La recherche biographique en éducation s’intéresse aux conditions de transformation de l’expérience vécue, celle qui advient à travers les circonstances, les situations, les évènements, en « expérience acquise c’est-à-dire en un savoir de la vie et en une connaissance de soi-même et des autres dans les situations de la vie » (Delory-Momberger, 2014, p. 137). A travers le concept de biographisation, Christine Delory-Momberger vise à rendre compte de l’inscription de l’expérience humaine dans des schémas temporels orientés qui organisent comportements et actions selon une logique de configuration narrative. Il désigne le processus incessant par lequel nous donnons forme à ce que nous vivons et faisons signifier les situations et les événements de notre existence, en les inscrivant dans la temporalité et la syntaxe d’une histoire. C’est en les transformant en récit que les traces de l’expérience gagnent une place dans l’esprit de l’individu qui se souvient et peuvent être partagées avec d’autres. Ainsi, la capacité proprement humaine de cumuler des souvenirs et de les partager avec d’autres amenant à une mémoire collective rend possible, selon Franco Ferraroti (2014), un regard réflexif sur soi-même et sur le monde. Ce partage de souvenirs permet d’interroger le sens de ses actions et décisions, des évènements individuels et collectifs.

16La réflexivité appuyée sur la médiation narrative permet au groupe qui remémore ensemble les évènements et les situations du passé qui le touchent dans le présent, une mise en forme de l’expérience. Rendant plus visibles les acquis de l’expérience, cette mise en forme du passé permet aux individus de mieux se projeter et interpréter les expériences nouvelles. Ce travail d’élaboration où le passé est ressignifié en fonction du présent et des perspectives d’avenir pourrait ainsi augmenter le pouvoir d’agir du groupe.

2. Contexte politique et institutionnel 

17La démarche que nous avons menée en collaboration avec le centre d’hébergement et stabilisation (CHS) Pierre Petit s’est appuyée sur l’hypothèse d’un lien entre mémoire collective et pouvoir d’agir dont nous venons de présenter le cadre conceptuel. La reprise de quelques éléments de l’évolution récente des politiques de l’urgence nous aidera à situer l’émergence de ce type de dispositif et l’institutionnalisation de l’utilisation temporaire des lieux vacants, mettant en perspective les enjeux auxquels faisait face ce terrain. Certains de ces éléments feront directement écho aux éléments de mémoire configurés dans la démarche de terrain présentée par la suite.

18L’urgence prend place dans le temporaire

19Le secteur de l’urgence sociale se structure à partir des années 1980 en raison de l’augmentation de l’extrême précarité et de la montée du nombre de personnes sans abri. L’État devient le principal financeur et le budget alloué aux associations gérant le secteur de l’hébergement augmente de façon exponentielle. Les opérateurs, majoritairement associatifs, grandissent et se réorganisent, des petites associations « caritatives » sont reprises par des associations qui se professionnalisent et se placent en tant qu’interlocuteurs de l’État.

20Les financements priorisent l’hébergement d’urgence au détriment de dispositifs plus coûteux qui associent hébergement et réinsertion sociale, offrant un accompagnement plus conséquent. Si les dispositifs d’urgence permettent des mises à l’abri, leurs conditions de fonctionnement restent très précaires et contraignantes. Avec des locaux insalubres, des règles rigides qui ne prennent pas en compte les habitudes de vie des personnes et les durées de séjour très contraintes qui remettent systématiquement à la rue, les politiques de l’urgence produisent, selon Patrick Bruneteaux (2007), une part de l’exclusion qu’elles sont censées combattre. 

  • 3 Circulaire DGAS/1A/LCE/ 2007/90 du 19 mars 2007 relative à la mise en œuvre d'un principe de contin (...)
  • 4 La mise à contribution des établissements de santé de la région Ile-de-France est encouragée comme (...)

21L’année 2006 marque une inflexion importante dans les politiques du secteur de l’accueil d’urgence grâce à des mobilisations qui donnent de la visibilité à l’ampleur du problème du logement. Des tentes faisant office de logements occupent les berges de Seine et du Canal Saint-Martin, ce mouvement donne à voir l’accroissement du nombre de personnes sans-abris à Paris ainsi que l’insuffisance et l’inadaptation des hébergements d’urgence existants. Prenant son origine dans la distribution de tentes à l’initiative des Médecins du Monde, ces campements font preuve d’une forme d’organisation propre – notamment sur les berges du Canal Saint-Martin avec Les Enfants de Don Quichotte – et représentent une occupation inédite de l’espace public avec impact sur les politiques sectorielles. Le principe de continuité3 est ainsi inscrit dans la loi et détermine que toute personne accueillie dans une structure d’hébergement d’urgence doit pouvoir y demeurer jusqu’à ce qu’une orientation lui soit proposée. La création en Ile-de-France de 1.100 places de « stabilisation », prolongeant une expérimentation initiée l’année d’avant dans deux hôpitaux psychiatriques désaffectés en région parisienne, en constitue une autre mesure phare4.

  • 5 Ces missions correspondant respectivement aux Centres d’hébergement d’urgence (CHU) et aux Centres (...)

22Situés entre « l’urgence » et la « réinsertion »5, les centres d’hébergement et de « stabilisation » (CHS) développés à partir de ce moment-là constituent un échelon intermédiaire qui ne limite pas la durée d’accueil, faisant cesser les remises à la rue systématiques. Inscrits dans le processus d’humanisation en cours depuis le début des années 2000 (Maes, 2011), les CHS permettent l’accueil inconditionnel des personnes en situation de grande exclusion sans projet d’insertion formalisé, leur proposant un accompagnement social. Se destinant avant tout à des personnes très désocialisées, non prises en compte par les structures classiques, ils sont davantage ouverts à la diversité des publics, certains pouvant accueillir des femmes, des couples, des enfants. Le CHS Pierre Petit prendra son origine avec le déménagement des deux structures pilotes installées sur les locaux de l’ancien hôpital psychiatrique Maison Blanche, à Neuilly-sur-Marne.

  • 6 On pourrait rapprocher ces expériences des tiers lieux qui s’installent de façon pérenne dans des f (...)

23La tendance d’occuper temporairement des friches urbaines, des hôpitaux désaffectés et d’autres lieux pour l’hébergement d’urgence prend un grand essor depuis et les expériences se multiplient, rejoignant celle de l’urbanisme transitoire6. Derrière ce mouvement, se trouvent des occupations qui se destinent prioritairement aux activités culturelles, à la création et la diffusion artistique. Différemment des squats, l’ancêtre « sauvage » de ces pratiques, il s’agit ici d’occupations négociées entre les occupants et un propriétaire – souvent public – qui fait ainsi l’économie des frais de gardiennage de son bien et peut bénéficier d’un renouvellement de son image. Les projets transitoires deviennent des leviers d’expérimentations, favorisant des nouvelles façons de faire la ville :

Intervenir dans un bâtiment existant, ou sur un terrain vacant, sur un temps limité, semble laisser plus de place à l’imagination, à l’hybridation des usages, et à la possibilité qu’ils évoluent au fur et à mesure du temps de l’occupation (Diguet, 2018, p. 19).

  • 7 Respectivement les associations Aurore, Plateau urbain et Yes we camp.

24Ce potentiel novateur peut aussi toucher les pratiques d’accompagnement dans l’hébergement social lorsque ces initiatives prévoient une mixité d’usages, conciliant l’hébergement, des espaces de travail, des espaces associatifs et festifs ouverts aux publics. Tel est le cas des Grands voisins, nom donné à l’occupation de l’hôpital Saint Vincent de Paul, à Paris, durant le temps de latence de la construction d’un nouvel écoquartier. Ce projet de tiers-lieu est porté par un opérateur de l’hébergement d’urgence et deux collectifs de l’urbanisme transitoire et l’évènementiel7, dans une collaboration qui traduit la nature hybride de l’entreprise. Rassembler dans un même espace des publics aux parcours très distants — artistes, artisans, consultants, associations relevant de l’économie sociale et solidaire, habitants de passage — et prendre le pari de la cohabitation collective donne toute l’ambition du projet. Celle-ci renvoie à la volonté de dépasser des approches clivantes et enfermantes de l’accompagnement des personnes en situation de vulnérabilité, faisant le pari que l’usage hybride du lieu permet à chaque personne d’occuper différents rôles : habitant du site, consommateur au café, travailleur, bénévole associatif… Cette possibilité, inscrite dans un lieu où les opportunités de cohabitation entre des personnes qui auraient peu de chances d’interagir dans les espaces ordinaires de la ville sont potentialisées, est censée favoriser l’élargissement de leur identité sociale au-delà du stigmate « SDF » accolé aux personnes sans domicile fixe hébergées dans des structures sociales.

3. Démarche de recherche : une coconstruction du travail de mémoire

25Notre intérêt de recherche initial se portait sur ce site expérimental où se situait le CHS Pierre Petit, la première de six structures d’hébergement à s’y être installée. La mixité d’usages et le pari des effets positifs de la cohabitation nous semblaient un terrain favorable pour poursuivre nos recherches sur le développement des nouvelles pratiques d’intervention, plus ouvertes et mieux inscrites dans les ressources du territoire (Galvao, 2019). De plus, les caractéristiques et le dynamisme de ce tiers-lieu, en lien avec la nature transitoire du lieu, nous semblaient mériter d’être examinés de plus près.

26La vitesse avec laquelle ce lieu se bâtissait, se transformait de semaine en semaine dans un faire collectif et joyeux le rapproche des expériences dont parle Marielle Macé (2019) dans son opuscule « Nos cabanes ». Ces cabanes pour « jardiner des possibles », élargir les formes de vie à considérer et les ententes à construire, ces « pratiques imaginantes » qui bravent la précarité d’un monde abîmé, « la violence d’un monde de places occupées et de places refusées » (Macé, 2019, p. 34).

  • 8 Intervenant au titre du Centre Interuniversitaire EXPERICE, l’équipe de recherche a été constituée (...)

27Ce dynamisme d’ailleurs attirait un grand nombre de chercheurs de différents domaines, de l’urbanisme à l’économie sociale et solidaire, passant par l’intervention sociale et l’agriculture urbaine. Le constat de cette multitude de recherches sur le site nous a conforté dans notre volonté d’être utile au terrain, dans une approche collaborative. Lors de nos échanges préliminaires entre notre équipe8, le responsable de la structure et les coordinateurs du site, nous avons exprimé notre intérêt par leur projet et notre volonté de les accompagner dans les questions qui étaient les leurs.

28Celles-ci touchaient notamment le devenir de la structure. Les incertitudes qui entouraient le proche déménagement – date indéfinie, nouveau local encore indéterminé –mettaient l’équipe professionnelle en grande difficulté, générant des conflits et un climat d’angoisse. Le temporaire, rappelé sans cesse par l’approche du déménagement inexorable, opérait la résurgence des situations douloureuses vécues antérieurement et ravivait la colère liée au sentiment d’être mis à l’écart par la société et les politiques sociales. C’est ainsi que notre collaboration se bâtit autour de l’objectif d’accompagner l’équipe de salariés dans la préparation du déménagement.

29La démarche prend forme au fur et à mesure de nos rencontres avec l’équipe de salariés. Sans difficultés, nous nous mettons d’accord sur l’hypothèse qu’un travail de mémoire des précédents déménagements pourrait les aider à se préparer au prochain. L’accueil que nous ont réservé les salariés est très chaleureux et très vite ils s‘emparent de cet espace de parole pour faire part de leurs souvenirs.

30Le CHS Pierre Petit a une capacité d’accueil de cent douze personnes. Il compte, parmi ses résidents, une majorité d’hommes, mais aussi des femmes et des couples. Avec une moyenne d’âge supérieure à cinquante ans, sa population est en partie touchée par des maladies chroniques liées au vieillissement dont se rajoutent celles acquises lors de la vie à la rue. Le CHS est identifié par le Service intégré de l’accueil et de l’orientation (SIAO) comme tolérant aux problèmes d’addiction, ouverts à l’accueil des personnes aux prises avec des troubles psychologiques et psychiatriques.

31L’équipe salariée compte sept travailleurs sociaux diplômés (éducateur spécialisé, moniteur éducateur) à plein temps, qui assurent l’accompagnement social et démarches administratives des résidents. Elle est dirigée par un chef de service, éducateur spécialisé de formation. Une douzaine de salariés sans formation assurent des missions liées à la gestion de la vie collective, dans des postes d’agent hôtelier, animateur éducatif, veilleur de nuit. L’équipe compte encore une psychologue, une assistante sociale et un aide médico-psychologique en temps partiel, ainsi que la permanence d’un médecin une fois par semaine.

32Pendant deux mois, des réunions hebdomadaires sont réalisées, elles s’assimilent à des ateliers de remémoration où la parole est prise sans relâche, mélangeant des souvenirs chargés d’émotion, des interrogations sur l’avenir, des propos d’indignation. Très vite certaines de ces séances s’élargissent et gagnent en publicité : elles s’ouvrent aux résidents, qui sont invités à venir y partager des photos, des films, des anecdotes, des écrits produits dans différents moments de l’histoire de la structure.

33Construisant une histoire commune de ce lieu voué à disparaître, cette mémoire collective avait l’objectif de donner aux salariés un certain sentiment de continuité, nécessaire pour pouvoir se projeter dans un avenir incertain. La mise en récit des souvenirs des précédents déménagements devait aussi permettre l’explicitation des apprentissages issus de ces déplacements de sorte à contribuer à la préparation de celui à venir. Avec cette démarche, il s’agissait aussi de rendre audible une parole peu écoutée, celle des professionnels de première ligne qui accompagnent des personnes en grande détresse dans un contexte institutionnel très précaire et incertain. La participation de résidents, souvent à l’initiative des professionnels eux-mêmes, a été sollicitée à différents moments de ce travail, de mode complémentaire à l’accompagnement qui ciblait prioritairement l’équipe professionnelle.

34Je partageais l’animation des réunions avec le chef de service, avec le souci de retracer d’une fois sur l’autre l’évolution du travail et de faire circuler la parole. Sans que des étapes précises soient définies en amont, nous proposons au groupe de mettre à l’écrit le récit de cette mémoire collective, pour stabiliser une version commune de l’histoire de la structure. Dans une façon de faire inspirée des pédagogies émancipatrices – Paulo Freire, Célestine Freinet – je prenais des notes des propos et témoignages dans l’intention de les restituer sous la forme d’un récit cohérent dans lequel chacun et chacune pourrait se reconnaître.

35Démêler cette histoire qui se passe entre plusieurs pavillons d’hôpitaux désaffectés qui se transforment en hébergement, qui se vident, déménagent, rouvrent, dans une espèce de danse de chaises musicales n’a pas été aisé. En plus de confronter des témoignages, il a fallu chercher des documents, faire appel à des personnes extérieures ayant vécu une partie de cette histoire. Touchant différemment chaque salarié en fonction de leur ancienneté, chacun avait sa propre version de l’histoire de Pierre Petit et ses déménagements. Le texte que j’ai pu ainsi rédiger a été lu en réunion et complété par les personnes présentes. Deux versions ont été nécessaires pour arriver à une version validée par le groupe.

36Quelle histoire le travail de mémoire collective permet-il de raconter ? En quoi le récit collectif ainsi produit dialogue-t-il avec des dimensions de la réalité du secteur de l’urgence, et en quoi montre-t-il de facettes méconnues ?

4. Production d’un récit collectif 

37Raconter l’histoire des déménagements c’est raconter aussi l’histoire de la constitution graduelle de ce CHS formé par l’arrivée successive de vagues de résidants et professionnels issus de structures dissoutes. Le récit des salariés nous amène à la création des CHS pionniers dans les locaux de Maison Blanche, évènement historique évoqué précédemment. A l’origine, en 2005, on se retrouve au pavillon 66 de l’ancien hôpital psychiatrique, le premier à être transformé en structure d’hébergement. Il va accueillir une vingtaine de personnes, principalement des hommes de plus de 55 ans ayant connu une longue période d’errance et vivant dans les alentours de la Gare de Lyon. A priori refusant toute forme d’hébergement – « on veut garder notre liberté », « nous ne voulons pas d’éducateur » – ces messieurs acceptent peu à peu de venir à Maison Blanche, les professionnels de la Maraude de l’association gestionnaire jouant un rôle décisif dans cette médiation.

38Toujours sur l’ancien hôpital psychiatrique de Neuilly-sur-Marne, un deuxième CHS est créé en 2006 pour héberger des personnes issues des campements parisiens installés aux bords du Canal Saint Martin : des hommes et des femmes et quelques couples sans enfants. Ses premiers quatre mois d’existence sont marqués par deux déménagements, des installations provisoires dans l’enceinte même de l’hôpital visant à attendre la finalisation des travaux dans le pavillon 64 auquel il se destinait.

39Le contrat de mise à disposition établi avec la mairie arrivant à son terme, les deux CHS sont contraints de partir. La date et l’emplacement de leur futur local restent, toutefois, incertains pendant quelques mois, nous sommes en 2011. Après une période d’attente, l’incontournable déménagement arrive de mode impromptu et en décembre de la même année, les résidents et salariés de deux services aménagent sur le pavillon Pierre Petit, de l’hôpital Saint Vincent de Paul, à l’occasion complètement inoccupé.

Le déménagement s’est fait dans la précipitation, sur 72 heures. Certains d’entre nous mettaient déjà de côté de cartons et triaient petit à petit les affaires avec les résidents, mais pour la plupart tout a été fait à l’arrache : le vendredi même nous avons distribué des cartons aux résidents avec des étiquettes et du chatterton. Pour de nombreux résidents il fallait faire du tri, on n’avait pas assez le temps, pour ceux qui avaient besoin d’aide c’était encore plus difficile, ils avaient du mal à se séparer des choses, même des bouteilles vides et du vieux papier journal. Très en colère, un monsieur qui souffre de la maladie de Diogène nous interdisait de rentrer dans sa chambre disant que c’était son intimité, personne ne devait toucher à ses affaires. C’était difficile de rentrer dans leur intimité, pour eux et pour nous.

En plus des cartons de résidents, il y avait les dossiers administratifs, nos bureaux à déménager. On a tout fait trop vite. Nous avons perdu des dossiers. Des hébergés ont perdu des affaires, des photos, des choses importantes pour eux, des parties de leurs vies.

40Comme le montre cet extrait du récit écrit produit à partir des témoignages des salariés, tout ce qui entoure ce premier déménagement fondateur est décrit avec beaucoup de détails, caractérisant un tableau d’échec logistique dont sont victimes professionnels et résidents. Les changements successifs de dates, les visites faites ou pas faites au futur local, les travaux inachevés des locaux à leur arrivée, le manque de support logistique, des affaires perdues, un résident oublié….

A l’époque il n’y avait pas de service logistique à l’Association, il y avait un seul camion pour tout déménager et il était pris par le déménagement d’un autre service qui se faisait au même moment. Nous avons dû faire plusieurs allers-retours avec la neuf places. Pour le tour d’un des pavillons, le camion s’est trompé de destination et a déposé les affaires de nos résidents dans l’autre service qui déménageait. Certaines affaires n’ont jamais pu être retrouvées. Nous avons même oublié un résident qui dormait dans sa chambre. Un autre est resté à Maison Blanche car il a refusé de partir.

Quand nous sommes arrivés sur le site Saint Vincent de Paul, notre pavillon était encore en travaux, avec plein d’ouvriers sur place : nous devions enjamber des échelles, pas de place propre où poser les affaires des résidents et les nôtres, pas de placard dans les chambres, ni de serrures aux portes. Nous avons mangé des repas froids et, dès le départ, dans des barquettes ! L’accueil était rude. C’était proche de Noël, une époque déjà difficile pour les résidents, nous avions préparé la décoration pour le bâtiment à Maison Blanche, nous n’avons pu rien ramener.

Nous avons beaucoup donné pour aménager le nouveau lieu, nous avons même bricolé toute l’année pour tenter de finir ce qui n’était pas encore en état. Nous avons profité que les autres pavillons de l’ancien hôpital étaient vides pour ramasser tout ce qui pouvait nous servir : armoires, plateau repas, chaises, frigidaire et plein de choses qui nous servent encore aujourd’hui. On les portait à travers le site vide.

Pour l’attribution des chambres, nous avons placé les personnes ayant un suivi médical au premier étage, les femmes au deuxième et, sur le troisième, les personnes avec des problématiques plus lourdes, tel que consommation d’alcool ou de drogues. Peu avant le déménagement nous sommes venus pour mettre le nom de personnes devant la porte des chambres. Par la suite nous avons dû changer cette attribution car la concentration des « cas plus difficiles » sur le troisième étage engendrait de l’insécurité. En plus, les portes n’avaient pas de serrure, il y avait beaucoup de vols.

41Les détails du récit insistent sur les moments de détresse provoqués par un emménagement que les témoignages caractérisent comme traumatique, vu l’impuissance des salariés à obtenir les conditions matérielles qu’ils jugeaient nécessaires pour le bon accompagnement des résidents, mais aussi aux dimensions symboliques nécessaires à celui-ci comme l’illustre le fait mentionné de l’impossibilité de décorer les locaux pour Noël. Le ton de ressentiment par rapport à un évènement dont on ne se sent pas pris en compte est partagé même par ceux qui n’y ont pas participé directement. A entendre le sentiment d’indignation que transmettent certains récits et la résonance qu’ils font dans ce collectif de remémoration, l’hypothèse d’un processus cathartique nous est venue plusieurs fois à l’esprit.

42Les salariés ayant vécu ce moment fondateur ont dû insister pour faire comprendre qu’ils ne travaillaient pas tous ensemble avant leur emménagement comme laissait entendre l’évocation du nom de la précédente occupation. L’insistance sur les numéros des pavillons – 66 et 64 – a été essentielle pour défaire la confusion et, signalant qu’il s’agissait de structures distinctes, mettre en avant l’ampleur des remaniements engendrés par ce déplacement fondateur. On saisit peu à peu que le raccourci « déménagement de Maison Blanche » renvoie à l’existence d’autres structures qui passait inaperçue aux auditeurs non familiers de cette histoire. En fait, après ce départ impromptu des deux pavillons pionniers, d’autres centres d’hébergements y ont été créés, dans le cadre des plans hivernaux. Et l’histoire allait se répéter. L’hiver suivant, un CHU est ouvert dans Maison Blanche juste pendant la trêve hivernale, de novembre à mars. L’hiver d’après, en novembre 2013, une deuxième structure d’urgence sera ouverte mais cette fois-ci elle sera pérennisée pour deux ans jusqu’à au départ d’une partie de ses cent-cinquante résidents vers le site parisien. Les quelques résidents qui pourront venir sur Paris seront d’abord installés sur un autre pavillon de Saint Vincent de Paul et n’intégreront Pierre Petit que quelques mois plus tard, lorsque les travaux du quatrième étage seront terminés. En ce qui concerne l’équipe de salariés, ce dernier emménagement constituera sa troisième reconfiguration.

43Une vérité « incarnée »

44L’évocation sélective à laquelle se sont livrés les professionnels mêle le souci de reconstituer les faits dans leur chronologie et déroulement, et celui de faire part des ressentis des personnes les ayant vécus. La vérité « incarnée » qui résulte de leurs témoignages donne à voir des éléments de l’histoire du secteur de l’urgence sociale et parle d’une réalité peu connue au-delà de périodes hivernales lorsque les feux de projecteurs médiatiques rappellent l’existence de ces populations invisibles.

45C’est une vérité forcément partielle, car elle se base surtout sur le point de vue de professionnels de terrain, qui à leur tour font part du vécu des personnes qu’ils accompagnent. Chacun revendique sa vérité en fonction de son vécu affectif et des circonstances environnementales qui y sont liées, ce n’est pas toujours facile de lâcher un récit individuel, comme si le sujet s’était fabriqué dans ce récit, comme s’il est à la fois le sujet mais aussi l’objet du récit, c’est-à-dire la trace de lui-même dans l’histoire qu’il se raconte.

46Chacun garde en soi des fragments de cet évènement de déracinement qui en rappelle tant d’autres déjà vécus. Qui rappelle sa condition de subalterne, de « laissé pour compte », ballotté de lieu provisoire en lieu provisoire, toujours dans la précarité. Si ces considérations semblent concerner davantage les résidents dans leur condition de sans-abris, elles renvoient également aux salariés, dont certains ont aussi été - voire sont toujours - confrontés à des conditions de vie très précaires rappelées sans cesse par l’incertitude de leur situation professionnelle.

5. Effets du travail de mémoire sur le groupe

47Quels sont les effets de ce travail sur le groupe ? Ouvre-t-il des nouvelles perspectives de réflexivité et d’action pour le groupe et si oui, lesquelles et avec quelles limites ?

48Dans un contexte où l’on se sent dessaisi d’une quelconque maitrise sur le cours de l’existence, l’engouement pour le travail de mémoire prend tout son sens. L’analyse du processus du groupe montre que des nouveaux possibles s’ouvrent au fur et à mesure du travail de mémoire. Mettre en commun ses souvenirs et tenter de les organiser sous la forme d’un récit commun permet d’éclairer un vécu qui, laissé hors de la lumière, finit par hanter le présent et miner les relations. Ainsi l’exercice de remémoration collective ouvre à d’autres dimensions de l’expérience. C’est ce que nous avons pu constater dans le travail mené avec le groupe de salariés.

5.1. Partage de moments de la vie quotidienne ancrée dans le lieu

49Les témoignages, qui au début étaient exclusivement marqués par la colère et la souffrance, expriment petit à petit des émotions plus positives selon que les souvenirs de la vie à Maison Blanche prennent le dessus sur les péripéties des déménagements traumatiques. Le groupe exprime un sentiment de nostalgie de la vie dans ces CHS pionniers qui ont bénéficié de la souplesse d’encadrement propre aux dispositifs expérimentaux : des effectifs réduits, une disposition des pavillons plus favorable, un cadre de vie plus proche de la nature…

50La proposition d’inclure les résidents dans ce travail de mémoire renforce ce mouvement de transformation des situations mises en récit. Réalisés dans le hall du CHS, les « ateliers mémoire » sont ouverts à n’importe qui voudrait s’arrêter sur ce lieu de passage. Une invitation plus dirigée est adressée à des résidents ayant participé aux premiers temps du CHS à Maison Blanche. L’événement traumatique se dilue dans le partage de souvenirs étayés par des photos et des anecdotes savoureuses racontées par les uns les autres : « Nous gardons de très bons souvenirs des activités faites ensemble avec les résidents », « on faisait des barbecues les weekend », « on mangeait dans des assiettes, on y mangeait bien ». Le recours aux photos n’est pas anodin : en tant que « médialité biographique » (Delory-Moberger & Bourguignon, 2020), elles rendent présents les souvenirs et ouvrent à d’autres circuits de remémoration, à des considérations sur le présent et sur l’existence.

51Dans ces ateliers où l’émotion pouvait être intense, le groupe s’élargit, il se transforme en communauté de vie à laquelle prennent part salariés et résidents. Le souvenir de Maison Blanche comme lieu mythique par lequel une partie de l’équipe et des résidents ont passé à différents moments constitue le ciment affectif du groupe dont l’évocation a un rôle d’unification d’une communauté de vie en réalité assez hétérogène. L’importance attribuée au lieu illustre les rapports entre mémoire collective et espace : « La plupart des groupes (…) dessinent en quelque sorte leur forme sur le sol et retrouvent leurs souvenirs collectifs dans le cadre spatial ainsi défini » (Halbwachs, 1968, p. 166).

52Dans le groupe, des souvenirs des uns et des autres deviennent des souvenirs de tous, constituent une histoire commune que même si elle n’appartient pas dans son intégralité à chacun, elle concerne ce lieu que tous habitent, elle résonne au sort commun qui touche à tous.

53Le ton plus positif d’abord réservé aux souvenirs du passé s’étend petit à petit au vécu du présent, incluant aussi les résidents étant arrivés directement sur Pierre Petit. Cette dynamique nuance les propos péremptoires énoncés dès notre première rencontre, quand certains professionnels disent haut et fort ne pas adhérer au projet du tiers lieu qui les entoure, dont ils se sentent à la fois exclus et envahis. Des voix se lèvent pour dire que « tout ici n’est pas que du négatif » et reconnaitre ainsi des possibilités vertueuses que leur lieu de vie actuel réserve pour les résidents en termes de rencontres, d’activité, de perspectives de réinsertion.

5.2. Émergence d’un projet commun

54Au fur et à mesure de la tenue des ateliers de mémoire, d’autres pistes d’action apparaissent et les étapes suivantes prennent graduellement forme. Ainsi, émerge parmi les salariés l’idée d’organiser une journée portes ouvertes pour transmettre l’histoire du CHS et faire connaître leur travail quotidien aux salariés de la même association travaillant sur le site. Non prévue au début, l’organisation de cet évènement deviendra le thème principal des rencontres qui se tiendront régulièrement pour encore deux mois. En parallèle, prend corps l’idée de faire une nouvelle édition de la gazette qui existait aux premiers temps de Pierre Petit, ce numéro devant surtout transmettre des éléments de l’histoire de la structure que le groupe reconstruit alors grâce au travail de mémoire.

55L’élaboration et la mise en œuvre de ces projets tendent à occuper la plus grande place dans nos rencontres avec l’équipe de salariés. Notre rôle dans ces réunions continue à être celui de co-animation, dans le but d’aider le groupe à coordonner ses idées et ses actions, et donner forme aux projets émergents.

56Ces initiatives témoignent d’un retournement de position du groupe, suggérant que l’exercice de mise en récit d’une mémoire collective a permis une identification au groupe dont chacun avait alors le sentiment, voire la fierté, d’appartenir. D’invités aux activités organisées sur le site, ils deviennent hôtes et organisateurs. L’avenir, qui avant se résumait à la perspective d’un déménagement craint et imposée prend, durant le temps de cette planification, une tournure plus joyeuse, ce moment de présentation et partage étant attendu comme source de valorisation d’une réalité et d’un travail invisibilisés.

57Le changement dans la tonalité des échanges constaté dans les réunions de préparation arrive à son comble le jour J. La fierté avec laquelle les professionnels, aidés par quelques résidents, accueillent les collègues qui pénètrent l’enceinte du CHS est visible dans les attitudes corporelles et sur les visages : ils leur distribuent le numéro de la gazette élaborée spécialement pour l’occasion, les dirigent vers les différentes salles où sont projetés des vidéos de moments de l’histoire de la structure, prennent le temps d’échanger.

58Donnant à voir le potentiel émancipateur du projet, la réalisation de cet évènement traduit et renforce le sentiment d’appartenance à un nous qui se porte en auteur d’une initiative adressée à d’autres. A défaut de pouvoir maîtriser l’avenir représenté par le déplacement annoncé, le projet constitue un avenir sur lequel ils peuvent avoir prise et permet en quelque sorte une réconciliation – même si fugace – avec cette temporalité incertaine.

59L’envie de partager leur histoire à travers la gazette et les images montrées lors de la journée portes ouvertes renvoie à la figure du conteur proposée par Walter Benjamin (1936) en ce qu’elle nous rappelle l’importance de la mise en récit de la mémoire pour la transformation du vécu en expérience et pour la transmission de celle-ci entre les générations.

60Cette transmission se fait encore plus pertinente lorsqu’il s’agit de lieux voués à disparaître, dont la disparition menace d’entrainer avec elle toute une mémoire qui risque de se perdre. C’est ainsi que Céline Barrère et Claire Lévy-Vroelant (2011), dans leur ouvrage sur les hôtels meublés à Paris, se proposent de faire une mémoire de l’immigration à partir de la mémoire de ces hôtels en voie de disparition, pour laisser une trace des habitants invisibles de ces lieux invisibles. Et que Cécile Offroy et Laure Pubert (2020) conduisent une expérience d’automédialité collective visant faire trace de l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard avant sa conversion en quartier de la ville de Neully-sur-Marne : à travers des médiuns divers, l’implication des patients, soignants, habitants, elles cherchent à relier l’ancien asile et la ville.

5.3. L’impossibilité de peser dans les décisions

61Prolongeant ces effets du travail de mémoire, le groupe prend une autre initiative qui mérite d’être relevée. Elle concerne l’articulation entre le travail de préparation du déménagement mené sur le terrain et les instances hiérarchiques de l’association gestionnaire. Pour la première fois, ce sont les salariés qui sollicitent la présence d’un membre de la direction à une de leurs réunions : ils souhaitent avoir des précisions sur la date, lieu et conditions du prochain déménagement. Intéressé par la démarche, le responsable associatif commente le récit collectif que lui avait été transmis, donne quelques précisions historiques. Il leur fait part des difficultés pour trouver des locaux appropriés pour le transfert du service, tout en les rassurant quant aux savoir-faire logistiques dont dispose l’association depuis leurs précédents déménagements. L’image d’un groupe plus « mature » leur est alors renvoyée par le directeur qui les félicite d’être à l’initiative de la réunion. Des perspectives de travail sont ouvertes pour un travail de construction de cet avenir où le déménagement semble plus maîtrisable malgré toutes les incertitudes qui planent encore.

62Ces initiatives dans le sens de transmettre des dimensions de l’histoire et la vie de la structure nous semblent des indicateurs éloquents de l’augmentation du pouvoir d’agir du groupe permise par le travail de mémoire. Malheureusement ces effets n’ont pas été suffisants pour renverser les incertitudes et limitations d’un secteur fragile confronté à la baisse de financements et à la montée de besoins ; les perspectives pour l’avenir se sont par la suite assombries. A défaut de trouver des locaux adaptés pour accueillir le service dans le délai imparti, ce qui devait être un déménagement de service, devient une fermeture définitive. Des inflexions dans le financement du secteur de l’urgence à ce moment se traduisaient par une baisse du prix de journée, ce qui rendait plus difficile à l’association gestionnaire de trouver un nouveau local où transférer le CHS. Les cent douze résidents seraient réorientés vers d’autres structures existantes, en conformité avec le principe de continuité. Les salariés seraient, quant à eux, reclassés dans d’autres services de l’association gestionnaire.

63Ce changement de perspective a été très déstabilisant pour le groupe, confronté à son impuissance face au devenir de la structure. Les fortes inquiétudes sur le sort des résidents et de soi-même ont provoqué la résurgence, au sein de l’équipe, d’anciens dysfonctionnements qui semblaient avoir été résorbés grâce à la dynamique positive engendrée par le travail de mémoire collective. Le mouvement qui prenait forme se dissout aussitôt, toute l’énergie des salariés se concentrant désormais sur la recherche de solutions d’orientation pour les résidents et de reclassement pour eux-mêmes.

64Il l’a été aussi pour notre équipe de recherche. Le travail d’accompagnement des salariés que nous faisions avec le soutien de la hiérarchie de l’association gestionnaire s’interrompt alors, nous laissant perplexes face aux tournures tragiques de la situation. Pierre Machemie, qui à l’époque habitait une partie de la semaine dans le CHS pour réaliser l’enquête de terrain pour sa thèse, a transformé sa perplexité en action et a pris l’initiative de créer un collectif — « Sans toit, mais pas sans nous » — visant à faire pression sur l’opinion et les autorités pour trouver des solutions de relogement pour les résidents. Pour ma part, prenant acte de ce retournement de situation je ne retournerais au CHS que quelques mois plus tard, cette fois-ci pour un accompagnement des résidents, toujours dans la perspective de faire trace de cette histoire qui s’achevait avec la fermeture de ce lieu de vie.

Conclusion 

65Le récit produit à travers notre démarche donne à voir les déménagements comme évènement structurant la mémoire du centre d’hébergement, ainsi que son avenir. Différemment de l’évènement qui « survient de manière abrupte », comme par effraction, caractérisé par Romano (cf. Janner-Raimondi, 2021), l’évènement ici est annoncé longtemps à l’avance et la perspective de cet “à venir” conditionne le présent et fait ressurgir des souvenirs d’un passé douloureux. Face à cet évènement annoncé, le présent devient une attente, un entre-deux qui paralyse et décourage les initiatives par rapport à une réalité sur laquelle on n’a aucune prise, vu que les décisions ne nous appartiennent pas, que les informations ne nous sont pas toutes accessibles. Dans cet avenir incertain, la remise à la rue rode dans les esprits, situation crainte par les résidents et aussi par les professionnels dont elles signeraient l’échec du travail de « stabilisation ».

  • 9 On pourrait d’ailleurs s’interroger si l’usage de ce signifiant par les acteurs ne tient pas d’un e (...)

66Cette vérité « intersubjective » dont parle Tzvetan Todorov donne à voir le défi que pose l’habitat transitoire aux personnes concernées, interrogées dans leur capacité à « vivre le temporaire comme un espoir et non comme un traumatisme » (Diguet, 2018). Pour les participants de notre démarche, on constate que le temporaire qui se manifeste dans la figure du déménagement9, cet évènement fondateur de la mémoire collective de l’équipe professionnelle d’un CHS en permanent déplacement, se place du côté du traumatisme et non de celui de l’espoir. Signe de précarité et soumission, cette signification est bien différente de celle que cette temporalité peut prendre pour les personnes qui adhérent volontairement aux projets qui tirent du transitoire leur potentiel d’innovation. Pour ces dernières, qui souscrivaient au projet d’occupation mixte du site où s’insérait le CHS, l’urgence à agir, la radicalité de l’expérimentation qui cherchait à produire du commun, générait un enthousiasme très créatif.

67A la différence de ceux-ci, les intervenants sociaux n’ont pas choisi d’être là ; ils y ont été amenés en raison des négociations auxquelles ils ne participent pas et dont ils ne comprennent pas grand-chose, dans une position d’assujettissement. Ce contraste dans la signification du transitoire nous autorise à affirmer que les temporalités n’ont pas une valeur absolue. Nous y identifions la labilité dont parle Boutinet (2004), caractère qui explique qu’en fonction des usages, les temporalités peuvent d’émancipatrices devenir assujettissantes et vice-versa.

68Si nous avons pu attribuer des initiatives à une entité nommé « groupe » c’est parce qu’un processus de liaison s’est opéré dans ce collectif fragile et fragmenté, et que la perspective paralysante d’un avenir à la fois inexorable et incertain a pu se transformer en projet de transmission de mémoire, grâce à la mise en récit de l’expérience, reliant le passé, le présent et l’avenir. Le mouvement qui s’est créé dans le groupe de professionnels au fur et à mesure des témoignages n’a pas été capable de retourner les éléments d’une réalité dramatique. Mais il illustre le pouvoir de configuration du récit et autorise l’hypothèse que la biographisation collective engendrée par le travail de mémoire change la position du groupe : d’une position passive face à un évènement inexorable sur lequel on n’a aucune prise, le groupe devient force de proposition pour mettre en valeur son histoire et le travail quotidien réalisé.

69La particularité de la situation exposée dans cet article tient, entre autres, au moment aigu représenté par le déménagement et la radicalité de l’incertitude dans laquelle il place les salariés et les résidents. Il reste à interroger quelle forme pourrait prendre un travail de mémoire dans un contexte où le groupe concerné ne serait pas face à une situation de transition aussi violente, c’est-à-dire, dans sa vie ordinaire. Il nous semble que le souci de faire trace de son histoire, à travers un travail de mémoire qui puisse s’appuyer d’ailleurs sur une diversité de supports au-delà du récit oral ou écrit, doit être intégré à la vie même de la collectivité de vie ou de travail.

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Bibliographie

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Notes

1 Je tiens à remercier Pierre Machemie, Xavier Bougouin et Stéphane Warot pour leurs lectures critiques et contributives.

2 Barbara Cassin montre que, faisant la distinction entre amnistie et pardon – le premier sur le registre du politique, le deuxième de la morale – le dispositif de la Commission propose d’amener à l’amnistie d’actes que l’on ne peut pas pardonner, en consonance avec la perspective d’une justice de transition.

3 Circulaire DGAS/1A/LCE/ 2007/90 du 19 mars 2007 relative à la mise en œuvre d'un principe de continuité dans la prise en charge des personnes sans-abri.

4 La mise à contribution des établissements de santé de la région Ile-de-France est encouragée comme solution pour suppléer au manque de places, mentionnée dans le rapport remis à la ministre déléguée à la cohésion sociale et à la parité, Catherine Vautrin, suite au phénomène des tentes, en 2006.

5 Ces missions correspondant respectivement aux Centres d’hébergement d’urgence (CHU) et aux Centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS).

6 On pourrait rapprocher ces expériences des tiers lieux qui s’installent de façon pérenne dans des friches industrielles, mais ce rapprochement ici n’est pas pertinent car la question qui se pose est en lien direct avec la nature transitoire de l’occupation.

7 Respectivement les associations Aurore, Plateau urbain et Yes we camp.

8 Intervenant au titre du Centre Interuniversitaire EXPERICE, l’équipe de recherche a été constituée aussi par Jean-Jacques Schaller, MCF HDR, Pierre Machemie, doctorant, Béatrice Lacaze-Morais, stagiaire en M2.

9 On pourrait d’ailleurs s’interroger si l’usage de ce signifiant par les acteurs ne tient pas d’un euphémisme pour un événement qui tiendrait plutôt des « politiques d’expulsion » Cf. Aguilera, T. et al. (2018).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Izabel Galvao, « Mémoire collective et pouvoir d’agir : recherche-intervention auprès d’un centre d’hébergement en voie de déménagement »Questions Vives [En ligne], N° 34 | 2020, mis en ligne le 18 décembre 2020, consulté le 19 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsvives/5059 ; DOI : https://doi.org/10.4000/questionsvives.5059

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Auteur

Izabel Galvao

Maître de conférences en sciences de l’éducation et de la formation, Centre Interuniversitaire EXPERICE, Université Sorbonne Paris Nord/Paris 13 et Université Paris 8.

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Droits d’auteur

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