1Alors que le vent souffle par bourrasques sur la plaine de Crau, Daniel, naturaliste, me désigne la steppe : « Avant, elle partait des Alpilles et allait jusqu’à la mer, de ce côté. De la steppe à perte de vue... » Il s'interrompt, le regard perdu. « Ça devait être beau » ajoute-t-il, nostalgique. Comme chaque matin, nous avons rejoint les restes de la dernière steppe d’Europe occidentale. À quelques pas du site où nous nous trouvons, les écologues de l’Institut Méditerranéen de la Biodiversité et d'Écologie marine et continentale (IMBE) cherchent à restaurer la steppe pour compenser les destructions qu’elle subit. Ils ont conduit différentes opérations ayant le sol pour cible privilégiée. Cependant, les écologues parlent de leurs résultats comme des événements « étranges » et « surprenants », car le sol de la steppe ne réagit pas comme ils l’attendraient. En surprenant les écologues, le sol questionne la capacité de la restauration écologique à fournir des résultats contrôlables et pose de sérieuses questions aux politiques de compensation écologique.
- 1 On pourra également s’informer sur l’histoire politique de la compensation écologique (Bonneuil, 20 (...)
- 2 Si une analyse précise de la manière dont la nouvelle loi s’inspire de cette expérimentation reste (...)
2L’écologie de la restauration est une discipline scientifique qui étudie les pratiques de réhabilitation d’écosystèmes détruits ou dégradés (Fabiani, 2000 ; Granjou, 2010 ; Gross, 2010). Son développement peut être compris par le besoin de réparer les dommages que les activités humaines infligent aux espaces naturels, et plus particulièrement par l’essor récent des politiques de compensation écologique (Levrel et al., 2015 ; Arnauld de Sartre et Doussan, 2018)1. Mises en place à partir des années 1970, les politiques de compensation écologique proposent de compenser les destructions portant sur un premier espace naturel par la restauration écologique d’un second espace. En France, la nouvelle loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, promulguée en 2016, a renforcé l’importance de la compensation écologique, tout en l’assujettissant à des « obligations de résultats ». Pour empêcher une « perte nette » de biodiversité, les impacts des projets d’aménagement doivent désormais être compensés en intégralité. Les gains issus de la restauration écologique doivent obéir à un principe « d’équivalence écologique » et correspondre aux impacts pour les compenser. En s’inspirant d’une expérimentation conduite à Cossure et présentée dans cet article, la loi permet également aux aménageurs d’acheter des crédits de compensation provenant d’un « site naturel de compensation » préalablement restauré2. La nouvelle loi suppose ainsi que la restauration écologique puisse fournir un savoir-faire adapté à des besoins de gestion, dont les résultats seraient anticipables et obtenus avec certitude. En présentant la compensation comme une méthode de neutralisation des dommages, la loi demande que les résultats de la restauration correspondent avec certitude aux destructions et qu’ils soient garantis pendant toute la durée des atteintes. Cependant, certains auteurs, comme le sociologue Matthias Gross (2010), avancent l’idée que la restauration écologique devrait revendiquer le caractère incertain de son mode de production des connaissances, particulièrement marqué par des surprises.
3Dans la suite de l’article, je propose d’analyser les problèmes que les surprises soulèvent dans l’articulation de la science écologique avec des objectifs de conservation de la nature. Je m’intéresse aux conditions d’émergence et aux conséquences de la surprise dans un projet de restauration du sol et de mise en œuvre des politiques de compensation écologique. Après une introduction au cadre théorique et à l’enquête conduite (2), je présente les surprises des écologues face à l’indétermination de la nature des sols dans les friches culturales et les reformulations qu’elles entraînent (3), avant de conclure sur les implications d’une mise en équivalence matérielle des sols par la compensation écologique (4). L’argument de l’article est que ces surprises sont en particulier incompatibles avec la garantie d’une équivalence réelle entre ce qui est détruit et restauré : si elles participent de la production de savoirs propres à l’écologie de la restauration, elles rendent surtout la mobilisation de la compensation écologique difficile dans le cadre d’une obligation de résultats.
- 3 Gross (2010, p. 30) considère qu’un événement est surprenant « lorsqu’un ensemble d’expériences pré (...)
- 4 On pourrait aussi ajouter que le risque peut se mettre en probabilité, alors que la surprise dépass (...)
4Dans son sens général, la surprise est définie comme une émotion générée lors de la rencontre avec un événement imprévu. Elle implique à la fois un événement inattendu et non-anticipé, mais aussi un observateur pris au dépourvu et affecté par l’enthousiasme ou par la crainte (Cunha et al., 2006 ; McDaniel et al., 2003 ; Simandan, 2020 ; Nygren & Peltola, sous presse). À la différence de l’incertitude, pour laquelle il n’y a pas, a priori, d’attente forte quant au résultat, la surprise se manifeste lorsque l’attente est réelle (Gross, 2010 ; Bechky & Okhuysen, 2011)3. Son étude ne présage pas du caractère positif ou négatif des conséquences d’un événement, et permet d’examiner d’autres émotions que l’anxiété suscitée par l’expérience des risques et du danger (Wilkinson, 2002)4. Par exemple, dans le cas de la restauration écologique, la surprise montre les réactions des écologues face à des événements imprévus qui peuvent répondre ou non à leurs attentes de conservation de la nature. Étudier les surprises permet ainsi d’analyser la dimension normative de la production de connaissances articulées à des politiques de la conservation (voir aussi, Brunet et al., 2018). Cette analyse complète des études précédentes sur le rôle joué par les émotions dans les pratiques scientifiques et les réponses que les scientifiques y apportent (pour une revue de la littérature voir Parker & Hackett, 2014, ainsi que Brunet, 2018).
- 5 « Surprise, however, exists only for those who have forgotten how to be astonished at the birth of (...)
5Parmi les exemples de surprise mentionnés dans la littérature (Filbee-Dexter et al., 2017 ; Gross, 2010), on peut citer le dégel du permafrost soixante-dix ans avant les prévisions des modèles ou le retour des loups dans des territoires d’Europe où ils avaient disparu depuis plus d’un siècle. Les écologues utilisent explicitement le terme de ‘surprise’ pour parler de situations dans lesquelles ils ne parviennent pas à expliquer les résultats expérimentaux par la théorie (Lindenmayer et al., 2010). Ils cherchent alors à comprendre les raisons de cette divergence pour améliorer leurs théories et, in fine, prévenir le surgissement de cette surprise. Pour Gross (2010), les surprises permettent aux écologues de prendre conscience de leur « ignorance ». Elles offrent un mode « d’apprentissage dans et avec les écosystèmes » (Gross, 2010, p. 116), en particulier dans le cadre d’expériences, dites sauvages (Lorimer & Driessen, 2014) ou in vivo (Callon, 2009), qui sont conduites en dehors de l’enceinte contrôlée du laboratoire. Gross appelle ainsi à « s’ouvrir à la surprise » et à embrasser son potentiel comme moteur de l’activité scientifique. Dans son enquête sur la fabrication des sols, Meulemans (2017) conteste, cependant, le rôle prépondérant que Gross accorde à la surprise dans la pratique scientifique écologique. Inspiré par les écrits de Tim Ingold (2011), Meulemans recommande aux scientifiques de s’ouvrir au monde et de ne plus être surpris par celui-ci, mais d’apprendre, plus simplement, à être étonnés par un monde qui n’est jamais réellement connaissable et contrôlable5. Il explique que la surprise des écologues est paradoxale, car ils sont les premiers à reconnaître que le monde fonctionne de manière incertaine et non-linéaire, et que son évolution demeure imprédictible.
6Dans le cas de la compensation écologique, les écologues de la restauration ont un besoin spécifique de contrôle et de prédictibilité pour répondre à une obligation de résultat et obtenir une équivalence entre ce qui est détruit et ce qui est restauré. S’ils font l’expérience de surprises, ce n’est pas uniquement à des fins expérimentales, mais surtout dans une visée opérationnelle et normative. En termes de politiques de conservation, les résultats non anticipés peuvent poser des problèmes, en particulier quand il s’agit de régulations strictes de protection d’espèces ou d’écosystèmes. Les écologues attendent que leurs actions puissent permettre de restaurer les écosystèmes dégradés et produisent des connaissances au sujet des techniques qui permettent d’atteindre cet objectif. Selon les situations, on peut donc distinguer plusieurs versions de la surprise (voir Despret, 1999). D’une part, il y aurait des surprises normales ou « imaginables » (Schneider et al., 1998), qui seraient provoquées par la complexité des systèmes écologiques ou par un dispositif expérimental. D’autre part, il y aurait des surprises se rapportant au résultat des événements et à leurs implications, comme, par exemple, pour les politiques de conservation. Comme le disent Schneider et al. (1998, p. 172) « nous pouvons nous attendre à ce que des surprises arrivent mais nous restons surpris par l’événement, le processus ou le résultat spécifique qui est impliqué ». Ces deux versions de la surprise s’articulent en pratique. Ainsi, même si l’existence de la surprise n’est pas systématiquement surprenante et que les conditions induisant les surprises peuvent être connues (surprise imaginable), les événements qui se produisent et leurs résultats peuvent demeurer surprenants et émouvoir les scientifiques (surprise rapportée aux implications d’un événement). Dans ce cas, les surprises produisent une déception (mauvaise surprise) ou de l’enthousiasme (bonne surprise) selon les conséquences d’un événement jugées par rapport à des attentes préexistantes.
7Cette perspective analytique est particulièrement pertinente pour analyser la restauration écologique qui doit répondre à des préoccupations économiques, sociales et écologiques. Selon Fabiani (2000), il s’agit d’une « mission-oriented science », adaptée à des besoins de gestion et suscitant un ensemble de questions éthiques et politiques au sujet de la protection de la nature. Elle se caractérise par une « intrication du savoir théorique nouvellement produit et de nouvelles pratiques de gestion qui excèdent le cadre du travail scientifique » (Fabiani, 2000, p. 18). Cette discipline a vocation à éprouver des théories scientifiques dans l’objectif de produire des savoir-faire articulés à une ingénierie de la restauration. Il n’est d’ailleurs pas rare que cette articulation génère des tensions entre les savoirs de l’écologie et les impératifs de gestion (Fabiani, 2000 ; Granjou, 2010). Les surprises montrent ainsi l’existence d’une limite touchant à l’adéquation entre les connaissances qui peuvent être produites par les écologues, et leur opérationnalisation. Elles traduisent des incertitudes qui sont difficiles à gérer et à supporter dans le cadre de décisions de protection qui demandent, au contraire, le contrôle, la prédictibilité et la certitude de résultat (voir aussi Cunha et al., 2006 ; Bechky & Okhuysen, 2011 pour une application dans d’autres contextes). Les surprises des écologues sont alors centrales pour comprendre les difficultés de la mise en politique de la conservation d’objets complexes, comme le sol de de la steppe que nous allons présenter.
8La surprise interroge ainsi l’ajustement entre la fabrication du savoir sur la restauration écologique et les politiques de compensation écologique. Elle se raccorde aux deux pôles du savoir/pouvoir foucaldien (Foucault, 1976). D’une part, elle conduit à la fabrication de connaissances sur les actions de restauration et de compensation des écosystèmes, et en particulier sur le sol. D’autre part, elle s’immisce dans les relations de pouvoir entre les institutions de gestion de la nature et les écologues de la restauration, en permettant de légitimer ou de remettre en question certaines politiques de protection de la nature. Notre contribution souligne que les surprises ne constituent pas simplement une étape normale de la production de savoirs scientifiques expérimentaux, mais également un moment essentiel dans l’articulation entre les savoirs et les politiques environnementales. Les surprises invitent alors à repenser les politiques environnementales pour les rendre davantage compatibles avec leurs objectifs.
9Localisée dans le sud-est de la France, la plaine de Crau abrite la dernière steppe d’Europe, aussi appelée « coussouls ». Unique au monde, l’écosystème des coussouls s’est formé sur l’ancien delta de la Durance, où les galets et les sédiments du massif alpin se sont entassés jusqu’à former une couche de conglomérats calcaires imperméable, d'une épaisseur qui atteint par endroits jusqu'à 40 mètres. Aujourd’hui, ce poudingue induré est situé à environ 40 centimètres de profondeur dans le sol. En empêchant les racines des plantes d’accéder à la nappe phréatique, et couplé à l’action du climat méditerranéen, il assèche la couche supérieure du sol. Les écologues caractérisent le sol de la steppe comme un « sol fersialitique rouge méditerranéen tronqué... appelé aujourd’hui Fersiasol leptique tronqué » (Bulot et al., 2014, p. 289). Sur les vingt premiers centimètres, la matière organique se combine à des galets, avant de laisser place à un mélange plus homogène de couleur ocre foncé contenant la roche-mère altérée. En surface, les galets recouvrent plus de la moitié de l’espace et alternent avec une riche association végétale herbacée dominée par le brachypode et le thym.
Illustration 1 : Poudingue induré de la plaine de Crau
Crédits : photographie de lucas Brunet
10La destruction de la steppe débute au XVIe siècle, lorsque sont aménagés des systèmes d’irrigation. Elle se poursuit dans les siècles qui suivent avec le creusement de carrières, et s’accélère lorsque le Grand Port Maritime de Marseille est construit au cours des années 1960 à 1980. Des infrastructures de transport découpent la steppe pour acheminer les marchandises dans toute l’Europe, et des sites industriels et des cultures intensives sont installés. La réduction de la surface de la steppe, passant de 45 000 ha à une dizaine de milliers aujourd’hui, s’opère au détriment de la composition végétale riche et unique des coussouls, qui abrite des espèces rares et protégées. La steppe accueille deux espèces endémiques d’insectes (le criquet rhodanien et le bupreste de Crau) ainsi que différents oiseaux steppiques (outarde canepetière, faucon crécerelle, œdicnème criard), dont les dernières populations françaises de ganga cata et d’alouette calandre. Pour faire face à cette destruction, la réserve nationale des Coussouls de Crau est créée sur 7400 ha de steppe en 2001. Cependant, et même si les destructions semblent se ralentir, la steppe continue de se réduire comme une « peau de chagrin » : elle perd 64 nouveaux hectares entre 2006 et 2010 à cause de l’enterrement de canalisations, de l’agrandissement d’une carrière et de la construction d’une plateforme logistique (Dutoit, 2010 ; voir aussi Rodriguez, 2018).
- 6 Aujourd'hui appelé « site naturel de compensation » dans la nouvelle loi sur la biodiversité, et pa (...)
11Mon enquête sur la steppe commence en juin 2018 par une série d’entretiens menés avec les acteurs impliqués dans la création du premier site naturel de compensation français, aussi appelé banque de compensation6. Un site naturel de compensation désigne un espace ayant bénéficié d’une restauration écologique dont les unités de compensation peuvent être vendues pour compenser les impacts de différents projets d’aménagement. Les entretiens se poursuivent jusqu’en octobre 2018 et sont complétés par une analyse d’articles scientifiques. En mai 2019, j’accompagne pendant deux semaines les écologues de l’IMBE dans leurs relevés annuels sur le site naturel de compensation et sur un second site restauré. Dans les deux cas, les écologues ont pris le sol pour cible de leurs actions de restauration. J’assiste également les écologues dans leurs relevés décennaux sur d’anciennes friches agricoles, où ils cherchent à comprendre comment le sol et la végétation évoluent au cours du temps. J’examine le matériel récolté au fur et à mesure de l’enquête, en le codant progressivement et en identifiant les thèmes récurrents de manière inductive, selon les principes de la grounded theory (Glaser & Strauss, 1967). Rapidement, j’oriente mon analyse vers la performativité du processus de restauration écologique, les surprises qu’il génère, et ce que ces surprises impliquent pour la mise en œuvre de la compensation écologique. C’est à dire que les surprises ne permettent pas seulement d’illustrer le déroulement du processus de restauration, mais qu’elles jouent aussi un rôle dans la transformation des pratiques des écologues et dans la reformulation de leurs savoirs et des politiques de conservation qui leurs sont associées. Cette perspective permet de prendre au sérieux les surprises des écologues pour comprendre comment elles participent à façonner leurs savoirs et leurs actions.
12Sans vouloir revenir sur le débat complexe qui oppose les émotions et les affects, et sur la critique de cette opposition (voir Wetherell, 2012), je propose de considérer la surprise de manière contextuelle et pragmatique, à savoir comme une émotion. Dans mes recherches (Brunet, 2018 ; Brunet et al., 2019 ; Brunet, 2020a), je considère que le travail de catégorisation des processus comme émotionnels ou affectifs trouve son fondement dans un processus linguistique par lequel un ensemble d’états dûment nommés (comme la peur, la honte, la colère, la joie, la surprise) sont identifiés comme les émotions alors que les états qui ne possèdent pas de noms clairement attitrés (tels le sens de la légitimité, de l’opportunisme et de la réconciliation) sont désignés par la notion d’affect (voir aussi Anderson, 2017 ; Wetherell, 2012). L’approche pragmatique revendiquée analyse les émotions pour ce qu’elles font (voir Ahmed, 2013) et étudie la manière dont elles peuvent être exprimées directement et indirectement (pour plus de détails voir aussi Brunet, 2020a). Sur le terrain comme dans les entretiens, les écologues expriment leur surprise en utilisant différents termes (« surprise », « mystérieux », « étrange ») et manifestent leurs émotions par des interjections (« oh », « ça alors ! ») et des récits sur l’appréciation de certains résultats inattendus. Mon étude de la surprise s’ancre, enfin, dans un programme de recherche plus large, qui étudie comment les émotions produisent des relations de pouvoir et en sont elles-mêmes le produit (Gould, 2009 ; Brunet, 2018 ; Brunet et al., 2019 ; Brunet, 2020a). Il s’agit donc de comprendre comment la surprise est suscitée et quelles sont ses conséquences sur l’articulation entre production de savoirs et politiques de conservation. Dans la suite, je montre que les surprises invitent les écologues à reformuler les catégories qu’ils utilisent pour penser la conservation de la nature ; qu’elles leur font reconnaître les limites de leurs connaissances pour parvenir à restaurer les écosystèmes ; et qu’elles les mènent à développer de nouvelles pratiques de restauration.
13Lorsque la culture de melons se développe dans la plaine de Crau dans les années 1960, les agriculteurs décompactent le sol (sous-solage) et le labourent en profondeur, arrachant des morceaux du poudingue. Le sol est fertilisé et traité contre différents parasites mais un champignon oblige les agriculteurs à déplacer leurs cultures chaque année. La surface de la steppe détruite augmente rapidement, avant que les cultures ne soient abandonnées à cause d’un manque de rentabilité, au milieu des années 1980. Aujourd’hui, on peut voir des galets brisés, des cerceaux en métal et des morceaux de poudingue joncher sur le sol. L’équipe de Thierry Dutoit, directeur de recherche à l’IMBE, essaie de comprendre comment les friches se transforment dans le temps et si elles évoluent vers la steppe. En analysant leur composition floristique, les mycorhizes développées par certaines plantes et différents paramètres du sol, ils ont pu mettre en évidence que « les phases culturales ont entraîné des changements considérables de la texture et de la composition chimique des sols » (Dutoit et al., 2008). Ces changements physico-chimiques ont pour effet d’empêcher le développement des mycorhizes et la recolonisation des espèces de la steppe (Jaunatre, 2012). Le sol possède la mémoire des activités passées (Puig de la Bellacasa, 2014) et le phosphore provenant des engrais agricoles reste pendant des décennies dans le sol. Parce qu’il constitue un des principaux freins au retour vers la steppe, les écologues de l’IMBE vont faire du sol la cible privilégiée de leurs opérations de restauration.
14Le premier jour de mon arrivée sur le terrain, Renaud, écologue qui a fait sa thèse sur la restauration du coussoul et sur les friches, m’entraîne avec sa stagiaire en master d’écologie à faire la différence entre la steppe et les friches. Dans la steppe, la végétation est rase et les galets sont couverts de grands lichens, alors que dans les friches, la végétation est plus haute et plus homogène en espèces. Pourtant, dès la deuxième journée, les écologues commencent à être surpris par le grand nombre d’espèces présentes dans certaines friches. Dès notre arrivée sur une friche, Daniel s’exclame : « c'est beaucoup plus pauvre que le coussoul qu’on vient de faire avant ! » Comme pour leurs autres mesures, les écologues ont disposé un cadre de quatre mètres carrés et s’agenouillent pour y compter les espèces. Au fur et à mesure que son relevé botanique progresse, le nombre d’espèces identifiées s’accumulant, Daniel s'étonne : « Mais c'est pas si pauvre que ça, en fait ! » Renaud lui répond en plaisantant : « c'est parce que tu fais du racisme anti-friche ! » Le lendemain, ce dernier fait pourtant partager sa surprise à Thierry : « Tu te rends compte ? Il y avait 40 espèces dans cette friche ! » Tout au long de leur campagne de mesures, les écologues sont surpris par la richesse de certaines friches, où le sol démontre sa vitalité plutôt que son inertie. Ces surprises témoignent d’un certain enthousiasme des écologues de restauration qui réalisent que les friches peuvent posséder un intérêt supérieur à ce qui avait été anticipé pour la conservation de la nature. Mettant en scène l’accumulation des espèces identifiées, le dispositif du relevé de végétation fabrique la surprise des écologues au fur et à mesure qu’ils rencontrent certaines espèces végétales, tout en les confrontant à leur présupposé sur la pauvreté des friches (le fameux « racisme anti-friche »). Les écologues sont surpris par la coexistence de coussouls pauvres en espèces, « tout pourris », et de friches riches, « incroyables », apprenant ainsi à développer de nouveaux jugements et de nouvelles formes d’évaluation de ces friches. Renaud reconnaît que son regard a changé et qu’il a appris à être attentif aux friches : « Avant, quand j’étais étudiant, j’étais un peu formaté : les friches, c'est mal. Aujourd'hui, je ne pense plus la même chose. On voit que certaines friches sont vraiment très bien ! »
Illustration 2 : Dispositif de relevé de végétation des écologues
Crédits : photographie de lucas Brunet
15La richesse des friches complexifie la manière de comprendre le sol, et la matière riche et vivante qui le constitue (Granjou & Phillips, 2018). La distinction entre les friches et la steppe devient plus ambiguë. Les écologues sont ainsi régulièrement surpris par la présence de certaines espèces typiques de la steppe qui ne devraient pas se trouver en théorie sur les friches. « Il y a du brachypode ici, c’est quoi cette friche !?! », s’exclame l’un d’entre eux le second jour. À plusieurs reprises, ils qualifient ces friches de « bizarres » et ne parviennent pas à déterminer la nature de leurs sols. Si certaines regorgent d’espèces, d’autres contiennent des bouts de coussoul resté intact. On peut encore distinguer aujourd’hui les anciennes rangées de melons où le sol a été labouré, qui alternent avec des bandes où le brachypode continue de pousser. Pour désigner ces friches, Daniel utilise la catégorie intermédiaire de « coussoul remanié ». Désirant comprendre sur quels sols ils se trouvent, les écologues prélèvent des échantillons de sol, et l’analyse conduite démontre que le sol des friches ne retourne pas vers le sol des steppes, mais qu’il se rapproche plutôt d’un état intermédiaire. Dans ce cas, le sol est source de surprise à cause de sa vitalité et de son manque de cohérence et de régularité, mais il surprend également les écologues en troublant les catégories utilisées pour la conservation de la nature, qui opposent, d’un côté, un écosystème millénaire à protéger, et, de l’autre, des friches sans intérêt majeur pour la conservation.
16Après avoir compris que les friches ne se transformaient pas spontanément en steppe, les écologues de l’IMBE décident d’utiliser des techniques de restauration plus actives (Jaunatre, 2012, p. 114). L’équipe de Thierry s’associe à la création du premier site naturel de compensation de Cossure, à quelques mètres de leurs précédents sites d’étude. Cultivé de 1987 à 2006, cet ancien verger intensif de 357 ha a été racheté par CDC Biodiversité (filiale de la Caisse des dépôts et consignations qui finance des projets de préservation et de restauration de la biodiversité) en 2008 pour réhabiliter « une pelouse sèche méditerranéenne favorable à la nidification d’une avifaune steppique » (Dutoit et al., 2015). CDC Biodiversité commence par retirer 200 000 arbres fruitiers et 100 000 peupliers. Le sol est ensuite nivelé pour faire disparaître les buttes du verger et l’élevage ovin historique est réintroduit. Au total, l’opération et son suivi sur trente ans coûtent 12,5 millions d’euros.
Illustration 3 : Site naturel de compensation de Cossure
Crédits : photographie de lucas Brunet
- 7 Pour une présentation de la notion de banque de graines du sol et de son histoire, on pourra consul (...)
17« Au début, Cossure était vraiment très bizarre » rapporte Renaud, qui s’implique dans l’opération pendant sa thèse. La première année, le sol reste pratiquement nu. L’année suivante, diverses espèces étrangères à la steppe se développent, comme des chardons-marie gigantesques, ainsi que des bromes et des avoines qui recouvrent la totalité du site à certains endroits. Remué, imbibé d’engrais et de pesticides, le sol du verger continue de porter les marques de décennies de cultures intensives. Ces espèces que les écologues nomment relictuelles (qui persistent après le verger) ou rudérales (qui s’installent suite à de fortes perturbations) se développent à la faveur d’un sol riche et fertile, non adapté aux espèces de la steppe. Elles apparaissent également parce qu’elles sont contenues dans le stock de graines du sol en attente de germination (en dormance) que les écologues et les agronomes appellent la « banque de graines du sol »7.
18En 2014, un événement de grande ampleur surprend les écologues. Au cours d’un mois d’août pluvieux, l’amarante blanche (Amaranthus albus), une plante d’Amérique du Nord, se propage sur le site. La plante se dessèche ensuite jusqu'au mois d’octobre. À ce moment-là, transportée par le vent comme les tumble weed des westerns, elle roule et s’agglomère sur sept hectares de vergers voisins, recouvre les bergeries et s’emmêle dangereusement dans les clôtures électriques des bords d’une route nationale. Chaque pied de cette plante produit 200 000 graines qui peuvent rester valides dans le sol pendant cinq ans. CDC Biodiversité doit dépenser 7000 euros pour en débarrasser les vergers voisins. Quelques mois après, des panneaux sont installés le long de la route pour prévenir du risque de projection de végétaux. Des grillages sont disposés en bordure des terrains voisins et une butte est édifiée pour protéger le verger limitrophe.
19Pour les écologues, cette « mauvaise surprise » leur fait craindre que leurs connaissances ne puissent pas être compatibles avec la conservation de cet espace naturel enclavé dans une zone d’activité humaine. Ils évoquent la complexité de l’écosystème et soulignent les limites de leurs connaissances pour répondre aux besoins d’une restauration linéaire et prédictible de l’écosystème. Selon eux, cet événement relève d’un phénomène de « chaos déterministe », véritable formalisation mathématique de la surprise, c’est-à-dire d’un changement minuscule dans les conditions initiales du système qui mène à des résultats très différents et rend le système imprédictible. Si les écologues étaient conscients de la présence de l’amarante, ils ne pouvaient pas prévoir « l’enchaînement d’événements » (Thierry) qui allait lui permettre de proliférer, à savoir la combinaison de sa présence dans le sol, d’un printemps pluvieux, et de moutons qui ne l’empêchent pas suffisamment de croître. Le sol génère des surprises à cause de sa non-visibilité, de sa mémoire et de ses interactions avec un grand nombre de paramètres. Pour Thierry, l’impossibilité de connaître et d’anticiper toutes les réactions de l’écosystème explique pourquoi il est impensable de restaurer la steppe dans son intégralité :
On n’avait pas les connaissances scientifiques pour restaurer l’intégralité de la steppe. Il faudrait savoir comment tout fonctionne, connaître tous les constituants. On n’a jamais cette information sur aucun écosystème. Il peut y avoir des phénomènes de type chaos déterministe. Vous loupez la place d’une espèce et ça entraîne des effets en cascade, qui donnent des résultats complètement différents de ce que vous espériez.
- 8 Le sol donneur est un sol des coussouls de Crau. Il possède ainsi les mêmes caractéristiques que le (...)
20Une autre surprise impliquant la banque de graines va survenir au cours de l’opération. À différents endroits de la zone réhabilitée et sur une surface totale de trois hectares, les écologues ont conduit un transfert de sol : le sol d’un site donneur sur le point d’être détruit par un projet d’aménagement a été prélevé pour être greffé ici8. Cette « inoculation des sols » (Buisson et al., 2018) permet de réintroduire les graines d’espèces typiques des coussouls, différentes parties végétatives (rhizomes, bulbes) et l’ensemble des constituants du sol qui leur sont associés (pédofaune, champignons, bactéries, éléments physico-chimiques et matière organique). Afin de décider de la pertinence du site donneur, les écologues analysent sa banque de graines au préalable. Ils prélèvent des échantillons du sol donneur et les cultivent en laboratoire pour déterminer quelles sont les espèces végétales présentes.
Illustration 4 : Transfert de sol
Crédits : photographie de Renaud Jaunatre
21Le premier transfert est effectué en mars 2009 à partir d’un morceau de sol d’un hectare de coussoul qui allait être détruit par la construction d’une plateforme industrielle. Les écologues récupèrent ce sol et le transfèrent immédiatement pour conserver ses propriétés et le potentiel de germination de ses graines. Dans les mois qui suivent l’opération, ils font leurs premières analyses, mais, malgré leurs grands espoirs, le résultat est décevant. Les principales espèces végétales attendues ne sont pas présentes et leur diversité reste faible. Un an après, lorsque les écologues retournent sur le premier site pour faire les relevés de végétation, ils sont surpris par le résultat, qui dépasse largement leurs attentes et l’analyse préalable de la banque de graines. « C’était du jamais vu ! Toutes les espèces du coussoul étaient présentes les unes à côté des autres – ce qui n’arrive jamais dans la steppe. Et ce qui était très étrange, c'est qu’elles étaient toutes de grande taille », raconte Renaud, revivant son enthousiasme, en me faisant visiter le site du transfert de sol. Alors que la richesse spécifique de la végétation s’élève à environ 40 espèces par mètre carré dans la steppe, la moyenne était ici de 70 espèces. Renaud se rappelle même d’une mesure hors du commun, où il y avait 97 espèces. Les écologues sont ainsi d’abord surpris par le succès du transfert de sol qui leur donne l’impression de pouvoir restaurer la steppe.
22Renaud explique ensuite cette surprise : « Normalement, on est censé avoir la banque de graines transitoire quasiment en permanence puisqu'elle pousse tous les ans. Sauf qu’en fait on s’est rendu compte qu’il y avait quand même une banque de graines un peu semi-permanente. » L’analyse préalable de la banque de graines n’avait pas permis de rendre visible cette banque de graines « semi-permanente ». Par ailleurs, certaines espèces ne pouvaient pas être rendues visibles alors qu’elles étaient pourtant présentes.
- 9 Renaud s’inspire d’une méthodologie développée par Ter Heerdt et al. (1996), aussi appelée « concen (...)
Les études de banques sont faites en prenant 2 litres de sol et en le faisant germer dans des pots9. Mais si tu as un ratio de 1 pour 1000, tu peux passer à côté de certaines espèces. On a fait le transfert de sol sur une surface tellement grande qu’on a forcément des événements rares qui vont s’exprimer, même s’ils ont une très faible probabilité d’occurrence.
23S’inspirant des travaux de Georg Simmel, le sociologue Matthias Gross (2010) propose la notion de non-savoir pour désigner le savoir produit par les écologues lorsqu’ils s’interrogent sur ce qui n’est pas encore connu. Selon Gross, leurs surprises face à un non-savoir génèrent de nouvelles connaissances. Dans notre cas, la tentative de faire s’exprimer la banque de graines montre que, pour les écologues, la surprise est liée aux limites de leur dispositif méthodologique à rendre visibles les graines, impliquant une impossibilité à prévoir les événements qui vont les faire s’exprimer (il s’agit donc d’une impossibilité de savoir davantage que d’un non-savoir). Générée par la complexité du sol, la surprise montre également les limites des connaissances des écologues pour répondre à des besoins de gestion. Puisque l’action de la banque de graine ne peut pas être connue, contrôlée et prédite, les écologues soulignent eux-mêmes la difficulté d’accorder leurs pratiques scientifiques aux besoins de contrôle et de prédictibilité des politiques de conservation.
24Si le transfert de sol surprend les écologues à cause de la vitalité qu’il parvient à insuffler au sol de l’ancien verger, le résultat devient moins surprenant dès la deuxième année. Le taux de similarité avec les espèces de la steppe décroît (de 80 à 60 %) et des espèces rudérales, comme les bromes, commencent à coloniser le sol transféré. Autour de ce transfert, une « formation végétale herbacée » (Renaud) se reconstitue progressivement, sans pour autant ressembler à la steppe ni s’en rapprocher, et envahit le transfert. À la limite entre le site réhabilité et la steppe, Renaud me montre la recolonisation extrêmement lente de certaines espèces de la steppe. Sa collègue Adeline a mesuré que les espèces de la steppe avancent de dix mètres tous les trente ans. En dépit de ce changement progressif sur le transfert de sol, Renaud insiste sur la similarité du résultat obtenu avec la steppe, dont la différence ne serait pas visible sur « une photo floue ».
25Mais les écologues reconnaissent que le transfert de sol a très bien fonctionné lorsqu’il a été couplé à un retrait de la couche supérieure du sol du verger. Appelé étrépage du sol, ce deuxième traitement a été appliqué pour recréer les conditions de faible fertilité de la steppe. Renaud me montre : « c'est un peu comme si on avait réussi à recréer ce qu’il y a entre les espèces pérennes. » Les écologues avaient initialement proposé d’effectuer ce traitement sur l’intégralité du verger de 357 ha, mais plus de 60 000 allers-retours de camions auraient été nécessaires pour enlever la terre. Lorsque l’étrépage a été couplé à un transfert de sol, les vingt premiers centimètres du sol du verger contenant l’ancienne banque de graines, les nutriments et les pesticides, ont été complètement remplacés par un sol de la steppe. Certaines espèces pérennes ont été transférées, mais là encore le sol a été progressivement colonisé par d’autres espèces. Si la restauration la plus aboutie de l’écosystème des coussouls passe par la restauration de son sol (étrépage et transfert), elle reste cependant incertaine dans le temps et pose des problèmes d’applicabilité à grande échelle. Cette partie montre que les surprises sont provoquées par la complexité du sol, mais qu’elles témoignent également des limites des connaissances produites par les écologues pour obtenir les résultats contrôlables et anticipés nécessaires aux politiques de conservation. Dans la partie suivante, nous allons voir comment les écologues essaient de contrôler les surprises qui peuvent arriver lors des transferts de sol.
26Le 7 août 2009, à quelques centaines de mètres de Cossure, dans la réserve naturelle des Coussouls de Crau, un pipeline se fend. L’équivalent d’un quart de la marée noire de l’Erika se déverse dans 5,5 ha de steppe et contamine le sol en profondeur. À la suite de l’accident, l’entreprise responsable du pipeline décape le sol pollué jusqu’à la couche de poudingue. Plus de 72 000 tonnes de sol sont excavées et évacuées vers une décharge spécialisée. Pour restaurer la steppe et compenser les dommages provoqués, les écologues de l’IMBE proposent de laisser le sol se reformer naturellement. Mais l’opération est trop risquée : de l’eau de pluie pourrait s’infiltrer et contaminer la nappe phréatique. Les écologues de l’IMBE suggèrent alors de reboucher l’espace béant en transférant le sol d’une carrière destinée à être creusée. Au printemps 2011, le sol est transféré sur le site, dans le but d’obtenir « une végétation steppique identique à celle détruite par la pollution » (Bulot et al., 2014). Pour éviter que des espèces invasives et rudérales (ronces, micocoulier, herbe de la pampa, inule visqueuse) s’installent comme à Cossure, le sol est tassé par un rouleau compresseur. Le sol présente alors des conditions favorables pour les espèces de la steppe où l’accès aux nutriments et l’espace disponible pour les racines sont limités. Dans ce cas, et en réponse aux résultats obtenus lors des opérations précédentes, les écologues cherchent à contrôler les surprises qui peuvent advenir pendant le transfert de sol. Les surprises mènent les écologues à utiliser de nouvelles manières d’agir sur le sol comme l’étrépage et le tassement. Ils mettent en place « une forme de gouvernance par l’anticipation qui cherche à forclore les surprises qui pourraient provoquer des éventualités politiques et écologiques indésirables » (Lorimer et Driessen, 2014, p. 176). Ils souhaitent s’assurer ainsi qu’ils parviendront à restaurer un écosystème présentant un intérêt pour la conservation des espèces du coussoul.
- 10 Voir aussi Genard et Roca i Escoda (2013) pour une analyse du rôle de la surprise dans l’enquête so (...)
27Quand j’arrive dans la zone restaurée, je suis en premier lieu surpris par la facilité avec laquelle je peux m’y déplacer10. Contrairement à la steppe, où je trébuche en permanence sur les galets, je peux ici marcher sans regarder mes pieds. En tassant le sol, les écologues ont enfoncé les galets en profondeur. Thierry et son ancienne doctorante, Adeline, qui a rédigé sa thèse sur cette opération de restauration, me montrent leurs résultats. Les premières années, ils ont retrouvé toutes les espèces végétales de la steppe sur le site, même si leurs proportions restaient différentes. Contrairement à Cossure, ils ont réussi à empêcher l’arrivée d’espèces indésirables sur le site. Les surprises suscitées par l’expression de la banque de graines du sol et par l’arrivée d’espèces extérieures à la steppe ont été contrôlées. Toutefois, cette opération a généré une nouvelle surprise qui montre combien il est difficile de développer un savoir-faire utile à la conservation de la nature sur des sites de restauration écologique.
28Les écologues ont en effet constaté qu’il n’y avait pas de traces d’interpénétration par les racines des plantes ou par des vers de terre à travers les différentes couches du sol. Le sol est plus sec que dans la steppe car le tassement a rendu la circulation hydrique plus difficile. À la surface, la disparition des galets a empêché certaines espèces, comme le brachypode rameux, espèce dominante de la steppe, de se réimplanter. Dans la steppe voisine du site, Thierry soulève un galet pour me montrer comment le brachypode les utilise pour y glisser ses rhizomes et se protéger de la déshydratation. Au fil des années, les écologues comprennent l’ampleur de leur surprise. Ils réalisent que l’écosystème qu’ils ont restauré s’apparente davantage à des tonsures qu’à de la steppe. Également appelées encroûtements biologiques, les tonsures sont des zones où le sol est tassé et qui sont dominées par des mousses, des lichens et des plantes annuelles. Présentes à certains endroits de la steppe, elles témoignent de perturbations anciennes : rassemblement de troupeaux, habitations, etc. Pour Thierry, le fait que le transfert de sol produise des tonsures prouve la difficulté de la steppe à se régénérer :
On voit que ce qu’on a fait sur le site ressemble plus à la tonsure qu’au coussoul. Quand on sait lire la Crau, on voit qu’une tonsure n’est pas naturelle. Tu as des galets cassés et des lichens qui se développent dessus à peu près d’un millimètre par an. La perturbation, ici, elle est très ancienne : quelques centaines d’années. Ça montre la très faible résilience de ce genre de milieu à toute perturbation. La tonsure, elle, ne se cicatrise qu’extrêmement lentement.
- 11 Ce résultat fait écho à d’autres recherches qui montrent que les tentatives d’intervention sur les (...)
29Sur le site restauré, Thierry et Adeline défendent leur résultat. Ils éprouvent même de la joie et de l’enthousiasme liés à cette surprise, qu’ils nomment « une bonne surprise » et qu’ils opposent à l’invasion de Cossure par les amarantes, « une mauvaise surprise ». Dans ce cas, la volonté de contrôler les surprises mène en réalité à une nouvelle surprise11. Les écologues me montrent que la steppe à un état mature entourant le site est dominée par le brachypode et qu’elle possède un nombre d’espèces plus faible. Au contraire, les tonsures sont plus riches et peuvent accueillir des espèces rares, comme des lichens encroûtants. Même si les écologues n’obtiennent pas les résultats qu’ils attendaient, ils réussissent cependant à développer un savoir-faire dont ils peuvent justifier l’utilité pour la conservation de la nature.
Illustration 5 : Tonsures avec lichens encroûtants
Crédits : photographie de lucas Brunet
30Après le transfert de sol, les écologues s’aperçoivent que les fourmis de la steppe ne parviennent pas à former des colonies sur le site en cours de restauration. A cause du sol trop tassé, les fourmis ne peuvent pas se glisser sous les galets pour creuser à l’abri des prédateurs. En utilisant un protocole déjà testé sur Cossure, Thierry et Adeline décident de transplanter une centaine de fourmis dans des nids préalablement creusés. Les reines fondatrices réintroduites sont des fourmis moissonneuses (Messor barbarus), qui dispersent les graines dans la steppe en s’en nourrissant. Comme les vers de terre, les champignons, et d’autres micro-organismes (Puig de la Bellacasa, 2014 ; Meulemans, 2020), les fourmis sont appréhendées comme des travailleurs invisibles du sol. En me montrant leurs nids, Adeline m’explique que ceux-ci s’étalent sur trente mètres carrés en surface, à cause de la profondeur très limitée du sol de la Crau, et peuvent contenir jusqu’à 8000 ouvrières. Les fourmis circulent dans le sol, creusent des tunnels, et, ce faisant, aèrent le sol, facilitent la circulation hydraulique et rendent la matière organique disponible pour les micro-organismes (Bulot et al., 2014). Cette action, qui leur vaut le nom d’« espèce ingénieure » (Jones et al., 1994) de l’écosystème des coussouls, est mise à contribution pour la première fois dans un projet de restauration écologique. Après l’opération, une partie des fourmis s’installe avec succès et rendent de nouveau possibles l’aération du sol et la circulation de l’eau. Adeline me montre une zone à proximité d’un nid de fourmis :
Là, tu vois que le sol a été remanié. Il est beaucoup plus meuble. Il y a aussi beaucoup plus de sol nu. Si tu reviens le printemps d’après, il y aura plein de végétaux. Les fourmis apportent les graines, mais elles vont en ressortir quelques-unes de leurs nids ou les porter directement dans des dépotoirs. Les graines encore intactes seront alors capables de germer.
Illustration 6 : Tonsure et nid de fourmis
Crédits : photographie de lucas Brunet
31Autour du nid, on voit déjà quelques plantes de la steppe qui s’installent. En remuant le sol, les fourmis préparent les conditions pour les espèces de la steppe, comme pour le brachypode dont elles transportent les graines. Si les écologues espéraient que l’action des fourmis aiderait au retour de la steppe, ils sont surpris qu’elles puissent transformer ce sol aussi tassé, qui s’apparente au sol des tonsures jugées presque « incicatrisables » (Thierry). À très long terme, ils supposent que les fourmis permettront de diversifier le site, où certaines zones resteront des tonsures et d’autres deviendront de la steppe. L’action des fourmis devrait donc aider à modérer la surprise du résultat obtenu, mais les écologues s’interrogent sur la vitesse de leur action et insistent sur l’indétermination du résultat qu’ils continuent de suivre attentivement. Cette partie montre que les surprises sont performatives car les stratégies que mettent en œuvre les écologues pour les contrôler mènent à leur tour à de nouvelles surprises. Face à leur incapacité à obtenir les résultats de conservation désirés, les écologues transforment leurs attentes de conservation en soulignant l’intérêt des tonsures et des lichens, et essaient d’améliorer le résultat de leurs interventions en transplantant des fourmis. Les surprises sont également suscitées par la multiplicité des histoires et des trajectoires futures de l’écosystème que les écologues cherchent à sélectionner, mais qui se rappellent inévitablement à eux par ce que le sol exprime.
32Dans cet article, j’ai analysé les surprises qui s’expriment à l’occasion des pratiques de restauration écologique dans la plaine de Crau. Plutôt que de les considérer comme des moteurs essentiels de l’activité scientifique, ou comme les résultats d’une compréhension imparfaite des choses, j’ai montré qu’elles témoignaient de la difficulté de produire des connaissances utiles à la conservation de la nature du fait de l’incertitude de la restauration du sol. Les surprises sont générées par la complexité et le dynamisme du sol (Puig de la Bellacasa, 2014 ; Granjou & Phillips, 2018), que ce soit dans des friches polluées, ou sur des sites restaurés. Au contraire des travaux sur les expérimentations en plein air (Gross, 2010 ; Lorimer & Driessen, 2014), la surprise n’est pas une étape et un outil normal de production de connaissances. Les écologues développent différentes manières d’y répondre, soit en modifiant leur appréhension des espaces naturels et dégradés, soit en acceptant l’imprédictibilité (chaos) et en réduisant les dommages que les surprises peuvent provoquer, soit en contrôlant les mauvaises surprises et en améliorant le résultat obtenu. Les surprises sont ainsi performatives car elles incitent les écologues à reformuler les catégories utilisées pour penser la conservation de la nature, à reconnaître les limites de leurs connaissances et à expérimenter de nouvelles pratiques de restauration. Alors que Granjou et Phillips (2018) décrivent l’espoir associé aux possibilités microbiennes de la restauration de la fertilité des sols, notre cas montre que le sol, bien loin d'être seulement porteur d’un espoir de restauration des écosystèmes, est aussi générateur de surprise et d’imprédictibilité.
- 12 De plus, comme le notent Béchet et Olivier (2014) ainsi que Calvet et Napoleone (2014), les espèces (...)
33L’article souligne les enjeux de conservation liés aux sols. Lorsque le sol des coussouls est modifié, les espèces emblématiques du coussoul disparaissent. Les écologues essaient donc de restaurer les sols en retirant les sols pollués et transplantant des sols sains. Ils proposent de compenser les sols en les rendant commensurables pour que les espèces attachées à un premier sol soient équivalentes à celles présentes sur un second (voir aussi Bonneuil, 2016). Le cas des coussouls de Crau montre que la compensation implique une mise en équivalence matérielle des sols, réalisée par l’intermédiaire d’un transfert du sol entre deux endroits. Cependant, au-delà de la question de la durabilité de telles pratiques (voir Bulot et al., 2014), la restauration des sols suscite de nombreuses surprises qui compliquent la mobilisation de ce type de démarche dans le cadre de projets de compensation écologique. Les épisodes de l’invasion par les amarantes ou de la restauration des tonsures sont incompatibles avec la garantie d’une équivalence réelle entre ce qui est détruit (coussoul) et ce qui est restauré (friches, tonsures)12. Le sol génère des surprises spécifiques liées à « la complexité et la volatilité des dynamiques situées et hétérogènes des enchevêtrements qui forment la matière quasi vivante du sol » (Granjou & Salazar, 2019). Si la compensation écologique peut être ainsi comprise comme un transfert de sol entre deux endroits, elle se heurte à des limites d’application car le sol délocalisé n’exprime pas les mêmes graines et ne possède pas les mêmes propriétés que dans son site initial. La mise en équivalence matérielle des deux sols n’est ainsi jamais parfaitement réalisable.
34En restaurant le sol, les écologues cherchent à développer un savoir utile pour l’action et la mise en œuvre des politiques de conservation (voir aussi, Brunet et al., 2018). L’enquête réalisée montre que les écologues reconnaissent, cependant, qu’il est difficile de prévoir comment le sol va évoluer, et s’il va ou non se rapprocher de la steppe. Affectés par les différentes surprises présentées, ils expriment leurs doutes au sujet de la compensation écologique de la steppe des coussouls, et proposent de laisser les milieux changer librement plutôt que de chercher à les contrôler. Lorsque le sol a été modifié en profondeur, ils recommandent d’accepter que la steppe puisse se transformer en d’autres milieux, éventuellement forestiers, favorisés par le retour de la ronce. Différents auteurs ont documenté les difficultés associées à la temporalité dans le cadre de la compensation écologique (e.g., Maron et al., 2012 ; Apostolopoulou & Adams, 2017). Notre analyse montre que la temporalité de la pédogenèse et de la formation des sols sur des pas de temps très longs n’est également pas compatible avec une attente de restauration à court terme. À ces incertitudes sur la restauration des sols, s’ajoutent d’autres incertitudes liées au dispositif de compensation, en particulier pour le site de Cossure, où différents éléments ont compliqué sa mise en œuvre comme le non-respect des ratios de compensation entre les surfaces détruites et les surfaces achetées, ou le remplacement des espèces concernées par l’opération après l’achèvement de la restauration (voir Calvet & Napoleone, 2014).
35Penser un monde en perpétuel changement, où il n’y aurait plus de frontière entre les éléments, ni entre les catégories qui les désignent, pose des questions sur la responsabilité de son état (Maris, 2018) et sur sa compatibilité avec des politiques économiques néolibérales (Lorimer & Driessen, 2014). Davantage que de la surprise, les politiques de compensation demandent de la certitude et, si celle-ci ne peut pas être obtenue, il faut alors s’interroger sur la pertinence du dispositif comme outil de conservation. Bien que la compensation écologique demande un processus d’expérimentation, elle semble demeurer difficilement applicable car elle repose sur un processus d’anticipation des résultats impossible à atteindre. En étant ciblées, contrôlées et débattues par les écologues, les surprises ouvrent un espace de discussion à propos de la légitimité de la compensation écologique. À la différence de précédents travaux menés sur les politiques affectives (Brunet et al., 2019), on voit ici que les surprises peuvent mener les individus à remettre en cause des politiques de conservation comme la compensation écologique plutôt que de faciliter leur adoption (voir aussi, Brunet, 2020a). Les surprises mettent l’accent sur ce qui demeure imprédictible et ne peut être connu. Elles invitent à s’interroger sur les moyens à mobiliser pour parvenir à des politiques de conservation plus précautionneuses.
L’auteur remercie Thierry Dutoit et son équipe, Renaud Jaunatre et Adeline Bulot, ainsi que différents scientifiques et gestionnaires pour leurs discussions sur la restauration et la compensation écologique.
Ce travail a été financé par la fondation Kone et l’université de Tampere.
Il a également bénéficié des remarques de relecteurs anonymes et de Germain Meulemans et Céline Granjou.