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Partie 2 : Des événements in situ de l'espace sensible mis en récit

La mise en récit de l’expérience d’un évènement traumatique se pense-t-elle dans les mêmes termes qu’un récit « ordinaire » ?

Is the narration of the experience of a traumatic event thought of in the same terms as an "ordinary" story?
Marie Hèlène Verneris

Résumés

Cet article s’inscrit dans le cadre de la recherche biographique dont le récit est le cœur de sa réflexion théorique. L’auteure fait l’hypothèse que l’expérience du récit issu de situations de l’extrême ne peut être vécue ni même se penser dans les mêmes termes qu’un récit « ordinaire ». Après avoir défini certains repères théoriques pluridisciplinaires dans les domaines de la psychanalyse, de la psychologie et de la psychiatrie, elle propose d’explorer le regard que porte la recherche biographique sur la notion d’évènement traumatique. L’auteure s’appuie sur l’exemple de deux récits de vie évoquant chacun un scénario catastrophe très différent, à partir duquel vont se succéder de nombreuses situations dramatiques sur lesquelles les narrateurs n’auront aucune maîtrise. L’auteure montre que si les expériences d’évènements traumatiques ne sont pas toutes équivalentes, toutes ne se laissent pas pareillement appréhender par le récit. L’analyse comparative de leur récit va mettre en lumière plusieurs caractéristiques communes majeures. A la nécessité de dire, et de faire reconnaître, les deux narrateurs associent le besoin de transmettre une histoire qui doit être partagée collectivement afin de retrouver, dans la dignité, le droit d’être un homme, et celui d’être une femme. Bien qu’éprouvant à livrer, le récit de leur histoire s’inscrit dans leur vie comme un acte de survivance.

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Texte intégral

La mise en récit de l’expérience d’un évènement traumatique se pense-t-elle dans les mêmes termes qu’un récit « ordinaire » ?

1La recherche biographique nous apprend que le récit est la forme par laquelle la personne se saisit de son expérience et lui attribue sens et cohérence. L’ambition de cet article est d’explorer le regard que la recherche biographique porte sur la notion d’évènement traumatique, en tenant compte de l’hypothèse selon laquelle l’expérience du récit issu de situations de l’extrême apparaît, pour celui qui a vécu cette expérience, comme à la fois nécessaire et impossible.

  • 1 Thèse de doctorat en Sciences humaines et sociales, spécialité Sciences de l’éducation « Démarches (...)

2En guise de point de départ, nous proposons de convoquer un certain nombre de repères théoriques pluridisciplinaires dans les domaines de la psychanalyse, de la psychologie et de la psychiatrie pour définir les termes « trauma » ou « traumatisme » dans le contexte de sa mise en récit. La tendance dans le langage commun à employer trop souvent, de façon systématique, ces termes, nous oblige à cerner ces multiples aspects. Ces éclairages permettront de nous saisir du sens que la recherche biographique attribue à la notion « d’évènement traumatique » pour comprendre le regard qu’elle porte sur les récits issus de situations extrêmes. Nous nous appuierons sur deux entretiens de biographisation, réalisés au sein du milieu carcéral, « dans les murs » et « hors les murs », issus de notre thèse en sciences humaines et sociales1 dont l’objectif était d’étudier l’impact du parcours carcéral sur le parcours de vie des personnes ayant fait l’expérience de l’enfermement. Dans un premier temps, nous chercherons, à comprendre comment le récit traduit le caractère traumatique de l’enfermement. De fait, les interrogations s’accumulent. Quels sont les éléments qui permettent de conférer au récit son caractère traumatique ? Quelles sont les caractéristiques d’un récit dès lors que celui-ci évoque un évènement traumatique ? Ce qui nous amènera à évoquer les difficultés d’un récit lorsqu’il s’agit de chercher à dire quelque chose d’un au-delà inaccessible et jamais informulable totalement. Nous verrons que les efforts nécessaires pour s’obliger à formuler, ou plus exactement à restituer l’évènement traumatique sont à la hauteur de l’intensité du trauma. Parce qu’au moment du récit, les émotions, les douleurs sont à nouveau éprouvées et vécues comme une véritable réitération de ce qui s’est passé durant l’évènement.

3Si la structure d’un récit permet la mise en évidence des marques traumatiques, l’approche biographique nous ouvre à la compréhension sur la manière dont les évènements marquants transforment et bouleversent le cours de la vie de la personne et, de façon plus précise, selon leur intensité et leur force provoquent une remise en question de l’identité. Nous proposerons de croiser l’analyse des récits du point de vue de la recherche biographique avec les travaux de Catherine Malabou (2007, 2011), philosophe et théoricienne de « la plasticité ». En présentant la plasticité comme un nouveau paradigme philosophique et scientifique, Catherine Malabou montre que, dans le cas de traumatismes sévères, l’évènement traumatique peut provoquer une bifurcation totale de l’identité jusqu’à faire émerger une nouvelle personnalité qui n’a plus rien à voir avec l’ancienne. En conclusion, nous évoquerons les enjeux de la mise en perspective d’un dialogue entre recherche biographique, philosophie, psychanalyse et neurosciences.

4Les premières études sur les effets et les conséquences psychologiques éprouvés à la suite de vécus traumatiques se situent à la fin de la première guerre mondiale avec le retour des soldats souffrant de ce que la médecine, interrogeant leur état de santé mentale, appellera le « choc des tranchées » (Parent, 2006). Dès lors, les traumatismes jusque-là considérés comme des vulnérabilités personnelles seront attribués à des faits extérieurs qui en revêtent la responsabilité. Mais c’est après la guerre du Vietnam qu’intervient une seconde étape plus significative au niveau des résultats des recherches en questionnant et accompagnant les vétérans sur leur retour. Les américains démontrent alors le lien existant entre les vécus traumatiques des soldats, avec les expériences de combat que la guerre impose à ceux qui la vivent et les symptômes dont ils souffrent. Il faudra attendre les années 70 pour constater que les traumatismes essentiellement issus des expériences de conflits militaires peuvent également se rencontrer dans la vie civile pour s’élargir aux sphères domestiques et familiales en temps de paix. En France, ce sera plus précisément à partir des années 80, que les effets et conséquences psychologiques et psychiques relevant de situations de violences conjugales, sexuelles et d’abus sexuels sont reconnus comme pouvant être comparables aux syndromes des soldats et assimilés à des vécus d’expériences traumatiques.

5En complément de ce rapide détour historique, le besoin de définir de façon très succincte, ce que la psychiatrie entend par les termes « trauma » ou « traumatisme » nous est apparu indispensable. Il convient de préciser tout d’abord que la notion de « traumatisme », a tendance dans le langage commun à être employée trop souvent « de façon systématique », elle concerne malgré tout une situation bien spécifique qui arrive fort heureusement rarement dans une vie. Ferenczi (1929) décrit dans les années 1930 le trauma comme un choc psychologique important, une commotion, liée à une situation où une personne a été confrontée à la mort ou à une menace de mort, à des blessures graves ou aux risques de périls qui font éclater la personnalité. Plus récemment, la psychiatre Bourrat (2014), définit la notion de « traumatisme », comme :

un phénomène intrapsychique, répondant à l’intérieur d’un sujet à une situation traumatisante accidentelle, soudaine et imprévisible. Le trauma psychique vient interrompre le sentiment de la continuité d’exister ; il entraîne le sujet dans un éprouvé qui, souvent, empêche sa mise en récit (p. 447).

6Si les sciences médicales, par la multitude de travaux d’observation clinique, apportent aujourd’hui de nombreuses réponses scientifiques aux questions concernant les expériences d’évènements traumatiques et leurs impacts sur la santé mentale de la personne qui en est victime, les sciences humaines et sociales considèrent que si tout ce qui arrive à l’individu ne « fait pas événement », celui-ci s’inscrivant dans l’histoire individuelle, est défini (Leclerc-Olive,1997), comme « un objet complexe qui fait irruption, discordance, introduit un changement et marque une discontinuité » impliquant une variation significative dans le parcours de l’individu. Par ailleurs, certains évènements majeurs entraînent un renversement heureux alors que d’autres, de nature très différente, s’inscrivent de manière désastreuse dans le cours de l’existence. Ce dernier acquiert un statut catastrophique ou traumatique lorsqu’il surgit de l’incalculable, de l’imprévisible et qu’il est créateur d’un désordre dans ce qui jusque-là faisait ordre, quotidien et habitude. Cette définition n’introduisant pas de distinction claire entre « ce qui fait évènement », et « ce qui confère à cet évènement son caractère traumatique », nous nous sommes appuyée sur les travaux de Legrand (cité par Niewiadomski, 2012), docteur en psychologie, psychologue clinicien et psychosociologue qui considère qu’un « évènement catastrophe ou traumatique » est composé des trois caractéristiques développées ci-après :

  1. La catastrophe comporte toujours une part d’accident : quelque chose surgit inopinément du réel et vient faire effraction dans l’existence du sujet. La personne vit cette expérience comme un évènement dont le caractère est imprévisible et incalculable.

  2. Cet événement opère une rupture de trajectoire pour le sujet. Après cet événement la vie ne sera plus jamais ce qu’elle a été et s’en trouvera donc profondément et durablement bouleversée. L’événement traumatique peut ainsi être identifié comme un point de basculement dans la vie de la personne. L’expérience est vécue par la personne comme un évènement au caractère disruptif.

  3. L’événement se présente sous le visage phénoménal immédiat du désastre et du malheur provoquant parfois un état de sidération chez le sujet au point de ne pas pouvoir en parler. L’évènement est vécu comme une expérience inconcevable (p. 51).

  • 2 d’autant que certaines d’entre elles se trouvent, au moment des entretiens, encore engagées dans le (...)

7A l’occasion des travaux menés lors de notre thèse de doctorat en Sciences humaines et sociales, « Démarches de biographisation en milieu carcéral : Quels patrons biographiques en perspective ? », nous avons recueilli dix entretiens de biographisation auprès de personnes qui ont fait l’expérience de l’enfermement. Il s’agissait d’une recherche empirique se situant dans un milieu réputé marginal et dangereux. Un terrain dit sensible au sein duquel les situations de grande vulnérabilité nous ont amené à ajuster notre posture de chercheur en accordant une vigilance particulière à notre éthique. Dans le cadre de la conduite des entretiens, nous avons aménagé des espaces de rencontre humaine et individuelle donnant aux personnes l’occasion de se raconter et de se comprendre. Au-delà de la dimension d’écoute de la parole de l’autre, l’écoute de leurs hésitations comme de leurs silences et l’empathie dont nous faisons preuve habituellement, c’est à travers une éthique de la sollicitude, de la bienveillance et de la délicatesse (Janner-Raimondi, 2018 ; à paraître 2021) pour éviter de froisser, voire de nuire à la personne2, que nous avons développé une attitude favorisant le dialogue et la confiance afin que le sens de leurs expériences soit partagé. Nous proposons d’analyser le récit de deux personnes qui ont vécu des évènements traumatiques relevant de situations extrêmes selon deux approches différentes.

8Nous avons rencontré Charles, détenu à la prison de Fresnes, avec lequel nous avons réalisé deux entretiens, le premier d’une durée d’une heure se situant en détention, le second d’une durée de deux heures, se situe plusieurs semaines après sa sortie. Le second récit est celui de Liana, incarcérée à tort, pendant plusieurs années, en République dominicaine puis à Fresnes. Les deux entretiens totalisant cinq heures se situent « hors les murs ».

9Les récits de Charles et de Liana, s’inscrivent dans cette catégorie « d’évènements catastrophes » au sein « de situations extrêmes ». Ils mettent en scène la narration d’un scénario catastrophique à partir duquel se succèdent de nombreuses situations dramatiques sur lesquelles les narrateurs n’auront aucune maîtrise. Des évènements majeurs à partir desquels leur vie et tout ce qui la construisait jusque-là, semble leur échapper au point de ne plus vouloir vivre (Rogosinski, 2006).

10Selon Ricœur, tel que cité dans Feldman (2009) l’impact de la souffrance sur la puissance d’agir se fait à quatre niveaux : la parole, le faire, la narration et l’estime de soi. Nous émettons l’hypothèse que l’analyse de leurs récits à travers leur forme, leur structure et leur organisation, nous permettra de mieux nous saisir de la nature catastrophique et traumatique des évènements qui les matérialisent. Laissant de côté volontairement les personnes victimes d’un traumatisme qui découle du pur hasard tel un cataclysme naturel comme un tsunami, un cyclone, une pandémie ou des inondations, nous nous intéressons plus particulièrement à celles qui ont vécu un ou plusieurs traumatismes issus de la volonté et de l’intervention intentionnelle et délibérée d’une autre personne ou d’un groupe d’autres de nuire (par « nuire » nous entendons la volonté de menacer, terroriser, humilier, torturer ou éliminer l’autre). Ce dernier relevant essentiellement de la responsabilité d’une main humaine, les effets et séquelles en seront d’autant plus forts.

  • 3 Source : Prévention de la récidive et individualisation des peines chiffres-clés, juin 2014 : 1°) d (...)

11Comme nos travaux l’ont démontré, les récits de vie en milieu carcéral renvoient fréquemment à des histoires de vies chaotiques, des vies fragilisées à l’extrême, émaillées de drames et d’évènements bouleversants. Pour une grande majorité, disent les chiffres3, ces personnes sont issues de milieux sociaux économiques dits précaires, où coexistent toutes formes de vulnérabilités, affichant un faible niveau d’instruction scolaire dans un environnement où la culture et l’éducation font gravement défaut. Si Charles pourrait être issu d’un milieu social « défavorisé », ce n’est pas le cas de Liana ; son parcours de vie ne laisse en rien supposer qu’un jour elle puisse être confrontée à la justice, autrement peut être que pour une malheureuse contravention routière oubliée, et moins encore imaginer qu’elle puisse connaitre un jour la prison.

12Nous verrons que le récit de Liana, nous racontant son arrestation, puis son incarcération et sa vie en prison s’élabore dans un style souvent très descriptif, factuel, allant dans le détail (les dates, les textes de loi…) avec une précision parfois cinématographique, et souvent paradoxalement dans un style assez froid. Un récit organisé chronologiquement que nous pouvons qualifier d’« élaboré » dans le sens où Zarca (2001) l’entend. Mais dès lors qu’elle aborde les deux évènements majeurs traumatiques les plus importants de l’histoire qu’elle nous livre, la fonction même du récit, sa narration est atteinte. Le fil narratif est rompu en raison d’une focalisation sur l’instant et l’évènement. Pour Liana, le temps s’interrompt, la rupture avec la narration est brutale et se traduit par une absence totale de récit. L’incapacité de raconter par des mots le moment où son bébé lui a été arraché des bras pour être confié à l’inconnu, et celui où enfermée dans le dispensaire, elle subit un viol, marque le caractère traumatique des deux situations vécues. A contrario, nous verrons dans le cas de Charles, que c’est à travers un récit abondant, répétitif, parfois confus souvent doté d’ambiguïtés et de confusions qu’émergent des évènements majeurs marqués d’un caractère traumatique. L’absence de flexibilité et de souplesse est caractéristique d’une organisation du récit, décrite comme évocatrice du trauma (Feldman, 2009). Son récit nous laisse entendre une perte de confiance dans la parole elle-même, un découragement devant l’inefficacité de la répétition du récit. Tout le monde sait ce qu’il affirme, « la prison broie les gens » mais personne n’en prend conscience « les juges, les avocats, les gardiens, personne ne parle » alors, « à quoi bon raconter encore ? ». Si les vertus cathartiques de la parole ne sont plus à remettre en doute, lorsqu’il s’agit d’un récit aux contenus d’évènements traumatiques, la parole seule ne soulage plus. Au contraire Charles explique qu’elle est douloureuse parce qu’elle s’inscrit définitivement dans l’indifférence de ceux qui l’entendent et qu’elle réactive les scènes à l’origine du traumatisme. Dans le cadre d’études de récits de survivants de la Shoah, Zarka (2001) explique que la manière de relater un évènement traumatique reflète la façon dont il a été vécu.

13Le discours de Charles, 45 ans, marié, père de trois enfants, nous apprend qu’il est né au Liban pendant la guerre civile qui le fait orphelin de père et de mère à l’âge de six ans. Il est élevé par sa grand-mère en France, une femme « de caractère » qui a eu seize enfants. La guerre lui prenant également sa petite sœur, Charles dit côtoyer la violence depuis sa petite enfance. « Au Liban pendant la guerre civile, il y a eu beaucoup de morts, des civils qui ne faisaient pas la guerre eux » (Verneris, 2018, p. 202). A l’âge adulte, il se décrit comme « un gai luron, comme on dit, je vivais beaucoup la nuit, je suis un noctambule, j’aime être avec les gens, j’ai le contact facile » (p. 191). Il décide de rendre service à un ami en organisant une « descente commando » pour récupérer de l’argent et une voiture chez le débiteur, mais l’opération se passe mal. Dénoncé par la victime qui porte plainte, il est arrêté à son domicile, sous les yeux de sa plus jeune fille et de sa femme, quelques jours plus tard.

14Connu des services de police pour une dizaine de condamnations antérieures, il entre en prison pour la première fois ; la surprise est totale, le choc tout aussi violent. « Les premiers jours de détention, j’attendais dans ma cellule, je croyais que j’allais sortir… Quelqu’un allait bien finir quand même par comprendre qu’il y avait une erreur… » (p. 192). La vie bascule, et s’arrête derrière la porte de la cellule qui se ferme sur lui, en le laissant dans l’incompréhension la plus totale. « Je suis tombé de très haut et je me suis fracassé. Je comprenais rien à ce qui se passait, même pas pourquoi j’étais là, ça m’a anéanti » (p. 192). Il ne maitrise plus rien et donne l’impression d’avoir perdu tous ses repères. « En prison, tout le monde s’en fiche, c’est une machine qui broie les gens » (p. 193). Comme dans toutes les situations limites de l’existence, Charles se sent au bord du précipice, un peu comme si le sol s’effaçait sous ses pieds, le précipitant ainsi dans un gouffre sans fin « avec l’impression irrévocable d’un effondrement du monde aux alentours, un monde commun de la vie autour de soi » (Janner-Raimondi, à paraître 2021).

15La verbalisation de son expérience carcérale replonge Charles dans son histoire personnelle, très affecté par le récit des drames qui vont se jouer. Une verbalisation laborieuse, se perdant dans la reconstruction des évènements, qui fait simultanément rejaillir les émotions éprouvées dans le passé. Très ému par la brutalité et la violence de la situation, il va relater cet épisode avec difficulté et dans une très grande colère. Charles suffoque tout en parlant très fort, son récit lacunaire est troué d’essoufflements alternés de paroles dont l’intelligibilité se laisse difficilement saisir : « La colère est là, au fond de moi, la rage est présente tout le temps en moi. Comment être en paix avec soi-même en plein milieu de la guerre ? » (Verneris, 2018, p. 204). A partir de l’incarcération, il raconte les évènements catastrophes qu’il n’arrivera pas à empêcher et qui, n’en finissent pas de se succéder. La colère de Charles exprime à la fois l’erreur de ne pas avoir prévu son arrestation alors que jusque-là il avait toujours été capable « avec succès de tout prévoir » et de faire en sorte pour que rien de semblable ne lui arrive ; mais aussi l’incompréhension de son incarcération au regard d’une mauvaise évaluation quant à la gravité du délit commis. Une sous-estimation conséquente au point que Charles ne fait pas le lien entre l’acte commis et la sanction ; il considère la peine d’enfermement comme une injustice, la réduisant au résultat d’une décision judiciaire purement arbitraire et irrationnelle. Il ne maitrise plus rien ; le récit qu’il livre signe la déroute du sens et donne l’impression de la perte de ses repères. La violence est partout, dans ses actes, dans ses pensées, dans ses affects ; tout est violence. « Au début, je n’étais pas là, je disais, c’est pas possible, j’acceptais pas, je vibrais, j’étais violent avec tout le monde » (p. 200). Celle-ci traduit (Noali, 2016) toute la difficulté qu’il éprouve à accepter la sanction qui s’avère plus lourde de conséquences qu’il n’aurait pu l’imaginer ; son agressivité reflète le désespoir et l’impuissance de ne pouvoir changer le cours de sa vie. Charles a peur de ce monde nouveau, ce qu’il voit autour de lui le déstabilise, le sentiment d’insécurité est partout et permanent ; pour lui « les gardiens sont corrompus, ses codétenus sont des gens opportunistes dangereux et menteurs ; des débiles mentaux, des mythomanes, des gens machiavéliques » (Verneris, 2018, p. 200). Le monde dans lequel il se trouve lui paraît incompréhensible, les difficultés inhérentes à cet univers hostile lui paraissent insurmontables, le récit qu’il en donne souffre d’intelligibilité et de compréhensibilité. « J’avais beaucoup de haine et de violence en moi au départ, durant les tout premiers jours, ensuite j’ai voulu me suicider en détention » (p. 199). Ne comprenant pas les raisons pour lesquelles il se trouve en prison, Charles rejette l’enfermement sous toutes ses formes possibles et ses modalités jusqu’au point de vouloir mettre fin à sa vie, une vie, pour lui, qui n’a plus de sens. Charles va passer onze mois et vingt jours en prison sans jamais s’apaiser. Il ne verra ses enfants qu’une seule fois durant l’incarcération, mais jamais sa femme.

16A sa sortie, Charles n’est plus le même, sa femme est partie sans laisser d’adresse :

Il faut une certaine période pour se réadapter, parce que les barreaux dans votre tête ils sont toujours là en fait… Il faut que je retrouve mes esprits, la situation à la sortie n’était pas celle que j’attendais, ma femme s’est barrée, elle a pété un câble, je pense probablement que c’est pour me faire payer mon absence, elle a été seule à gérer les trois enfants pendant de longs mois, pendant que j’étais en prison, elle me le fait payer (p. 203).

17Si Charles ne subit pas en détention de blessures corporelles, son expérience carcérale semble lui avoir laissé des troubles psychologiques faisant apparaître des blessures psychiques :

La plupart des gens qui sortent, boivent pour oublier, moi, je bois pas, il y en a qui se droguent, moi, je fume pas et je touche pas non plus aux drogues dures. Il faut que je travaille en profondeur ce que j’ai subi... C’est ça le problème de la détention, c’est que quand les gens sortent, ils pensent que ça y est, ils sont libres, mais en surface seulement, le mental c’est beaucoup plus long à réparer… (p. 201).

18En liberté depuis plusieurs mois, malgré le temps qui passe et la vie d’avant qui reprend son cours, Charles se trouve toujours derrière les barreaux, indiquant ainsi que l’on ne sort jamais de la prison. « On s’enferme soi-même, on peut plus sortir tellement ça fait peur la sortie. Tout ça, ça détruit tout » (p. 201).

19Charles a vécu l’expérience de l’incarcération comme une catastrophe personnelle, produisant chez lui un choc émotionnel qu’il évoque comme un anéantissement personnel qu’il va avoir du mal à surmonter. Ce choc est d’autant plus fort qu’il était persuadé de pouvoir, comme les fois précédentes « passer à travers les mailles du filet ». S’il est inutile de revenir sur la notion de « choc carcéral » (Lhuillier & Lemiszewska, 2001) ressenti lors de l’entrée en prison par l’expérience d’une rupture violente, soudaine et imprévue avec le quotidien, la famille et l’environnement ; l’exemple de Charles révèle que toute la période d’enfermement, ressentie comme une descente aux enfers, et une exclusion (rejet) de la société est vécue comme un traumatisme :

Là, je suis à terre, j’ai un genou à terre, il faut qu’elle revienne, qu’on retrouve une vie commune ... où qu’elle soit, je vais la retrouver de toute façon, c’est pas la peine qu’elle se cache, ça ne sert à rien, elle devra sortir un jour (Verneris, 2018, p. 203).

20Ainsi, la recherche biographique nous apporte de nouveaux éléments de connaissance concernant le caractère traumatique de l’enfermement qui jusque-là s’observait, du point de vue de la criminologie, à l’entrée en détention, que nous pouvons étendre à toute la période de la détention jusqu’à la sortie et même au-delà. L’analyse du récit de Charles confirme que lorsque l’évènement traumatique arrive, il entre en collision avec le parcours de vie allant jusqu’à provoquer des blessures invisibles dont les répercussions sur l’état de santé mentale de la personne peuvent s’étendre bien au-delà de la période d’enfermement. « La société, relâche des fous dans la nature ; les gens deviennent fous, mais vraiment fous, des aliénés, relâchés en pleine société » (p. 202). Elle permet également de nous saisir du caractère intemporel de l’évènement catastrophe dont l’expérience traverse, les semaines et les mois un peu comme si celle-ci omniprésente et envahissante habitait Charles et le possédait. Un peu comme si Charles était resté accroché à un obstacle sans parvenir à s’en détacher. Dans cette situation, nous voyons que la mise en récit d’un évènement traumatique, sans un accompagnement clinique pluridisciplinaire, ne guérit pas les blessures qu’il provoque, puisque Charles, six mois après sa sortie de prison, semble être toujours sous son emprise. Pour autant, sa verbalisation et socialisation ont permis à Charles de rendre lisible au-delà des murs son vécu traumatique en le partageant avec nous durant les entretiens dans le cadre de nos divers échanges. En donnant une forme narrative à ce qui lui est advenu, Charles joint à la nécessité de dire, le besoin de transmettre une histoire qui doit être sue, pour ce que l’administration pénitentiaire produit en terme de déshumanisation et de dépersonnalisation. C’est l’occasion pour lui d’affronter ou de réaménager les traumatismes vécus, à défaut (à minima) de retrouver le droit d’être un homme en transmettant son récit à la société comme un acte de survivance. Un tel témoignage revêt une importance significative en matière de débat sur les conditions de détention des individus, l’accès aux soins durant l’enfermement, et la façon dont l’entrée et la sortie de prison sont appréhendées alors que le choc carcéral est toujours présent.

21La problématique de l’impossible récit du trauma que nous avons évoquée, s’inscrit dans la douloureuse dialectique qui consiste à replonger dans l’évènement traumatique pour s’en libérer, sans l’assurance de parvenir à s’en échapper. Si les vertus cathartiques de la parole ne sont plus à remettre en doute, lorsqu’il s’agit d’un récit aux contenus d’évènements traumatiques, la parole seule ne soulage plus, au contraire, Charles explique qu’elle est douloureuse parce qu’elle réactive les scènes à l’origine du traumatisme. C’est pourquoi nous soutenons que le récit d’un traumatisme ne peut se penser de la même façon qu’un récit ordinaire. Nous avons observé durant l’entretien que Charles suffoque tout en parlant très fort, son récit lacunaire est troué d’essoufflements alternés de paroles dont l’intelligibilité se laisse difficilement saisir. La difficulté qu’il rencontre à s’exprimer le ramène aux sensations d’étouffement qu’il avait lorsqu’il était enfermé dans sa cellule de 9 m2 avec trois autres détenus. Malgré tout, Charles s’oblige à dire, se doit de raconter et veut faire savoir comment la prison a tout détruit dans sa vie.

22Au même titre que Kofman (1987) parlant de l’impossible récit des survivants des camps, nous soutenons que le récit d’une expérience traumatique telle que l’enfermement ne peut se faire qu’au moyen de paroles suffoquées dans lesquelles se conjuguent le devoir de parler et l’impossibilité de le faire, la parole et l’asphyxie. Raconter en suffoquant, voilà comment le sujet peut arriver à faire le récit d’un trauma (Parent, 2006).

23Mais les expériences d’évènements traumatiques ne sont pas toutes équivalentes et toutes ne se laissent pas pareillement appréhender par le récit.

24Le discours de Liana, 45 ans, mère de cinq enfants nous révèle qu’elle est d’origine malgache, adoptée à treize mois par une famille française aisée, d’un milieu plutôt bourgeois et catholique. Deux autres enfants seront adoptés par la suite. Elle a eu une enfance stable, au sein d’une famille aimante et très soudée, une vie épanouissante avec de nombreux voyages au gré des déplacements de son père ingénieur dans les travaux publics travaillant souvent à l’étranger. Elle reçoit une éducation catholique stricte. Scolarisée dans le privé, elle passe une licence en littérature. Maman de son premier enfant à 19 ans, elle se voit contrainte d’arrêter son parcours universitaire pour passer des concours administratifs et entrer à la Sécurité Sociale en 2000, où elle s’inscrit dans une carrière professionnelle stable. Au cinquième enfant, le couple décide de se marier, et c’est à l’occasion de leur voyage de noces en République Dominicaine, que la vie de Liana, de son mari Christophe, des cinq enfants et de leurs proches basculent dans l’enfer. La famille est appréhendée à l’aéroport pendant les formalités douanières pour le vol retour direction Paris. Le moniteur de contrôle, au passage à la douane, révèle la présence d’une très grosse quantité de produits stupéfiants dans sa valise :

Lorsque ma valise réapparaît à la sortie du tunnel… la douanière m’avertit qu’elle va procéder à l’ouverture de la valise. À partir de là, ce que nous vivons, c’est comme dans un film. Enveloppés dans une serviette de bain de couleur bleue, laquelle ne nous appartient pas, des pains rectangulaires, entourés de scotch de couleur sont posés sur mes affaires, je ne saurais pas dire ce que c’est (Verneris, 2018, p. 169).

25Le premier évènement catastrophe survient, imprévisible et incalculable « quelque chose d’inattendu et d’incompréhensible se passe » (p. 169). Tous les deux persuadés qu’il ne peut s’agir que d’une simple erreur ou d’un mal entendu, les premières heures passent en essayant de se rassurer mutuellement « mais comme nous n’avons rien à nous reprocher, nous restons calmes et confiants, nous pensons que tout va très vite se régler finalement » (p. 170). Plusieurs interrogatoires après, la confusion s’installe, « Pour moi, aucune des questions posées n’est cohérente avec notre vie et la réalité » (p. 170). Christophe et Liana se trouvent dans un état de sidération « Nous ne comprenons vraiment pas ce qui nous arrive » (p. 170). Sous le visage phénoménal immédiat du désastre et du malheur, Liana et son mari sont brutalement menottés, son enfant de 18 mois lui est arraché des bras par un inconnu en uniforme, ils sont séparés puis emprisonnés en des lieux différents. « C’est là précisément que le temps va s’arrêter pour moi » (p. 170), moment à partir duquel sa vie ne sera plus jamais ce qu’elle a été et s’en trouvera donc profondément et durablement bouleversée :

Une terrible sensation m’envahit ; j’ai froid, j’ai peur, je ne sais pas ce qui va advenir de nous, je ne maîtrise rien de la situation… l’avion va partir sans nous et pour des raisons que j’ignore, nous restons ici (p. 170).

26Seule Liana sera condamnée par la justice dominicaine pour trafic de drogue, « Et puis le verdict tombe, je prends 8 ans de prison ferme ; et je tombe aussi » (p. 177). Quatre années plus tard et après de longues négociations, elle obtient son transfèrement en France et terminera son parcours dans un établissement en région parisienne. Durant son enfermement, Liana ne verra jamais aucun de ses enfants, tombe gravement malade, perd la garde de ses cinq enfants, et cède à la demande de divorce de son mari. Dans la réalité, Liana sera victime d’un complot entre trafiquants de stupéfiants et personnels aéroportuaires, policiers et douaniers corrompus à la place desquels elle endossera la responsabilité de l’acte criminel, à l’image d’un dommage collatéral d’un mauvais « coup frauduleux raté ». L’affaire sera rendue publique par la presse locale, alors que Liana se trouve encore en prison, les principaux investigateurs ne seront pas inquiétés, la justice ne reviendra jamais sur sa première décision.

27L’exemple de Liana nous montre que si l’évènement traumatique ne se laisse ni oublier ni réduire au statut d’un simple souvenir « enfermé » dans l’histoire personnelle, la possibilité de sa narration, comme trouver des mots aptes à rendre compte de l’évènement, n’est pas forcément acquise. La particularité qui caractérise l’évènement traumatique consiste précisément en une expérience qui excède le langage et se situe en deçà ou au-delà des mots et, par conséquent, d’un récit (Parent, 2006). Il arrive dans ce cas précis que le récit d’un évènement traumatique soit tout aussi difficile à construire qu’à entendre ; sa mise en forme constitue alors pour le narrateur un véritable défi. Parce qu’il nécessite de s’immerger au cœur même de l’évènement dont les effets de la rencontre comme la douleur et la souffrance risquent d’en asphyxier les mots et paralyser la narrativité. L’analyse du discours de Liana nous permet de voir que celui-ci est fluide, factuel, nourri de détails concrets jusqu’à ce qu’elle arrive aux évènements les plus marquants, ceux qu’elle a vécus dans l’horreur et la brutalité.

28Le récit de Liana qui, durant son incarcération à l’étranger a été violée, illustre bien cette douloureuse dialectique : « Ce qui suit est très difficile encore pour moi à raconter, cinq années ont passé depuis, je n’ai rien oublié, mais j’ai toujours autant de mal à en parler » (Verneris, 2018, p. 171). A essayer d’accéder au moment où l’évènement traumatique s’est passé pour le dire revient à visiter la blessure causée de l’intérieur. C’est un peu comme replonger dans le traumatisme sans arriver à s’en défaire, sans parvenir à s’en libérer. Liana explique que durant plusieurs années il lui a été impossible d’en parler ; « Je ne l’ai dit à ma famille qu’après ma sortie de prison » (p. 184). Tenter d’aborder l’expérience vécue la renvoyait à l’idée de la mort qu’elle a fortement souhaitée à chaque violence subie, il y avait aussi « le sentiment de honte de n’avoir pu se défendre face aux agresseuses et celui de la peur de lire dans le regard des proches l’incompréhension » (p. 184). Ainsi le récit que Liana tente de faire de l’évènement traumatique, par des mots et des silences suffoqués, trop proche de l’expérience vécue, la renvoie aux scènes d’horreur qu’elle a subies ; « J’ai beaucoup souffert derrière ces murs ; on m’a battue, j’ai été violée par une gardienne et une détenue, sa complice, j’ai voulu en finir... J’étais plus qu’anéantie » (p. 173). Liana s’interroge « Comment dire l’horreur ? » ; puis Liana se tait, pleure, et conclut ce passage du récit par « Je n’ai rien oublié, oublier un viol c’est impossible, mais raconter ça fait mal, les mots me manquent » (p. 184). Tout ne peut pas être dit, ou raconté, il y a toujours une part que le narrateur ne dévoile pas, une part cachée de l’histoire, dans le souci de préserver son intimité. Dans le cas d’évènements du sensible à caractère traumatique, ce sont les paroles impossibles qui font barrage au récit. En état de sidération traumatique, Liana ne nous dira rien ou presque du viol si ce n’est « Elles me menacent, elles deviennent violentes, et se sont acharnées sur moi » (p. 184). Elle ajoute qu’elle n’a pas porté plainte auprès de la direction de l’établissement, elle ne les a pas dénoncées de peur des représailles de la gardienne, qui avait tout pouvoir sur les détenues. Pourtant l’analyse des entretiens montrera que c’est à partir de cet évènement que son parcours carcéral va basculer :

Je n’en peux plus, je tente d’en finir… Arrivée au bout de tout ce que je pouvais endurer, je prends tous les comprimés que j’avais mis de côté. Je sais que je vais partir en m’endormant petit à petit, j’en ai ras le bol, je sais que je ne reverrais plus mes enfants avant des années, ici je ne sers à rien pour eux, pour moi le combat s’arrête là, j’ai fait tout ce que je pouvais mais je n’en peux plus, je dis stop… (p. 179).

29Liana, suivie par un psychiatre dès sa sortie de prison, suit une thérapie :

J’ai encore des moments où je souffre d’insomnie, mes nuits sont habitées par les scènes que j’ai vécues, les plus terrifiantes. Celles qui m’ont le plus marquée, la séparation avec mon enfant, et toutes les violences que j’ai subies là-bas (p. 183).

30A ses proches qui lui conseillent de rapidement tourner la page pour reprendre le cours de sa vie, elle répond :

Non, je ne peux pas, je ne tournerai pas la page, faire comme si rien ne s’était passé ? La seule chose que je puisse faire c’est apprendre à vivre avec ce qui m’est arrivée, je ne tournerai jamais la page, ce n’est tout simplement pas possible (p. 184).

31Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre, Liana ajoute :

Les souvenirs remontent toujours dans mes pensées, en fait, il y a partout quelque chose pour me rappeler mon histoire, et qui me ramène à elle. J’ai toujours des moments d’absence, une parole, un bruit, quelque chose de banal et anodin, me fait replonger en enfer. Je suis sortie de prison mais je dois me libérer dans ma tête aussi de tous ces cauchemars que je fais éveillée qui me surprennent à n’importe quel moment de ma vie au quotidien, qui m’assaillent et me poursuivent (p. 186).

32Et termine son récit ainsi « J’y travaille, j’avance, je sais que j’y arriverai » (p. 186).

33Comme le précise la philosophe Kofman (1987) qui a travaillé sur de nombreux récits de témoins de la Shoah revenant des camps de concentration, la mise en récit de l’expérience d’un évènement traumatique ne saurait se penser dans les mêmes termes qu’un récit « ordinaire » ; le terme même de « récit » pourrait être remis en question. Ainsi nous constatons qu’avec le statut du récit, les fonctions de la parole, du dire et du raconter sont pensées différemment parce que l’auteur cherche à exprimer le plus justement possible quelque chose d’un au-delà qui lui est temporairement inaccessible pour le choc émotionnel et psychique que l’évènement a créé. Parce que le propre d’un trauma se conçoit autour de son caractère inaccessible et incompréhensible, en faire le récit est un véritable défi pour celui qui s’y exerce. De façon paradoxale au regard des dissemblances qu’ils présentent, les deux récits partagent en commun néanmoins les spécificités majeures que la psychanalyse (Bettelheim, 1976) recense pour caractériser de traumatique un évènement catastrophique et pour inscrire celui-ci dans une situation de l’extrême. A l’occasion d’un évènement arrivé de manière extrêmement brutale, comme par effraction dans leur parcours de vie, un évènement qui n’a pu être anticipé, les deux narrateurs ont fait référence dans leur récit à la mort en la souhaitant, jusqu’à essayer de la provoquer, pensant qu’elle serait libératrice. Ils ont eu parfois à côtoyer, dans des circonstances plurielles, la peur de perdre leur intégrité à la fois physique et psychique entrainant une déstructuration de l’identité, une explosion des repères et un éclatement de tous les cadres de références auxquels il était possible de s’arrimer auparavant. Au-delà de la colère pouvant aller jusqu’à la haine et de la peur, les deux récits témoignent également d’une forte désillusion des autres, d’un très grand sentiment d’impuissance, d’injustice et d’un besoin de reconnaissance sociale. En donnant une forme narrative à ce qui leur est arrivé, Charles et Liana ont réussi le défi de rendre ce qui leur paraissait épouvantable en quelque chose de présentable à l’autre. Charles et Liana joignent ainsi à la nécessité de dire, et de faire reconnaître, le besoin de transmettre une histoire qui doit être sue, qui doit être partagée collectivement pour ce que la réponse par l’enfermement (en France comme à l’étranger) produit en termes de déshumanisation et de dépersonnalisation. Si ce n’est l’occasion d’affronter pour réaménager et raccommoder leurs traumatismes vécus (Chaput-Le-Bars, 2016), à minima, chacun y a retrouvé dans la dignité le droit d’être un homme, celui d’être une femme en transmettant son récit à la société comme un acte de survivance.

34Ainsi, l’analyse biographique des deux récits à travers les évènements traumatiques qui les caractérisent, apporte un éclairage important sur les processus de développement de la personne, nous permet de répondre à la question de l’influence et de l’impact de la prison sur le parcours de la personne et, de manière plus précise, de constater que les évènements biographiques traumatiques provoquent, à divers degrés, selon leur intensité et leur force, une remise en question de l’identité, voir un changement créateur d’une nouvelle identité.

35Il n’est sans doute pas superflu de rappeler que le chercheur en sciences humaines et sociales n’est pas un thérapeute ; la recherche biographique dont la visée principale est d’étudier les processus de construction du sujet au sein de l’espace social, n’a pas pour objectif de soigner ou de guérir la personne avec laquelle il s’entretient. Mais nous pouvons constater que la posture d’écoute, d’empathie et de prudence qu’il adopte dans la pratique de l’entretien biographique se rapproche par des points communs et des liens étroits indiscutables de celle d’un clinicien. A l’instar de la question de la posture, certains résultats de nos analyses corroborent les travaux réalisés dans des domaines scientifiques qui n’ont plus à faire leur preuve.

36Nous pouvons citer les travaux de Catherine Malabou (2011), philosophe théoricienne de la plasticité, questionnant les effets cérébraux des traumatismes. De ses recherches, naissent deux concepts issus du domaine des neurosciences (Le Doux, 2003) et de la psychanalyse (Solms 1986). Celui de « la plasticité » (Malabou, 2007) qui interroge la possibilité que notre cerveau souffre lors de traumatismes psychiques de même que notre corps souffre lors d’une méchante entorse ou d’une rage de dent et celui qu’elle nomme « le concept de lésion cérébrale », conséquence du traumatisme. Reprenant les études sur la plasticité en neurobiologie d’Antoni Damasio (1999), Malabou (2011) conclut que subir un traumatisme grave, engendre chez la personne une souffrance psychique productrice de lésions cérébrales. Celles-ci, touchant le cerveau émotionnel, peuvent entrainer une détérioration des affects. La personne perd ses capacités à éprouver certaines émotions, ses capacités à prendre des décisions rationnelles, l’ensemble de son affect étant atteint (Damasio, 1999, p. 48). Plusieurs études (Damasio, 1999 ; Le Doux, 2003 ; Vincent, 2002 ; Solms et Turnbull, 2015), reconnaissant le rôle des affects et des émotions dans la régulation de la plasticité cérébrale, ont montré que, selon la gravité du trauma vécu, une personne peut devenir étrangère à elle-même. Un changement de personnalité apparait faisant surgir une personne nouvelle. Il n’est pas rare, que l’entourage familial témoigne d’un changement radical par des comportements nouveaux, les datant à partir du trauma et que la personne elle-même témoignant d’une rupture avec sa vie d’avant, ne se reconnait plus dans sa vie. Malabou parle alors de l’émergence d’une nouvelle identité (2011, p. 490). Plutôt que de réparer, restaurer ou rééquilibrer émotionnellement la personne, la plasticité cérébrale est créatrice d’une nouvelle identité. Ce que décrit Malabou dans ses travaux qui associent les neurosciences à la psychanalyse (deux domaines d’étude du fonctionnement psychique) est ce que la recherche biographique, une science de la personne et de la subjectivité, étudie depuis des années, les processus de construction du sujet.

37A partir de ces conclusions, accordant une place fondamentale à la puissance de la plasticité cérébrale et faisant le lien avec ce que les recherches en neurobiologie nous apprennent, il y a donc des évènements traumatiques dont l’impact des blessures peut à la fois interrompre toute continuité subjective au point que se construise une autre identité. Des constats et résultats qui sont en cohérence avec ceux que nous avons exposés précédemment.

38Si nous reprenons le récit de Charles, nous trouvons tout au long de son discours les stigmates des blessures profondes et intimes causées par les traumatismes qu’il a vécus. Charles, enfant, a connu la guerre avec son lot de violence et de morts. Il est touché personnellement par la mort de son père, sa mère et sa sœur. Puis Charles, adulte, fait l’expérience d’un enfermement sévère incompris. Le « choc carcéral » est suivi par des situations de violence l’amenant à préférer la mort à l’enfermement. Il dit que sa vie a été coupée. Libéré, il dit que sa tête se trouve toujours derrière les barreaux, il a perdu tous ses repères, qu’il n’est plus le même. Charles a peur, il ne retrouve plus sa vie d’avant mais, pour autant, il ne se reconnait pas dans la nouvelle. Il dit que même sa femme ne le reconnait pas au point de préférer partir. Son récit, envahi d’affects et d’émotions irrépressibles, traduit ce que Malabou (2007), appelle les blessures invisibles à partir desquelles surviennent les signes d’une douleur profonde, témoins de ses souffrances psychiques.

39Charles comme Liana représentent ce qu’elle nomme « les nouveaux visages de la souffrance » ou « les figures du trauma », ces personnes qui après avoir vécu un grave trauma changent d’identité sans même l’avoir voulu et moins encore provoqué. Malabou explique avoir été témoin de ce type de transformations sous des formes bien moins spectaculaires :

chez tel couple qui ne se remet pas d’une infidélité, chez des jeunes qui décrochent brutalement, chez des personnes qui perdent leur travail ou sont en difficulté professionnellement. Ces gens devenaient subitement étrangers à eux-mêmes, comme s’ils avaient eu un accident (2011, p. 497).

  • 4 Le projet de réunir la psychanalyse avec les neurosciences, considéré comme une première étape de l (...)
  • 5 La neuropsychanalyse est une nouvelle approche qui se propose de rechercher des concepts permettant (...)

40Pour Malabou (2011) comme pour Solms4 (et Turnbull, 2015), l’enjeu de la neuropsychanalyse5 aujourd’hui serait d’accompagner ces nouvelles blessures pour que les personnes puissent, en retrouvant et réorganisant leurs souvenirs, se réapproprier leur histoire. Ce qui leur permettrait d’être écoutées, d’un double point de vue, psychanalytique (en essayant de les faire parler d’une manière ou d’une autre) et neurologique (en observant ce qui se passe dans leur cerveau lorsqu’il y a des trous dans le récit ou des impossibilités).

41De notre point de vue, nous pensons qu’à ce courant, encore minoritaire du fait d’un très fort clivage entre psychanalystes et chercheurs en neurosciences, un dialogue entre la neuropsychanalyse et la recherche biographique devrait être entamé au regard des apports et de la complémentarité que cette dernière montre, que ce soit sur un plan épistémologique ou pragmatique. Nous soutenons l’idée que, bien au-delà de faire s’exprimer et faire dire quelque chose, la recherche biographique en éducation, domaine issu des sciences humaines et sociales, par la pratique de la mise en récit de l’expérience traumatique et par son analyse, permet aux personnes de donner du sens aux évènements qui traversent leur histoire, comme c’est le cas des évènements biographiques traumatiques susmentionnés. Nous savons que l’activité biographique permet d’intégrer et d’interpréter, les situations et les événements de leur existence en organisant et construisant l’expérience selon la logique d’une raison narrative (Delory-Momberger, 2010).

42Ces recherches ouvrent des pistes très fécondes invitant les disciplines de la psychanalyse et de la philosophie, peu enclines à confronter leurs élaborations théoriques, à prolonger leur dialogue avec les neurosciences. Au sein d’un lieu d’échanges, leurs discours gagneraient sans doute à s’ouvrir aux sciences humaines et sociales et plus précisément à ce que la recherche biographique peut leur apporter. S’il fallait raconter les cas neurologiques comme on raconte les cas psychanalytiques, en trouvant une écriture propre, il faudrait également concevoir une forme de récit biographique qui fait sens à la fois pour celui qui l’écoute comme pour celui qui le raconte.

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Notes

1 Thèse de doctorat en Sciences humaines et sociales, spécialité Sciences de l’éducation « Démarches de biographisation en milieu carcéral : Quels patrons biographiques en perspective ? »

2 d’autant que certaines d’entre elles se trouvent, au moment des entretiens, encore engagées dans le processus carcéral et judiciaire pour les faits qui leur sont reprochés.

3 Source : Prévention de la récidive et individualisation des peines chiffres-clés, juin 2014 : 1°) du point de vue de leur scolarité : 48 % des personnes n’ont aucun diplôme ; 80 % ne dépassent pas le CAP-BEP ; 27 % échouent au bilan de lecture ; chez les jeunes détenus de plus de 18 ans, 80 % d’entre eux sont sans diplôme et près de 40 % se trouvent en échec au bilan de lecture. 2) du point de vue de l’emploi : le taux d’activité à l’entrée en détention est inférieur à 50 %. 3) du point de vue du logement : 7 % des entrants en prison se déclaraient sans domicile fixe ; à la sortie de prison, 14 % des personnes déclaraient ne pas disposer d’une véritable solution de logement ou d’hébergement ; 25 % des personnes accueillies en centre d’hébergement ont déjà fait l’objet d’une ou plusieurs condamnations pénales.

4 Le projet de réunir la psychanalyse avec les neurosciences, considéré comme une première étape de la naissance de la neuropsychanalyse est initié par Solms en 1986.

5 La neuropsychanalyse est une nouvelle approche qui se propose de rechercher des concepts permettant le dialogue et l’intégration entre des disciplines aux approches différentes, notamment entre la psychanalyse et les neurosciences. La neuropsychanalyse, qui n’est pas une école de psychanalyse, est un domaine d’étude scientifique du psychisme humain qui privilège les travaux empiriques plutôt que la spéculation et regroupe les recherches impliquant différentes méthodes qui se situent le long de la frontière entre la psychanalyse et les neurosciences : Source “Dictionnaire de neuropsychanalyse" Serafino Malaguarnera, (2016) p. 315-321.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie Hèlène Verneris, « La mise en récit de l’expérience d’un évènement traumatique se pense-t-elle dans les mêmes termes qu’un récit « ordinaire » ?  »Questions Vives [En ligne], N° 34 | 2020, mis en ligne le 18 décembre 2020, consulté le 09 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/questionsvives/5303 ; DOI : https://doi.org/10.4000/questionsvives.5303

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Auteur

Marie Hèlène Verneris

Ingénieure en formation pour adultes, docteure en sciences de l’éducation à l’université Paris Sorbonne Nord, membre du laboratoire scientifique Experice.

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