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Dossier thématique

Le compostage, entre réduction des déchets et domestication du pourrissement

Composting: from the reduction of waste to the domestication of rot
El compostaje, entre la reducción de residuos y la domesticación de la podredumbre
Céline Granjou, Marc Higgin et Coralie Mounet

Résumés

Dans la ville de Grenoble et ses environs, comme dans de nombreuses autres villes et collectivités confrontées à la forte augmentation des déchets ménagers, le compostage est promu afin de réduire la quantité des déchets à traiter. Sur la base d’une enquête empirique auprès des praticiens et des techniciens du compostage à Grenoble et dans ses environs, l’article interroge les enjeux de la promotion du compostage privé. Il montre que ce qui est en jeu pour les praticiens du compostage, au-delà d’une adhésion aux normes de tri et de réduction des déchets, c’est surtout l’introduction, dans l’ordre ménager et domestique, d’une série de savoir-faire, de savoir-voir et d’expérimentations situées visant à évaluer et stimuler les mécanismes de décomposition et de pourrissement qui prennent place dans les composts. Cet article propose ainsi de montrer comment le compostage introduit un nouveau rapport aux déchets, interrogeant leur statut même de déchet : les restes de notre consommation cessent d'être de simples « détritus » dont on doit se débarrasser, pour devenir une matière dont la capacité productive est « domestiquée », mais jamais totalement contrôlée.

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Texte intégral

  • 1  Extrait du site web de Grenoble Alpes Métropole (communauté de communes de l’agglomération grenobl (...)

1Dans la ville de Grenoble et ses environs, comme dans de nombreuses autres villes et collectivités confrontées à la forte augmentation des déchets ménagers, le compostage est promu afin de réduire la quantité des déchets à traiter. Les collectivités proposent aux habitants des formations, des accompagnements et le matériel nécessaire à la pratique du compostage. Ce faisant, elles mettent en avant le compostage comme élément d’une politique générale de la gestion des déchets axée sur la réduction de leur quantité, et basée sur le principe que « le meilleur déchet est celui que l’on ne produit pas »1. Depuis les années 1990, la métropole récupère les matières organiques des déchets municipaux pour alimenter son installation de compostage à La Murianette. Dès le départ, ce compostage à l'échelle industrielle a été complété par un soutien au compostage privé, collectif et individuel, sous forme d'équipements, de formations et de conseils. Cet article s'intéresse au compostage privé et à la manière dont il transforme la vie quotidienne des habitants de la métropole grenobloise et leurs relations avec leur environnement.

  • 2 compris comme ce qui relève de la sphère de la maisonnée par opposition à ce qui lui reste extérieu (...)

2Au-delà des appels à trier leurs déchets et réduire la quantité jetée à la poubelle « tout venant », ce qui est en jeu pour les praticiens du compostage n’est pas seulement la soustraction d’une certaine quantité de déchets au traitement assuré par la collectivité, mais également l’introduction, dans l’ordre ménager et domestique, d’une série de nouveaux objets et de nouveaux gestes, visant à stimuler les mécanismes de décomposition et de régénération qui prennent place dans le compost, afin de l’utiliser, bien souvent, en fertilisant pour le sol des jardins. Cet article propose ainsi de montrer comment le compostage ne se réduit pas seulement à la diminution quantitative des déchets telle que prônée par les politiques de la ville, mais introduit également un nouveau rapport à ces derniers, interrogeant leur statut même de déchet. Les restes de notre consommation cessent ainsi d'être de simples « détritus » à réduire et dont on doit se débarrasser, pour devenir une matière dont la capacité productive est intégrée et développée au sein de l’espace domestique. À cette fin, les praticiens composteurs concluent une alliance incertaine, et parfois difficile, avec des entités et des processus traditionnellement tenus à distance dans l'espace domestique : la pourriture et la décomposition, ainsi que les bactéries, les champignons et les vers. À la suite d’Abrahamsson et Bertoni (2014), nous proposons de caractériser ce processus en termes de ‘domestication’ des processus de pourrissement, au sens où les pratiques de compostage entrainent une renégociation de l’ordre du domus2 en y intégrant une série de gestes, d’apprentissages, de savoir-faire et de savoir-voir contribuant à réhabiliter et rendre productifs les mécanismes de décomposition et de pourrissement des restes organiques. Par « domestication », nous entendons cependant moins l’établissement d’une forme de contrôle quasi-absolu sur ces mécanismes, que l’apprentissage d’une série de gestes routiniers et de capacités à voir et à juger la qualité des mécanismes de transformation de la matière à l’œuvre dans les composts –ainsi que les tentatives de limiter la survenue de phénomènes intempestifs (mauvaises odeurs, animaux indésirables, etc.). Les techniciens de la ville en charge du compostage transmettent une série de consignes, incluant notamment le tri des ingrédients mis au compost et l’ajout régulier de broyat qui doit être mélangé avec le compost, visant à limiter ces phénomènes (voir figure 1). Mais nous soutenons que l’entrée du compost dans la sphère domestique doit être ainsi comprise, au-delà de l’appropriation, plus ou moins disciplinée, de ces consignes, comme une renégociation de l’ordre domestique avec la vitalité indisciplinée de nos déchets organiques. Dans ce cadre, nous verrons que les pratiques de compostage que nous avons étudiées dans la région de Grenoble semblent davantage marquées par les dimensions de bricolage, voire de jeu et de transgression revendiqués, que les pratiques étudiées par Véronique Philippot et Sandrine Glatron dans la région de Strasbourg (2018), plutôt marquées par une revendication de mise en œuvre des prescriptions techniciennes.

Figure  1: fiche de consignes d’aide au compostage

Figure  1: fiche de consignes d’aide au compostage

Crédits : Grenoble Métropole

3Plus largement, cet article entend explorer comment l’introduction du compostage dans la sphère privée (et avec elle la réintroduction de restes alimentaires) se révèle constituer un vecteur d’une part de renégociation des limites entre le ‘propre’ et l’‘impropre’, et d’autre part de production de nouvelles relations sociales humaines et plus qu’humaines (avec les voisins, les autres praticiens composteurs ou avec la variété des non humains impliqués dans les composts). Le compostage débouche alors sur une forme « d’écologisation » des pratiques, entendue comme la multiplication des entités et des formes de relations en jeu dans le compost (Hache, 2011).

  • 3 Monsaingeon (2017) rappelle que l’une des premières traces archéologiques de l’existence humaine es (...)

4L’anthropologie a souligné l’importance première des pratiques d’éloignement des déchets (restes alimentaires notamment) marquant les premiers sites d’installation de groupes humains dans la durée (Reno, 2014)3. Dans la lecture structuraliste de Douglas (1966), l'impur, l'impropre, la saleté appartiennent à une catégorie définie en creux, comme tout ce qui ne peut être contenu dans l’ordre symbolique du domus, du fait de la menace que cela représente pour son intégrité. L’évacuation de ces éléments permet ainsi la permanence de l’ordre domestique, compris comme l’ensemble des relations dans lequel une collectivité (humaine et plus qu’humaine) « trouve les conditions propices à la réalisation de [sa] nature propre » (Descola, 2004, p. 29). Si les travaux de Douglas s’intéressent à la dimension symbolique de l’ordre domestique, nous nous focaliserons sur sa dimension sociotechnique en nous attachant à saisir les manières dont les pratiques et les objets y participent. Cet angle de lecture nous amène à saisir en quoi l'incorporation de nouvelles technologies, de nouvelles pratiques, de nouvelles sensibilités, exigée par la pratique du compostage, permet de transformer les déchets en « bon » compost, déplaçant ainsi la frontière entre pur et impur, propre et sale. Ces pratiques réhabilitent ainsi certains types de restes alimentaires, de pourriture, de microfaune, en les enrôlant comme alliés dans la production d’un nouveau type d'ordre intérieur.

5Cette renégociation est à la fois marquée par des dimensions d’apprentissage sensible, de jeu et de plaisir, mais aussi par nombre de débordements à partir du moment où les déchets, avec leurs bactéries, champignons, vers et mouches, et leurs dynamiques complexes et variables de décomposition et de pourrissement, déjouent les efforts d’apprivoisement des processus biochimiques à l’œuvre. Ces coexistences, que l’on tente de limiter ou qu’on laisse s’exprimer, dessinent des politiques toujours singulières du compost et de l’ordre domestique associé (Abrahmsson & Bertoni, 2014). La renégociation de l’ordre domestique est en effet toujours spécifique, dépendante des situations et de la finalité attendue du compostage. Emergent ainsi différentes trajectoires de composts qui révèlent les manières dont les négociations au sein des ordres domestiques singuliers déplacent les frontières entre pur et impur, propre et sale de manière spécifique à chaque contexte.

6Nous présenterons d’abord notre approche méthodologique et nous replacerons les initiatives de compostage dans une perspective plus longue de sociohistoire du déchet (I). Nous analyserons ensuite la façon dont la « domestication » du compost passe par l’apprentissage de nouvelles capacités, de savoir-faire et de savoir-voir permettant d’ajuster le soin qui est porté aux composts en fonction de situations changeantes, et de discerner les « bons » des « mauvais » composts (II). En pointant enfin les phénomènes fréquents de débordement des normes du « bon » compost et en décrivant le jeu des praticiens sur les mécanismes de transformation spontanée des composts, nous montrerons que la domestication du compost constitue un processus toujours inachevé, reposant sur une frontière ténue entre compostage et pourrissement (entendu ici comme le processus de dégradation spontanée des restes alimentaires, en l’absence des gestes d’entretien et de réajustement permanent prodigués par les praticiens composteurs). Nous montrerons finalement comment ces différentes manières de négocier les trajectoires de composts toujours singuliers dessinent des politiques du compost (III).

Éléments de contextualisation

Terrain d’enquête et méthodologie

  • 4 Les bacs composteurs et bio-seau restent la propriété de la métropole, qui reste responsable de l’e (...)

7Depuis les années 1990, la ville de Grenoble s’est engagée dans la prise en charge des déchets organiques, grâce à des technologies permettant de les récupérer dans les déchets non triés, et à leur valorisation sur un site de compostage géré par la ville. Cet engagement se prolonge aujourd'hui avec la mise en place progressive depuis 2019 d’une collecte à la source des biodéchets et leur transformation en biométhane et compost. En parallèle, la communauté de communes Grenoble Alpes Métropole promeut également le compostage privé dès les années 1990 et, depuis 2018, fournit gratuitement, sur demande, différents modèles de bacs composteurs aux habitants, accompagnés d’une copieuse fiche de conseils sur le compostage, sur simple commande en ligne4 (voir encadré 1).

  • 5 Loi no 92-646 du 13 juillet 1992 relative à l'élimination des déchets ainsi qu'aux installations cl (...)
  • 6 Transition en cours, s’étalant de 2019 à 2021.

Encadré 1 : Politique des déchets à Grenoble

Comme l’ensemble des communes en France contraintes de recycler et valoriser les déchets à partir de 19925, Grenoble a organisé, dans les années 1990, la collecte des matériaux recyclables – plastique, métaux, papier et carton – avec la mise en place d’une nouvelle infrastructure de poubelles différenciées et de camions qui ont, depuis, été intégrés dans la vie quotidienne des domiciles, des écoles, des entreprises. Ainsi, le site d'incinération de la métropole (à Meylan) a été agrandi pour intégrer un centre de tri capable de traiter ces nouveaux flux de matériaux et les inclure dans l’économie émergente des matériaux recyclables. Grenoble a mobilisé par ailleurs des technologies permettant de récupérer par traitement mécano-biologique des métaux et matières organiques à partir de déchets non triés. Depuis 1995, les déchets organiques triés de la sorte sont transformés en compost dans une usine de compostage (Murianette), dont la plus grande partie est destinée à l'agriculture régionale. Prolongeant cette prise en charge des biodéchets, la métropole organise depuis 2019 une collecte à la source des déchets alimentaires dans les centres urbains à forte densité. Ceux-ci alimenteront une nouvelle usine de bio-méthanisation et de compost6. Contrairement au mouvement de libéralisation inexorable de la gestion des déchets identifié par Joshua Reno (2014) et Baptiste Monsaingeon (2017) entre autres, la tendance à Grenoble a été ainsi, plutôt, de garder les services et compétences en régie publique.

En parallèle, la métropole a encouragé la pratique de compostage privé, depuis les années 1990, en proposant des bacs composteurs à des tarifs subventionnés, développant un programme de formation animé par des ‘maîtres-composteurs’ (techniciens de la métropole ayant suivi une formation approfondie au compostage) et un réseau de ‘guides-composteurs’ (individus bénévoles ayant bénéficié d’une formation plus légère au compostage). Ce soutien, en termes d'infrastructures matérielles et éducatives, a progressivement augmenté au fil des ans, aboutissant à environ 60-70 sites de compostage collectif en 2015. Le compostage individuel et collectif constitue ainsi le moyen de traitement des déchets alimentaires promu dans l’ensemble de la Métropole, dans l’idée que « tout ce qui ne rentre pas dans le service est un gain économique et environnemental » (extrait d’entretien avec le responsable déchets de la Métropole de Grenoble). À travers sa politique particulière, la métropole de Grenoble situe ainsi les initiatives de compostage à mi-chemin entre un engagement privé et un programme public, avec un accompagnement public conséquent dans sa mise en œuvre privée.

  • 7 L’absence des secteurs les plus favorisés socio-économiquement dans la périphérie de Grenoble renvo (...)

8Nous nous appuyons sur une enquête qualitative menée en 2017 dans trois sites de la région de Grenoble : le quartier de la Villeneuve, dans la périphérie de la ville, quartier populaire et cosmopolite, marqué par la précarité et les problèmes socioéconomiques ; le plateau du Vercors, situé à 1000 m d’altitude, habité par d’anciennes familles d’agriculteurs ainsi que par un nombre croissant de néo-ruraux travaillant dans la périphérie grenobloise ; le secteur de Lancey, zone périurbaine de la vallée du Grésivaudan. Ces trois sites, situés en ville pour le premier, à la campagne marquée par l’influence urbaine pour le second, et en zone péri-urbaine pour le troisième, nous ont permis de rencontrer des praticiens du compost d’une diversité de milieux7. Les trois sites ont été choisis pour leur dynamisme en matière de mise en place de composts collectifs et individuels. Dans ce cadre, les enquêtés font partie d’un tissu d’initiatives collectives structurées autour de l’activité d’un technicien payé par la collectivité et formé au compostage (par une formation de maître-composteur) accompagnant et facilitant les initiatives locales de compostage, ainsi qu’autour de citoyens bénévoles, formés en tant que guide-composteurs, qui s’investissent dans la mise en place de composts collectifs (ils sont parfois responsables d’associations locales de compostage, mais pas nécessairement). C’est ce réseau de maîtres-composteurs et de guides-composteurs qui contribue à la concrétisation, auprès des habitants, des politiques de promotion du compostage.

9L’enquête combine vingt entretiens semi-directifs auprès d’habitants pratiquant le compostage à titre individuel ou collectif ; trois techniciens des communautés de communes enquêtées (formés comme maîtres-composteurs) ; deux guides-composteurs bénévoles investis dans le développement de composts collectifs ; le directeur de la gestion des déchets de Métropole Grenoble Alpes. Nous nous appuyons également sur la visite des sites de compostage (notamment jardins collectifs) et l’observation participante de moments collectifs autour du compost.

Du déchet au compost : éléments de sociohistoire du déchet

10La révolution industrielle et l'urbanisation qui en a résulté ont radicalement transformé les pratiques de la production et de la consommation de l'Europe des XVIIIe et XIXe siècles. Celles-ci ont donné lieu à une série de crises au cours desquelles les « déchets » et la « pollution » ont commencé à apparaître comme des problèmes publics, en particulier dans les zones urbaines en pleine croissance démographique, autour desquelles les collectivités, en alliance avec l'expertise scientifique émergente, se sont mobilisées. Le déchet est, en ce sens, une invention de la modernité :

pour la première fois dans l’histoire humaine, la mise au rebut fut séparée de la production, de la consommation et de l’usage (Monsaingeon, 2017, p. 30, citant Strasser, 2009).

11L’un des symboles de cette transformation de la vie urbaine est la poubelle. Après les arrêtés de 1883 et 1884 du préfet Poubelle, les propriétaires d'immeubles de la région parisienne ont été tenus de mettre à disposition de leurs locataires des récipients communs, munis d'un couvercle et d'une capacité suffisante pour contenir les déchets ménagers. Bien qu’il ait fallu attendre après la Seconde Guerre mondiale pour qu’il soit adopté dans toute la ville et le pays, cet objet a profondément réorganisé les pratiques domestiques de nettoyage et d’élimination, transformant la pluralité des matériaux qui y sont jetés en « déchets » génériques. Jeté à la poubelle, un matériau singulier devient dès lors un déchet générique, dont la gestion incombe aux municipalités. Sa disparition quotidienne ou hebdomadaire devient ainsi un élément fondamental des services municipaux, financés par les taxes. La poubelle a profondément façonné les politiques du déchet, en rendant possible la notion de « déchet » et en aidant à répartir les responsabilités des sphères privée et publique autour de cet objet (Reno, 2014).

12L'intérêt actuel pour le compostage prend sens dans le contexte d'une renégociation plus large de ce qui est considéré comme déchet destiné à la poubelle, aboutissant à la mise en place de diverses initiatives publiques de tri des ordures et de récupération des matériaux recyclables et/ou réutilisables. Les réponses des gouvernements au problème des déchets ont souvent fait l’objet d’accusations d’ « environnementalisation », au sens de Dobson (1990) qui entend par là « une approche managériale des problèmes environnementaux [liée à] la croyance que ceux-ci peuvent être résolus sans changements fondamentaux dans les valeurs présentes ou dans les systèmes de production et de consommation » (Monsaingeon, 2017). Monsaingeon pointe notamment comment une telle stratégie d’environnementalisation des déchets aligne l’atténuation de la culpabilité du citoyen-consommateur vis-à-vis de son empreinte environnementale avec les intérêts de l’État (allégeant d’autant le travail et les coûts de la collectivité) et des sociétés multinationales de la gestion des déchets (dans la maximisation de leur profit). Il distingue la figure de l’ « éco-citoyen », qui représente l’idéal-type de l’individu discipliné par la stratégie d’environnementalisation des déchets portée par les collectivités, et met en pratique une série de normes du « bien jeter » dans notre époque du (néo)libéralisme triomphant (voir aussi : Moore, 2012 ; Bulkeley & Gregson, 2009), de la figure du « chiffonnier » qui récupère, réhabilite et bricole une seconde vie aux objets jetés, pour les réutiliser à son propre compte. La figure du chiffonnier est, elle, emblématique d'une autre façon de vivre avec les résidus de nos modes de production et de consommation : elle représente une sensibilité et un savoir-faire dans lesquels l'utilisation et la valeur sont négociées en-dehors du régime économique de l’industrie de la gestion des déchets.

13À partir des résultats de l’enquête menée dans la région grenobloise, nous montrerons que, si la stratégie de gestion des déchets de la métropole grenobloise partage certains aspects d'une « approche managériale des problèmes environnementaux », qui cherche à trouver des solutions techniques tout en maintenant le système de production et de consommation existant, le développement du compostage privé va au-delà de cette approche managériale en encourageant les habitants à (re)devenir, du moins en partie, des praticiens-chiffonniers des temps passés, à se salir et à expérimenter d'autres façons de vivre avec les résidus de leur consommation. À la place de la poubelle, le bac composteur devient un nouveau site dans lequel nos manières habituelles de scinder un « dedans » et un « dehors » de l’ordre ménager sont renégociés, et témoignent de nouvelles possibilités de reconnexion métabolique « entre les lieux, les êtres et les choses qui peuplent ces lieux et qui, très exactement, les occupent. » (Besse, 2018, p. 130) – reconnexion qui ne s’avère cependant pas toujours harmonieuse et maîtrisée.

Savoir-faire et savoir voir son compost

14Comme le note Jamie Lorimer dans son court essai sur le pourrissement (rot) :

  • 8 Notre traduction de : “Good “moderns” have worked hard to banish rot. We burn and bury our waste. W (...)

la décomposition et la putréfaction constituent rarement des termes valorisés ou des phénomènes jugés esthétiques . […] En bons ‘modernes’, nous avons travaillé dur à bannir la pourriture. Nous brûlons et enterrons nos déchets. (…) Nous arrosons le monde d’un arsenal de produits chimiques : eau de javel, désherbants, pesticides – des produits domestiques et familiers à travers lesquels nous cherchons à fuir la force dégénérative de la pourriture. Souvent, et à juste titre, nous luttons contre la pourriture, par la désinfection et la pasteurisation pour protéger la santé humaine (Lorimer, 2016, p. 236)8

15En mettant en place une série de savoirs et savoir-faire permettant un ajustement permanent aux processus vivants de la décomposition des restes alimentaires, les praticiens composteurs s’engagent dans une forme de réhabilitation du processus de dégradation, de décomposition et de pourrissement des restes alimentaires dans l’ordre domestique. Ce processus de domestication passe par l’apprentissage d’une série de gestes réguliers pour nourrir les mécanismes de décomposition et en suivre le degré d’avancement et la qualité, qui conduit à la capacité de distinguer le « bon » du « mauvais » compostage, et d’ajuster le soin qu’il lui est porté en fonction des conditions matérielles. Comme nous le verrons, l'objectif de cet apprentissage est d'apprendre à nouer des relations productives avec des bactéries, des champignons, des vers et des insectes, en évitant les « débordements » et les « échappements » de ces êtres inopportuns dans le foyer, menaçant le bon fonctionnement du domus. Cette délicate ligne de démarcation entre compostage et décomposition peut être comprise comme renvoyant à une réinscription du clivage entre le « propre » et « l’impropre ».

16Il s’agit tout d’abord de réorganiser les espaces, les équipements et les pratiques de la cuisine et du jardin pour donner très concrètement une place à ce qui était autrefois appelé le « pourrissoir » et tenu à distance en tant que tel (photos 1 et 2). Il s’agit ensuite de mettre en place un ensemble de gestes et d’habitudes participant d’une forme de discipline régulière, ainsi que du développement d’un ensemble de savoir-faire et de savoir voir liés à une capacité d’attention (Abrahamsson & Bertoni, 2014) apprise dans et par l’expérience, permettant au praticien de nourrir et de prendre soin de « son » compost et de ses spécificités.

Photo 1. Bac composteurs en bois. Lans en Vercors

Photo 1. Bac composteurs en bois. Lans en Vercors

Crédits : photo prise par Antoine Mérot, crédits Inrae

Photo 2. Compost en tas au fond du jardin

Photo 2. Compost en tas au fond du jardin

Crédits : photo prise par Antoine Mérot, crédits Inrae

  • 9 Les entretiens ont été anonymisés, et les prénoms ajoutés pour plus de clarté dans les références a (...)

17Si les techniciens en charge de l’accompagnement au compostage insistent souvent sur l’aspect de réduction des déchets, les motivations des habitants à démarrer et entretenir un compost sont plus composites : certains expliquent avoir été sensibilisés à l’importance de réduire les déchets, par exemple via des campagnes publiques de sensibilisation à la réduction des déchets (cf le témoignage d’Annie9, responsable d’un compost collectif dans le Vercors: « Nous c’est plus une filière de détournement des déchets ménagers. Parce qu’en fait on ne s’en sert pas tant que ça »), mais pour d’autres la motivation première est d’enrichir la terre du jardin. Plusieurs interviewés expliquent utiliser la totalité du compost produit pour leur propre usage, tandis que, dans le cas notamment des habitants qui ont démarré un lombricomposteur en appartement, la question de savoir comment « écouler » le lixiviat résultant du compost se pose. Ainsi, des trajectoires et motivations différentes de composteurs se côtoient tant en ville qu’en milieu rural – sans que les localisations des composts ne pré-déterminent le type de pratiques et de justifications qui s’y déploient.

Photo 3. Utilisation du compost au jardin

Photo 3. Utilisation du compost au jardin

Crédits : photo prise par Antoine Mérot, crédits Inrae

18Quelle que soit la motivation initiale, l’entretien d’un compost exige discipline et régularité. Ainsi, dans le cas des composts collectifs où il y a souvent une forme de délégation du soin au compost à un habitant bénévole (parfois formé guide composteur), le déménagement de cet habitant peut signer l’arrêt du compostage collectif faute d’engagement dans la série de gestes réguliers exigés par la domestication du compost. Alimenter le compost suppose d’abord de trier : ne pas mettre de noyaux de fruits qui risquent de pousser dans le compost, éviter les produits animaux qui développent des mauvaises odeurs, voire, pour certains, ne mettre que du bio. Cela suppose aussi de découper les déchets qui alimentent le compost en petits morceaux si l’on veut que la décomposition se fasse efficacement et assez rapidement (photo 4).

Photo 4. Consignes pour l'alimentation du compost

Photo 4. Consignes pour l'alimentation du compost

Crédits : photo prise par Antoine Mérot, crédits Inrae

19Une série de gestes quasi- quotidiens doit ainsi être intégrée et répétée avec régularité, notamment en termes de déplacements réguliers permettant de sortir le « bio-seau » qui regroupe les déchets organiques dans un premier temps dans la cuisine, et doit être vidé au compost tous les deux ou trois jours (photo 5).

Photo 5. Bac plastique utilisé comme bio-seau

Photo 5. Bac plastique utilisé comme bio-seau

Crédits : photo prise par Antoine Mérot, crédits Inrae

20Le bio-seau constitue une technologie de transport et de confinement qui contient le matériau transporté régulièrement de la cuisine vers le compost au jardin ou, dans le cas du lombricomposteur, sur le balcon ou dans une autre partie de la cuisine. À l’intérieur du bio-seau, s’opère le début de la décomposition des restes d’aliments, marqué par la présence de jus et de mouches.

21De plus, le compostage n’implique pas simplement de « détourner » les déchets de la poubelle grise pour les mettre au compost, mais aussi d’approvisionner régulièrement le compost en matières « importées » (notamment en milieu urbain) : du broyat (branches coupées en petits morceaux) doit être ajouté en proportion d’environ un tiers pour deux tiers de déchets ménagers afin d’éviter une décomposition anaérobie et d’éviter les mauvaises odeurs et la venue d’animaux intempestifs. La disponibilité et l’origine du broyat impliquent une organisation matérielle régulière qui est particulièrement contraignante en milieu urbain. Récupérer du broyat peut ainsi impliquer « des allers et retours [en] voiture pour aller chercher le broyat » (Henri, Vercors). Il peut aussi exiger de mobiliser un voisin qui a une remorque pour aller jusqu’à la déchetterie, ou encore, de récupérer les branches coupées au jardin en s’équipant d’une machine à broyer.

22La régularité exigée par la nécessité de « nourrir » le compost évoque ainsi quasiment le soin demandé par un animal domestique, comme le suggèrent Dominique, et sa femme, évoquant le fait qu’ils partent « quand même » en vacances, ou Annie, qui affirme ne pas vouloir « faire de la cuisine pour le compost » – évoquant, peut-être malgré elle, la manière dont les habitants des campagnes préparaient le seau de nourriture du cochon domestique à base des épluchures et autres restes du foyer.

23Même en rejoignant un compost collectif pour y déposer ses déchets alimentaires, les gens s’impliquent dans leur transformation en compost, se familiarisent (volontairement ou non) avec les odeurs et les vies animées qui le composent. Plutôt que de déléguer la responsabilité de la disparition des déchets alimentaires aux pouvoirs publics – qui l’emportent hors de la vue, hors de l’esprit – les praticiens composteurs se trouvent confrontés au devenir de ces déchets qui redeviennent visibles et demandent une attention et un soin particuliers.

24Faire vivre son compost suppose ainsi l’apprentissage d’une série de « coups d’œil », de savoir-faire et de savoir voir permettant de juger du degré d’avancement et de la qualité du compost en cours de formation et d’ajuster son état aux conditions du moment (en particulier rajouter du broyat ou ajuster l’humidité). Lorsque les apprentis composteurs s’équipent d’un bac composteur, ils sont également pourvus d’une copieuse fiche technique listant les ingrédients permis et interdits et les divers gestes permettant de maintenir un processus de décomposition efficace. Les apprentissages passent ainsi par l’assimilation de savoirs techniques :

On a carrément appris les techniques, quoi, parce que tout ça, ça s’apprend : l’histoire d’alternance des couches de broyat, un peu de carbone, l’équilibre entre matières humides et sèches. (Jules, guide composteur à la Villeneuve)

25Mais ils passent également par une éducation des sens – vue et toucher en premier lieu. Marc, habitant de Villeneuve, témoigne ainsi de ce savoir-voir, qu’il tente de nous transmettre au moment de l’enquête :

Regarde, là, c'est intéressant (soulève le dessus). Regarde là, on peut voir les couches, on peut voir qu'en-dessous ça a commencé à composter. Il est un peu sec aussi, parce que moi je ne l'arrose pas.

26Marc sait non seulement « voir » mais aussi ressentir la qualité du processus de décomposition via son odeur ou sa température en se passant d’analyse chimique ou même de thermomètre :

Après plusieurs années de suite, j'obtiens du terreau de forêt avec une magnifique odeur. Après je n'ai jamais fait analyser, mais je ressens qu'il est très bon. Alors, toujours coupé très fin (…) Et ça, ça monte en température, tu as des résultats très rapidement. Très chaud si tu mets la main dedans, autour des 60 degrés.

27C’est le « coup d’œil », acquis dans l’expérience avec son compost, plutôt que les prescriptions techniques, qui permet de repérer les moments où il convient d’ajuster la température ou l’humidité, qui influencent fortement le processus de décomposition. La citation suivante, de René, indique la succession d’essais-erreurs et bricolages permettant progressivement d’apprendre à ajuster le soin donné à son compost en fonction de la nourriture qui lui est fournie, des conditions d’emplacement (dans un lieu plus ou moins humide ou ensoleillé), ou encore de la météorologie du moment :

Après, il ne faut pas que ça soit trop au soleil non plus : moi, j’ai un tout petit terrain donc je n’ai pas trop eu le choix. En fait, il est en plein vent et soleil, et l’été il sèche, il sèche (…) de temps en temps, je l’arrose (…). [L’été], on met beaucoup de fruits, de melons, de choses comme ça, et ça attire les moucherons. Après, on a tendance à mettre encore plus de broyat pour qu’il n’y ait pas de moucherons… Mais là, il y en avait carrément trop, il n’y avait plus rien qui se passait… Du coup, je trouve que c’est beaucoup plus compliqué à gérer l’été. (René, Vercors).

28Ces citations regorgent de détails quant aux spécificités des composts et de leur alimentation, montrant à quel point ces savoirs relèvent de savoir-faire d’ajustement aux situations variées et aux dynamiques toujours différentes qui se déroulent dans chaque compost. Comme Abrahamsson et Bertoni (2014) le soutiennent dans leur article sur la politique du lombricompostage, les savoirs qui émergent ici sont des adaptations réciproques ; ce ne sont pas les vers, les bactéries ou les mouches en tant que tels qui deviennent l’objet d’une connaissance mais, plutôt, une réactivité particulière de ces lombrics et des autres êtres qui composent le compost à ce dont ils sont nourris ; une réactivité qui exige une réactivité en retour. Malgré la présence de règles et conseils, la question de « comment procéder » avec son compost reste ouverte, le devenir du compost ne peut jamais être totalement connu à l’avance ou maîtrisé, et reste incertain et flou.

29Il y a ainsi des composts qui « marchent » et d’autres qui ne « marchent pas », selon le vocabulaire employé par les enquêtés ; il y a de « beaux » composts, avec une « odeur magnifique » et des composts « dégueu », par exemple marqués par « une mauvaise humidité qui stagne ». Le compost peut être qualifié de « super beau », comme dans le cas de Marc qui explique que le compost produit par un jardin collectif est « très haut de gamme », par opposition à celui produit par un autre jardin collectif  qui ne « marchait vraiment pas bien », aboutissant à une hiérarchie de qualités, et même de « standings » des compost – l’expression « très haut de gamme » n’évoquant pas simplement l’idée d’un compost qui fonctionne efficacement, mais également une référence à la beauté du geste et à la qualité supérieure du produit obtenu.

30Si les praticiens composteurs se réfèrent à l’image d’un compost idéal, dont le stade final renvoie à de l’humus ou de la terre, le bon ou le mauvais compost ne peut se définir a priori. Il se définit en cours de murissement / compostage, dans les ajustements permanents - entre les apports de déchets organiques, de matière sèche, d’eau, etc. - permettant de maintenir une sorte de juste milieu appréhendable par l’odeur, l’humidité, la température, l’apparence, le toucher. En effet, on ne peut jamais prévoir à l’avance les réactions du compost (positives ou négatives) à nos apports de nourriture. Le discernement de ces chaînes de conséquences nécessite alors de l'attention et du soin, une « response-ability » (Haraway 2012, 2016).

31Les processus de formation du compost ne résultent ainsi ni d’une « mise en culture » (comme on cultiverait une plante) ni d’une « fabrication » (comme on fabriquerait un objet technique), mais doivent se comprendre dans un entre-deux, comme une forme d’auto-(dé)recomposition en flux permanent : des « compostings ». Comme le sol, le compost défie en effet les divisions établies entre vivant et matière, organique et inorganique : les microorganismes et les vers qui l’habitent ne sont pas simplement situés dans le compost, ils sont le compost et le constituent activement, sans qu’on puisse les séparer d’un « substrat matériel » que leur fournirait le compost (Meulemans, 2020). Ce processus de formation du compost, qui est à la fois spontané et travaillé, réclame des formes d’attention et d’ajustement réguliers de la part des praticiens composteurs, qui en viennent à modifier leurs habitudes, leurs savoirs et savoir-faire : c’est ce processus complexe et réciproque de co-formation que l’on propose de considérer en termes de « domestication » du compost, en incluant une dimension de réciprocité (plus ou moins volontaire et intentionnelle) dans la transformation conjointe du compost et des praticiens composteurs. Ainsi, cette domestication consiste moins en une relation de maîtrise qu'en une forme de prise en considération de la dimension vivante, donc fluctuante, fragile, mais également autonome, du compost. Nous suivons ici la proposition d’Abrahamsson et Bertoni, qui considèrent que les divers ajustements, bricolages et expérimentations propres aux pratiques de compostage relèvent d’un processus de « domestication mutuelle » « jamais achevé et exhaustif mais toujours à refaire » (2014, pp. 133-134), qui n’implique pas une véritable symétrie entre humains et organismes vivants du compost, mais plutôt une forme d’adaptation mutuelle via les pratiques et routines de soin au compost. Notre enquête montre comment cette domestication se traduit par une forme de coexistence avec son compost, faite d’attentions et de soins, de co-transformations mutuelles, résumées par un guide composteur par l’idée qu’il faut « vivre avec » un compost vivant :

Faut savoir jouer et bien respecter les pourcentages, savoir jouer sur l’humidité, faut vivre avec… (Dominique, Villeneuve).

32Ces coexistences, entre des composts et des praticiens composteurs toujours singuliers, dessinent des devenirs de composts plus ou moins proches des « canons » esthétiques et fonctionnels mis en avant par les guides composteurs. C’est à l’aune de la figure de ce « bon compost », dont le résultat final s’approche de « l’humus de la forêt », que les praticiens composteurs apprennent à juger les qualités des processus de décomposition et de régénération à l’œuvre dans le compost.

Quelles alliances ? Les politiques du compost

33Nous allons voir, dans cette dernière partie, que ce processus de domestication, loin d’être totalement maîtrisé, est marqué par de nombreux phénomènes de « débordement » du compost – irruption de rats, insectes, mauvaises odeurs etc. – qui témoignent de la frontière ténue qui sépare le compostage de la simple dégradation spontanée des restes alimentaires, voire du pourrissement des déchets laissés à eux-mêmes.

34En même temps, l’enquête menée montre comment cette frontière est aussi l’objet, pour les praticiens composteurs, d’un jeu sur les proximités et les tensions entre compostage et pourrissement – jeu non exempt d’un certain plaisir subversif à jouer avec les frontières entre propre et impropre. Si le compostage permet de transformer l’impropre en quelque chose de propre et productif, il peut également donner lieu à des échappements ou des débordements non voulus, le repositionnant dans la catégorie d’impropre, et constituant ainsi une menace pour l’ordre domestique.

Entre compostage et pourrissement : une limite ténue

35La production du compost suppose de composer avec la vitalité autonome des bactéries, champignons, vers et insectes, et ses dynamiques complexes et variables de dé- et re-composition. Or, la vitalité autonome de ces processus ne se laisse pas contrôler et maîtriser à leur guise par les praticiens composteurs. Pour plusieurs interviewés « le plus gros problème, c’est les moucherons ». Le développement de moucherons est notamment lié au type de déchets apportés, en fonction de la saison :

Les problèmes, c’est toujours les mêmes : t’as une période où t’as toujours beaucoup de moucherons parce qu’il y a beaucoup de fruits (René, Vercors)

36Les bactéries anaérobies provoquent quant à elles des odeurs désagréables. Plusieurs habitants expliquent « limiter » le dégagement d’odeurs en régulant le niveau d’humidité par l’ajout de broyat et le brassage, afin d’améliorer la proportion des ingrédients secs et humides qui se mélangent pour alimenter le compostage. Ce que provoque en effet la présence d’insectes et d’odeurs, c’est bien souvent le déséquilibre entre matières sèches et matières humides, entraînant une modification de la qualité du processus de décomposition. Marie décrit par exemple que son compost n’est pas « bon » à cause d’« une mauvaise humidité qui stagne ». Dans un compost trop humide, en effet, les organismes responsables de la décomposition ne sont plus les mêmes. Ainsi, les agents actifs de la décomposition, comme les vers, peuvent disparaître – ce qui menace une fois de plus de transgresser la limite fragile entre « compost » et un autre type de pourrissement moins opportun, comme celui du purin par exemple :

Moi, à un moment donné, ça partait en purin (…) Les vers se noyaient là-dedans. (Dominique, Villeneuve)

37Insistant de même sur les épisodes d’échappement des vers du lombricomposteur ou d’infestation par des mites ou autres invasifs, Abrahamsson et Bertoni (2014) notent que le genre de coexistence en jeu dans le compost, à la différence de nombreuses analyses donnant à voir des situations d’ « être ensemble » harmonieuses et sympathiques entre humains et non-humains, relève plutôt d’une coexistence brouillonne et inconfortable, toujours ouverte aux échappements et débordements. Suggérant que le bac composteur réinterroge les espaces et les pratiques domestiques dans lesquels il s’insère, ils pointent la manière dont l'ordre domestique est toujours un ordre politique, toujours une question d'alliances et d’exclusions avec un monde plus qu’humain.

38Les rats représentent les visiteurs du compost les plus problématiques pour nombre de praticiens. Les praticiens composteurs parlent parfois à mots couverts des cas d’observation de rats, et les attribuent généralement à une « mauvaise » pratique du compost :

Des rats, j’en avais vu des fois, je sais plus dans quel collège où ils compostaient du cuit. Et là t’avais des… t’osais même pas mettre la fourche, t’avais des galeries mais comme ça hein ! Mais dans un collège alors ils y mettaient tous les restes de repas, hein. (René, Vercors)

39Mais la survenue de rats atteste plus globalement de la limite fragile qui séparerait un véritable processus de décomposition propre au compostage, de la simple dégradation de déchets laissés à l’abandon, et attirant la vermine. Pour les guides composteurs, « mettre ses déchets comme ça » ce n’est pas composter :

Il a un jardin, il met ses déchets comme ça, il a eu des rats l’été dernier, mais c’est pas bien fait hein son compost (…) Le compost, ça demande quand même vachement de vigilance pour pas qu'il y ait les rats. C'est un souci, les rats. (Marc, Villeneuve)

40Pour essayer d’endiguer ce type de dérive, certains praticiens composteurs sélectionnent soigneusement les déchets compostés, évitant notamment tout aliment carné qui attirerait davantage les carnivores indésirables. Marc, quant à lui, tâche d’accélérer le processus de décomposition pour éviter d’aiguiser l’appétit des rats : il explique faire son compost « vraiment sérieusement » en montrant les déchets destinés au compostage qu’il a coupés « vraiment fin », afin d’accélérer leur entrée en décomposition et d’éviter la présence de matériaux restés entiers, qui attirerait rats ou autres indésirables, au lieu de se mélanger aux autres ingrédients pour former du compost. Il ajoute que, pour parvenir à un degré de contrôle suffisant sur la décomposition, il convient de faire « au moins un atelier mensuel pour le touiller, le remettre d'aplomb » (photo 6) – évitant ainsi la dégradation spontanée de certains aliments, qui pourrait alors susciter des odeurs ou l’irruption d’animaux indésirables. D’autres habitants encore ont préféré construire des grilles pour obturer les points d’entrée utilisés par les rats.

Photo 6. Brassage du compost

Photo 6. Brassage du compost

Crédits : photo prise par Antoine Mérot, crédits Inrae

41Comme mentionné plus haut, certains praticiens composteurs se jouent des prescriptions pour un bon compost. Certains disent faire un compost sous forme de « tas », sans y apporter un soin particulier, « à la rustique », et considèrent qu’il suffit d’un peu plus de temps et de patience pour que le processus de décomposition parvienne à la production de fertilisant. D’autres intègrent des éléments bannis par les guides pour leur capacité d’attraction d’animaux indésirables. Olivier explique ainsi avoir mis un cadavre de chat dans son compost, à l’instar de Christian, aujourd'hui maitre-composteur,

[qui] est un ancien agriculteur et qui élevait des bestioles en étant au Québec. Il disait ‘moi quand j’avais des veaux morts, je les foutais dans le fumier, enfin dans le compost, quoi. Et puis ils disparaissent’. (Olivier, Villeneuve)

42Outre les rats, certains animaux sont attirés par les aliments en décomposition, comme les renards ou les cerfs. Leur visite régulière semble être acceptée par Hélène :

On a un cerf qui vient... Je pense que c'est le même qui revient chaque année (…). J'en ai un [bac composteur] qui est déglingué donc le cerf vient se servir. (Hélène, Vercors)

43Le compost s’intègre ici dans un réseau de relations plus qu’humaines qui dépasse le cadre strict de la sphère privée (élargie par la domestication du compost) et la transforme, créant de nouveaux assemblages. Ces assemblages peuvent être considérés différemment selon le réseau dans lequel ils prennent place. Certains praticiens disposant, comme Hélène, d’un compost individuel situé dans un grand jardin, entourés de peu de voisins, ne considèrent pas la venue de rats ou de cerfs comme des débordements. Au contraire, dans d’autres contextes, ces assemblages peuvent être considérés comme indésirables, du fait de la proximité de voisins gênés par les mauvaises odeurs intempestives ou les mouches et moucherons :

Je suis sûr que le voisin trouve que ça pue, il fait des réflexions de temps en temps. (…) maintenant il n’y a plus d’odeurs, mais il y a deux ou quatre ans c’était des mouches et des mouches. (Dominique, Villeneuve)

Expérimentation, plaisir et jeu

44Le tas de compost était autrefois désigné du terme de « pourrissoir ». Cette vision du compost en termes de déchet menaçant l’ordre domestique persiste ainsi chez certains, notamment, d’après les techniciens rencontrés, les anciennes générations qui ont précisément connu le « pourrissoir » comme étant « le tas de merde au fond de la cour et puis on se bouchait le nez pour jeter le… » (Denis, technicien en charge du compost à Grenoble). L’image négative et « déplacée » des processus de décomposition et de pourrissement demeure vivace, comme en témoignent par exemple les réticences d’une station de ski locale soucieuse du développement d’un tourisme de standing et ses craintes que des boîtes à compost « fassent sale » dans le paysage (René, Vercors). Pour certains habitants, l’entretien d’un compost entre toujours en contradiction directe avec les normes d’entretien du jardin et des abords du domicile, associées à une forme de statut social élevé dans certains secteurs.

45À rebours de cette connotation négative du pourrissoir, plusieurs praticiens composteurs évoquent le plaisir de coexister et d’expérimenter avec le compost et les processus de décomposition qui s’y déroulent. Le sentiment d’être relié à une décomposition assurée par des formes de vie microscopiques mais particulièrement actives et puissantes est ainsi exprimé par un guide composteur s’exclamant : « c’est vivant hein ! ». Les interviewés ne soulignent pas uniquement le processus lent de décomposition, visible notamment via la fumée qui s’élève du compost (photo 7), mais aussi des événements plus brutaux de transformation rapide, comme une montée en température et même une explosion :

Ça faisait de la vapeur, de la fumée ; ça faisait 50 degrés à un moment (…) Un jour, j’ai entendu un gros bruit : ça fermentait dedans quand même. La première année, il faisait trop chaud, très chaud. C’était chaud bouillant, ça a explosé quoi. À force de trop de gaz là-dedans, au début quoi (rires) (Dominique, Villeneuve)

Photo 7. Tas de broyat fumant

Photo 7. Tas de broyat fumant

Crédits : photo prise par Antoine Mérot, crédits Inrae

46Les praticiens composteurs prennent ainsi conscience du potentiel transformateur du processus de décomposition au sein du compost et de sa capacité à fabriquer un produit nouveau à partir de ce qui reste de la vie domestique.

47Plusieurs praticiens composteurs évoquent le plaisir expérimental et potentiellement transgressif qu’ils ont à observer et mettre à l’épreuve ces processus de décomposition, provoquant habituellement du dégoût. Plusieurs ont ainsi expliqué « s’amuser » avec les mécanismes biochimiques du compost, comme cet habitant de Villeneuve témoigne du plaisir de simplement enterrer ses déchets pour les composter directement sous terre :

On a expérimenté le compost enterré complètement dans la parcelle et ça a l'air de bien fonctionner parce que c'est... on ouvre un peu la terre, on vide nos déchets, on met un peu de feuilles mortes par-dessus et on referme et ça marche du tonnerre y a plein de vie organique dedans. (Olivier, Villeneuve)

48Un praticien composteur du secteur de Lancey explique comment il expérimente différentes pratiques, différents ingrédients, comme des branches de différentes espèces d’arbres, et observe leur succès ou pas à se décomposer dans le compost :

Je mets même des branches, je m’amuse, du frêne ou du tilleul qui se décompose assez vite (…). Et puis, s’il y a des grosses branches et ben, je les ressors et puis… c’est marrant parce que j’ai remarqué que le bois se décomposait moins bien dans le tas de compost qu’à l’air libre (…) Par contre, ce que je n’arrive pas à faire, c’est à le faire chauffer, mon tas de compost. Ouais, parce que je ne mets sans doute jamais assez de vert… (Patrick, secteur de Lancey)

49Cette citation témoigne bien d’une forme d’apprentissage, qui mêle réussites et échecs suite à l’ajustement des gestes au processus de décomposition à l’œuvre, et du plaisir éprouvé dans cet ajustement. Ce type de témoignage se trouve souvent associé à des formes de transgression vis-à-vis des conseils techniques prodigués par les techniciens, à partir du moment où, en dépit du dilettantisme ou du bricolage avec les prescriptions, le compost s’avère « marcher » malgré tout. Le plaisir de composter est lié plus largement à l’observation des capacités autonomes de transformation du pourrissement, que plusieurs praticiens désignent comme le « côté un peu magique de la transformation » du compost (témoignage de la femme de Dominique à Villeneuve) :

Ça prend du temps, … mais ça devient un plaisir de voir comment ça se transforme.

50Loin des prescriptions techniciennes pour obtenir « un bon compost », dressant notamment une liste de déchets organiques compostables ou non (Philippot, Glatron, 2018), plusieurs praticiens composteurs ont témoigné de leur intérêt à tenter de « tout composter », ou du moins à composter le maximum de déchets possibles (incluant aussi ceux supposément que les guides officiels déconseillent ou interdisent), testant la capacité limite des matériaux à se décomposer et re-composer sous forme de compost :

Les gros os, tu sais quand tu fais un pot au feu là, t’as le morceau de fémur ou un truc comme ça, tu les mets dans le feu avant de les mettre dans le composteur. (Dominique, Villeneuve)

51L’ensemble de ces expérimentations et de ces écarts aux prescriptions normées du « bon compost » (cf. figure 1) donnent à voir des composts singuliers, aux trajectoires différentes. La singularité de ces composts provient notamment de la qualification de ce qui fait ou non débordement et de ce qui est considéré ou non comme une menace pour l’ordre domestique. Ces (non) débordements ouvrent à une dimension politique, au-delà du périmètre du bac composteur, autour de la définition des différentes « bonnes » manières de coexister entre humains et non humains.

Nourrir son compost et se nourrir de son compost

52Les différentes manières de nourrir le compost induisent différents réseaux de relations plus qu’humaines, nourries elles-mêmes par le compost. Plusieurs trajectoires de domestication mutuelle, de coexistences se dessinent ainsi à travers la manière de permettre ou non les « visites » et les assemblages que suscite le compost. Cette politique du compost prend encore une autre dimension lorsque l’on interroge l’usage des composts. Si, jusqu'à présent, nous nous sommes concentrés sur la façon dont les gens apprennent à composter, apprennent les habitudes de perception et de gestes nécessaires pour nourrir un compost « assez bon », nous voulons ici brièvement considérer les devenirs des composts produits et leur impact potentiel sur ces pratiques de compostage.

53Il y a une grande différence entre participer à un compost collectif afin de réduire la quantité de restes de nourriture entrant dans le bac mais sans accorder beaucoup d'intérêt au compost produit, et nourrir un compost individuel ou collectif afin de produire un fertilisant pour le sol d’un potager.

54Ainsi, Olivier, guide composteur en charge des composts des jardins collectifs à Villeneuve, composte pour lutter contre les problématiques d’appauvrissement et de dégradation des sols. Pour lui, le but ultime du compostage, « c’est de recréer de l’humus » :

Moi, j’ai remarqué depuis que je travaille sur la parcelle collective, je recrée du sol parce que j’amène de la feuille. Et il est plus haut que celui d’origine. Parce que tu recrées du sol en apportant de la matière. (Olivier, Villeneuve)

55Pour Dominique (Villeneuve), qui ne fait pas explicitement de distinction entre le compost et le sol qu’il permet d’amender, l’objectif de (re)créer de la terre pour pouvoir cultiver son jardin était également premier, permettant de requalifier un espace en friche en un espace productif :

Ce que je voulais, c’est trouver de la terre. Parce qu’avant c’était du béton. (…) Il y avait des morceaux de terre, des morceaux de bouteilles, tout ça. Il y en a encore. Ça servait de déchetterie. Fallait que je trouve un moyen pas pour sortir de la terre, mais pour en refaire : donc j’ai composté (…) Et j’arrive à faire des tomates, des patates, des choux (…) Avant c’était jaune, oui, elle était jaune, et là elle est bien noire, quoi. (Dominique, Villeneuve)

56Ces praticiens composteurs, qui produisent du compost pour amender leur jardin, situent leur pratique de compostage dans une boucle métabolique reliant alimentation, déchets alimentaires, compost, jardin, produits du jardin. Ce faisant, ils deviennent attentifs à la pureté des déchets apportés au compost, comme Sylvana (secteur de Lancey), qui ne met que ses produits du jardin ou du « bio ».

Nous, nous veillons à ne mettre que du bio dedans. Alors on ne met que des choses de notre jardin et des choses qu'on achète un peu à l'extérieur, donc pas d'échanges avec le compost des voisins. (Sylvana, secteur de Lancey)

57C’est le cas également d’une autre praticienne composteur (Vercors) qui, se méfiant même du bio, produit deux composts,

un pour ce qu’on mange du jardin, et un pour tout ce qu’on a acheté. (Monique, Vercors)

58Ces exemples donnent à voir une fois encore la manière dont les composts sont toujours singuliers, car issus d’alliances particulières. Si le produit final du compost ressemble à un humus forestier, si tous les composts semblent se ressembler, ces praticiens composteurs rappellent l’importance d’être attentif à la façon dont on nourrit le processus de compostage, et pointent qu'un compost a des qualités qui vont au-delà de celles que l'on peut voir ou sentir. Pour ces praticiens, la menace sur l’ordre domestique s’exprime à travers l’attention aux contaminants (pesticides) qui s’infiltrent dans le compost. Ces pratiques ouvrent à des réflexions sur les politiques du compost qui seraient à explorer plus avant dans de futures enquêtes. Elles proposent une manière d’habiter qui, pensée dans une boucle métabolique, relie les manières dont on nourrit son compost et dont on se nourrit de son compost. Elles amènent à considérer le déchet comme « une matière en transition », qui oblige à prêter attention aux qualités de ce qui reste de nos pratiques de production et de consommation, afin de comprendre les relations que ces restes pourraient entretenir avec le monde. C'est ce qu’Emilie Hache appelle une « écologisation de la morale », dans laquelle « si on commence à prendre en compte dans notre pratique morale les différents êtres que nous côtoyons, qui nous font agir, auxquels nous tenons, la question de savoir comment bien les traiter ouvre un monde, au sens figuré comme au sens propre » (Hache, 2011, p. 23).

Conclusion

59Dans la communauté des sciences sociales marquées par la montée en puissance des « humanités environnementales », le compost tend à devenir une puissante figure métaphorique. Elle est notamment popularisée par Donna Haraway (2016) pour souligner l’omniprésence des processus de ‘devenir-avec’ par lesquels « nous nous composons et dé-composons mutuellement à toutes les échelles et temporalités en un embrouillamini créateur » (Haraway 2016, p. 97).

60Discutant cette capacité du compost à désigner le type de matérialité, de relationalité et de dynamisme qui fabriquent une société « plus qu’humaine », Manuel Tironi note que le compost « résulte d’une collaboration entre des êtres variés – sol, vermine, champignons, bactéries, oxygène, plantes, et humains – dans un processus continu qui n’a pas de cadre déterministe. Composter, en d’autres termes, c’est une manière d’être attentif à la condition matérielle et toujours relationnelle de la vie » (Tironi, 2020, p. 7).

61Notre enquête propose de prolonger ces constats en passant de la métaphore à la réalité du compost et de la pratique du compostage dans les politiques contemporaines de la ville.

62Historiquement, à Grenoble comme ailleurs, la solution au problème des déchets a été celle qui définit le privé et le public en termes de responsabilités respectives : d’une part, le privé est chargé de collecter et stocker ce qui reste de la vie domestique à la poubelle et, d’autre part, le public assume la responsabilité du traitement et la disparition de ces contenus. Nous avons voulu montrer ici que ce qui se joue avec l’expansion des initiatives de compostage ne relève pas simplement d’un modèle de diminution quantitative, mais s’inscrit dans l’introduction d’un nouveau rapport aux processus de décomposition et de dégradation qui prennent place dans le compost, que nous avons caractérisé comme un processus de domestication – toujours inachevé et imparfait. Le bac composteur réorganise en effet profondément l'espace domestique et les alliances qui s’y jouent et suscite un engagement, au-delà du tri et du stockage des matières recyclables, dans une forme d’attention active au compost et à ses réactions. Plus particulièrement, notre enquête suggère un certain nombre de parallèles entre la réorganisation de l’espace domestique liée à l’arrivée d’un animal familier, et les processus de domestication d’un compost, parmi lesquels le développement d’un ensemble de gestes, de savoir-faire et savoir-voir permettant de nourrir et de prendre soin du compost mais aussi de jouer et de prendre plaisir dans son évolution et sa vitalité, ainsi qu’une tension entre maîtrise et surprise face à ses transformations et débordements spontanés. Notre terrain, peut-être en partie du fait d’un ciblage sur trois sites privilégiant des quartiers souvent populaires et cosmopolites, ne semble pas marqué par des attentes fortes de voisinage, mais plutôt par une familiarité singulière des individus et foyers concernés avec les processus de décomposition et de pourrissement, n’excluant ni expérimentations, ni (mauvaises) surprises face aux échappements et débordements divers – remettant régulièrement en jeu la limite, ténue, entre compostage et abandon des déchets pourrissants, avec leur cortège d’odeurs et d’animaux indésirables. Nos résultats montrent que la domestication du compostage doit tout à la fois aux discours et conseils en « ingénierie du pourrissement » prodigués par les « éco-techniciens » de la ville et à l’expérimentation par les apprentis composteurs de savoir-faire, savoir-voir, de formes de jugement esthétique et fonctionnel du compost ainsi que d’un jeu teinté de plaisir subversif avec les dynamiques matérielles du pourrissement elles-mêmes, et non exempt de « mauvaises » surprises face à la vitalité récalcitrante de ces dynamiques.

  • 10 Les activités humaines sont présentées comme un sixième facteur dans la genèse des sols, aux côtés (...)

63Avec le compostage, les déchets alimentaires ne disparaissent plus dans la poubelle mais redeviennent « un état transitoire de la matière » (Monsaingeon, 2017, p. 46), rendant visibles certains des circuits métaboliques qui relient la sphère domestique à l’écologie plus large dans laquelle elle est intégrée. Cette reconnexion métabolique est particulièrement souhaitable aujourd’hui, dans un contexte où pédologues et géologues soulignent l’impact généralisé des activités humaines (et de leurs résidus) sur le développement des sols10.. Bien loin toutefois du modèle éco-citoyen de gestion des déchets domestiques, dans lequel l’individu se contenterait d’appliquer les normes environnementales techniciennes de tri des déchets, (Monsaingeon, 2017), le compostage témoigne de l'émergence située d’un nouvel ordre domestique et d’une nouvelle sensibilité dans lesquels les déchets sont redéfinis comme nourriture pour ce qui est à venir. Les matériaux compostés semblent passer de la sphère privée (légumes, fruits, déchets de jardinage, etc.) à une forme d’anonymat sous la forme du compost. Pourtant, loin d’être un substrat générique ou une masse indifférenciée – termes utilisés par Joshua Reno (2016) pour définir les déchets – le compost demeure hautement contextualisé et situé, désignant ce compost particulier, issu de tel foyer et de telle famille, et utilisé pour nourrir un sol, un jardin bien particuliers.

Ce travail a bénéficié d'une aide de l’ANR au titre du programme LABEX ITEM ANR-­10-­LABX-­50-­01. Nous tenons à remercier le Labex ITEM sans le soutien duquel cette recherche n’aurait pas vu le jour, ainsi que le projet Trajectories  ANR-15-IDEX-02. Nous remercions chaleureusement toutes les personnes interviewées, ainsi que les deux évaluateurs anonymes dont les remarques nous ont permis d’améliorer une version antérieure de l’article.

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Tironi, M. (2020). Soil refusal: thinking earthly matters as radical alterity, In J. Salazar, C. Granjou, m. Kearnes, A. Krzywozynska & m. Tironi (eds), Thinking with Soils- Social theory and Material Politics, London: Bloomsbury.

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Notes

1  Extrait du site web de Grenoble Alpes Métropole (communauté de communes de l’agglomération grenobloise) : https://www.lametro.fr/499-operations-pilotes-de-nouvelles-collectes-et-frequences.htm. Voir aussi « 30 % des déchets de la poubelle grise peuvent être compostés ! La Métropole vous accompagne en vous proposant des formations, des conseils et du matériel » https://www.lametro.fr/42-je-composte.htm ; « Dans la métropole, cela équivaut à 27 000 tonnes par an, soit environ 60 kilos par habitant » (https://www.lametro.fr/499-operations-pilotes-de-nouvelles-collectes-et-frequences.htm)

2 compris comme ce qui relève de la sphère de la maisonnée par opposition à ce qui lui reste extérieur, la silva ou la sphère du sauvage (Descola, 2004, p. 29)

3 Monsaingeon (2017) rappelle que l’une des premières traces archéologiques de l’existence humaine est formée par les petits tas d’ossements et de restes que les groupes d’hommes préhistoriques laissaient à distance de leur lieu de vie.

4 Les bacs composteurs et bio-seau restent la propriété de la métropole, qui reste responsable de l’entretien et du remplacement de ces infrastructures.

5 Loi no 92-646 du 13 juillet 1992 relative à l'élimination des déchets ainsi qu'aux installations classées pour la protection de l'environnement.

6 Transition en cours, s’étalant de 2019 à 2021.

7 L’absence des secteurs les plus favorisés socio-économiquement dans la périphérie de Grenoble renvoie au fait que le compostage y est moins pratiqué.

8 Notre traduction de : “Good “moderns” have worked hard to banish rot. We burn and bury our waste. We douse the world with a chemical armory: bleach, weed killer, pesticides—familiar domestic products through which we seek to escape rot’s degenerative force. Often with good reasons, we hold rot at bay, sanitizing and pasteurizing to secure human health.”

9 Les entretiens ont été anonymisés, et les prénoms ajoutés pour plus de clarté dans les références aux divers interviewés.

10 Les activités humaines sont présentées comme un sixième facteur dans la genèse des sols, aux côtés du climat, de la topographie, du matériau de base, des organismes et du temps (Dudal, 2004).

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Table des illustrations

Titre Figure  1: fiche de consignes d’aide au compostage
Crédits Crédits : Grenoble Métropole
URL http://journals.openedition.org/rac/docannexe/image/11873/img-1.png
Fichier image/png, 1,0M
Titre Photo 1. Bac composteurs en bois. Lans en Vercors
Crédits Crédits : photo prise par Antoine Mérot, crédits Inrae
URL http://journals.openedition.org/rac/docannexe/image/11873/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 360k
Titre Photo 2. Compost en tas au fond du jardin
Crédits Crédits : photo prise par Antoine Mérot, crédits Inrae
URL http://journals.openedition.org/rac/docannexe/image/11873/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 276k
Titre Photo 3. Utilisation du compost au jardin
Crédits Crédits : photo prise par Antoine Mérot, crédits Inrae
URL http://journals.openedition.org/rac/docannexe/image/11873/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 197k
Titre Photo 4. Consignes pour l'alimentation du compost
Crédits Crédits : photo prise par Antoine Mérot, crédits Inrae
URL http://journals.openedition.org/rac/docannexe/image/11873/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 173k
Titre Photo 5. Bac plastique utilisé comme bio-seau
Crédits Crédits : photo prise par Antoine Mérot, crédits Inrae
URL http://journals.openedition.org/rac/docannexe/image/11873/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 191k
Titre Photo 6. Brassage du compost
Crédits Crédits : photo prise par Antoine Mérot, crédits Inrae
URL http://journals.openedition.org/rac/docannexe/image/11873/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 222k
Titre Photo 7. Tas de broyat fumant
Crédits Crédits : photo prise par Antoine Mérot, crédits Inrae
URL http://journals.openedition.org/rac/docannexe/image/11873/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 333k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Céline Granjou, Marc Higgin et Coralie Mounet, « Le compostage, entre réduction des déchets et domestication du pourrissement »Revue d’anthropologie des connaissances [En ligne], 14-4 | 2020, mis en ligne le 01 décembre 2020, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/rac/11873 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rac.11873

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Auteurs

Céline Granjou

Directrice de recherches en sociologie des sciences et de l’environnement à Inrae, Lessem, Univ. Grenoble Alpes, et chercheure associée au Laboratoire Interdisciplinaire Science Innovation Société, Lisis, Paris Marne la Vallée. Elle s’intéresse aux rapports au sol, aux régimes d’anticipation environnementale et aux politiques de la biodiversité et du changement climatique.
https://orcid.org/0000-0001-5867-0646

Adresse : Inrae Grenoble, 2 rue de la Papeterie, BP 76, FR-38400 Grenoble (France)
Courriel : Celine.granjou[at]inrae.fre

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Marc Higgin

Postdoctorant à l’Université Grenoble Alpes (Laboratoire Pacte et Inrae) sur le projet Trajectoires, qui examine comment les pratiques quotidiennes des habitants, façonnées en relation avec des écologies particulières, éclairent leur compréhension du lieu et de ses futurs possibles. Auparavant, il a travaillé avec le projet “Knowing from the Inside” financé par l’European Research Council à l'Université d'Aberdeen et dirigé par Tim Ingold. Sa recherche de doctorat, menée à l'Université d'Aberdeen, s’est concentrée sur les pratiques d’artistes visuels, en décrivant différents contextes, chacun avec son propre régime de valeur, au sein desquels les matériaux et les choses sont transformés en œuvres d'art.

Adresse : Pacte, Cité des Territoires, 14 bis avenue Marie Reynoard, FR-38100 Grenoble (France)
Courriel : marc.higgin[at]umrpacte.fr

Coralie Mounet

Chargée de recherches CNRS en géographie au laboratoire de Sciences Sociales Pacte, à Grenoble (Univ. Grenoble Alpes, CNRS, Sciences Po Grenoble). Ses recherches portent sur les relations entre humains et animaux sauvages et sur les politiques de la nature à l’épreuve des changements globaux.
https://orcid.org/0000-0002-7650-6433

Adresse : Pacte, Cité des Territoires, 14 bis avenue Marie Reynoard, FR-38100 Grenoble (France)
Courriel : coralie.mounet[at]univ-grenoble-alpes.fr

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