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Partie 3 : Approcher et dire les événements : questions de méthodes de recherche et de formation

Partages des expériences de vie et prendre part à une recherche : comment le chercheur peut-il prendre en compte les publics à la communication entravée ?

Sharing life experiences and participating in research: how can the researcher take into account audiences with impaired communication?
Julia Midelet et Valérie Viné Vallin

Résumés

Dans le cadre de nos recherches respectives, nous avons fait le choix de rencontrer des jeunes éprouvant de nombreuses difficultés à entrer en communication, à mobiliser leurs souvenirs ou encore à affirmer leurs propres choix et points de vue. Acteurs pas ou peu sollicités, il nous est apparu essentiel de penser notre méthodologie en veillant particulièrement à « prendre soin » de la relation pour éviter la malencontre (Gagnon et al., 2019 ; Janner-Raimondi & Trouvé, 2018), mais aussi de prendre en compte leur singularité. Le choix de l’entretien par récit biographique (Delory-Momberger, 2015) réinterroge tout particulièrement les valeurs, les postures et l’éthique du chercheur au moment de la conception de sa méthodologie mais aussi lors du déroulement afin de créer un cadre sécurisant et sécurisé. Nous nous questionnerons sur le rôle, la posture et les attributions du chercheur dans pareille circonstance permettant à la personne sollicitée dans le cadre des entretiens de « garder la face » (Goffman, 1967).

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Texte intégral

1Pour commencer, il nous semble nécessaire de (ré)interroger notre propre regard : quelle(s) personne(s) envisageons-nous de solliciter dans le cadre d’entretiens ? Faut-il céder à la tentation de n’interpeller que celles qui paraissent les plus abordables au sens où elles seraient en capacité de répondre à nos interrogations ? Ou bien, à l’image des Disability studies ne devons-nous pas affirmer que le chercheur se devrait de prendre en considération la singularité de tous les acteurs afin d’accéder à leur vision du monde et ainsi mettre en lumière leurs expériences de vie ?

2Pour des novices comme pour des chercheurs plus chevronnés, conduire des entretiens nécessite de prendre appui sur de solides repères afin de récolter des données qui viendront questionner et nourrir la réflexion. De nombreux articles et ouvrages ont déjà été soumis à la communauté scientifique concernant la technique de l’entretien qu’il soit directif, semi-directif ou encore compréhensif . Ainsi, chacun peut s’emparer de quelques principes liés aux conditions matérielles, au déroulement de l’entretien mais aussi à la posture du chercheur afin d’engager et de construire les échanges. Cependant, beaucoup moins de travaux abordent la question de l’organisation et de la conduite d’entretien auprès de publics présentant un handicap cognitif ou des troubles spécifiques du langage et des apprentissages. Une des hypothèses que nous pourrions émettre pour l’expliquer serait que cette population se caractérise par une communication entravée. En effet, les fonctions intellectuelles qui sont communément les plus affectées chez ces individus sont leurs capacités à organiser une pensée, à raisonner, à traiter une information nouvelle ou plus ancienne, à planifier leurs actions et à accéder à une pensée abstraite (Inserm, 2013). Or, lorsqu’une personne s’inscrit dans une démarche « de sujet enquêté », elle doit mettre en œuvre ces compétences cognitives précitées afin de répondre aux questions de l’enquêteur, et ce, quel que soit la forme de l’entretien qui aura été retenue dans le cadre méthodologique d’une recherche.

3Résolument concernées par la participation des jeunes présentant ces handicaps ou troubles ainsi que de leurs familles, nous nous inscrivons dans la lignée de travaux initiés par Guillemette et Boisvert (Guillemette & Boisvert, 2003 ; Finlay & Lyons, 2001) sur la participation de toutes les personnes et ce, quelles que soient leurs difficultés. Dans le cadre de nos recherches respectives, nous avons fait le choix de donner la parole à ces jeunes qui éprouvent de nombreuses difficultés à entrer en communication, à mobiliser leurs souvenirs ou encore à affirmer leurs propres choix et points de vue. Acteurs pas ou peu sollicités, il nous est apparu essentiel de penser notre méthodologie en veillant particulièrement à « prendre soin » de la relation pour éviter la malencontre (Gagnon et al., 2019 ; Janner-Raimondi & Trouvé, 2018), mais aussi de prendre en compte leur singularité. A l’aune de nos recherches respectives à destination de cette population présentant des besoins spécifiques, nous proposons une réflexion autour du rôle, de la posture et des attributions du chercheur dans pareille circonstance permettant à la personne sollicitée dans le cadre des entretiens de « garder la face » (Goffman, 1967).

Accéder à des publics éloignés des pratiques de recherche

4La technique d’entretien est considérée par Demazière (2005) comme étant le procédé le plus approprié qui permet de recueillir les expériences qu’un individu a vécu au sein d’un groupe. Il existe une grande diversité d’entretiens. Certains chercheurs se basent sur un protocole précis pouvant être utilisé auprès d’un très grand nombre de personnes. D’autres élaborent des guides avec des questions prédéfinies et gardent un cadre assez souple par rapport à ces dernières. Par ailleurs, d’autres approches privilégient la définition de lignes directrices pour le questionnement (Demazière, 2005). Pour construire notre méthodologie, nous avons fait le choix, non pas de définir notre méthodologie à partir de nos hypothèses pour ensuite l’adapter à la population visée mais de privilégier une méthodologie qui anticipe la diversité des publics qui peuvent être rencontrés/sollicités, d’imaginer les entraves à la communication sans préjuger de leurs difficultés afin de créer un lien entre le chercheur et l’interviewé (Giami, 1986 ; McDonald, Keys & Henry, 2008). Cette préoccupation devait nous permettre de construire un espace ouvert aux échanges notamment en prenant appui sur les entretiens par récits biographiques qui, selon Delory-Momberger (2015), s’ancrent dans les expériences de vie, réinterrogent tout particulièrement les valeurs, les postures et l’éthique du chercheur au moment de la conception de sa méthodologie mais aussi lors du déroulement afin de créer un cadre sécurisant et sécurisé. Plus particulièrement, ce type d’entretien a pour objet de recueillir une parole formulée par un narrateur donnant à entendre au chercheur la singularité de son expérience, le narrateur étant le seul à pouvoir poser des mots sur sa vision, son ressenti des situations vécues.

5Cet espace d’entretien peut être à l’origine d’un « évènement » qui peut être défini comme « un imprévu dont les résonances se déploient à long terme et après quoi l’existence, personnelle ou collective, n’est plus jamais ce qu’elle était » (Lesourd, 2019, p. 80).

6Bien que l’évènement soit imprédictible par définition, le chercheur ne doit-il pas s’interroger sur les effets produits par l’entretien ? Conduire des entretiens auprès de personnes pas ou peu sollicitées nécessite de créer les conditions permettant la rencontre avec « l’Autre ». Compte-tenu des obstacles communicationnels (réels ou supposés) par lesquels ce dernier se qualifie ou bien qui lui sont attribués par des tiers, il n’en reste pas moins que « l’Autre c’est celui qui me fait face et me regarde. L’Autre c’est la rencontre qui « ouvre à la possibilité de la surprise de l’inattendu. Nous nous heurtons à l’imprévisibilité de l’autre. Une personne se trouve sur notre chemin et, de ce fait même, nous déroute » (Berger, G., Mutuale, A., 2019, p. 39). Dès lors, cet autre pourrait très bien être source d’étonnement au sens de Thievenaz qui le définit comme un « processus à travers lequel le sujet prend soudainement conscience que ce qu’il tenait habituellement pour vrai ou acquis ne fonctionne plus et qu’il doit reconsidérer la situation sous un jour nouveau » (2016, p. 17). Par conséquent, le chercheur peut se trouver en situation d’être réinterrogé à propos de son habilité à répondre à ce qui lui est donné à voir, à percevoir, à entendre et à ressentir de sa propre expérience.

7Si l’élèvement peut revêtir un sens faible ne se manifestant que comme un simple fait, il peut tout au contraire prendre un sens fort au point d’en devenir un évènement biographique donnant lieu par la suite (ou non) à des « bifurcations biographiques » (Hélardot, 2009 ; Abbott, 2009 ; Bessin et al., 2010 ; Bouquet & Dubéchot, 2017 ; Leclerc-Olive, 2009). Définies comme des changements importants et soudains, ces bifurcations peuvent donner lieu à des prises de conscience conduisant parfois à une redéfinition de soi et de ses rapports. Ces changements peuvent se produire pendant ou après l’entretien, ce qui peut réinterroger alors le chercheur sur ce qu’il convient de faire : doit-il poursuivre l’entretien tel que préparé, le modifier ou encore l’arrêter ? Peut-on parler d’une certaine responsabilité de sa part lorsque c’est l’entretien qui a créé l’évènement au point parfois de bouleverser un parcours de vie ?

8Pour que les personnes sollicitées puissent se sentir soutenues et qu’elles puissent s’exprimer en tant qu’auteur-e-s de leur pensée, outre une réflexion à propos des conditions de réalisation d’un entretien semi-directif, de l’anticipation et de l’organisation de la scène de la rencontre aux échanges proprement dits (Midelet & Scelles, 2015 ; Midelet, 2019), nous nous sommes intéressées aux difficultés potentielles rencontrées par des personnes pas ou peu sollicitées pour s’exprimer sur des sujets les concernant. A ce propos, Guillemette & Boisvert (2003) précisent que « la recherche a besoin d’un accès au monde intérieur de ces personnes, à leurs représentations, à leur univers de sens » (Guillemette & Boisvert, 2003, p. 16).

9Pour garder le cadre du type d’entretien choisi tout en restant flexible et attentif à la personne, il y a donc nécessité dans un premier temps de s’assurer qu’elle saisit la situation qui lui est proposée. Au chercheur de mobiliser un vocabulaire connu pour comprendre la demande, au risque que la personne soit amenée à interpeller ou bien répondre de telle manière que ce dernier se trouve désarçonné face à la réponse, le conduisant ou non à devoir reformuler sa question et par conséquent, de multiplier les informations à interpréter avant de répondre.

10Par ailleurs, la mise en mots peut être freinée par une mémoire qui ne possède pas suffisamment de repères spatio-temporels ou d’un répertoire de vocabulaire restreint, formuler sa propre pensée demande alors de la part de la personne qu’elle se sente « concernée ». En effet, la thématique abordée lors de l’entretien peut se révéler « une grande inconnue » si la question n’a jamais été posée ou abordée auparavant ce qui, au regard des difficultés d’expression, peut conduire à un certain mutisme ou bien encore à des réponses très courtes. Comment alors savoir quoi répondre au moment de l’entretien ?

11Les entraves peuvent être liées au fait que c’est la première fois que la personne est sollicitée pour échanger avec un individu inconnu (le chercheur) pour donner à entendre son point de vue, à pouvoir « se dire », (re)construire son vécu, ses souhaits, son histoire afin de les mettre en mots. Pour autant, cette nouvelle expérience, compte-tenu des difficultés supposées et/ou réelles pour communiquer, ne doit pas conduire le chercheur à renoncer à la complexité des thématiques qu’il souhaite aborder. Cependant, peut-on évoquer tous les sujets y compris les plus sensibles au risque de créer de l’embarras, un repli (Janner-Raimondi, 2018), ou bien doit -on s’interdire d’en parler en attendant que la personne évoque elle-même le sujet ? Comment ne pas se montrer intrusif ou encore blessant ? Comment ne pas tomber dans le risque d’infantilisation, si le chercheur en venait à simplifier les questions ou encore certains sujets ? La simplification pourrait conduire le chercheur à proposer des questions fermées plutôt qu’ouvertes, en pensant que des réponses plus courtes serait plus pertinentes. A trop vouloir simplifier, la personne avec laquelle le chercheur s’entretient pourra se sentir en infériorité et refuser finalement de donner son point de vue. La légitimité, la confiance et la reconnaissance que le chercheur accorde à son interlocuteur sont primordiales au point de considérer comme le souligne Janner Raimondi (2017 ; 2018), que le chercheur est en posture de responsabilité éthique radicale vis-à-vis de lui, l’obligeant à s’ajuster à l’autre en cherchant à le comprendre sans le juger.

Méthodologie

12Nous avons choisi de considérer que leur communication pouvait être entravée et ce, pour plusieurs raisons : des obstacles à l’expression en conséquence de troubles ou d’un handicap, des obstacles à la formulation de la pensée mais aussi aux modalités de passation de l’entretien qui peuvent affecter l’état psychologique et affectif de la personne. Ne pas anticiper ces entraves possibles à la communication peut avoir des conséquences négatives sur la forme ainsi que sur le contenu des échanges mais surtout sur notre présence à l’autre.

13Au regard de ces préoccupations, prendre en compte la diversité des individus et des obstacles potentiels nous a engagées à créer un cadre sécurisant (lieu, moment et déroulement de la rencontre) et sécurisé (contrat de communication clair, possibilité de revenir sur ses propres mots lors de la phase de retranscription). Pour l’accompagner dans cette narration, nous nous sommes aussi interrogées sur notre posture nécessairement « engagée » au sens où « la prise en compte de la singularité invite le chercheur à se mettre à l’écoute en cherchant à prendre en compte ce qu’elle dit plutôt qu’à se situer d’emblée en tant qu’expert pour ne recueillir que ce qui vient conforter son propre point de vue » . Il est donc apparu nécessaire d’investir particulièrement chacun des entretiens en rassurant autant que nécessaire la personne sur sa légitimité à prendre la parole, en lui laissant le temps de la mise en mots, mots qui parfois s‘accrochent à des hésitations révélatrices d’une conscientisation à l’œuvre. Prenant appui sur les ressources de la personne, sans se substituer à elle, nous avons par conséquent cherché à nous ajuster sans nous imposer comme détenteurs d’un certain savoir ou encore d’une certaine expertise. Le dialogue ne pouvait alors réellement se construire que si le respect et la confiance étaient établis entre la personne et le chercheur. Nous avons par exemple précisé en début et en fin d’entretien que les échanges seraient retranscrits puis mis à sa disposition afin d’obtenir son aval avant toute analyse dans nos travaux de recherche :

Chercheur : Maintenant ça veut dire que là on va pouvoir se dire plein de choses comme je te l’ai dit tout à l’heure en arrivant et tu me racontes ce qui est important pour toi... à propos de ton parcours scolaire et de ton projet professionnel…

Noé : Oui d’accord

Chercheur : Et c’est toi qui décides ce que tu souhaites partager avec moi…

Noé : … Est-ce que y’a des choses… ça va rester confidentiel ?

Chercheur : Bien sûr, comme je te l’ai présenté tout à l’heure, le texte je vais te l’envoyer et c’est toi qui décideras ce que je garde ou pas… je te l’enverrai par courrier, tu pourras le modifier, raturer tout ce que tu veux, enlever et me renvoyer. Est-ce que ça te va comme ça ?

Noé : Oui d’accord.

Résultats

Quand la situation d’entretien créé les conditions d’une expression de – sur soi

14À travers les exemples qui suivront, nous nous questionnerons sur la manière dont les deux protagonistes, le chercheur et la personne mobilisée, participent à l’échange dont la thématique et l’organisation sont initiées et organisées par le chercheur. Plus particulièrement, nous nous focaliserons sur les effets produits par l’entretien sur le locuteur en prenant appui sur le rôle, la posture du chercheur lors de la préparation, de la conduite et de la retranscription de l’entretien. Ceci nous conduira à percevoir l’évènement en train de se produire ainsi que ses conséquences.

15Dès lors, ne faut-il pas considérer que cette opportunité proposée par le chercheur et saisie par la personne sollicitée pourrait s’inscrire en tant qu’évènement en ce qu’elle peut s’inscrire comme une situation « hors du commun » dont il est possible de s’emparer pour oser prendre la parole ? Et dans ce cadre, comment le chercheur peut-il soutenir cette « mise à nu » ?

Entretien mené auprès de Marie (18 ans)

Lors de la première rencontre entre Marie et le chercheur, il lui est demandé de se présenter, de décliner son identité et de parler de sa famille. Alors que ces questions avaient été pensées comme des amorces d’un échange plus approfondi, la réaction de Marie interpella le chercheur :

Marie : « Je ne me suis pas préparée, je ne sais pas trop ce que je vais dire ».

Chercheur : « il n’y a pas de préparation, il n’y a pas de contrôle. ça aussi, j’ai oublié de vous le préciser, cela n’aura aucune incidence sur votre scolarité, sur rien du tout ».

Marie : « Mais j’ai peur de mal m’exprimer, c’est tout ».

Chercheur : « Ne vous inquiétez, prenez confiance en vous. Même moi j’ai du mal à m’exprimer parfois. Je suis dyslexique. Donc détendez-vous. Mettez-vous en confiance, il n’y aura pas de note à la fin, vous ne vous présentez pas pour un stage ou pour un emploi, au contraire, prenez ceci comme un entraînement. Plus on va s’exprimer, plus facilement on va s’exprimer. N’ayez pas peur ».

16Alors que Marie s’était portée volontaire pour partager son expérience, ses ressentis, son point de vue en acceptant la rencontre avec le chercheur, elle exprime dès le début de l’entretien ses difficultés face à la situation. Dans ce cadre, il nous semble que ce ne sont pas des obstacles à l’expression directement liés aux conséquences d’un handicap qui impactent sa capacité à structurer ses phrases et à mettre en mot sa pensée. Il s’agirait plutôt d’interroger les conditions de la présence à l’autre. Les entraves peuvent être liées au fait que c’est la première fois que la personne est sollicitée pour échanger. Par conséquent, un rapport inégal avec le chercheur peut s’instaurer : le premier peut être réputé s’exprimer « correctement » et être identifié comme « plus expert » dans la prise de parole que le second qui se trouve face à une nouvelle expérience qui le mobilise tout entier. Face aux inquiétudes de Marie, le chercheur prend rapidement conscience de non-dits qui contraignent de facto la relation et il s’engage personnellement en énonçant des propos qui, l’espère-t-il, feront écho à la légitimité des interrogations de Marie. Il est ainsi amené à repréciser les termes du contrat de communication. Par conséquent, la légitimité, la confiance et la reconnaissance que le chercheur accorde à son interlocutrice en prenant le temps de le rassurer, sont primordiales. Cela participe d’un ajustement à l’autre pour chercher à le comprendre sans le juger et lui donnant à entendre qu’il est considéré comme un interlocuteur légitime au regard de la thématique abordée. L’engagement tant physique (être présent pour l’Autre) qu’intellectuel (être présent à l’Autre) du chercheur se manifestera alors tout au long de l’entretien par des relances qui s’inscrivent dans le mouvement du discours avec une préoccupation toute particulière qui est celle de laisser la personne construire son histoire.

Rencontre avec Fleur (17 ans)

Chercheur : « Bon voilà, j’ai mis plein de choses [sont disposés sur la grande table les post-it, les feutres, le grand bloc de feuilles blanches et les planches d’autocollants, elle commence à prendre plusieurs éléments, les regarde, en repose certains] … C’est très bien comme ça tu vas pouvoir faire comme ça t’inspire si tu as besoin… »

Fleur : « Je peux prendre ? [Elle s’empare de feutre et d’autocollants]… ça va m’aider à réfléchir… ça je peux ? [Elle prend un autocollant]… ça ce sont mes souvenirs du collège… [elle prend un smiley avec un sourire].

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Chercheur : « [Elle prend les planches d’autocollants, elle choisit le smiley qui dort] et bien écoute je te remercie beaucoup d’avoir pris le temps de raconter ». 

Fleur : « J’aime bien dormir au lycée alors je le mets là… et puis celui avec les lunettes parce que j’étais trop sérieuse au lycée et au collège [Elle me montre du doigt un lien entre les deux post It]. J’étais comme un ange au collège et au lycée, j’étais bien, j’ai respecté les règles et au lycée je mets la gym parce que j’ai trop aimé le sport… au lycée, ça m’a donné envie de faire du sport, l’envie de faire du sport et la muscu… j’ai mis celui-ci parce que j’ai adoré le lycée…[Après un temps de latence d’une minute, elle prend des crayons de couleurs différentes et écrit le prénom qu’elle s’est choisi en haut de la feuille].Tu peux mettre Fleur comme prénom pour moi sur ta feuille et quand tu parleras de moi… comme ça c’est comme si c’était une autre personne parce que là tu sais des choses que je n’ai jamais dites à personne…

17Croisée par hasard dans les couloirs de son lycée alors que venions de terminer un entretien, l’enseignant qui nous accompagne interpelle Fleur en lui demandant si elle souhaitait participer à un entretien portant sur son parcours de formation. Visiblement ravie de cette demande, elle accepte de venir nous voir en début d’après-midi et lorsque nous lui indiquons lui laisser le choix du lieu, elle proposera une rencontre dans une salle dédiée aux apprentissages numériques. A l’image de Marie, elle entamera ses propos en nous précisant : « je veux bien venir mais je n’ai rien à dire je crois » et elle poursuit en signalant qu’elle aimerait savoir pourquoi nous avons besoin de son avis. Tout en disposant sur une des tables du petit matériel (feutres, blocs de feuilles, autocollants, post it…), nous lui précisons les raisons de nos recherches en insistant sur la légitimité de son regard à propos de son parcours de formation. Alors que les professionnels présents à ses côtés quotidiennement l’avaient décrite comme méfiante face à des personnes inconnues et tenant des propos peu organisés et peu compréhensibles, c’est en s’emparant du matériel à sa disposition que la parole s’est libérée. Au moment de choisir le prénom qui sera utilisé ensuite par le chercheur, les paroles prononcées par Fleur semblent refléter une certaine prise de recul vis-à-vis du contenu de l’entretien qui se termine.

18Nous retiendrons de ces deux extraits la nécessité pour le chercheur de « prendre son temps ». En effet, penser et mettre en œuvre les conditions permettant à la personne de se sentir suffisamment en confiance pour mettre en mots et livrer son expérience. Il est par conséquent difficile de prévoir la durée des entretiens mais aussi d’enchaîner plusieurs entretiens pour répondre à une logique d’efficacité au risque de ne pas investir suffisamment la relation.

19Par ailleurs, le chercheur peut s’interroger sur ce qui peut faire « tiers » auprès de la personne : le choix du lieu de l’entretien, la clarté du contrat de communication, l’ajustement du chercheur à la temporalité de cet Autre, la mise à disposition de « médiats » révélateurs de sens. Mais il ne suffit pas seulement de penser ces conditions, il s’agit aussi de les faire vivre tout au long de l’échange en se rendant disponible, en montrant de l’intérêt aux propos tenus afin de s’étonner pour et avec l’autre. A la différence de l’état de surprise qui se définit comme une attitude passive face à un évènement, l’étonnement en tant que processus intellectuel « de dérangement et d’engagement actif dans la situation » (Thievenaz, 2016, p. 18) nous semble être la dynamique à suivre par le chercheur pour susciter et acquérir de nouveaux savoirs.

S’ajuster à l’évènement ?

20Créant les conditions qui permettent à la personne de construire sa pensée et de mettre en mots ses expériences, l’évènement peut survenir durant l’entretien et contraindre le chercheur à s’ajuster à ce dernier. Cet ajustement peut nécessiter un changement de posture qui l’oblige à renoncer aux raisons de sa présence à savoir un recueil de données alimentant sa réflexion et ses recherches.

Entretien avec un parent - Juin 2018

Une mère se présente timidement à la porte de la salle prévue pour l’entretien, elle n’ose pas entrer. Elle précise ne pas avoir beaucoup de choses à dire mais qu’elle est venue quand même. L’entretien débute et à peine avons-nous précisé que nous souhaitions qu’elle puisse évoquer avec nous ce qui lui paraissait important par rapport au parcours scolaire de son fils ; elle s’est mise à pleurer. S’excusant de ne pouvoir reprendre pied, elle exprima ses craintes quant à ce que pourrait être l’avenir de son fils. C’est la présentation de notre recherche qui avait déclenché une prise de conscience quant à la construction du projet professionnel de son fils qu’elle voyait encore comme un enfant. Elle n’avait pas osé en parler avec l’enseignant mais avait besoin d’en parler avant avec quelqu’un d’autre.

21Face à cette situation, quelle posture devions-nous adopter en tant que chercheur ? Quelle(s) réponse(s) pouvions-nous apporter ? Fallait-il arrêter l’entretien et partir en laissant la personne en proie à ses doutes et ses bouleversements ? Fallait-il au contraire rester mais que faire ou dire alors ? Comment faire en sorte que chacun puisse « sortir » de l’entretien en gardant la face pour le narrateur comme pour le chercheur ? Le recueil de donnée ne pouvant se faire dans de bonnes conditions au sens où la personne ne pouvait partager son expérience sans d’autre enjeux que de participer à une recherche, nous avons fait le choix de ne pas mener l’entretien mais plutôt d’endosser le rôle de tiers qui accueille sans jugement la parole de cet Autre cherchant à exprimer une certaine souffrance vis-à-vis de l’objet des échanges proposé par le chercheur. Laissant de côté nos préoccupations de chercheur, nous avons accueilli cette parole sans pour autant nous permettre toute analyse mais en proposant à la personne de poursuivre ce travail de mise en mots de ses inquiétudes avec les professionnels accompagnant son fils.

Entretien avec Agnès

L’entretien débute après qu’elle nous ait confirmé sa volonté de s’exprimer, de partager son récit avec nous. Très rapidement nous avons pu ressentir la colère qui transparaissait dans sa voix. Plus notre échange touchait des questions autour du sentiment de justice et/ou d’injustice par rapport à ses difficultés, à l’élaboration de son parcours scolaire ou encore à l’analyse de ce dernier, plus cette colère se ressentait. Durant notre échange, nous lui avons proposé à plusieurs reprises d’interrompre l’entretien face à l’expression d’un certain mal-être. Cependant, elle voulait poursuivre obstinément son récit durant lequel elle nous expliqua l’inadéquation entre son projet telle qu’elle l’avait imaginé et que les professionnels cherchaient à lui faire choisir. Agnès refusait cette perspective et notait l’ascendant qu’avait l’un des professionnels sur ses parents, redoutant par conséquent qu’il finisse par les convaincre.

22Le chercheur tout comme la jeune furent à la fois physiquement et intellectuellement engagés dans l’entretien, l’une narrant son histoire et analysant simultanément ses effets, l’autre accueillant cette parole empreinte d’émotions qu’il avait suscité par les thématiques abordées. Comment alors pour le chercheur ne pas s’interroger sur sa responsabilité en telle situation et comment réagir ? Bien que des rencontres ultérieures nous ont permis de nous retrouver face à une jeune plus apaisée, cette dernière exprima son besoin d’aide et d’accompagnement dans la réalisation de son projet professionnel. C’est alors que nous nous sommes interrogées sur notre posture, notre protocole : avions-nous laissé transparaître que nous pouvions intervenir en sa faveur ? Comment devions-nous répondre ?

23Ces deux entretiens nous semblent révélateurs de la responsabilité du chercheur en écho aux propos de Lévinas lorsqu’il écrit que « le lien avec autrui ne se noue que comme responsabilité, que celle-ci, d’ailleurs, soit acceptée ou refusée, que l’on sache ou non comment l’assumer, que l’on puisse ou non faire quelque chose de concret pour autrui » (Lévinas, 1982, p. 103-104). Amené à réagir lorsque l’évènement se présente, le chercheur s’interrogera sur la conduite à tenir, jauger de la pertinence à poursuivre l’entretien ou bien encore repréciser sa posture.

Prendre en compte les effets des entretiens comme traces d’évènements

24L’évènement peut par ailleurs survenir après l’entretien et bouleverser les représentations de soi du point de vue de l’interviewé. Or, cette « prise de conscience » peut prendre forme de plusieurs manières qui à leur tour vont là aussi interpeller le chercheur dans ses pratiques.

La retranscription

Nous avons fait le choix de mettre à disposition les retranscriptions d’entretien aux acteurs afin qu’ils puissent modifier les contenus en retirant ce qu’ils ne souhaitaient pas (ou plus), a posteriori, partager avec le chercheur. Lors des temps de lectures de ces entretiens, nous avons pu observer deux pratiques différentes :

  • pour certains, cela a été l’occasion d’enrichir le premier entretien, le temps de latence entre la phase d’entretien et celui de la retranscription ayant été l’occasion de mettre en sens d’autres faits

  • pour d’autres, la relecture des propos tenus a été sanctionnée par un refus de la part des acteurs envers le chercheur d’utiliser les données ainsi formulées au risque que d’autres personnes puissent les reconnaître.

25Les deux situations nous permettent d’insister sur la nécessité pour le chercheur d’affirmer sa confiance envers les acteurs en leur permettant de revenir sur leurs propos. La mise en mots de des expériences ainsi relatées, alors même que l’acteur est en train d’en prendre conscience, peut donner lieu à une narration basée sur nombre d’implicites ou encore être empreinte d’émotions. Cela peut, au moment de la relecture, donner l’impression à l’acteur que le chercheur ne saurait prendre la mesure des propos tenus sans que ne soient apportés des éléments complémentaires. La relecture peut ainsi être l’occasion de « réparer un oubli », de préciser des faits ou encore de se rendre compte de la portée des propos tenus pour soi.

26Si les conditions de l’échange créées par le chercheur permettent effectivement de proposer un espace de mise en mot des expériences de vie des acteurs, cette mise en confiance peut aussi conduire ces derniers à se rendre compte de possibles dommages pour eux-mêmes (ou d’autres) causés par leur récit. Ainsi, des professionnels interviewés ont fait la demande que leurs propos ne soient pas utilisés dans nos recherches par peur de retombées professionnelles, le contenu de l’entretien pouvant être interprété comme un manque de loyauté envers ses supérieurs hiérarchiques.

Entretien avec Nathanaël… Et après ?

Pour respecter la confidentialité des propos tenus lors de l’entretien, la retranscription a été envoyée par courrier postal au jeune qui avait accepté de nous faire le récit de son parcours de formation. Nous lui avions alors précisé qu’il pouvait apporter toutes les modifications qu’il jugeait nécessaires avant de nous renvoyer la version définitive pour nos recherches. En complément de la retranscription relue et modifiée, quelques mots nous étaient personnellement adressés : « j’espère qu’un jour j’irai faire des études en Bac ou plus loin. Je compte sur vous pour trouver un moyen ».

27En fin d’entretien, Nathanaël concluait ses propos en évoquant que d’une manière générale, il paraissait important que chaque jeune ait la possibilité de suivre un parcours de formation au plus près de ses besoins et de ses envies à la sortie du lycée. Nous avons pu noter un changement de posture de sa part compte-tenu des quelques mots ainsi portés à notre connaissance car il ne s’agissait plus d’évoquer des généralités mais bien, de sa part, de se réapproprier les conclusions de l’entretien. En écho à Delory-Momberger (2019), nous pouvons ici considérer l’effet perlocutoire qu’ont pu avoir l’entretien biographique, d’une part, et les modalités d’échanges concernant la transcription de l’entretien, d’autre part. Sans affirmer que l’entretien ait été déclencheur d’une modification de ses perspectives professionnelles, il n’en reste pas moins qu’il a identifié que nous pourrions répondre à une demande d’aide ici plutôt formulée comme une injonction. Nous pouvions faire le choix d’ignorer cette demande afin de conserver le cadre posé lors de l’entretien en nous préservant par une posture d’extériorité ; nous pouvions lui indiquer de nouveau les limites de notre champ d’intervention et le rediriger vers d’autres professionnels plus à mêmes de lui apporter des réponses ; ou bien nous pouvions quitter notre posture de chercheur en nous engageant dans une relation d’accompagnement. La deuxième piste nous semblait la plus pertinente mais nous n’avons pu la mettre en application étant donné que Nathanaël, à la suite de ce message, avait pris la décision de prendre la parole lors de différents temps de concertation avec les professionnels à propos de son avenir. Ce sont les professionnels, notant un changement de posture relativement radicale de la part de Nathanaël qui ne prenait auparavant pas la parole pour exprimer ses besoins et ses envies, qui ont pris contact avec nous pour savoir ce qu’il s’était passé lors de l’entretien et qui avait pu déclencher cela. Nous avons pris le temps de décrire les conditions de l’entretien qui lui avaient permis sans doute de se sentir en confiance et d’échanger tout en indiquant que seul Nathanaël pouvait répondre à leurs questionnements.

28Ces extraits illustrent ce que nous pourrions définir comme des « effets collatéraux » de la conduite d’entretien. En effet, bien que volontaires pour répondre à nos sollicitations, les acteurs mais aussi le chercheur, peuvent être intimement touchés par la situation qui les mobilise tout entier afin de mettre en mot leurs expériences. Là encore se pose la question de la responsabilité du chercheur en de telles circonstances. Il paraît incontournable d’interroger la portée de nos sollicitations pour la personne mais aussi de s’assurer que le cadre proposé est suffisamment clair pour ne pas produire des attentes envers le chercheur qu’il ne pourra satisfaire sans devoir quitter sa posture de chercheur.

Éléments de conclusion

29Nous souhaitions questionner le rôle, la posture et les attributions du chercheur dans le cadre d’entretiens permettant à la personne sollicitée de « garder la face » (Goffman, 1967), malgré son handicap, son trouble, ses difficultés de parcours. Il n’est pas si simple de mettre en mots son parcours lorsque l’on éprouve des difficultés à communiquer et ce, quelles qu’en soient les raisons. Cependant, le chercheur est amené à s’interroger à propos de l’environnement qu’il est amené à créer pour recueillir cette parole, pour établir un lien de confiance propice à l’échange. Cependant, il peut advenir que ces échanges conduisent à des prises de conscience à même d’influer sur le parcours de la personne à la suite de l’entretien.

30Même si nous ne pouvons préjuger de la portée des résonnances que nous avons involontairement provoquées lors des entretiens menés en offrant un cadre d’échange suffisamment sécurisant, nous sommes bien conscientes d’avoir participé à l’émergence de l’évènement pour certains des acteurs. S’ensuivent des questionnements quant à la posture à adopter pour le chercheur au risque de devoir renoncer à son recueil de données mais permettre aux acteurs de « garder la face ».

31Cela nous invite aujourd’hui à systématiquement interroger les conséquences de nos demandes d’entretiens ainsi que les modalités d’échanges proposées avec pour préoccupation de prêter attention à ce que cela ne devienne douloureux voire destructeur pour certaines personnes (Cifali, 2019, p. 13 ; Prairat, 2017, p. 74).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Julia Midelet et Valérie Viné Vallin, « Partages des expériences de vie et prendre part à une recherche : comment le chercheur peut-il prendre en compte les publics à la communication entravée ?  »Questions Vives [En ligne], N° 34 | 2020, mis en ligne le 18 décembre 2020, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/questionsvives/5159 ; DOI : https://doi.org/10.4000/questionsvives.5159

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Auteurs

Julia Midelet

Inspé Caen Normandie. Centre de Recherche Universitaire Expérience Ressources Culturelles Éducation (EA3971) ; Université Sorbonne Paris Nord

Valérie Viné Vallin

Centre de Recherche Universitaire Expérience Ressources Culturelles Éducation (EA3971) ; Université Sorbonne Paris Nord, Paris 13 (UP13).

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Droits d’auteur

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