1. Le traitement didactique des problèmes pernicieux par l’étude des questions socialement vives

1Les controverses, qu’elles soient sociales, socioscientifiques ou bien sociotechniques, mettent au jour dans l’espace public des risques et des incertitudes inhérents au développement des sociétés modernes. Elles s’inscrivent dans des espaces sociaux où s’exprime et s’oppose une diversité de valeurs, de modalités d’action, et de visions du monde (Chateauraynaud & Debaz, 2017). En ce sens, elles expriment des manières singulières et souvent conflictuelles d’envisager un problème, autant du point de vue des données (par exemple les statistiques mises en avant ou bien les arguments mobilisés dans les débats) que des paramètres à prendre en compte dans la prise de décision (ce qui est pertinent - faut-il privilégier la dimension éthique, économique, écologique, sociale, etc. du problème ?), et « il ne faut donc pas s’étonner que ces désaccords sur les données et sur les conditions donnent lieu à des différences de solutions et à de vives polémiques » (Fabre, 2014, p. 4).

2Les problèmes au cœur des controverses ont des caractéristiques épistémologiques spécifiques : ils sont « pernicieux » (Fabre, 2021). En effet, non seulement ces problèmes sont mal-structurés, c’est-à-dire qu’ils comportent des inconnues dans leur cadrage (les finalités et les moyens à mettre en œuvre), mais aussi l’information disponible y est confuse et controversée, ils ont des ramifications et des conséquences qui les dépassent, les dimensions éthiques et politiques y sont importantes, ils n’ont pas de solutions satisfaisantes pour tous les acteurs. Leur multiplication est le signe d’un monde qui devient de plus en plus problématique.

4Cependant, les formes scolaires traditionnelles ne sont pas adaptées à l’étude des problèmes pernicieux (Fabre, 2021), en particulier parce que leur traitement didactique nécessite d’articuler l’agir, les savoirs et les valeurs (Lange, 2018). Le format pédagogique de l’enquête ou de l’investigation (inquiry based learning) à propos d’une QSV se présente alors comme une forme scolaire à privilégier afin de contribuer à un apprentissage de la problématisation (Fabre, 2014).

2. Des démarches d’enquête pour développer la pensée problématologique

5Dans le cadre conceptuel de la problématisation, Fabre (2009) distingue « un savoir de la question, un savoir questionner, par quoi je détermine mon questionnement » (que nous nommons savoir-question) et « un savoir de réponse, lequel précisément met fin à ce questionnement » (que nous nommons savoir-réponse) (p. 202). Ces deux types de savoirs sont indissociables car ils prennent sens dans le processus de problématisation. Faire vivre aux élèves une situation d’enquête, c’est leur donner l’opportunité d’articuler des savoirs-questions et des savoirs-réponses en leur permettant de constituer les conditions d’étude d’un problème. Ces conditions vont mobiliser des savoirs-réponses, qui sont les savoirs constitués, les « points d’appui » de l’enquête, les routines et méthodes connues et prédéfinies, qui vont servir progressivement à élaborer une réponse au problème. Cependant, ces savoirs-réponses n’acquièrent leur pertinence que dans la dialectique qu’ils entretiennent avec les savoirs-questions, qui tendent à ouvrir le problème, à le transformer, et qui modifient les cadres et réinterrogent ce qui semble acquis ou aller de soi. Nous proposons, à la suite de Fabre (2008), le terme de pensée problématologique pour définir le processus articulant de manière inextricable questions et réponses. Cette dialectique se fonde sur un questionnement qui porte autant sur ce qui fait question que sur la recherche de réponses. Les questions ne sont plus alors le reflet d’une ignorance, et les réponses ne constituent plus à elles seules les savoirs à acquérir (Fabre, 2009).

6L’enquête sur une QSV comme démarche pédagogique tient à cette ambition de développer la pensée problématologique des élèves. Plus qu’une succession d’étapes par lesquelles doivent passer les élèves pour atteindre l’apprentissage visé, elle représente une expérience à vivre, au sens de Dewey (1995), imbriquant des dimensions épistémiques, sociales, éthiques, affectives et sensibles. Elle participe aux finalités d’instruction et de socialisation émancipatrices (Lebrun et al., 2020), c’est pourquoi la problématisation se retrouve dans les prescriptions des « éducations à », et qu’elle est aussi présente dans l’enseignement des sciences, notamment sous la forme institutionnelle de « la démarche d’investigation ».

7La synthèse bibliographique présentée ici vise à préciser et à mettre en discussion différentes modélisations, repérées à l’échelle francophone, de l’enquête sur des QSV. Sur quels principes et quelles méthodes s’appuient-elles pour favoriser le développement d’une pensée problématologique chez les élèves ? Ces modélisations sont récentes et peu de publications traitent du sujet. Toutefois, même si le corpus bibliographique demeure restreint, nous faisons l’hypothèse que ces publications représentent un enjeu important. Une mise en perspective de ces approches peut permettre de mieux délimiter les contours épistémologiques de chacune et de discuter leur complémentarité en les prenant comme objet d’études à part entière.

3. Méthodologie

8Plusieurs principes ont guidé notre choix dans les modélisations étudiées. Tout d’abord, la démarche modélisée doit explicitement porter sur une mise en enquête des élèves sur une QSV, ce qui élimine différentes modélisations de démarches centrées exclusivement sur l’enseignement des sciences. Ensuite, la modélisation doit remplir plusieurs fonctions attendues d’un modèle (Varenne, 2014), elle doit permettre :

• de faciliter une observation (comme celle de rendre compte d’une pratique d’enseignement) ;

• de rendre intelligible une présentation via une conceptualisation (comme celle de synthétiser les principes de la démarche sous la forme d’un schéma) ;

• de porter une ambition de théorisation (comme celle de justifier la démarche en l’inscrivant dans des théories d’éducation et de formation) ;

• de faciliter une médiation entre acteurs (comme celle de communiquer entre chercheurs, ou entre chercheurs et enseignants) ;

• d’opérer une médiation entre une représentation intelligible et une décision d’action (comme celle d’être un instrument permettant aux enseignants de concevoir une séquence d’enseignement).

9Enfin, le processus de problématisation doit représenter un des principes fondateurs de ces modélisations. L’objectif de cet article n’est pas de lister les points de convergence et de divergence des différents modèles choisis, mais de mettre en évidence leur contribution respective au développement de la pensée problématologique.

10Nous avons ainsi identifié trois modélisations de l’enquête sur des QSV qui remplissent ces critères :

• La « démarche d’enquête sur une QSV » élaborée en France par la didactique des QSV (Simonneaux et al., 2017) ;

• La démarche des « îlots de rationalité interdisciplinaires » développée notamment au Québec et en France (Bader & Therriault, 2008 ; Francois & Letawe, 2019 ; Morin, 2019 ; Pouliot & Groleau, 2011) liée aux travaux de Fourez (1997) ;

• La « démarche d’investigation interdisciplinaire pour traiter des problématiques de l’éducation au développement durable », fondée sur les travaux de Fabre, travaillée notamment en Suisse (Roy & Gremaud, 2017).

11Pour chaque « modèle », nous avons retenu des textes qui abordent les théorisations menées dans les champs de recherche repérés : i) le numéro spécial de la revue Formation et pratiques d’enseignement en question (n° 22, 2017) intitulé « La problématisation et les démarches d’investigation scientifique dans le contexte d’une éducation en vue d’un développement durable » et coordonné par Patrick Roy, Alain Pache et Bertrand Gremaud (Haute École Pédagogique, Suisse) ; ii) l’ouvrage La démarche d’enquête, contribution à la didactique des Questions Socialement Vives, coordonné par Jean Simonneaux (ENSFEA, France) ; iii) différents articles (Bader et al., 2013 ; Bader & Therriault, 2008 ; Francois & Letawe, 2019 ; Pouliot & Groleau, 2011) qui poursuivent les travaux de Fourez en adaptant sa démarche aux QSV.

12Pour analyser ces textes, nous avons défini, via un processus itératif, les critères et indicateurs d’analyse suivants :

• Le public cible qui va mener l’enquête ;

• La structure de l’enquête : linéaire (chaque étape est réalisée une seule fois) ou récursive (étapes pouvant être travaillées plusieurs fois), chronologie annoncée dans la démarche ou chronologie à construire, orchestration explicite de dispositifs didactiques ;

• La place de la problématisation : en amont de l’enquête ou dialectique au cœur de l’enquête ;

• La manière d’articuler l’agir, les savoirs et les valeurs (Lange, 2018) : modalités de prise en compte de l’affectivité et des valeurs, place donnée aux savoirs disciplinaires par rapport aux autres savoirs (savoirs d’expérience, savoirs sociaux) ;

• Les espaces d’articulation des modes d’agir, des savoirs et des valeurs : ensemble de gestes ou comportements individuels/collectifs produits dans le cadre scolaire, actions conduites avec des partenaires de l’école, actions médiatisées et conduites hors de l’école dans la société ;

• Les dimensions de la pensée problématologique travaillées : interactions et changements d’échelle pour la dimension systémique (Morin et al., 2014), prise en compte des incertitudes, de la distribution et de la pluralité des savoirs pour la dimension critique, gouvernance mise à l’étude avec acteurs impliqués et modes d’interaction dans les prises de décision pour la dimension politique, prise en compte des valeurs pour la dimension éthique, proposition de solutions négociées pour la dimension créative, hypothèses de scénarios et réflexion sur les moyens, projections dans le futur pour considérer la dimension prospective (Hervé, 2022).

4. Trois modélisations de démarches d’enquête sur des QSV

13Nous présentons d’abord les trois modèles étudiés pour ensuite approfondir leur contribution au développement de la pensée problématologique.

4.1 La démarche d’enquête sur une QSV

15Le choix formel d’une représentation sous forme d’un cercle non orienté tient à l’importance attribuée à la non-linéarité du processus. Les enseignants ont à construire la chronologie, l’ordre des phases et nombre d’itérations de chacune en fonction des nécessités de la QSV étudiée. Au sein de chaque phase (tableau 1), en fonction des objectifs qu’ils y assignent, ils élaborent une combinaison appropriée des dispositifs didactiques (représentés par les hexagones de la figure 1). Les dispositifs didactiques explicités dans la DE sont ceux étudiés dans le champ de la didactique des QSV pour leurs potentialités de développement d’aptitudes et de dispositions chez les élèves (argumentation, raisonnement socioscientifique, jugement éthique, pensée critique, etc.) (Simonneaux & Simonneaux, 2019).

Tableau 1 : Illustration des différentes phases de la démarche d’enquête sur une QSV (Simonneaux et al., 2017, p. 150).

Recueil et analyse d’informations	Nature des données : scientifiques, syndicales, juridiques… Nature des sources : enquête de proximité, interview d’expert, médias Web, discours d’acteurs Acteurs impliqués : visibles/cachés Nature des arguments : scientifique, axiologique, économique, politique… Critique des informations : fiabilité, redondance, pertinence… ou opposition
Réflexivité / subjectivité des enquêteurs	Réflexivité / subjectivité : individuelle et professionnelle (enseignant) Distance des enquêteurs face au problème et aux acteurs
Explicitation et construction des raisonnements	Mise en relation des données / des acteurs / des actants (conjectures) Explicitation des raisonnements socio-scientifiques Identification des nœuds de controverse en relation avec la théorie de l’acteur réseau, des nœuds interdisciplinaires, des noyaux conceptuels, des îlots de rationalité interdisciplinaires Construction, mobilisation d’un / de modèle(s) Identification des incertitudes, des risques…
Pistes de réponses et d’actions possibles	Proposition d’actions possibles : politiques et citoyennes, scientifiques, professionnelles… locales (dans le territoire, dans le lycée…) ou globales
Rendre compte de la démarche et des conclusions provisoires de l’enquête	Rendre publics la démarche, la (les) solution(s), les positions, les arguments, les actions possibles…, la problématisation et son évolution, les modes d’organisation du travail, les temps de régulation, les supports de travail, les dysfonctionnements

16Dans la DE, plusieurs éléments sont importants à noter :

• La récursivité est affichée comme première, et l’articulation de différents dispositifs didactiques à partir d’une QSV contextualisée structure la démarche.

• La stratégie didactique adoptée est problématisante (Simonneaux, 2011). Le processus de problématisation a lieu tout au long de la démarche, favorisant ainsi une interconnexion permanente entre les savoirs-questions et les savoirs-réponses.

• L’articulation entre l’agir, les valeurs et les savoirs est sollicitée au cours du processus d’enquête, par des temps de délibération portant sur la démarche et sur la QSV étudiée, et plus explicitement dans deux phases : (1) la phase d’élaboration de pistes de réponses et d’actions possibles s’appuyant sur la phase d’explicitation et de construction des raisonnements et (2) la phase de subjectivité/réflexivité des enquêteurs, qui se centre sur l’évolution du positionnement de chaque apprenant sur la QSV avec une mise à l’étude explicite des valeurs et de l’affectivité de l’élève au même titre que les savoirs. Une approche interdisciplinaire des savoirs est revendiquée, mais leur place n’est pas abordée dans la modélisation.

• La DE vise à développer des dimensions de la pensée problématologique par la construction et l’instruction d’une série de questionnements socio-épistémologiques (Simonneaux & Simonneaux, 2019) : systémique (par la mise en relation des acteurs, des données, des controverses…), éthique (par la mise au jour, l’expression et la hiérarchisation des valeurs vis-à-vis de ce qui est moralement acceptable), critique (par une analyse des médias, l’exploration des alternatives, des risques et des incertitudes, l’explicitation des raisonnements…), prospective (par l’élaboration de réponses possibles dans l’espace public et lors de dispositifs didactiques dédiés à la scénarisation du futur).

4.2 La démarche des îlots de rationalité interdisciplinaires

17Selon Fourez (1997), il est nécessaire de construire une intelligibilité de la plupart des situations professionnelles et quotidiennes car les savoirs disciplinaires standardisés sont mal adaptés pour les appréhender. La compréhension d’une situation, d’une notion ou bien d’un objet technologique passe alors par un processus de modélisation, qui doit faire l’objet d’un enseignement interdisciplinaire : c’est ce que Fourez (1998) conceptualise sous l’expression « démarche de construction d’un îlot de rationalité interdisciplinaire ».

18Dans le champ de l’éducation à l’environnement et dans celui de la didactique des QSV, cette démarche fait l’objet de nombreuses études dans des niveaux scolaires qui correspondent à l’enseignement secondaire français ou à la formation des enseignants (Bader & Therriault, 2008 ; Francois & Letawe, 2019 ; Lange, 2014 ; Morin, 2019 ; Pouliot & Groleau, 2011). Le modèle initial (Fourez, 1998) a été adapté au milieu scolaire et comprend plusieurs étapes :

• L’étape préliminaire définit le cadre scolaire de l’activité proposée.

• La production d’un « cliché » permet l’émergence de représentations, stéréotypes ou préjugés des élèves sur la thématique étudiée.

• L’établissement d’un « panorama spontané » consiste à organiser les éléments du cliché, à établir des liens et une première catégorisation à partir d’une grille d’analyse (par exemple des acteurs sociaux impliqués, des domaines de savoirs, des enjeux, etc.).

• La rencontre avec le terrain (visites, recherche d’informations, rencontre de spécialistes) permet aux élèves de dépasser leurs idées reçues. Certaines conditions du problème (au sens de Fabre, 2011) sont définies : choix de « boîtes noires » à ouvrir ou non, et d’apports disciplinaires permettant de modifier les représentations et de construire des connaissances.

• La synthèse finale met en forme une représentation de la QSV qui rend compte du chemin parcouru, de la perspective prise et des résultats obtenus : c’est l’îlot de rationalité interdisciplinaire. L’îlot peut être également mis à l’épreuve auprès de spécialistes afin d’en apprécier la pertinence.

19Pouliot et Groleau (2011) ont adapté la démarche pour favoriser l’engagement des élèves en introduisant l’élaboration d’une prise de position sur la QSV étudiée lors de l’étape de synthèse et ont ajouté une étape visant la mise en action des solutions construites dans l’espace public (figure 2).

20Des caractéristiques sont saillantes dans la modélisation proposée.

• La représentation formelle adoptée est chronologique, même si les va-et-vient sont possibles entre les étapes. Le modèle ne pointe pas de dispositifs didactiques particuliers. Cette orchestration est à la charge des enseignants. Cependant, Morin (2019) montre qu’il y a un intérêt certain à mobiliser le débat argumenté ou la cartographie des controverses dans différentes étapes du modèle.

• La phase de problématisation initie le scénario notamment lors de l’étape du panorama et guide ensuite l’investigation sur le terrain.

• L’ajout de l’étape de mise en action des solutions construites dans l’espace public proposée par Pouliot et Groleau (2011) favorise l’articulation de l’agir, des savoirs et des valeurs des élèves au cours du processus d’enquête. Les savoirs disciplinaires pertinents à mettre à l’étude sont définis lors de la clôture de la démarche.

• La démarche vise explicitement à développer la dimension systémique de la pensée problématologique (dans l’articulation des savoirs hétérogènes et la mise au jour de « boîtes noires »). La dimension critique est creusée avec la production du cliché, le travail de différenciation entre le cliché, le panorama et l’îlot de rationalité finalement construit, et la possibilité de tester la synthèse produite en la mettant en dialogue avec d’autres institutions. Cette dimension est ainsi travaillée sous trois angles : épistémologique (les connaissances construites), cognitive (la mise en œuvre de la démarche), et métacognitive (le jugement de l’élève à propos de sa démarche) (Bader & Therriault, 2008). Gagnon (2010) a montré également que la construction d’un îlot de rationalité interdisciplinaire pouvait permettre de développer la dimension éthique.

4.3 La démarche d’investigation interdisciplinaire pour traiter des problématiques d’EDD

21Roy et Gremaud (2017) ont formalisé un modèle de démarche d’investigation qui permet de concevoir et scénariser le traitement didactique de problématiques d’éducation au développement durable (EDD), en reprenant les différentes dimensions de l’enquête chez Dewey (1967). Ce modèle a été expérimenté dans des recherches auprès d’élèves âgés de quatre à douze ans (Gremaud & Roy, 2017). La démarche conceptualisée mobilise plusieurs cadres théoriques :

• Elle se fonde sur les démarches d’investigation scientifique (déclinaison française du mouvement international Inquiry Based Science Education).

• Elle s’ancre dans le cadre de la problématisation (Fabre, 2009, 2011).

• Elle vise à traiter des problématiques socioscientifiques et intègre l’étude de QSV.

• Elle fait du débat argumenté un élément central du modèle.

22Cette démarche d’investigation est composée de quatre étapes chronologiques : problématiser, planifier, investiguer et conceptualiser (figure 3).

23L’étape de problématisation est préalable à l’investigation. L’enseignant construit une situation problématisante s’appuyant sur trois pôles : épistémologique (des savoirs disciplinaires), psychologique (ce qui fait sens pour les élèves) et social (authenticité du contexte proposé). Cette situation vise à faire émerger les représentations des élèves, à formuler des questions susceptibles d’être investiguées par les élèves et propices à un travail dans plusieurs disciplines. Central dans cette phase, le dispositif du débat permet d’instaurer une négociation entre l’enseignant et les élèves à propos des questions soulevées et de leur potentialité d’apprentissage au regard de l’apport éventuel des disciplines.

24L’étape de planification vise à préparer l’investigation, en formulant des hypothèses explicatives ou des possibilités d’action, et en proposant des champs et méthodes d’investigation. Un débat permet de mettre en commun et de soumettre à la critique les propositions des élèves.

25Lors de l’étape d’investigation, les élèves mettent en œuvre des démarches (expérimentales, documentaires, etc.) qui visent à résoudre le problème formulé. Un débat est organisé sur la qualité des démarches et le recueil de données effectué.

26L’étape de conceptualisation permet d’institutionnaliser les résultats de l’investigation et les démarches entreprises, puis d’en discuter. Un débat est organisé pour critiquer les résultats obtenus à l’aulne des démarches retenues.

27Nous relevons quelques points saillants du modèle.

• Bien que déclarée cyclique, la structure formelle du modèle est chronologique, induisant un parcours qui cadre la démarche globale. A l’exception des moments de débats, les dispositifs didactiques explicités dans la structure de la démarche sont des activités de problématisation (Sgard et al., 2013) et des enseignements disciplinaires mobilisables pour la phase d’investigation.

• La mise en forme scolaire de l’investigation réserve une étape spécifique pour la problématisation qui permet aux élèves de se questionner, de reconnaître la nécessité de recourir à une investigation, en identifiant les domaines disciplinaires qui vont permettre de répondre à la question posée. Cette problématisation doit, de plus, être suffisamment productive pour déboucher sur une phase de conceptualisation.

• Le dispositif didactique du débat est le moyen requis pour articuler l’agir, les savoirs et les valeurs à chaque étape de la démarche, et s’assurer de la circulation et de la discussion des idées, des prises de décision au regard des conditions de l’étude (choix de la question à étudier, cohérence des explications et des idées). Il s’agit le plus souvent d’un débat argumenté de genre épistémologique, abordant le statut des idées et des méthodes liées à la démarche entreprise, plutôt qu’un débat argumentatif à propos de la QSV étudiée. Lors de l’étape de conceptualisation, les explications, les solutions ou les actions concrètes proposées pour répondre à la QSV sont débattues par les élèves pour évaluer leur cohérence, mais sans nécessairement s’accompagner d’une mise en œuvre effective dans ou hors de la classe. Le modèle propose bien une objectivation de l’expérience des élèves par le débat, mais n’explicite pas l’éventuelle prise en charge de l’affectivité et des valeurs des élèves.

• La pensée problématologique est sollicitée via le processus de questionnement dans la phase de problématisation et est soutenue tout au long du processus par les débats conduits. La dimension systémique est travaillée à partir de la mise en relation des multiples sources de données lors de l’investigation. La dimension éthique peut être explorée aussi bien du point de vue de l’éthique de la démarche d’investigation mise en œuvre au cours des différents débats que lors du débat final sur les modèles élaborés. La dimension créative est davantage visée que la dimension prospective lors de la planification de la démarche d’investigation.

5. Mise en perspective des trois modélisations d’enquête sur des QSV

28Les trois modélisations présentées s’inscrivent dans une approche interdisciplinaire visant à élaborer des balises permettant aux élèves de s’orienter dans un monde problématique. Elles s’appuient sur des méthodes empruntées aux sciences expérimentales, aux sciences humaines et sociales ou encore à d’autres pratiques sociales (comme celles liées au journalisme). Même si ces démarches partagent une visée commune, elles se fondent sur une diversité de cadres théoriques et se distinguent dans la manière d’appréhender le format de l’investigation ou de l’enquête. Le tableau 2 ci-dessous repère les différentes conceptualisations proposées en relevant les logiques ou tensions constitutives, les marges de manœuvre et les cadres offerts aux élèves et aux enseignants (puisque ces modèles sont justifiés aussi par leurs auteurs comme des aides à la conception de situations d’enseignement).

29Le tableau 2 est présenté volontairement sans délimitation stricte des colonnes, une double-flèche permet de représenter le continuum entre les trois modélisations. En effet, la mise en perspective de leurs caractéristiques met en exergue leur porosité. La problématisation, par exemple, ciblée davantage en début de démarche pour deux des modélisations peut être remise à l’étude plusieurs fois au cours de l’enquête dans la démarche des îlots de rationalité interdisciplinaires. De plus, les principes théoriques et méthodologiques différents entre les trois modélisations ne nous semblent pas représenter des obstacles pour envisager diverses formes d’hybridation, ce qui ouvre la voie à l’élaboration de démarches d’enquête pouvant être positionnées à différents niveaux de ce continuum. C’est le sens de la proposition de Morin (2019) de combiner dans l’enquête des dispositifs d’enseignement de QSV et l’élaboration d’îlot de rationalités, afin de favoriser « le croisement des subjectivités ».

30Les trois modélisations étudiées ont en fait de nombreux points communs, qui peuvent constituer des points structurants pour toute enquête sur les QSV :

• L’importance accordée à la problématisation et à la complexité,

• L’approche interdisciplinaire,

• Les visées émancipatrice et politique,

• La mise en avant des pensées politique, systémique, critique ; les pensées éthique et prospective sont présentes, mais sont moins explorées,

• L’hétérogénéité des formats d’enquête (sciences expérimentales, SHS, pratiques sociales, etc.).

6. Éléments de discussion des différents modèles

31Au-delà des points de convergence identifiés, il nous semble important de soumettre à la discussion des éléments pour lesquels les différentes démarches étudiées divergent (ce que le tableau 2 rend visible) :

• La (non-)linéarité et la chronologie de chaque démarche permettent de questionner le rôle de l’articulation entre les échelles macro et micro-didactiques dans le développement de la pensée problématologique ;

• La place accordée au processus de problématisation et ses effets en termes d’équilibre entre les savoirs-questions et les savoirs-réponses ;

• La prise en compte de la dimension axiologique, notamment dans la manière dont s’articule le travail éducatif sur l’agir, les valeurs et les savoirs.

6.1 Macro et micro-ingénierie dans les différentes modélisations

32La différence dans les formes de schématisation entre la non-linéarité et la récursivité affichées dans la DE sur une QSV et la forme chronologique adoptée dans les deux autres démarches nous semble un point de distinction important. La structuration de la DE sur une QSV s’appuie sur deux éléments principaux la distinguant des deux autres : 1) l’élaboration initiale de la DE comme une « orchestration » de dispositifs didactiques ; 2) l’invitation pour les élèves et enseignants de faire l’expérience (au sens de Dewey) d’une enquête.

6.1.1 Point de départ différent selon les modélisations

33La didactique des QSV s’est historiquement développée sur de la micro-ingénierie (Artigue, 1996), à partir de l’étude de dispositifs didactiques pris isolément, puis elle s’est interrogée sur leur articulation en termes de macro-ingénierie, prenant la forme de la DE. La DE est davantage appréhendée comme « une orchestration de dispositifs » (Morin, 2019) à adapter à chaque contexte plutôt qu’une suite chronologique d’étapes, bien qu’elle ait nécessairement un début et une fin. De leur côté, la démarche d’investigation interdisciplinaire pour l’EDD et l’îlot de rationalité interdisciplinaire ont été conçus sur la base d’une macro-ingénierie ; la micro-ingénierie de l’échelle du dispositif est de fait peu apparente dans la démarche générale.

6.1.2 Faire l’expérience d’une enquête

34La non-linéarité des phases de la DE sur une QSV et leur enrichissement réciproque créent des espaces de liberté pour permettre aux enquêteurs de vivre une enquête avec toutes ses explorations fructueuses et infructueuses, et ses allers et retours. Ces espaces permettent aux enquêteurs d’adapter chemin faisant le processus de l’enquête, voire de reformuler les questions initiales. Les enquêteurs sont alors au cœur d’un processus lié à la singularité des QSV favorisant « l’exploration d’un environnement social constamment en évolution » (Simonneaux et al., 2017, p. 147). Cependant, ce cadre souple et dynamique peut être moins sécurisant pour les enseignants que les démarches d’investigation interdisciplinaire pour l’EDD et de l’îlot de rationalité interdisciplinaire. Un cadrage séquentiel est sans doute d’autant plus adapté que le public cible est jeune, comme dans la démarche d’investigation interdisciplinaire pour l’EDD.

35Nous rejoignons ici Morin (2019) sur le fait que les enseignants ont à la fois besoin « d’une diversité de dispositifs et d’un canevas d’ensemble » (p. 61). Il nous semble, toutefois, qu’il y a un intérêt à articuler plus fortement la démarche globale, les différentes phases qui la composent et les dispositifs didactiques pour enseigner des QSV, parce que ces liens sont actuellement encore peu explicités dans les différentes modélisations. En effet, les dispositifs mobilisés en didactique des QSV peuvent être vus comme des manières d’expérimenter des théories sociales (Hervé, 2019). Par exemple, le dilemme éthique permet de révéler différentes théorisations éthiques en tension, les déclinaisons que prennent les formes scolaires du débat relèvent également de différentes conceptualisations et fonctions sociales de l’argumentation (Dupont & Panissal, 2015). Autrement dit, pour développer les ressources des apprenants à questionner le monde, il convient de coupler, dans la démarche, l’expérimentation que font les élèves au travers de leur enquête sociale avec l’expérimentation de théories sociales qu’ils font au sein des dispositifs. Cette articulation nourrit leur regard réflexif et subjectif et permet en retour à l’enseignant de faire émerger des éléments d’objectivation.

6.2 La problématisation dans les trois modélisations : quel équilibre entre les savoirs-questions et les savoirs-réponses ?

36Bien que les différents modèles situent le processus de problématisation au cœur de la démarche, celui-ci n’y est pas explicité de la même façon (cf. tableau 2). Le principe de récursivité apparaît comme structurant pour favoriser le processus de problématisation. Il suppose un questionnement constant du problème étudié pouvant à tout moment entraîner sa reconfiguration, même si les étapes précédentes avaient permis de le clore partiellement. Dans la DE sur une QSV, les principes de récursivité et de non-linéarité sont centraux, ils visent à privilégier les savoirs-questions par rapport aux savoirs-réponses. Les phases de la DE, comme celles de l’enquête de Dewey (1967), permettent d’appréhender les différentes dimensions du problème pour le paramétrer plus que pour le résoudre. Dans les deux autres modélisations, la problématisation est présentée comme une étape, celle de la formulation scolaire du problème à étudier (la « problématique »). Cependant, des dispositifs didactiques jouent un rôle central pour que le processus de problématisation puisse s’enrichir progressivement. Dans la démarche des îlots de rationalité interdisciplinaires, l’étape du panorama spontané initie le processus de problématisation, mais le modèle n’empêche pas qu’il se poursuive lors des étapes suivantes. Morin (2019) propose ainsi de réitérer plusieurs fois des dispositifs de débat et de cartographie de controverses créant une alternance de phases de déstabilisation propices au questionnement et de phases de stabilisation propices aux savoirs-réponses.

37Dans la démarche d’investigation interdisciplinaire pour l’EDD, le débat réitéré régulièrement au cours de l’enquête permet, selon nous, de réguler collectivement et régulièrement le cadre dans lequel est construit le problème, de définir ce qui fait sens pour la classe, il permet donc de produire ce que Rey (2005) appelle des « principes régulateurs » de problématisation.

38Par ailleurs, l’équilibre entre les savoirs-questions et les savoirs-réponses au sein des différents modèles permet de questionner les finalités d’instruction et de socialisation émancipatrices visées. La démarche d’investigation interdisciplinaire pour l’EDD et des îlots de rationalité interdisciplinaires explicitent davantage la place accordée aux savoirs-réponses que dans la DE. Le choix des boîtes noires à ouvrir et les apports disciplinaires dans la phase de clôture de la démarche des îlots de rationalité interdisciplinaires constituent ainsi des moments structurant l’enseignement. Dans la démarche d’investigation interdisciplinaire pour l’EDD, les savoirs font clairement l’objet de négociations entre l’enseignant et les élèves lors de la phase de problématisation. Ces balises nous semblent importantes pour aider les enseignants à mettre en dialogue les visées d’instruction et de socialisation inextricables l’une de l’autre. A l’inverse si le processus de problématisation n’est pas suffisamment soutenu dans ces deux modèles, les enseignants courent le risque de favoriser l’élaboration des savoirs-réponses au détriment des savoirs-questions.

39Le développement de la pensée problématologique implique un changement de paradigme avec une reconnaissance accrue des savoirs-questions moins considérés que les savoirs-réponses. Cependant, les savoirs-questions n’ont de valeur qu’au regard des savoirs-réponses dans un contexte donné et réciproquement. Cette dialectique est au cœur de l’enquête, mais reste difficile à appréhender si celle-ci favorise l’un ou l’autre de ces deux pôles.

6.3 Articulation de l’agir, des valeurs et des savoirs : quelle place accordée à la dimension axiologique dans les modélisations ?

40L’articulation des savoirs et de l’agir fait l’objet d’explicitation dans les trois modélisations étudiées. La place des valeurs est, quant à elle, souvent plus implicite. Certes, les trois modélisations mettent à l’étude les valeurs dans l’espace social de la QSV étudiée. Par exemple, dans la démarche de l’îlot de rationalité interdisciplinaire, la multiréférentialité fait l’objet d’une attention particulière et des délibérations portent sur le choix des acteurs, des enjeux ou des boîtes noires qui seront approfondis. Le questionnement porte alors sur la diversité des valeurs des acteurs hors champ scolaire.

41Mais des perspectives différentes sont prises par les trois modélisations, notamment en ce qui concerne la prise en compte des valeurs des enquêteurs (élèves et enseignants). Dans la DE sur une QSV, une phase est centrée sur la mise au jour des valeurs et des positionnements des enquêteurs sur la QSV qui constituent alors des matériaux de l’enquête. Il s’agit lors des autres phases de la démarche de développer les ressources des enquêteurs pour mener des délibérations démocratiques qui visent à donner du sens aux transformations en cours concernant les conditions du problème (conditions sociales, économiques, politiques ou écologiques).

42Dans la démarche d’investigation interdisciplinaire pour l’EDD, les débats mobilisés à chaque étape amènent les élèves à délibérer sur le processus d’enquête mené et ainsi questionner l’enquête elle-même. C’est alors davantage l’éthique de l’enquête qui est questionnée. Ces débats permettent-ils de favoriser la réflexivité des enquêteurs sur la dimension axiologique de l’enquête au travers de l’échange entre pairs et avec les enseignants ?

43Les étapes liées au « cliché », à « la synthèse » et à « l’élaboration de l’action » sont-elles, grâce à l’introspection et les discussions, voire les confrontations qu’elles supposent dans la démarche des îlots de rationalité interdisciplinaires, l’occasion d’éclairer la personne et le groupe sur les valeurs en jeu ? Cela renvoie sans doute à une question très ouverte de la recherche sur le statut à donner aux opinions et valeurs des élèves : doivent-elles faire l’objet de temps spécifique d’explicitation ? Ou doit-on plutôt considérer que la démarche d’investigation est à même de les réguler au travers des changements de représentations qu’elle est susceptible de générer sans qu’une explicitation et un questionnement ne soient nécessaires ?

Conclusion

44La mise en perspective des trois modélisations des démarches d’enquête sur les QSV met en évidence leurs principes et cadres fondateurs. Cette étude révèle des complémentarités, des porosités et des variations dans les modalités possibles de mettre les apprenants en enquête pour favoriser le développement d’une pensée problématologique. Les recherches sur les trois modélisations inscrivent explicitement les dimensions systémique, critique et éthique en jeu comme visée éducative. Les dimensions créative ou prospective ne sont pas systématiquement mentionnées même si, selon nous, elles peuvent être mises en avant dans chaque démarche.

45Plus qu’une comparaison de démarches, l’intérêt de notre étude est de pointer les tensions auxquelles l’enseignant peut se confronter dans une pédagogie de l’enquête sur des QSV : la liberté d’élaboration de sa démarche pédagogique vs le besoin d’un cadre sécurisant, la prise en compte de la subjectivité de l’apprenant vs la nécessaire objectivation des savoirs, l’équilibre à trouver entre l’explicitation des savoirs-questions et des savoirs-réponses, et la mise en avant de certaines dimensions de la pensée problématologique à explorer. Au regard de son expérience professionnelle, l’enseignant peut préférer une modélisation plus cadrée ou au contraire rechercher plus de latitude pour élaborer sa propre démarche. Il peut aussi choisir d’intégrer les valeurs, voire les affects des élèves aux processus d’enseignement ou au contraire les écarter (Lipp, 2019).

46Avec un cadre séquentiel, les démarches d’investigation interdisciplinaire pour l’EDD et des îlots de rationalité interdisciplinaires sont plutôt rassurantes pour un enseignant. La « négociation » autour des savoirs disciplinaires à enseigner conduit sans doute aussi à un guidage de l’enseignant plus serré. Elles permettent en outre aux élèves encore peu familiarisés avec la pensée problématologique d’en saisir les enjeux.

47La DE sur une QSV peut être complexe à déployer car son caractère séquentiel est davantage à la charge des enseignants et la répétition des phases augmente la durée de la séquence pédagogique. Sa souplesse permet cependant d’intégrer des formats longs d’enquête, d’organiser la récursivité des phases, mais favorise aussi une grande autonomie dans la gestion de la progression pédagogique et/ou dans l’adaptation aux temporalités de l’enquête des élèves. Ce modèle apparaît mieux adapté aux parcours de formation inscrits dans la durée, comme l’est la formation à l’épreuve de « grand oral » du baccalauréat technologique de l’enseignement agricole (deux ans d’enquête sur une QSV).

48Dans une perspective pragmatique, articuler ou hybrider ces démarches peut être intéressant dans la construction d’un curriculum. Ainsi, l’expérimentation de la construction d’un îlot de rationalité interdisciplinaire ou d’une démarche interdisciplinaire d’investigation peut être un préalable ou un élément constitutif d’une enquête plus longue, davantage centrée sur le questionnement des élèves. Les complémentarités entre ces modélisations de démarche d’investigation révèlent des espaces propices au développement de la pensée problématologique des élèves, que ce soit par les différences d’échelles temporelles des enquêtes, de degré de liberté des enquêteurs, de prismes mobilisés pour aborder la dialectique entre savoirs-questions et savoirs-réponses.