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Partie 3 : Approcher et dire les événements : questions de méthodes de recherche et de formation

L’université des artistes ou comment utiliser la forme artistique pour former les professeurs

The University of the Artists or how to use the art form to train teachers
Séverine Colinet et Béatrice Mabilon-Bonfils

Résumés

La laïcité est dans l’école une « question socialement vive » en prise avec des évènements traumatiques successifs qui font effraction dans le vivre-ensemble scolaire. La formation des professeurs autant que des élèves n’en est que plus complexe : entre non-dits, réticences, peurs et déni des émotions. Les sujets vivent le rapport à la laïcité au regard de leur parcours biographique. Notre recherche vise à présenter un dispositif d’ingénierie ancré sur le savoir-relation mobilisant l’expérience sensible des sujets. Huit entretiens biographiques menés avec des élèves et des enseignants ont permis d’évaluer les effets du dispositif sur les sujets et leur puissance d’agir à l’aune de la recherche biographique.

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Texte intégral

Introduction

1L’actualité récente est venue nous rappeler que la laïcité est dans l’école une « question socialement vive », une de ces questions qui mobilisent et qui divisent (Legardez & Simonneaux, 2006), en prise avec des évènements traumatiques successifs qui font effraction dans le vivre-ensemble scolaire et qui réinterroge la formation des enseignants. Dans la perspective d’une formation « à vivre », la nature des savoirs (Colinet & Avenel, 2017) et notamment le savoir-relation articulant notamment recherche biographique et travail sur l’expérience sensible apparaissent comme incontournables dans une refonte de la formation des professeurs.

2Au prisme de la laïcité, cet article se propose de chercher à comprendre comment la forme artistique par un dispositif d’ingénierie du bonheur - l’université des artistes - constitue un outil opératoire pour appréhender l’expérience sensible qui s’inscrit dans les parcours biographiques des acteurs, en l’occurrence ici les acteurs de l’École. Comment la conception d’un dispositif visant à favoriser la prise en considération de l’expérience sensible à l’école implique de prendre en compte les savoirs-relations dont les sujets disposent et développent pour construire et ré-inventer les modalités d’un « vivre-ensemble » dans l’établissement scolaire et au-delà de ses frontières ? Le dispositif d’ingénierie (Colinet & Gadras, 2019) présenté a été appréhendé comme une expérience sensible découlant de savoirs-relations (Mabilon-Bonfils, 2014) qui constituent un schème d’interprétation globale pour donner du sens aux modes et aux formes d’engagement des acteurs impliqués au cœur du dispositif, qui se centre sur une question vive de l’école, la laïcité.

3Si le référentiel de compétences des professeurs du 1er juillet 2013 assigne aux professionnels de l’éducation comme missions de « faire partager les valeurs de la République » et donc de « savoir transmettre et faire partager les principes de la vie démocratique ainsi que les valeurs de la République : la liberté, l’égalité, la fraternité ; la laïcité ; le refus de toutes les discriminations » et de « prendre en compte la diversité des élèves », force est de constater que cette mission pose question pour les professeurs, principalement la question de la laïcité au coeur d’une certaine panique morale (Mabilon-Bonfils & Zoia, 2014) et qu’ils doivent donc être formés à faire vivre les valeurs.

4Une première partie de cet article analysera la formation des enseignants dans la tradition universitaire française en questionnant la nature des savoirs mobilisés. Les concepts fondateurs de cet article seront circonscrits : laïcité, savoirs-relation, recherche biographique et expérience sensible. Nous questionnerons un renouvellement possible dans la manière d’appréhender la formation de professeurs grâce à une méthodologie spécifique, l’ingénierie du bonheur, qui s’inscrit en quasi-rupture avec cette tradition. Il s’agit ici de concevoir une formation de professeurs ancrée autour du bonheur d’apprendre et d’enseigner.

5Partant de l’idée directrice de penser une formation des professeurs et un dispositif intégré sur une question socialement vive, la laïcité, la seconde partie de l’article sera consacrée à l’explicitation d’un dispositif expérimental de formation des professeurs, l’université des artistes, qui mobilise le vécu des sujets grâce à la forme artistique comme expérience sensible. Nous préciserons la position retenue du chercheur et du dispositif. Nous analyserons les effets du dispositif sur les sujets et leur puissance d’agir à l’aune de la recherche biographique. Nous discuterons des possibilités de reproductibilité de ce dispositif.

1. Formation des professeurs et recherche biographique : pour un savoir-relation

6Nous cherchons ici à comprendre la nature des savoirs mobilisés dans la tradition du système académique français. À l’heure d’une énième refonte de la formation des enseignants, comment envisager cette formation ? Comment les savoirs mobilisés pour penser une question scolaire vive la laïcité, s’inscrivent-ils dans la recherche biographique ?

1.1. Une formation transversale de professeurs ancrée autour du bonheur d’apprendre

Former les enseignants : une nécessité ?

7La formation des enseignants n’a pas toujours été pensée comme une nécessité dans la tradition française de primat des savoirs. Ce passif est inscrit dans une histoire. Déjà Durkheim, certes dans un contexte social et politique très différent, analysait les réticences intellectuelles à la formation des enseignants. Certains, expliquait-il, qui admettent assez volontiers que la pédagogie n’est pas inutile d’une manière générale, nient qu’elle puisse servir à quelque chose dans l’enseignement secondaire. Une préparation pédagogique est nécessaire à l’instituteur, mais par une grâce d’état le professeur de lycée n’en a pas besoin car il a vu par l’exemple de ses maîtres comment on enseigne et la culture très large qu’il reçoit à l’université le met en état de manier avec intelligence cette technique dont il a eu le spectacle pendant sa vie d’écolier et sans qu’il ait besoin d’une autre initiation (Durkheim, 1938). Former les enseignants ne va donc pas de soi dans la tradition universitaire française où la possession de connaissances disciplinaires attestée par la possession d’un niveau de diplôme a longtemps été jugée comme suffisante, l’autorité du Savoir faisant office de compétence pédagogique.

Une histoire de la formation

8Dans l’histoire récente de la formation des maîtres, il est à repérer avec Prost et Bon (2011) que la question du recrutement des enseignants et de leur formation initiale est largement enracinée dans la trajectoire diverse de ce métier depuis le XIXe siècle et notamment dans l’opposition entre degrés primaire et secondaire de l’école française. Dans le secondaire, la formation initiale des enseignants est très limitée et principalement disciplinaire. Avec l’élévation du niveau de la formation universitaire exigée des enseignants, à la fois d’un point de vue légal (réglementation des concours enseignants, politiques éducatives, harmonisation européenne) et social (évolution du profil des candidats aux concours, massification de l’enseignement supérieur), la mise en place des IUFM, à partir de la loi d’orientation de 1989, a été envisagée comme un « instrument » au service de la démocratisation du système éducatif (Lapostolle, 2013) et a ancré les IUFM (Instituts Universitaires de Formation des Maîtres) comme tentative d’unification du corps enseignant et comme volonté d’une formation pédagogique et didactique, autant que disciplinaire. Il s’agissait d’articuler des « savoirs universitaires » avec des « compétences correspondant véritablement aux activités concrètes des enseignants » combinant des connaissances liées aux disciplines enseignées, celles qui sont relatives à la gestion des apprentissages et de celles qui concernent le système éducatif. Le programme conceptuel des IUFM devait permettre d’accompagner tout en le confortant le processus de démocratisation de l’enseignement secondaire, en formant de « nouveaux maîtres », et pour ce faire d’expérimenter ce sens et ces modalités, de tenter d’inventer, de construire et de mettre en œuvre des curricula qui conduiraient à faire entrer les enseignants en devenir dans un processus de professionnalisation (Lapostolle, 2009).

9Les nombreux articles parus dans la revue Recherche et formation questionnant et alimentant la construction de cette professionnalité, de même que ceux de Le Bouedec (2007), Carraud (2010), Robin et Vinatier (2011) convergent tous vers le constat que des « savoirs spécifiques » et une « éthique » fondaient les bases de cette posture professionnelle spécifique répondant à l’émergence d’une professionnalité des formateurs. Cette institution semble avoir permis une « fertilisation croisée » des diverses manières - des plus « théoriques aux plus pratiques » - d’aborder la formation des futurs enseignants, qu’ils soient étudiants ou stagiaires (Lapostolle, 2009). Avant que se profile la « mastérisation » (effective à partir de la rentrée 2010-2011), tout semble en effet se passer comme si les IUFM, arrivés à « maturité », pour reprendre l’expression de Robert et Terral (2000), avaient acquis une certaine expérience avec laquelle toute réforme de leur mission devrait compter.

10La Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école (2005), dite la réforme Fillon s’est alors inscrite comme un contre-mouvement en matière de construction de la professionnalité enseignante. « En somme, les formateurs des IUFM, quoi qu’il en soit de leur identité professionnelle, avaient mis une vingtaine d’années pour se défaire de certaines routines propres au métier d’enseignant. Ils avaient dû renoncer à enseigner selon des méthodes traditionnelles. Ils avaient également dû apprendre à évaluer de manière indirecte les contenus de formation qu’ils proposaient : les concours de recrutement et les impacts de leurs enseignements sur la formation professionnelle des jeunes enseignants servant de « juge de paix ». Désormais ils doivent évaluer plus strictement et de manière plus académique ce qu’ils enseignent, ce qui n’est pas sans incidence sur le cadrage des méthodes et contenus d’enseignement/formation proposés aux étudiants… Il semble que le formateur redevienne « enseignant ». Cela aura une incidence sur la manière de transmettre les contenus de formation et la façon dont les étudiants se les approprient (Lapostolle, 2013). Les formateurs IUFM avaient progressivement intégré les caractéristiques des publics auxquels ils s’adressaient. Ils avaient appris à adapter les contenus de formation et les modalités de transmission de ces contenus en fonction des postures qu’ils avaient identifiées chez les enseignants en formation : étudiants, stagiaires, néo titulaires ; ils avaient intégré des savoir-faire et des repères fondamentaux communs pour exercer de manière optimale leur métier (Loizon, 2012). Les changements de posture des enseignants en formation - se sont trouvés largement perturbés, brouillant ainsi les espaces favorables à l’introduction d’une formation professionnelle dans les masters. Et cette réforme a marqué un retour vers une pédagogie traditionnelle et « scolaire ». L’idéal du « formateur », ce professionnel que Bancel (2009) appelait de ses vœux dans son rapport, né de la rencontre de cultures, d’expériences et de pratiques de personnels aux statuts variés, volait en éclat.

11Notamment, la question reste posée de la place des savoirs « non disciplinaires » dans la formation des professeurs. Bien sûr il s’agit d’un abus de langage, ces savoirs dits de la formation transversale sont qualifiés de « non disciplinaires » : alors qu’évidemment, ils ont été comme tout savoir scientifique, construits selon les canons de méthode des sciences dans une discipline de référence (la sociologie, la psychologie, l’histoire, la science politique, les sciences de l’éducation…). Mais par définition, ces savoirs sont difficiles à définir : au-delà des savoirs constitutifs de la discipline ou des disciplines à enseigner dans l’enseignement primaire ou l’enseignement secondaire qui sont nommés « savoirs d’enseignement », les futurs enseignants reçoivent une formation articulant deux autres ordres de savoirs différents : les savoirs appartenant à la formation transversale d’une part et la didactique des disciplines et la pédagogie, sorte de savoirs d’action d’autre part. Les savoirs de la formation transversale reposent sur des contenus qui ne relèvent pas des disciplines d’enseignement, ni de la didactique, ni de savoir-faire pratiques, mais plutôt des sciences humaines et sociales. Cependant l’affaire se complique encore car la didactique elle-même peut bénéficier des apports de certaines sciences sociales (Altet, Lessard, Paquay & Perrenoud, 2008). Par-delà ces difficultés de taxinomie, l’objectif poursuivi est évidemment d’optimiser la transmission des savoirs disciplinaires tout en prenant en compte les nouvelles missions qui incombent aux enseignants. Cependant, la formation transversale occupe dans la formation des enseignants une position encore marginale dans l’ensemble de la formation des enseignants du second degré, ainsi que le démontre une étude empirique menée en 2008 (Mabilon-Bonfils, 2009) à partir des plans de formation. Variable selon les Instituts Universitaires de Formation des Maîtres, le contexte et les rapports de force locaux, elle est presque absente dans la formation avant la réussite aux concours - parce que les épreuves des concours de recrutement sont fondamentalement « disciplinaires » - et elle demeure quantitativement mineure après la réussite aux concours. Bien qu’étant emblématique du travail effectué par les IUFM (Instituts Universitaires de Formation des Maîtres), puis des ESPE (École Supérieure du Professorat et de l’Education) et INSPE (Institut National Supérieur du Professorat et de l’Éducation) parce qu’elle est fondamentale dans le processus de professionnalisation des enseignants que ces lieux de Formation des Maîtres ont pour mission de mener, elle ne semble pas bénéficier d’une forte légitimité, ni auprès des jeunes enseignants en formation, ni auprès d’une partie de la communauté scientifique.

12Les réformes se succèdent, et on peut se demander comment les formateurs pourraient-ils contribuer à transformer le métier d’enseignant, s’ils reproduisent strictement les modalités traditionnelles de fonctionnement des enseignants associés à une forme scolaire (Vincent, 1994) transmissive et verticale.

13Du point de vue biographique, cette structure de la formation présente des effets qu’il faudrait penser sur la (non) transformation des sujets, pris dans une urgence aux objectifs non pensés : entre « bachotage » en master première année et « recettes magiques » en master deuxième année.

14Pourrait-ce être le moment opportun pour repenser les modalités de formation de professeurs ? D’autant que cette question se pose aussi avec acuité à l’université, scolarisant depuis plus d’une décennie de « nouveaux lycéens » dont les modalités de socialisation familiale et d’accès au savoir diffèrent fortement de leurs aînés. L’élargissement et les transformations récentes du recrutement des élèves ont en effet renforcé les différenciations sociales au sein des filières de formation. La figure mythique de « l’héritier » à l’expérience identique et surtout collective est en décalage croissant avec les élèves qui fréquentent les établissements d’enseignement des années 80 et plus encore depuis 1990 et complexifient la transmission des savoirs, des savoir-faire voire des savoir-être indispensables à la réussite à l’université. La société a changé, les élèves ont changé, les modes d’accès aux savoirs aussi. Une formation renouvelée des professeurs s’impose. Une nouvelle architecture de la formation des professeurs qui réponde à de nouveaux enjeux, pense le parcours biographique des futurs enseignants en investiguant de nouveaux leviers.

Positionner l’expérience sensible dans les savoirs

15Avec l’hétérogénéité croissante des publics scolaires, avec les mutations de la forme familiale et des modes de socialisation contemporains, avec la multiplication des modalités d’accès aux savoirs, le métier d’enseignant est devenu plus complexe et nécessite une formation longue ancrée sur les savoirs de recherche. Depuis une dizaine d’années, les réformes successives de la formation des professeurs n’ont pas eu d’effets significatifs sur l’attractivité du métier de professeur1, sur la qualité de la formation proposée autant que sur les représentations que s’en font les professeurs.

16De nouveaux leviers doivent/peuvent être investigués. Nous nous proposons de penser une formation de professeurs ancrée autour du bonheur d’apprendre et d’enseigner grâce à une méthodologie spécifique, l’ingénierie du bonheur. Cette approche n’est pas aujourd’hui caduque quand un raisonnement à courte vue oppose plaisir et apprentissage, dans un imaginaire structurant (Castoriadis, 2006) opposant les savoirs académiques et la pédagogie, l’esprit et le corps, la raison et l’émotion ? La forme scolaire (Vincent, 1994) en demeure la concrétisation pour la « socialisation méthodique de la jeune génération » (Durkheim, 1922) au travers d’une discipline, de règles et contraintes (Foucault, 1975) perpétuant un ordre social, et édifié sur le modèle de l’Église (Dubet, 2004) de la sanctuarisation du savoir, de l’ascèse, de la séparation, de la répression du « naturel ». Ce modèle scolaire repose sur la promotion d’un individu rationnel par la « transmission » de savoirs scolaires, et par le déni des affects dans le lieu scolaire (Mabilon-Bonfils, 1998). La question des affects et des émotions a été longtemps négligée à l’école, et ce, principalement dans l’école publique française, centrée sur une « forme scolaire » privilégiant la construction d’un individu rationnel par les apprentissages et le savoir académique laissant aux pédagogies alternatives/nouvelles de Montessori à Freinet le soin de penser le bonheur d’apprendre et l’épanouissement par le savoir. Cette question est particulièrement prégnante dans le système éducatif français du fait d’une histoire marquée par un modèle républicain ancré sur la transmission verticale de valeurs (Mabilon-Bonfils, 1998).

17Évidemment la question n’est pas sans soulever d’intenses débats taxinomiques épistémologiques et méthodologiques. Peut-on définir et mesurer le bonheur ? Quels sont les enjeux politiques, scientifiques et éducatifs de cette question ? Sans pouvoir entrer ici dans cette discussion, quelques balises pourront être posées. La science économique et la psychologie positive sont parmi les premières disciplines à s’emparer de la notion de Bonheur, la distinguant du simple bien-être. Car c’est principalement sous l’angle de la santé, de la qualité de vie puis du bien-être, que la question a été mise en agenda récemment, plutôt que du bonheur, notion encore trop peu stabilisée. Mais même sur ces questions, peu d’enquêtes de terrain existent en France, même si la littérature scientifique montre la centralité de cette dimension pour saisir ce qui se joue à l’école (Meuret & Marivain, 1997). Au-delà des performances académiques, la réussite des élèves est (aussi) liée au bien-être de l’enfant dans le cadre de l’École. Ainsi, l’étude du bien-être à l’École vise à analyser l’adaptation sociale de l’enfant, mais aussi son épanouissement, ses relations sociales et sa qualité de vie (Gibbons & Silva, 2011). Même si le bien-être dans le contexte scolaire renvoie à des facteurs comme le degré de satisfaction à l’égard de l’école, le climat de la classe, le sentiment de satisfaction, un travail définitionnel approfondi est nécessaire pour comprendre ce concept (Guimard, 2015). L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE, 2009), dans sa comparaison internationale des pays, propose l’étude de différents aspects qui combinent plusieurs indicateurs clés du bien-être des enfants, tels que la qualité de la vie scolaire, l’éducation et la santé. Dans le contexte de l’école, le bien-être est perçu au travers du climat scolaire, qui n’est pas seulement le cumul des niveaux de bien-être individuels, mais qui prend en compte la dimension relationnelle, ainsi que les résultats en matière d’apprentissage ou de sécurité (Debarbieux, 2015). Par-delà leur pluralité, tous les indicateurs et modèles s’accordent sur la nécessité de prendre en compte la dimension du ressenti subjectif des sujets dans l’école grâce à des méthodologies diverses (Delory-Momberger & Mabilon-Bonfils, 2019). Nous proposons une notion, sinon encore un concept scientifiquement stabilisé, qui prend en compte l’ensemble des dimensions du sujet dans son épanouissement actuel et potentiel, ouvrant sur les perspectives philosophiques d’émancipation, de « pouvoir d’agir » des sujets dans les organisations, institutions et sociétés aux fins de son humanisation comme le montre Morin. C’est l’idée même d’une organisation apprenante voire même d’une société apprenante inclusive qui est là en jeu à travers le bien-être et donc l’action (Freire, 2013) et nous partons donc de l’idée de définir plutôt qu’un concept stabilisé, une démarche : l’ingénierie du bonheur, où l’idée de savoir-relation articulant notamment recherche biographique et travail sur l’expérience sensible sont centrales. La laïcité est une thématique de formation sensible sur laquelle le dispositif a été testé.

La laïcité : une question scolaire vive

18La laïcité désigne un principe politique et juridique selon lequel aucune religion n’a le monopole de l’État et de la vie sociale et selon lequel l’État et ses institutions ne privilégient aucune religion (ni non plus l’athéisme), les respectent toutes et respectent la liberté de conscience, et de religion de chacune (Blanchet, 2017). Cette signification est-elle communément partagée ? La laïcité est devenue un mot-valise dont Baubérot (2015) a précisé les différentes figures qui ont émergé au cours de l’histoire en France et les survivances de plusieurs d’entre elles. La résurgence du mot « laïcité » dans le débat politique et idéologique est récente et il existe une correspondance directe entre ces deux débats, c’est-à-dire la nécessité réaffirmée d’une laïcité intransigeante dans l’espace public et, en même temps, le fait que l’islam comme nouvelle religion en France représente une sorte de défi, pour certains, caractérisé comme insurmontable (Stora, 2017). Historiquement, l’idée de laïcité en France se partage entre deux conceptions, issues de l’affrontement séculaire entre catholicisme et républicanisme, et surdéterminé par d’autres conflits sociaux et politiques que Debray (1992) en son temps avait nommé « républicaine » et « démocratique », et que Balibar (2017) qualifie plutôt de laïcité « identitaire » et laïcité « d’inclusion ». Le mot laïcité est (donc) employé de façon différente dans le débat public. Pour certains, la laïcité permet d’interdire toutes les manifestations religieuses ; pour d’autres, la laïcité a notamment pour objet de respecter celles-ci (Merle, 2017). Depuis les années 1980, un processus de laïcisation de l’espace public français est à l’œuvre notamment scandée par « l’affaire de Creil ». La loi de 2004 sur l’interdiction du port de signes religieux ostentatoires dans l’espace scolaire en constitue un point fort. Avec la loi de 2004, s’est opéré un changement radical dans la notion de laïcité, en passant de la neutralité de l’État à la neutralisation dans l’espace public, de la neutralité des services publics à la neutralité imposée aux usagers de ces services, en l’occurrence les élèves dans les établissements scolaires. Dans un contexte radicalisé de panique morale (Mabilon-Bonfils & Zoia, 2014), en résonnance avec l’actualité internationale et nationale, et ponctué par les crimes et attentats terroristes successifs, l’École est alors aux prises avec de nouvelles donnes de laïcité, et ce, de manière récurrente. Elle est confrontée à des demandes de pluralité culturelles et cultuelles croissantes. Les années 2000 ont vu l’essor de textes, lois, circulaires objectivant la laïcité en réponse à des situations questionnant notamment les limites entre espace privé et public (loi de 2004, enseignement hebdomadaire à partir de 2015, de morale laïque, baptisé dans le cadre du projet de loi sur la Refondation de l’école, Enseignement moral et civique, charte de laïcité en 2013, vadémécum « La laïcité à l’école en 2020 » …). Comment l’école peut-elle être un levier de construction du sens collectif, au moment où elle est confrontée à la montée d’identités issues de l’ensemble du monde ? En effet, la laïcité scolaire française ne fait pas sens pour tous les élèves (Durpaire & Mabilon-Bonfils, 2014) : la laïcité de « notre modèle républicain » se désenchante. Ainsi, le modèle républicain promeut des individus toujours plus abstraits, toujours plus détachés de leurs appartenances et en réalité ceux qui se sortent le mieux du système sont toujours plus issus de milieux favorisés et toujours plus blancs… Dès lors, non seulement les leçons de morale risquent de rester lettre morte, mais plus grave, elles alimentent la distance entre la théorie et la réalité (Mabilon-Bonfils, & Zoia, 2014). L’échec scolaire résiste toujours au projet démocratique égalitariste, idéal républicain et laïque de neutralisation nécessaire des aspérités. C’est dans les quartiers populaires que les chiffres relatifs à l’échec scolaire sont les plus importants et ce sont également les publics de ces quartiers qui sont le plus directement visés par les textes, les lois ou les circulaires qui portent sur l’application d’une laïcité qui se manifeste de plus en plus comme ayant vocation à régler tout ce qui pose problème. L’inscription des publics dans des territoires où se concentrent pauvreté et origines culturelles communes conditionne l’accès pour les publics à la compréhension des attentes de l’école et la nature des expériences professionnelles. Dans ces espaces, les réglementations proliférantes de règles ne suffiront pas à encadrer, ou définir, le travail des professionnels confrontés à des logiques socioculturelles qui les déstabilisent.

19Notre dispositif de formation a donc pour effet de se saisir cette question vive autrement et nous cherchons ici à comprendre comment les savoirs-relations mobilisés par un dispositif de formation atypique s’inscrivent dans la recherche biographique.

1.2. Le savoir relation : mobiliser la recherche biographique et l’expérience sensible

Savoir-relation

20« Le terme de savoir-relation désigne en premier lieu la relation des savoirs : c’est l’idée d’une circulation accrue des savoirs (…) » (Durpaire & Mabilon-Bonfils, 2014, p. 175). La fonction traditionnelle de l’École, est réinterrogée dans ses pratiques scolaires : l’élève aujourd’hui construit de plus en plus de savoirs de l’École, la notion même de savoirs s’étant démultipliée avec les outils technologiques (encyclopédies collectives, réseaux d’apprentissage des connaissances, déclinaisons entre savoirs pratiques, savoirs d’action et savoirs scientifiques). En second lieu, « le savoir-relation revêt une dimension active lorsque la relation des savoirs induit un savoir de la relation » (Ibid, p. 177). Dans cette logique, c’est la relation qui est première, en ce qu’elle médiatise le savoir qui s’apprend et se construit dans la relation. Le Savoir ne se réduit pas à l’accumulation de connaissances qui hiérarchise et positionne dans une certaine position sociale. Les savoirs-relations se conçoivent comme des outils opérants pour soutenir la relation et guider l’action (Collinet & Gadras 2019). Les relations-savoirs sont au cœur des expériences sensibles qui jalonnent les parcours des sujets.

Expérience sensible

21Selon Duarte (2013), l’expérience sensible est « un phénomène naturel de l’espèce humaine, qui produit une nouvelle organisation des patrons cognitifs. Elle reconstruit des valeurs et a des difficultés à être reconnue par la production scientifique comme une réalité passible d’être productrice de connaissance ». Selon nous, l’expérience sensible est à entendre comme une expérimentation intime, personnelle, cognitive et collective que les acteurs (élèves, enseignants, parents…) peuvent aborder comme une situation de vie source de savoirs. Par conséquent, l’expérience sensible implique d’accéder au sens du discours de l’autre, des élèves, des parents, des professionnels, accueillir leurs propos, trouver ce qui fait sens pour eux, avoir le souci de leur permettre de trouver du sens à travers leur parcours biographique pour pouvoir être eux-mêmes producteurs du sens de leurs propres actions. Accéder à l’expérience sensible de l’autre, ce n’est pas ouvrir un espace uniquement tourné vers l’autre, c’est au contraire permettre à l’autre de se tourner vers l’espace des possibles.

22Le savoir-relation et l’expérience sensible trouvent un ancrage dans la recherche biographique dans la mesure où elle « doit s’appliquer à étudier les opérations et les processus selon lesquels les individus intègrent, structurent, interprètent les espaces et les temporalités de leur environnement historique et social, elle doit comprendre et analyser l’interface de l’individuel et du social en interrogeant les constructions biographiques individuelles dans leurs contextes et leurs environnements » (Delory-Momberger, 2009, p. 6).

23Ces apports conceptuels nous amènent à nous demander comment envisager un renouvellement dans la manière d’appréhender la formation de professeurs grâce à une méthodologie spécifique, l’ingénierie du bonheur.

1.3. La formation des professeurs et l’ingénierie du bonheur

L’ingénierie du bonheur pour une articulation des savoirs

24Une ingénierie du bonheur est une procédure de co-construction/co-conception, par des chercheurs et des professionnels, de dispositifs mobilisant des savoirs de nature différente (savoirs de recherche, savoirs d’expertise, savoirs d’action, savoir professionnels) visant à améliorer une ou plusieurs dimensions du bien-être définies par des élèves professeurs, professionnels de la médiation ou parents d’élèves, et dont l’impact est investigué par la recherche. Pour le chercheur, l’ingénierie produit des savoirs de recherche, pour le professionnel des savoirs d’action ; pour les élèves, les professionnels ou les parents potentiellement une amélioration de bien-être scolaire. Voire même selon la théorie de l’acteur-réseau et la sociologie de la traduction de Callon (1986) et Latour (1991), la validation des savoirs n’a pas lieu dans un cadre seulement scientifique, mais dans leur reprise et leur « traduction sociales en dehors du laboratoire » (Akrich, Callon & Latour, 2006). Et ces traductions ont pour conséquence une évolution permanente des identités des acteurs et une reconstruction continue du champ. Dans une telle ingénierie, des acteurs aux profils et statuts professionnels divers (Akrich, Callon & Latour, 1991 ; Latour, 2005), et chacun s’y engage en portant ses intérêts, son expérience et ses savoirs. Mais les processus collectifs n’existent que par l’implication individuelle intéressée de chaque participant dans le travail commun, dans un espace symbolique de rencontres, et inversement cette implication est renouvelée grâce aux effets du travail collectif (Legros, 2008) ; ce qui peut se nommer la production d’un Commun, au sens de ressource partagée collectivement par une communauté qui établit des règles dans le but de préserver et pérenniser, voire parfaire cette ressource tout en fournissant la possibilité et le droit de l’utiliser par tous. Le préalable à toute utilisation des ingénieries du bonheur est d’imaginer les conditions du dialogue entre chercheurs, formateurs, enseignants, rectorat en créant des espaces « d’intéressement » (Akrich, Callon & Latour, 2006). Le problème des rapports entre recherche et formation ne peut se poser simplement comme une question de transfert de savoirs mais comme la production d’un espace collectif de confrontation des savoirs et des pratiques et de forums hybrides. Le top-down est inefficient. Il ne suffit pas qu’existent des pratiques de valorisation des savoirs, des lieux réels ou virtuels de ressources, des recherches collaboratives, pour que les professionnels s’en emparent. La formation initiale et continue des professeurs doit être pensée autrement : autour de la production de cet espace d’intéressement où chercheurs et professionnels modifient leurs pratiques. Sans quoi les recherches restent lettre morte, simple mode de validation de la formation initiale des professeurs, sans intérêt pour les intéressés, qui les pensent trop théoriques et décrochées de leurs pratiques. C’est ce que montrent toutes les enquêtes successives comme le souligne l’ouvrage « A quoi servent les sciences de l’éducation » (Delory-Momberger & Mabilon-Bonfils, 2019). Toutes les disciplines sont concernées par ce constat. Une communauté ne se décrète pas. Dans cette conception, entrer par le vécu des sujets et mobiliser la forme artistique comme expression sensible constituent des leviers majeurs.

25Dans ce contexte, l’université des artistes, en tant que mode expérimental de formation des professeurs a vocation à participer d’une démarche novatrice fondée sur :

  • un renforcement d’une autonomie professionnelle passant par l’auto-évaluation et le développement de l’expertise ;

  • une élaboration réflexive et éthique de l’enseignant ;

  • une formation mutualisée par la co-construction de pratiques ;

  • une place centrale du narrateur ;

  • un développement de compétences socio-émotionnelles par l’expérience sensible ;

  • un continuum recherche-formation.

2. Penser la laïcité à l’école grâce une ingénierie ancrée sur le savoir-relation

26Au prisme de la laïcité, question socialement vive, il s’est agi de concevoir et de mettre en œuvre un dispositif expérimental, l’université des artistes puis d’en étudier les effets sur la puissance d’agir des sujets. Il trouve un ancrage dans le savoir-relation. Il articule expression des émotions et vécu subjectif liés aux parcours biographiques (Dizerbo, 2020) des sujets.

2.1. Un dispositif expérimental1 : l’université des artistes

Définition et objectifs

27L’université des artistes est un mode expérimental de formation des professeurs (stagiaires et statutaires) qui mobilise le vécu des sujets grâce à la forme artistique. Cette ingénierie du bonheur aux doubles fins pédagogique et de formation avait pour objet de penser autrement le rapport à l’altérité que produit la musique et d’ouvrir des modes d’empowerment inédits. L’université des artistes est un « espace apprenant » inédit : un appel à communications, deux jours d’évènements et plusieurs mois d’expérimentation en amont associant chercheurs et professionnels (professeurs stagiaires et titulaires, conseillers principaux d’éducation, artistes et éducateurs). C’est un projet hybride de recherche-formation dont la visée est de former par la recherche en sciences sociales et par la musique et le théâtre-forum pour favoriser l’apprentissage du vivre-ensemble des sujets dans (et hors) l’école en questionnant les situations de « déséquilibre » que génèrent les situations scolaires d’acculturation au regard de la « question vive » de la laïcité dans le système éducatif français.

28Ce dispositif est pensé sur deux années et mobilise des actions plurielles et se conclut par un évènement collectif.

29Une première année de travail de réflexion et d’échanges a été menée associant chercheurs et professeurs. Puis, pendant une année, en lien avec des chercheurs, des professeurs de plusieurs disciplines (philosophie, sciences économiques et sociales, français, anglais, histoire) et des CPE ont mis en œuvre dans leurs classes respectives des activités pédagogiques co-construites dont le point commun était d’utiliser les objets de la culture populaire et juvénile que sont les chansons pour initier un travail de réflexion autour de la laïcité. De même, une promotion de professeurs-stagiaires d’un master 2 a été formée par les chercheurs-formateurs pour concevoir chacun dans leur classe un dispositif pédagogique avec les mêmes leviers. Un centre de Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ) dont la mission est de prendre en charge les mineurs, qu’ils soient victimes ou délinquants, a pensé un dispositif co-construit avec une chercheure, un rappeur, et l’éducatrice auprès de jeunes primo-délinquants.

30Un appel à communications de colloque scientifique a été lancé avec un comité scientifique sur « Les musiques de la diversité : des lieux apprenants entre éducation et culture Laïcité, Diversité et apprentissage du Commun ».

31Deux jours de manifestations ont alors été organisés réunissant :

  • les professeurs et professeurs stagiaires ;

  • les chercheurs intégrés aux dispositifs et les chercheurs ayant répondu à l’appel à communications ;

  • les éducateurs intégrés aux dispositifs et des éducateurs en formation ;

  • les élèves êtes jeunes de la PJJ ayant participé ;

  • des artistes participant des musiques de la diversité ;

  • l’observatoire de la laïcité.

32Aussi, tous les acteurs ont été conviés à discuter de travaux et/ou de pratiques en éducation autour de la laïcité, à partir de formes originales d’échanges : communications scientifiques, extraits de spectacles, rencontres avec des artistes, dialogues avec les chanteurs, documentaire, théâtre-forum, présentation de dispositifs pédagogiques tous co-construits avec des chercheurs et mis en œuvre dans les établissements scolaires mais aussi les centres sociaux et une Protection Judiciaire de la Jeunesse ?

33L’événement lui-même n’a pas eu une forme académique classique : il a été médiatisé par la forme artistique.

Accéder à l’expérience sensible des élèves et des professeurs : médiation par la forme artistique

34De nombreux événements autour des questions de laïcité depuis quelques années ont fait intrusion dans notre modèle républicain français : qu’il s’agisse des débats autour du port des signes religieux à l’école ou à l’université, de la question de l’enseignement du fait religieux à l’école, des débats sur la nourriture halal dans les cantines, de la question des discriminations ethniques à l’école (Mabilon-Bonfils, 2014), des attentats terroristes successifs en France (de « Charlie hebdo », à la promenade des Anglais, de « hyper casher » ou à l’assassinat de Samuel Paty) et de tant d’autres. Par-delà les réponses institutionnelles et la multiplication des textes, lois et pratiques dans l’école (de la Loi de 2004 à l’Enseignement moral et civique comme enseignement hebdomadaire de morale laïque, à la charte de laïcité et aux minutes de silence dans les établissements après les attentats…), force est de constater que beaucoup d’enseignants sont démunis, face une formation initiale et continue insuffisante et inadaptée. D’autant que cette question sensible ne peut être saisie par les élèves comme par les professionnels qu’au travers de leur parcours biographique singulier. Or, dans un mode républicain ancré sur l’abstraction d’un citoyen sans appartenance (Mabilon-Bonfils, 2008) et dans une forme scolaire qui en est l’incarnation, la parole peine à s’ouvrir et les injonctions moralisatrices sont souvent sans effet.

  • 2 Voir à cet égard le numéro de revue : Terrain 37 : Musique et émotion. Paris, Éditions du Patrimoin (...)
  • 3 Laborde, op.cit. p 80.

35L’université des artistes avait pour objet de proposer un dispositif où la parole des élèves comme celles de professeurs sur la laïcité et le Vivre-ensemble soit entendue au moyen d’une médiation par la forme artistique. Il s’agit de travailler avec ce qui surgit avec la musique par les zones de sens mobilisées et donc sur le lien entre moment/musique/émotions/ contenus/affects en acceptant l’idée d’une pluralisation du monde social, d’un habitus non univoque mais aussi celle d’une « poétique des œuvres ouvertes » (Eco, 1965). Hennion (2007, p. 375) insiste sur la nécessité de « réhabiliter l’auditeur comme siège de sentiments, d’émotion, de passion, d’enthousiasme, de plaisir ; d’états, mais qui soient liés aux situations, imbriquées dans leurs dispositifs techniques et sociaux, au lieu d’être justement défini hors des circonstances, des artifices, des effets de groupes ou des particularités locales ». Les émotions2 ne sont pas des propriétés structurelles de l’objet, quel qu’il soit car il n’est d’émotion que celle que des sujets laissent émerger 3dans leur accès à l’expérience sensible. Elles résultent de la mise en place des différents dispositifs de l’université des artistes et de la construction de significations plurielles et consensuelles à la fois, pendant l’évènement. Elles naissent de l’implication sensible des sujets et des significations qu’ils construisent (Todorov, 1978. p. 48). Il serait simpliste de penser, comme le montrent les travaux de Lukács (1981), que l’art est politiquement subversif par sa forme car l’art sert la délibération collective, non pas seulement par le biais de thèses portées par les œuvres, mais parce qu’il transforme les spectateurs en sujets sensibles qui pensent le monde, qui prennent une distance réflexive avec leurs pensées par la construction d’un espace de production symbolique. Ce sont les ressorts de subjectivation individuelle/collective activés par l’université des artistes (Meschonnic, 1995) qui en fondent, le sens. Il est à noter que dans ce dispositif, élèves et professeurs ne se connaissaient pas, issus d’établissements différents, autorisant une liberté de parole inédite. Cette démarche d’ingénierie du bonheur suppose d’entendre la parole des sujets professeurs-stagiaires et élèves (Numa-Bocage & Weil, 2019 ; Mérri & Numa-Bocage, 2019) au regard de leur vécu subjectif de la question laïque : la recherche biographique est alors un levier central de saisie de leurs émotions et représentations.

Un dispositif hybride de co-construction de pratiques

36Ce dispositif hybride de recherche-formation par la musique a eu pour thématique en 2019 « la musique pour penser la laïcité : les musiques de la diversité, vecteur de communautarisation ou d’attachement au monde ? » et répondait à l’exigence du monde d’aujourd’hui de composer les savoirs pour mieux comprendre les enjeux politiques du monde contemporain en réunissant des partenaires scientifiques et universitaires mais aussi des artistes et des usagers (professeurs, conseillers principaux d’éducation, proviseurs, élèves, étudiants…). Les musiques de la diversité (i. e toutes les formes musicales qui se confrontent d’une manière ou d’une autre aux questions d’altérité, rap, Afro-Trap, reggae, chansons populaires, etc.), portent-elles des contenus constituant des « lieux apprenants » (Schaller, 2007) ? Peuvent-elles constituer des leviers d’apprentissage pour les éducateurs et les professeurs pour les élèves par la mise en mots artistique ? Il s’est agi de penser une laïcité ouverte à la pluriculturalité par un dispositif pédagogique de co-construction de pratiques. Le pari pédagogique était d’utiliser les objets de la culture adolescente (Gutton, 1996), cette « culture profonde » des adolescents pour penser, pour apprendre le vivre-ensemble tout en permettant aux professeurs de se décaler de l’injonction pour relativiser son propre mode d’appréhension de la « culture de l’autre » par un rôle de « spect-acteurs ».

2.2. Une expérience de formation

Du travail préparatoire au déroulement de l’université des artistes

37En amont des deux journées de l’université des artistes, des dispositifs à visée d’émancipation ou d’accroissement du pouvoir d’agir des sujets ont été tous co-construits par des chercheurs, et des professionnels (professeurs ou conseillers principaux d’éducation, éducateurs) et évalués. Trente dispositifs ont été travaillés pendant un an. À titre illustratif parmi ces projets, il pouvait s’agir de la réalisation d’un film par des élèves, à partir de dispositifs de narration de soi grâce au rap ou à la chanson grâce à des ateliers biographiques. Il a pu s’agir d’un professeur sciences économiques et sociales qui a mis en place des séquences autour de « Lavilliers et les chansons de l’exil, comme outil pédagogique » à Marseille, ville de la migration par excellence pour faciliter la compréhension d’une question socialement vive et investiguer si un tel dispositif de mise en mots à partir de la chanson (Lavilliers mais aussi toutes les chansons que les élèves ont eux-mêmes apportées) pouvait avoir un effet sur les représentations sociales de la question migratoire en France par des entretiens et questionnaires de représentations avant et après la mise en œuvre de l’ingénierie. Des ateliers biographiques ont été pensés pour donner du sens à la laïcité mis en œuvre par des conseillers principaux d’éducation. Ont été réalisés un travail en anglais avec des lycéens « Ebony Bones pour penser le vivre ensemble ? », un jeu de rôle autour des musiques de la diversité par un professeur de biotechnologies, un travail sur une composition et un enregistrement de chanson sur le thème de la diversité ou du vivre-ensemble par une classe de seconde bac pro et l’écriture et l’enregistrent d’un CD avec un rappeur dans une Protection Judiciaire de la Jeunesse.

38Pendant l’université des artistes, conçue aussi elle-même comme une ingénierie, la rencontre-débat avec les artistes et le colloque scientifique classique, du théâtre -forum a été mis en œuvre comme mode d’expression de soi du professeur stagiaire et des élèves. Deux groupes ont participé. D’une part, un groupe d’élèves d’un lycée ainsi que des jeunes d’une maison de quartiers, issus pour une grande partie des migrations postcoloniales et, d’autre part, un groupe de professeurs de l’INSPE (débutants ou en poste) ont joué des scènes de leur vécu quotidien de la laïcité dans le cadre d’un dispositif de théâtre-forum et de scènes préparées après un « atelier biographie ». Le théâtre-forum est une technique, mise au point dans les années 1960 par Augusto Boal, dans les favelas de São Paulo. Le principe en est que les sujets improvisent puis fixent une fiction des situations d’oppression ou des sujets problématiques de la réalité. Puis dans une visée technique de théâtre participatif, l’idée est de jouer ces scènes devant un public qui va mettre en débat, produire une délibération collective, qui ouvre des perspectives nouvelles à la discussion pour faire émerger des significations. Des spécialistes du théâtre-forum ont produit un cadre ouvert et sécurisant, permettant la circulation de la parole et l’utilisation du corps pour s’exprimer.

La recherche biographique et la place centrale du narrateur

39C’est par le prisme théorique de la recherche biographique en éducation que les savoirs-relations mis en œuvre durant l’université des artistes ont été testés. Ce dispositif avec les élèves et les professeurs s’inscrit dans les perspectives épistémologiques et méthodologiques de la recherche biographique en éducation. La recherche biographique a développé une méthodologie spécifique accordant une place centrale au narrateur, sujet-auteur de son histoire et acteur de l’histoire collective (Ritter, 2015) par son activité langagière. Celle-ci trouve sa spécificité en cherchant à saisir l’élaboration de l’expérience en tant qu’écriture de la vie et elle fait réflexion de « cette capacité anthropologique selon laquelle les hommes perçoivent leur vie et ordonnent leur expérience dans les termes d’une raison narrative (Delory-Momberger, 2009 ; 2020) par un récit qui devient performatif. Il permet aux sujets de comprendre leurs actions et celles des autres.

40La temporalité biographique construit le sujet selon une double expérience de soi et du monde et propose une « mise en intrigue » (Ricœur, 1983) de la vie des sujets qui donnent forme à ce qu’ils vivent. Si l’individu ne peut saisir le social que de manière autoréférentielle, c’est dans un rapport de co-élaboration de soi et du monde social que se construit la dimension socialisatrice de l’activité biographique. Par cette activité biographique s’accomplit en même temps un processus dynamique de subjectivation du monde historique et social et de socialisation de l’expérience individuelle.

  • 4 L’ensemble des étudiants du master 2 Biotechnologie de l’INSPE de Versailles.

41Ici, les dispositifs narratifs passent par la forme artistique : des performances de théâtre-forum jouées sur scène pendant l’université des artistes. Les deux groupes ont pensé des scènes mettant en scène leur vécu scolaire de la laïcité scolaire : chacun des deux groupes (celui des 30 professeurs stagiaires de lycée professionnel4 et celui d’une classe de seconde d’un établissement) ont collectivement débattu grâce à un animateur de théâtre-forum, avec toute liberté de paroles, sans limites autres que celles de la diffamation, de l’injure ou du racisme. Une des difficultés majeures avec la question laïque à l’école est l’interdit de paroles et donc l’impossibilité d’échanges sur des questions qui inquiètent légitimement les professeurs peu formés et où les élèves ne peuvent se dire. Dès lors, une injonction moralisatrice prend le pas sur une discussion argumentée (Héran, 2020) sans réelle efficacité (Mabilon-Bonfils, 1998).

42Puis deux performances de théâtre-forum ont été données à voir sur scène : deux interprétations collectives de ce vécu de la laïcité scolaire, celui des professeurs débutants et celui de lycéens. En proposant deux modèles interprétatifs, la socialisation de récits d’expériences par le théâtre est propice, dans un même mouvement, à la compréhension et l’interprétation de ses propres expériences et de celles des autres. Une nécessaire ouverture pour les professeurs comme pour les élèves. Cette narration socialisée se constitue en occasions de « refigurations », selon Ricœur (1986), c’est-à-dire d’appropriations hétérobiographiques du récit des autres dans son monde d’expériences et de représentations, pouvant potentiellement transformer les agir qui y sont liés. Chaque groupe est alors à l’écoute de la narration produite par l’autre groupe mais aussi par la salle (élèves, éducateurs, parents, CPE, proviseurs, inspecteurs, chercheurs, artistes…) qui participe par ses interrogations. Engager des élèves dans une confrontation de leurs représentations avec celles de leurs pairs et celles de professeurs est favorable à l’élaboration de leur point de vue, car ils sont d’emblée considérés comme des interlocuteurs à part entière, participant de façon active au processus d’appropriation et de construction de connaissances. Les sujets sont ici pensés comme mus par des savoirs informels, expérientiels, non formalisés qui disposent d’un cadre pour s’exprimer. Ces savoirs ne sont pas sans effet sur la manière dont ils investissent par la suite l’École et les apprentissages. La recherche biographique invite aussi les chercheurs à tisser avec les acteurs une relation de confiance et de respect centrée sur une logique dialogique d’écoute et de partage, dans l’horizontalité (Delory-Momberger, 2014). Cette relation permet aux participants de nourrir une compréhension plus approfondie de leurs expériences sans menacer leur identité pour s’inscrire dans une posture d’auteurs et développer le sentiment de pouvoir agir qui contribue à leur bien-être.

43Le constat de ces performances est que pour ces élèves de lycée populaire, laïcité et discriminations ethniques font écho puisque ceux-ci ont produit des scènes de discrimination ethnique dans et hors école pour illustrer la laïcité. Quant aux professeurs, leurs scènes ont mis en jeu leurs difficultés dans leurs pratiques pédagogiques à concilier la laïcité scolaire et le quotidien des pratiques pédagogiques. Le dialogue d’improvisation avec la salle a alors ouvert un espace de dialogue entre élèves, professeurs, étudiants et chanteurs.

Entretiens de recherche biographique

44À l’issue de cette université des artistes, huit entretiens de recherche biographique menés auprès d’élèves et de professeurs après l’évènement ont eu pour visée le recueil de la parole du sujet invités à adopter une posture réflexive par rapport à la laïcité, grâce à la narration de leur parcours biographique.

45Deux points centraux peuvent ici être retenus pour les professeurs comme les deux extraits ci-après, illustratifs de tous les entretiens biographiques menés auprès des professeurs, en rendent compte : le tabou de la question en classe et la nécessité d’échanges.

Annabelle (professeure stagiaire, 30 ans) (extraits d’entretien) - […] : (La laïcité), c’est une question que nous abordons le moins possible en classe. Elle est dangereuse (rires). C’est vrai, ce n’est pas une question centrale dans mon quotidien de prof. Il arrive qu’en heure de vie de classe, le professeur principal en début d’années fasse lire la charte de laïcité, mais c’est tout et c’est plutôt rare. Le sujet est tabou. Dans mon expérience d’ex-élève, je n’en ai jamais entendu parler. En tant que prof, je n’en parle pas […]. Pendant l’université des artistes, pour une fois, j’ai entendu ce que les élèves en pensent ... Avec ces saynètes jouées, c’était édifiant. On n’est pas au bon endroit avec notre morale.

Michel (professeure stagiaire, lycée professionnel, 29 ans) (extraits d’entretien) : Plusieurs fois, je me suis demandé si je devais aborder la question en classe. Mais j’ai renoncé. La seule fois où j’ai dû en parler, c’est dans un cours de diététique où la question des interdits alimentaires a été posée. Je sais que d’ailleurs, le prof de cuisine a eu du mal car certains élèves refusent de travailler avec certains aliments ; on aurait besoin d’y voir plus clair, de comprendre mieux comment les élèves pensent ces questions, parce que dans leurs familles et à l’école c’est parfois différent (…).

Myriam (professeure stagiaire, lycée professionnel, 27 ans) (extraits d’entretien) : Dans cet événement, on se sentait en sécurité pour dire, les chercheurs étaient là, on pouvait dire son vécu. Dans la salle de profs, on le fait jamais sur ce sujet …trop engageant ! Et avec les élèves encore moins. Du coup on est bien seuls.

46S’agissant des élèves, on retrouve la nécessité d’être entendus et le non-dit.

Mehdi (élève de seconde, 16 ans) (extraits d’entretien) - […] : D’habitude en classe si on parle laïcité, nous on dit rien… on n’a pas le droit de dire donc on se tait.

Chercheure Nous ?

Mehdi - […] Nous, les musulmans. On n’est pas naïf, on sait bien que ça s’adresse d’abord à nous, ces discussions. […] A l’université des artistes on a pu montrer les discriminations qu’on vit, avec la police, dans les quartiers et à l’école, mais aussi parfois entre les élèves. Pour une fois, on a pu s’exprimer et puis comme on a joué des scènes, on a osé et puis on était libre, vous aviez dit ! Moi, j’ai mis ma colère dans la scène que j’ai jouée. Et puis c’était ouf de rencontrer des rappeurs en vrai !

Place de la parole pour tous les acteurs et développement de compétences socio-émotionnelles

47Sans pouvoir détailler ici tous les effets de ce dispositif, dont la logique s’apparente à une recherche collaborative (Gillet & Tremblay, 2017) et multi-partenariale, deux points centraux peuvent être repérés :

  • la place de la parole dans la classe pour les élèves comme pour les professeurs-débutants ;

  • la place du parcours biographique et des émotions qui les sous-tendent.

48Dans les classes où les élèves ne trouvent pas toujours les conditions de leur épanouissement, la possibilité offerte par le dispositif autorisant un espace de parole institué (Marsollier, 2021) mais décalé par la forme artistique (musicale et théâtrale), permet de délibérer (Habermas,1987) de dire des points de vue communs et divergents, de dénouer des conflits potentiels, d’exprimer des émotions (Cognard & Haag, 2020), de partager des aspirations. La scolarisation n’a pas pour seul objectif l’acquisition de savoirs ; elle vise aussi un projet de citoyenneté collective qu’elle peine à mettre en œuvre (Bozec, 2016). La construction de cette citoyenneté passe nécessairement par une position active du sujet, l’élève comme le professeur. D’autant que quand il s’agit de questions vives les enseignants redoutent souvent la participation active des élèves de peur de débordements incontrôlables (Boimare, 2012). L’espace ouvert par la recherche est alors un cadre sécurisant d’expression de soi où les ressources et épreuves biographiques peuvent être entendues.

49Le développement cognitif signifie de l’individu passe par son développement psycho-affectif dont la parole est première. « Parler de sa propre voix a longtemps été dénié aux enfants que l’on considérait comme une cire vierge sur laquelle l’adulte devait imprimer la marque de sa culture et son appartenance au groupe » (Catheline, 2021, p. 223). La prise en compte des compétences socio-émotionnelles dans un espace sécure en est encore à ses balbutiements à l’école (Moll, 2021).

50Le déplacement par le dispositif « contenant » au sens d’Anzieu (2000) généré par l’évènement et par la forme artistique, l’accès au sensible et l’expression des émotions en lien avec un vécu subjectif, favorise davantage les mises en lien de leur expérience de la laïcité avec un positionnement, bref la mise en acte du Savoir-Relation, dont l’objectif est là de gagner en puissance d’agir autant pour les professeurs que pour les élèves.

51Dans le cadre d’une formation renouvelée des professeurs qui ne se borne pas à une forme scolaire obsolète ce type de dispositif, applicable notamment sur toutes les questions vives, a vocation à trouver sa place. « La rupture de ces formateurs avec leur culture enseignante initiale, pour tendre vers une nouvelle professionnalité, est devenue nécessaire. Elle est recommandée dès 1994, où les modalités d’ordre pédagogique doivent être l’objet d’un travail attentif et précis […]. Ce point est d’autant plus important que ces modalités ont toute chance de constituer pour le futur enseignant des modèles qu’il aura tendance naturellement à reproduire, lorsqu’il aura à concevoir et à conduire des séquences d’enseignement. Comment les formateurs pourraient-ils contribuer à transformer le métier d’enseignant, s’ils reproduisent strictement les modalités traditionnelles de fonctionnement des enseignants ? » (Lapostolle, 2013 ; Lapostolle, Mabilon-Bonfils & Genelot, 2009).

Discussion

52Le projet répondait à l’exigence du monde d’aujourd’hui de composer les savoirs pour mieux comprendre les enjeux du monde contemporain en réunissant des partenaires scientifiques et universitaires mais aussi des artistes et des professionnels et des élèves. Au moment où la question du vivre ensemble se pose avec acuité dans l’école autant que dans notre société, l’objectif était de proposer un double projet scientifique et artistique qui avait pour enjeu la question de savoir comment se déconstruit et se reconstruit un sentiment d’appartenance collective formé ou développé par l’art (et plus particulièrement par les musiques). Face à la crise du modèle français d’intégration, les musiques de la diversité sont-elles vecteur de communautarisation et de désaffiliation ou plutôt d’attachement au monde et de production d’un vivre-ensemble ?

53Le dispositif était pensé dans une logique de Pop’Science à l’instar de la Pop’Philosophie durant les années 70, au sens de Deleuze : il procède de l’affirmation d’une connexion possible entre les sciences sociales et la « pop culture », entendue comme l’ensemble des productions culturelles de masse du monde contemporain et donc des produits culturels populaires et refuse avec Passeron et Grignon (1989), les deux dérives opposées et symétriques entachant les analyses intellectuelles de la culture populaire : le misérabilisme, qui consiste à penser qu’il existe une culture populaire autonome, faite de codes et de modèles démagogiques, et le populisme, selon lequel toute culture populaire doit être lue à l’aune de ses insuffisances et de ses manques face aux cultures reconnues comme savantes. Dès que l’on parle de populaire, le chercheur est sommé de prendre position entre sociologie critique qui envisage la culture populaire comme une culture dominée définie par la contrainte, la sujétion et le déficit, et la sociologie angéliste insistant sur ses capacités de résistance et son autonomie (Pasquier, 2003). La construction sociale de l’identité individuelle passe donc par un processus d’identification où s’enchevêtrent intériorisation et interactions et toute socialisation implique l’intériorisation de normes, valeurs et cultures sans pour autant constituer un ensemble d’attributs fixes et univoques. Le sujet bricole son identité. En quoi l’école est-elle confrontée à cette pluralité des cultures ? Comment l’École aujourd’hui promeut le sentiment d’appartenance nationale ? Quelle citoyenneté et quel citoyen fabrique-t-elle quand se complexifient les sentiments d’appartenance des jeunes générations à l’ère de l’identité plurielle et métissée et de l’hétérogénéité croissante des socialisations ? Comment concevoir une « pédagogie inclusive » (Aucoin & Vienneau, 2010) ? Comment prendre en compte en outre les cadres d’expérience informels des adolescents (ici la musique) et appréhender les modèles et les ordonnances qui influencent leurs conduites sociales ? Quels dispositifs pédagogiques peuvent été imaginés dans les classes ? Comment la recherche biographique peut-elle être mobilisée pour les élèves ou les professeurs pour penser comment le « vivre ensemble » d’une part a été dit et chanté, et d’autre part comment chacun des participants le vit et le pense. Tels étaient les enjeux de ce dispositif de formation complexe et multidimensionnel qui peut cependant être réinvesti pour d’autres questions sensibles.

54Dans ce contexte, la posture des chercheurs à l’initiative de l’université des artistes étaient médiatisées d’une part par leur position de formateurs des professeurs-débutants et d’autre part par leur expertise dans la co-construction des dispositifs pédagogiques avec les professeurs non débutants et les éducateurs. Il leur fallait aussi penser les conditions spécifiques à une telle ingénierie mettant l’épanouissement des élèves/jeunes comme des professionnels au centre.

55Les possibilités de reproductibilité de telles initiatives reposent sur un certain nombre de ressources et contraintes (Demange, Henry & Préau, 2012). Il s’est agi de développer et organiser les partenariats de recherche et de formation, choisir des partenaires, réunir les conditions humaines et matérielles, construire la confiance et la réciprocité entre partenaires développer la confiance, l’ouverture et la valorisation de l’autre, faciliter la rencontre entre des milieux différents, apprendre à se connaître pour faciliter la reconnaissance mutuelle, penser les spécificités du financement, questionner le Savoir-être de la recherche en collaboration, construire le contenu scientifique de la recherche et les contenus de formation, créer le dialogue entre les résultats de recherche et la formation. En tout état de cause le prérequis indispensable est de convaincre les professeurs (stagiaires ou pas) d’user de leur liberté pédagogique et de rompre avec les routines installées et de convaincre les chercheurs de concevoir des dispositifs de recherche-formation producteurs (autrement) de connaissances académiques.

Conclusion

56L’université des artistes est une ingénierie de formation des professeurs grâce à des dispositifs mobilisant des cercles d’intéressement inédit entre professionnels, chercheurs et élèves actualisant le concept de savoir-relation. L’objectif était de rendre possible un espace public de discussion sécurisant car étayé par un dispositif conçu par les chercheurs, où chacun est autorisé à dire son vécu dans un contexte marqué par un affaiblissement des institutions et par des injonctions en faveur d’un retour à l’autorité transmissive verticale. Le travail de l’enseignant dépasse la simple transmission de savoirs bien définis et délimités mais suppose un « travail psychique » où la personne contenue peut avoir accès à la pensée des autres, prendre appui sur elle, tout en développant une pensée autonome pour travailler l’expérience sensible. La réforme actuelle de la formation des professeurs est une opportunité pour mobiliser la recherche biographique articulée aux ingénieries du bonheur comme outils de formation.

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Notes

1 Ce dispositif est expérimental non au sens méthodologique, mais au sens où il rompt avec les modalités classiques de formation de professeurs.

2 Voir à cet égard le numéro de revue : Terrain 37 : Musique et émotion. Paris, Éditions du Patrimoine, 2001.

3 Laborde, op.cit. p 80.

4 L’ensemble des étudiants du master 2 Biotechnologie de l’INSPE de Versailles.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Séverine Colinet et Béatrice Mabilon-Bonfils, « L’université des artistes ou comment utiliser la forme artistique pour former les professeurs »Questions Vives [En ligne], N° 34 | 2020, mis en ligne le 18 décembre 2020, consulté le 10 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/questionsvives/5485

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Auteurs

Séverine Colinet

Maître de Conférences en sciences de l’éducation, HDR, Laboratoire Bonheurs EA-7517, CY Cergy Paris Université, Chercheure associée au LEPS UR-3412

Articles du même auteur

Béatrice Mabilon-Bonfils

Professeure des Universités, Directrice du laboratoire Bonheurs (Bien-être, Organisations, Numérique, Habitabilité, Education, Universalité, Relation, Savoirs), EA 7517 CY PARIS Université

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