Navigation – Plan du site

AccueilNuméros6-1Dossier thématiqueLes mains dans les bases de données

Dossier thématique

Les mains dans les bases de données

Connaître et faire reconnaître le travail invisible
Handling databases. Understanding and acknowledging invisible work
Las manos en las bases de datos. Conocer y reconocer el trabajo invisible
Eric Dagiral et Ashveen Peerbaye

Résumés

Cet article s’intéresse à la manière dont les organisations distribuées se confrontent aux effets d’invisibilité du travail, générés et maintenus au quotidien par l’usage des infrastructures informationnelles contemporaines, et en particulier des bases de données. À partir d’une ethnographie des activités de production d’informations au sein d’une organisation dédiée aux maladies rares, une approche écologique des pratiques de travail est mobilisée pour rendre compte des situations concrètes qui construisent l’invisibilité pour soi et pour autrui au sein de l’organisation et la rendent problématique. Les enjeux organisationnels et institutionnels, de légitimité et de reconnaissance qui se trouvent par là posés aux acteurs sont ensuite abordés, ainsi que les solutions qu’ils inventent pour y faire face. L’importance du travail d’articulation et son caractère hautement instrumenté, ainsi que les incessantes formes de (re)médiation sociotechnique qu’exige l’accès à la reconnaissance institutionnelle sont enfin mis en évidence.

Haut de page

Texte intégral

[On] est venu nous inspecter parce qu’[on] trouvait que nous coûtions trop cher et [quelqu’un] est venu avec un chronomètre, pour chronométrer les tâches. Dans mon équipe ça a été vécu comme… c’était impensable d’accepter ça ! Ça a complètement déstabilisé les gens, qui déjà étaient en CDD, mal payés, et on venait les chronométrer ! (Ségolène, directrice d’Orphanet)

Introduction

1Depuis une vingtaine d’années, un intérêt s’affirme au sein de l’anthropologie des sciences et des techniques pour l’étude des effets sur les pratiques de travail du développement des technologies de l’information et de la communication. Certaines études empiriques, encore trop rares et pour la plupart focalisées sur le terrain du travail scientifique dans ses formes les plus académiques, permettent déjà de renouer avec une tradition attentive à mettre en lumière la contribution cruciale, mais pourtant souvent minorée, d’un ensemble d’acteurs à la production des connaissances, à l’instar du « technicien invisible » dont Shapin (1989) a fait ressortir le rôle décisif dans le travail de laboratoire.

2Les sciences biomédicales ont constitué un terrain privilégié pour ces investigations. Systématisation du recours à des bases de données informatisées, accessibles en ligne ; établissement de normes de publication et de partage des données ; distribution des activités de cartographie, de séquençage et de caractérisation des gènes ; mutualisation des équipements et des outils de bioinformatique dans des plates-formes d’analyse : autant de phénomènes mobilisés pour rendre compte d’une transformation du régime contemporain de production des connaissances, interprétée non seulement comme introduisant de nouvelles formes de publication et de validation des résultats scientifiques (Hilgartner, 1995), mais aussi comme affectant plus profondément les modes de fabrication et les contenus mêmes des savoirs (Lenoir, 1999 ; Gaudillière & Rheinberger, 2004 ; Peerbaye, 2004). Dans ces situations, comme l’a démontré Hine (2006), les bases de données sont souvent constituées en véritables instruments de recherche, et leur usage introduit de nouvelles médiations dans le travail de production des connaissances. Plus récemment, Pontille (2010) a examiné le travail cognitif et les compétences spécifiques que requiert l’activité d’apparence anodine qui consiste, pour une « simple » technicienne de laboratoire, à tenir à jour une base de données biomédicales, et met en lumière la contribution souvent peu reconnue des activités scripturales à la production de connaissances. Cependant, peu d’études empiriques positionnent encore aujourd’hui leur analyse à l’échelle de ces situations concrètes, dans lesquelles le travail consistant, par exemple, à entrer des données dans une base est effectué, et qui pointent les tensions politiques, organisationnelles et culturelles qui se nouent autour de tout ce travail avec les données.

3L’enquête que nous présentons ici propose un double décentrage du regard, à la fois par rapport aux situations classiques du travail scientifique, où le statut de connaissances de ce qui est produit par l’organisation fait rarement débat, mais aussi par rapport à une approche qui serait spécifiquement centrée sur la dimension la plus visiblement « technique » des dispositifs informatisés. Nous abordons ici un monde hétérogène, constitué de chercheurs, de cliniciens, mais aussi de documentalistes, de représentants d’associations de malades et d’organismes de santé publique. À partir de l’étude des activités concrètes de production d’informations au sein d’une organisation dédiée aux maladies dites « rares », nous mettons en lumière ce que les effets d’invisibilité du travail doivent à un ensemble de situations obligeant les acteurs à plonger les mains dans une infrastructure sociotechnique constituée par une base de données relationnelle. Le pari que nous faisons ici est qu’à travers la circulation dans les différents espaces de travail, la description méticuleuse de la mise en séquence et l’ordonnancement des activités, et l’attention portée aux médiations sociotechniques (notamment toutes les pratiques qui se déploient avec et autour de la base de données), il est possible pour l’ethnographe de restituer les contextes qui construisent l’invisibilité du travail pour soi et pour autrui au sein de l’organisation.

4Les matériaux mobilisés dans le cadre de cette contribution proviennent d’un travail d’enquête réalisé au sein de l’organisation Orphanet entre 2007 et 2010. Les données recueillies in situ sont issues pour l’essentiel d’entretiens avec la direction et les membres des différentes équipes de travail, d’une série d’observations des réunions d’équipes et des situations concrètes de travail (activités rédactionnelles, conception et usages de la base de données), ainsi que de l’analyse d’un ensemble de documents internes (données statistiques, règles d’écriture des articles encyclopédiques et des résumés, documents et fichiers intermédiaires, traces d’activité informatisées…).

5Après une présentation générale des situations qui rendent problématique le travail invisible au sein des organisations, nous mobilisons notre ethnographie pour mettre en évidence comment, à travers les pratiques de travail, l’organisation se confronte aux effets d’invisibilité du travail que génèrent et maintiennent au quotidien l’usage des infrastructures informationnelles contemporaines. Nous détaillons et discutons enfin les enjeux de reconnaissance institutionnelle qui se trouvent par-là posés aux acteurs, ainsi que les solutions qu’ils inventent pour y faire face.

(Se) rendre compte du travail : l’invisibilité et ses situations

Invisibilité, organisation et infrastructures

6Comprendre les situations concrètes à travers lesquelles le travail devient invisible dans une organisation, c’est avant tout parvenir à saisir la manière dont un observateur mesure, hiérarchise et dote de sens l’accomplissement pratique d’un certain nombre d’activités qualifiées de travail, et en rend compte.

7Cet observateur peut être l’organisation elle-même (ou une partie de celle‑ci), d’autres acteurs des mondes sociaux auxquels l’organisation participe (une instance évaluatrice, un financeur, ou un concurrent par exemple), ou encore l’ethnographe qui étudie le travail accompli par l’organisation. On conçoit sans peine que les comptes rendus qu’un observateur peut produire varient en fonction de la position qu’il occupe, ainsi que de l’équipement et des accès dont il dispose.

  • 1 L’exemple canonique de ce dernier cas est sans doute le travail domestique, dont la reconnaissance (...)

8Ainsi, plusieurs facteurs peuvent contribuer à générer des effets d’invisibilité dans la manière de rendre compte du travail. L’observateur peut ne pas avoir accès à certaines « coulisses » de l’organisation, dans lesquelles se déroulent pourtant une partie importante des activités, qui échappent de ce fait à son compte rendu. L’accomplissement pratique de certaines activités peut aussi ne pas laisser de traces (mesures, indices ou autres inscriptions matérielles) dans un dispositif censé les enregistrer. En particulier, lorsque certaines tâches ne sont pas spécifiquement prescrites à certaines personnes, leur accomplissement est rarement enregistré. Il se peut également que l’observateur n’ait pas accès à ces traces, ou qu’au contraire ces dernières soient tellement proliférantes qu’il n’est plus aisé d’en faire sens (Cahour & Licoppe, 2010). Enfin, la manière de hiérarchiser les tâches (par exemple, selon le niveau de compétence ou de qualification qu’elles exigent, selon leur degré d’importance fonctionnelle ou leur degré de répétitivité) ainsi que la manière de classer et qualifier le contenu des activités (comme travail routinier, travail technique ou cognitif, travail crucial ou au contraire peu important), peuvent amener l’observateur à négliger certaines activités au profit d’autres dans son compte rendu. Un cas extrême d’invisibilité se produit lorsque la hiérarchisation et la qualification des tâches conduit tout simplement à ne pas reconnaître certaines activités comme du travail, et à effacer de tout compte rendu ceux qui les accomplissent, les réduisant au rang de « non-personnes » (Star & Strauss, 1999)1.

9Ces développements appellent une série de remarques. Tout d’abord, la visibilité et l’invisibilité du travail sont générées dans le même mouvement, par une même classe de facteurs, au cours de la production des comptes rendus. En second lieu, les différents facteurs qui génèrent ou renforcent potentiellement des effets d’invisibilité ne sont pas sans lien les uns avec les autres. Ainsi, bien souvent, ce qui fait que certaines activités ne laissent pas de traces matérielles dans des dispositifs d’enregistrement renvoie à leur qualification comme routinières, d’importance secondaire pour l’organisation, ou comme n’exigeant pas de compétences spéciales. Ensuite, il apparaît que l’invisibilité du travail n’est pas forcément la même pour tous les observateurs. En particulier, ce ne sont pas forcément les mêmes choses qui sont visibles ou invisibles, ni pour les mêmes raisons. Enfin, et c’est là un point important, comme tous les comptes rendus n’ont ni la même finalité, ni le même poids (puisqu’ils n’affectent pas de la même manière le cours des actions), il ne suffit pas que des comptes rendus produits par différents observateurs soient divergents pour que la question de la visibilité ou de l’invisibilité du travail pose problème.

10En fait, cette question de l’invisibilité du travail devient un enjeu lorsqu’elle se trouve prise dans un répertoire de situations controversées, au cours desquelles des comptes rendus divergents trouvent à s’affronter, et que des tensions organisationnelles, politiques et/ou culturelles se nouent dans les interactions entre les différents participants des mondes sociaux concernés. Il en est ainsi, par exemple, lorsque la non‑prise en compte du travail invisible affecte la capacité d’une organisation à remplir ses objectifs explicites, remet en cause la définition ou la légitimité de ces objectifs, ou encore lorsqu’elle fragilise, voire menace, l’existence même de l’organisation. Autrement dit, le travail invisible pose problème lorsque sa reconnaissance engage des luttes pour la (re) définition de la division du travail, pour l’accès à des ressources économiques et symboliques, ou pour la reconnaissance institutionnelle (Suchman, 1995).

11L’informatisation des réseaux, la prégnance des bases de données, et l’usage d’Internet dans plusieurs univers professionnels y ont introduit de véritables discontinuités propices à l’émergence de ce type de situations, à travers des phénomènes de distribution et de collectivisation des tâches, d’une division du travail plus poussée, d’une transformation des modes de mesure et d’enregistrement des activités, et d’une complexification des relations entre membres d’une organisation dans des situations de travail coopératif. La notion d’« infrastructure informationnelle » est ici utile pour appréhender l’ensemble des formes organisationnelles et techniques qui, associées à des normes et des pratiques, permettent de distribuer, à travers le temps et l’espace, les activités de production et de mise en circulation d’informations au sein de l’organisation (Bowker, 2005 ; Bowker et al., 2010).

12Depuis le milieu des années 1990 au moins, on assiste ainsi à une transformation infrastructurelle qui affecte les technologies et les capacités de mémorisation, de représentation, d’analyse et de circulation de l’information, mais aussi la vitesse et l’échelle auxquelles ces opérations et ces échanges peuvent avoir lieu. Ceci modifie en profondeur les activités de traitement de l’information mais aussi, de manière plus cruciale, les significations mêmes de ces activités. Ainsi, comme le rappellent Bowker et Star (1999, p. 108), « l’infrastructure fait davantage que rendre le travail plus facile, plus rapide ou plus efficace ; elle modifie la nature même de ce que l’on entend par travail ». Par ailleurs, toute transformation infrastructurelle reconfigure l’écologie des pratiques de travail, notamment en déplaçant la frontière entre travail visible et invisible, et en réarticulant la relation entre ces deux formes d’activité (Star et Strauss, 1999). En particulier, lorsque le travail se fait de plus en plus coopératif, il devient capital pour une organisation de parvenir à gérer les conséquences engendrées par la nature distribuée des tâches, afin de faire tenir ensemble les différentes séquences de travail accomplies collectivement à des moments et dans des espaces différents, et de modifier le cours de l’activité pour faire face aux contingences non anticipées produites par cette situation. Or ce travail d’articulation (Strauss, 1985, 1988) est particulièrement invisible dans les représentations formelles de l’activité d’une organisation, parce qu’il est très difficile de définir a priori en quoi il consiste spécifiquement.

13Les développements qui précèdent invitent donc à envisager la question de l’invisibilité du travail au croisement des dimensions organisationnelle et sociotechnique. Le travail invisible ne l’est pas intrinsèquement, pour des raisons qui toucheraient uniquement par exemple à son organisation formelle ou à son contenu, aux propriétés des personnes qui l’accomplissent, ou aux caractéristiques techniques d’une infrastructure : il le devient et pose problème dans des situations concrètes, où les relations entre ces divers éléments sont reconfigurées. C’est ce dont il s’agit de rendre compte pour l’ethnographe.

Orphanet : une organisation aux prises avec le travail invisible

  • 2 Cette plate-forme, située à Paris, rassemble également deux fédérations d’associations de malades ( (...)
  • 3 En France, comme en Europe, une maladie est qualifiée de rare lorsqu’elle affecte dans la populatio (...)

14Orphanet est une unité de l’Inserm implantée dans les locaux de la « Plate‑forme Maladies Rares »2. Depuis sa création en 1997, elle a comptabilisé 102 personnes au total dans ses rangs. Le nombre d’employés a crû au fil des années, pour passer de quelques personnes à 36 en mai 2011. Leur mission consiste à produire, à l’échelle européenne, de l’information sur les quelques milliers de maladies rares3 identifiées, et à la rendre accessible via un site internet (https://www.orpha.net/​). Les informations diffusées sur ce portail sont de plusieurs ordres et s’adressent en cinq langues à des publics variés : les malades et leurs proches, les associations ainsi que les professionnels – médecins, chercheurs, industriels, organismes de santé publique. À partir du renseignement de la définition d’une maladie et de ses signes cliniques, le portail organise et relie entre elles des informations associées, relatives à des gènes, projets de recherche, publications scientifiques, consultations spécialisées, tests diagnostiques, essais cliniques, associations de malades, etc. En mai 2010, c’est ainsi 5780 maladies qu’il s’agit pour Orphanet de renseigner le plus complètement possible et de mettre à jour à l’intérieur d’une base de données relationnelle, le tout en travaillant régulièrement à l’ajout des nouvelles maladies identifiées, et qui invitent à reconsidérer perpétuellement la question de leur classification. Si le portail internet agence et s’efforce de rendre visibles les informations produites, il fournit en revanche, sous cette forme, peu de prises quant aux modalités de production de ces dernières, et surtout de leur mise en relations.

15L’organisation se divise au moment de l’enquête en trois équipes : direction, équipe scientifique et équipe technique, pour un effectif total de 28 membres. L’équipe technique rassemble développeurs informatiques et ingénieurs réseaux et bases de données. L’équipe scientifique, la plus étoffée, est responsable de l’activité de production d’informations sur les maladies rares. Elle compte en particulier 14 « documentalistes scientifiques », qui représentent de ce fait la catégorie majoritaire à Orphanet.

16C’est surtout l’impressionnant turn-over que connaît l’organisation de manière régulière, depuis sa création, qui retient l’attention. À titre d’exemple, entre début 2009 et septembre 2010, sur les 28 personnes côtoyées au cours de l’enquête, les deux tiers des effectifs ont été renouvelés. L’analyse des trajectoires biographiques montre qu’une grande partie de la main-d’œuvre ne reste pas longtemps sur place pour des raisons qui touchent à des problèmes personnels (plusieurs personnes sont elles-mêmes directement ou indirectement concernées dans leur vie quotidienne par les maladies rares), mais surtout à la précarité inhérente des postes, et à l’absence perçue de reconnaissance des compétences acquises et mobilisées dans le cadre de ce travail pour leur carrière professionnelle.

17L’équipe scientifique forme une population jeune et très féminisée. Sur l’ensemble des 13 années d’existence d’Orphanet, cette équipe a compté 73 femmes, contre 9 hommes. La tendance s’inverse au sein de l’équipe technique, où l’on dénombre 16 hommes pour 4 femmes sur la même période.

18Les documentalistes scientifiques sont par ailleurs souvent d’origine étrangère, dans des conditions d’emploi précaires (CDD courts difficilement renouvelables, nombreux mi-temps), à faible niveau de salaire, surtout au regard – et c’est là une spécificité du terrain – de leur niveau de diplôme souvent très élevé (nombreux doctorats en biologie et en médecine).

19Après plus de dix années de fonctionnement, c’est en moyenne une vingtaine de personnes, venant d’horizons divers, qui contribuent directement à l’existence de la base de données relationnelle d’Orphanet. La question de donner à voir ce qu’elles font concrètement pour la faire exister se pose régulièrement et avec acuité à elles, comme l’indique avec force la directrice :

Nous, on sait qu’il y a du contenu mais il faut sans cesse le rappeler. Et puis, les gens qui nous disent “mais vous êtes 28 et vous pensez que vous n’êtes pas assez !” Mais je leur dis : “Vous ne vous rendez pas compte de l’immensité de la tâche.” […] Ce qui est très frustrant et difficile à vivre, c’est le fait qu’il n’y a que les gens qui ont essayé de construire des bases de données et de les maintenir qui savent le boulot que c’est. Quand je dis aux gens qu’on est sous-staffés, ils ne comprennent pas ! Je leur dis : “Ne serait-ce que pour mettre à jour un résumé, s’il faut deux à trois heures, le problème c’est qu’on en a 3000, des résumés”… Il faut tout le temps rappeler ce genre de choses vous voyez, ce ne sont pas des métiers qui sont très bien compris ou valorisés. (Ségolène, directrice)

« On ne se rend pas compte » : invisibilité pour soi et invisibilité pour autrui

  • 4 Mais Internet ne figure pas le commencement de ce projet, qui s’inscrit dans une histoire plus long (...)

20On le voit, la base de données pose un vif problème de représentation du travail et des activités qui la soutiennent. L’organisation se trouve régulièrement sommée de justifier des effectifs qu’elle-même considère pourtant comme insuffisants. Les acteurs d’Orphanet se heurtent à des représentations telles que l’automaticité apparente de la mise en ligne de données qui seraient déjà « données ». Vu de l’extérieur, Orphanet apparaît ainsi tour à tour comme une coquille vide (surtout au cours des premières années du projet), comme un lieu certes commode mais parfois rébarbatif de rassemblement d’informations disponibles par ailleurs, ou encore comme une véritable cathédrale de données, patiemment élaborées depuis les 13 années que compte son existence sur Internet4. Mais de manière générale, l’infrastructure qu’est la base et le travail qu’elle engage demeurent transparents. Souvent résumées à une activité de maintenance et d’actualisation, sa conception technique, mais plus encore les nombreuses activités d’écriture et de mise en relation des données se trouvent méconnues, minorées, voire ignorées.

21Pour remplir ses objectifs, légitimer son existence et son mode de fonctionnement, une organisation n’a pas a priori à exposer ses coulisses à ses usagers, ses partenaires ou ses tutelles. Il suffit que ces derniers aient une représentation jugée passablement conforme à ce qui est censé se dérouler en interne dans le travail de production. Mais, à un premier niveau, ce que révèle ici l’enquête, c’est que pour l’organisation qu’est Orphanet, les représentations des observateurs extérieurs ne sont généralement pas estimées satisfaisantes, ce qui crée des malentendus, des tensions, des situations de justification permanente, et une frustration générale par rapport à ces observateurs qui ne se « rendent pas compte ».

22Cependant, le problème de l’invisibilité du travail se pose également avec acuité à l’intérieur même de l’organisation, à la fois par la difficulté à avoir prise sur le contenu de sa propre activité et celle de ses collègues, et l’enjeu qui consiste à donner à voir à autrui ce qu’on fait.

23Ainsi, au milieu des années 2000, pour les nouveaux arrivants à Orphanet, saisir l’environnement institutionnel, la nature des activités de travail et la façon dont il s’articule avec l’ensemble de la Plateforme n’est pas chose aisée. Pour Monica, formée à la médecine en Roumanie (dont elle est originaire), et qui a travaillé auparavant à l’Association Française contre les Myopathies en tant que rédactrice médicale et médecin conseil, Orphanet fait partie du paysage et il n’est pas rare pour elle de se rendre sur le portail pour trouver de l’information sur telle maladie ou association. Mais elle se souvient des difficultés rencontrées dans les premiers mois suivant son arrivée dans l’équipe scientifique, et qu’elle prend l’habitude de consigner dans un cahier. Entre exercice de mémorisation, d’explicitation des problèmes surgissant dans l’accomplissement des tâches attribuées et l’annotation des conseils de ses nouvelles collègues, celui-ci lui permet sans mal d’évoquer ces premiers souvenirs :

J’ai cru que j’allais me noyer tous les jours… Chaque jour de nouvelles informations et de nouveaux outils. J’avais des informations de plein de gens, qui venaient me voir et m’en donnaient une petite partie, et j’ai mis du temps à refaire le puzzle, à comprendre réellement comment ça fonctionne et à pouvoir démarrer une activité autonome. […] Rien que comprendre ce qu’est une donnée, leurs ID [numéro d’identification unique par lequel une donnée est repérée dans la base], comment les données sont reliées entre elles… [les] choses à faire et à ne pas faire. (Monica, équipe scientifique)

24Au-delà de la découverte de l’organisation formelle, les premiers pas de Monica à Orphanet soulignent la difficulté à se représenter le contenu du travail attendu d’elle, mais aussi celui de ses collègues, surtout dans un contexte où l’ancienneté se comptant davantage en mois qu’en années, les plus « anciens » des collègues vers lesquels on peut se tourner ont en moyenne deux à trois ans d’expérience dans l’organisation. Parvenir à relier les activités des uns et des autres n’en est que plus particulièrement délicat. Le rapport aux outils de saisie des informations dans la base de données est révélateur de ces difficultés : complexité de la maîtrise des interfaces, vue partielle de la base, effets potentiels d’une modification sur les autres informations qui y sont reliées, etc. Le récit d’une « grosse bêtise » accomplie dans les premiers temps de son activité, lors de la mise à jour d’informations sur une association de malades dans un pays européen, illustre combien, même a posteriori, une fois initiée aux arcanes techniques de Sybase, il demeure malaisé pour Monica d’expliquer « ce qui s’est passé » :

J’ai fait une grosse bêtise. J’ai viré de la base dans les 500 personnes, d’un coup ! Encore aujourd’hui, je sais ce que j’ai fait, mais je ne sais pas comment cela s’est produit. C’était mon premier contact avec l’équipe X. J’avais reçu un formulaire de référencement pour une association, mais je ne savais pas très bien comment ça se passait… J’étais contente d’avoir un nouveau formulaire pour pouvoir m’exercer à MAJOR [outil maison via lequel les données sont entrées dans la base], donc j’ai entré les données. Mais cette équipe ils tiennent beaucoup à avoir la main sur les données, personne ne touche. La fille me l’a rappelé, j’ai senti, d’un ton un peu agacé… Je lui réponds : “Excuse-moi, je ne savais pas, je l’enlève et tu t’en occupes”… Donc j’ai supprimé l’association. Sauf que les personnes et les adresses, on ne peut pas les supprimer. Quand on les délie, il faut attendre qu’elles soient purgées. Or, en même temps, [l’ingénieur base de données] décide de changer la périodicité de la purge, de tous les jours à toutes les semaines. Le lendemain, j’arrive, et ma personne de l’association est toujours dans la base, donc je ne comprends pas. Mais qu’est‑ce qui se passe ? Je l’ai virée, pourquoi est-elle toujours là ? J’étais dans le bureau avec une collègue qui était là depuis trois ans, je lui demande, on regarde toutes les deux. Comment virer cet item ? Je vois que la personne était liée à la “loc 1 : néant”. Je me dis qu’est‑ce que c’est que cette loc, que fait‑elle ici ? J’ai essayé de la virer… Or toutes les personnes qui étaient éditeurs dans la base étaient liées à la loc 1 ! Et je les ai supprimées… ! Voilà, donc je peux vous dire que ça, tu ne le fais qu’une fois ! » (Monica, équipe scientifique)

25L’incident relaté ici offre l’avantage de mettre en lumière certains aspects de la nature des tâches à réaliser, qui consistent à la fois à communiquer, solliciter et recueillir des informations, en France et à l’étranger, mais également à entrer ou mettre à jour les données de la base à partir de ces informations, ce qui passe par une série d’opérations qui sont loin d’être « automatiques » ou routinières, mais nécessitent au contraire maîtrise technique et compréhension contextuelle. Bien souvent, il faut ajouter une troisième dimension fondamentale, qui est l’écriture même de l’information, via la production textuelle (lorsqu’il s’agit, par exemple, d’écrire le résumé d’une maladie).

26À côté de la gestion de noms, d’adresses, de numéros de téléphone et autres entités – pour les plus simples – une variété de types de données s’ajoutent, qui nécessitent l’articulation de documentalistes/rédactrices, d’une généticienne, d’un médecin : c’est notamment le cas des activités de classification des maladies. Aux carrefours des activités de veille, de mise à jour et d’écriture, équipées techniquement afin d’alimenter et augmenter la base de données Orphanet, il n’est pas facile pour chacun de comprendre en quoi son activité rejoint et se tresse avec celle des autres, et quelles sont leurs incidences respectives sur les tâches des collègues, comme sur l’ensemble de l’organisation.

27Les formes d’invisibilité pour soi et pour autrui dans la situation décrite ici ne sont réductibles ni à des effets de l’organisation ni à des contraintes du dispositif technique. Elles trouvent justement leur lieu dans les façons dont ces deux dimensions sont co-construites dans la variété des pratiques de travail aux prises avec la base de données. Autrement dit, elles renvoient aux manières singulières à travers lesquelles, dans la pratique, la dimension formellement relationnelle de la base de données et l’organisation formelle du travail trouvent à se rencontrer. Mettre en évidence les effets d’invisibilité du travail que génèrent et maintiennent au quotidien les infrastructures informationnelles contemporaines nécessite donc d’en passer par une analyse de l’écologie des pratiques en situation. Cette posture rejoint celle des auteurs qui, s’inscrivant dans la tradition de l’interactionnisme symbolique, renouvellent et étendent les analyses qu’Anselm Strauss a consacrées à l’organisation sociale du travail, en s’intéressant au travail coopératif assisté par ordinateur – computer supported cooperative work, ou CSCW (Cardon, 1997) – dans une démarche qui refuse les distinctions a priori entre technique et organisation (Star, 1991 ; Bowker et al., 1997 ; Nardi & Engeström, 1999).

Une base de données relationnelle en pratiques

Les activités et leurs relations

La recherche d’informations

  • 5 L’importance de la génétique est due au fait qu’environ 80 % des maladies rares connues sont d’orig (...)

28Une des activités qui occupent considérablement les documentalistes scientifiques d’Orphanet, c’est d’abord la recherche d’informations, qui seront intégrées dans la base de données, que ce soit pour créer de nouvelles entrées ou mettre à jour des informations existantes. Ceci recouvre deux grands types de situations complémentaires : la première consiste pour les documentalistes à s’immerger, seules ou à plusieurs, dans des sources autres qu’Orphanet, à la recherche d’informations nouvelles ou complémentaires sur telle ou telle maladie, par exemple des publications scientifiques, des gènes associés5, des noms de spécialistes, des centres de recherche ou de diagnostic. Les documentalistes passent ainsi une grande partie de leurs journées sur des bases de données de publications scientifiques telles que PubMed, et font un usage intensif de Google et Google Scholar. Il n’est pas rare de voir se côtoyer sur les écrans d’ordinateur une fenêtre affichant le thésaurus standard des termes médicaux (MeSH), une autre la base de données de référence des gènes et phénotypes génétiques chez l’homme (OMIM), voire occasionnellement une troisième occupée par une page de l’encyclopédie Wikipédia. Effectuer ces recherches en passant par les fonctionnalités simples et avancées de différents moteurs, et par l’interrogation de sources variées, permet aux documentalistes de renseigner des champs qui existent déjà dans la base Orphanet et les mettre à jour, mais cela peut également les conduire à repérer et renseigner de nouvelles maladies, et proposer des informations inexistantes jusqu’alors dans la base.

29Il faut remarquer combien dans ce contexte, chercher des informations, c’est la plupart du temps les « re-chercher », au sens que David Stark (2009) donne à la distinction entre « search » et « research ». Les documentalistes ne vont pas simplement à la chasse aux informations manquantes, sachant à l’avance ce qu’il faut trouver et où le trouver : elles sont activement investies dans des activités de lecture et d’interprétation, mais également dans des opérations d’intégration de données provenant de domaines hétérogènes, qu’il s’agit d’associer – et cette association ne préexistait pas avant leur intervention – puis d’inscrire dans la base sous de nouvelles formes matérielles, par exemple des liens hypertextes, ou des requêtes élaborées qui permettront à un utilisateur de pouvoir retrouver dans PubMed l’ensemble des articles scientifiques pertinents se rapportant à telle maladie. Ceci suppose une familiarité avec la « culture » des bases de données, acquise le plus souvent sur le tas, et qui ne se limite pas à l’infrastructure technique d’Orphanet, mais s’étend de manière générale à la maîtrise de l’ensemble des dispositifs d’information, plus ou moins spécialisés, qui permettent aujourd’hui ce genre d’activités.

30Si le fait d’ajouter un lien hypertexte vers une publication scientifique ne nécessite pas de passer un accord particulier et n’entraîne donc aucune prise de contact, en revanche, le fait de « lier » à une maladie un spécialiste, un projet de recherche, un laboratoire académique ou industriel, ou encore une association, requiert souvent d’entrer en communication. La seconde situation typique de recherche d’informations consiste alors à identifier et à interagir avec des experts, afin qu’ils deviennent des partenaires et aident à renseigner quantité d’informations sur telle ou telle maladie. Qu’il s’agisse d’engager une collaboration ou de demander une mise à jour des informations à un tiers, les documentalistes passent énormément de temps à solliciter des données, à demander que soit rempli tel formulaire, ou que les partenaires étrangers saisissent eux-mêmes ces informations via un outil informatique partagé.

31On le voit, pour les documentalistes scientifiques d’Orphanet, le travail aux prises avec les bases de données n’est pas synonyme d’une forte automatisation des tâches : la base ne s’alimente pas seule, sous les effets de l’aspiration systématique de données qui seraient éparpillées sur le web, et qu’il s’agirait simplement de « rassembler ». On entrevoit en revanche la répétitivité élevée de ces tâches de recherche, induites par la forme et le rythme des mises à jour pour les maladies existantes dans la base comme pour les nouvelles qui s’y ajoutent régulièrement.

Activités classificatoires

32L’existence d’une maladie dans la base de données est conditionnée à un travail de classification central, qui en illustre bien la dimension profondément relationnelle. Une fois par mois, la directrice d’Orphanet, la directrice scientifique et une partie des documentalistes se réunissent pour faire le point sur les entités à créer en priorité dans la base, mais aussi celles à « deleter », « désinclure » ou « délier ». Pour discuter collectivement plusieurs points et prendre des décisions, cette équipe de travail s’appuie sur des dossiers constitués au cours des activités de recherches évoquées précédemment, mais aussi sur des demandes qui émanent d’autres partenaires de la Plateforme Maladies Rares, ou encore de chercheurs qui travaillent à l’identification de gènes impliqués dans certaines maladies.

33La question de l’intitulé sous lequel la maladie fera son entrée dans la base (assortie éventuellement d’une liste de synonymes qui renverront à l’entrée de référence) est cruciale. « Je ne le sens pas bien comme titre de maladie » fait remarquer une intervenante au sujet de l’« oculo‑auricular syndrome, NKX5‑3 gene mutation type ». Et la directrice de rappeler qu’il faut « pense[r] au malade, toujours. […] Un nom de maladie, c’est quand même fait pour se parler… ». D’autres sujets importants sont également abordés : dans quel groupe faut-il placer telle maladie, au sein des différentes classifications cliniques et génétiques disponibles ? Quel type d’information doit-on produire à son sujet : « juste » une définition, un résumé (sachant tout de même que « faire un résumé, c’est toucher à tout dans la base » mais aussi qu’il y a des maladies qui « méritent un vrai texte »), ou doit-on y attacher d’autres ressources (références scientifiques, liens vers des listes de gènes impliqués, etc.) ? A-t-on identifié un « meilleur expert », spécialiste reconnu de la maladie, qu’il faudra tenter de solliciter ? Faut‑il plutôt inclure telle maladie dans la base mais la garder simplement « en muette », ce qui signifie qu’elle sera enregistrée sans être accessible sur le portail web, puisque liée à aucune ressource ? Parfois aussi, pour un ensemble de raisons, certaines maladies doivent être « désincluses », c’est‑à-dire qu’une entité auparavant unique est désormais scindée en deux entrées ou plus, qui disposent chacune de ses propres ressources. Il y a enfin des cas de suppression de certaines maladies, qui sont restées, par exemple, trop longtemps muettes dans la base, et auxquelles on n’arrive toujours pas à associer des ressources…

34L’observation de ce type de réunions révèle des arbitrages extrêmement délicats à réaliser par les acteurs, qui y réaffirment les orientations prioritaires liées à la mission d’Orphanet, comme le rappel suivant : « Ce qui compte au bout du compte, c’est la clinique ». Des arguments pragmatiques sont également mobilisés, pour souligner par exemple qu’en vue de « créer une maladie », mieux vaut que des contenus riches y soient associés : « Mais vous avez un bon texte qui va avec ? », demande la directrice à plusieurs reprises. Et lorsqu’il s’agit de « deleter » (supprimer) une maladie ou de « délier » certaines des ressources qui lui sont associées, « on a des états d’âme », on s’y prend à plusieurs reprises (« Je stresse tellement pour les délétions que j’ai tout revérifié ») et il faut faire attention, car « ça n’a pas de sens de perdre du savoir ! »

35L’ajout ou la suppression d’une maladie, et d’une variété de ressources qui la renseignent, et partant la dynamique d’évolution même de la base, n’ont donc aucun caractère d’évidence pour les acteurs. Au fil de ces réunions, on voit émerger et être débattues un ensemble de règles pragmatiques en vue de classifier des entités mais aussi d’en évaluer les qualités, sur des dimensions multiples. Le propre de l’activité classificatoire demeure de remettre en cause l’existant et d’exiger une vigilance considérable de la part des personnes engagées dans ces activités, à cause des potentiels effets d’irréversibilité qu’elle engage (Bowker & Star, 1999).

36« Créer » de nouvelles maladies articule donc des temps de mise en discussion collective avec des temps de renseignement et de mise à jour dans la base, et maintient une double attention inquiète portée à l’intégrité des relations des données de la base mais aussi à la qualité des données produites et mises en relation. Le recours aux experts, le travail dédié à leur sélection et les pratiques d’évaluation participent de cette construction de la qualité des données mises en ligne.

Écrire, faire écrire, éditer

37Le travail avec et autour de la base de données n’implique pas uniquement de créer des relations entre les entités que sont les maladies. Si le fait d’associer des éléments de la base tels qu’un résumé et une liste des gènes est au cœur du travail, l’activité d’écriture l’est également. Les documentalistes ne se contentent pas de rechercher des informations et d’entrer des données : elles produisent également des textes, en particulier les résumés, qui sont l’élément central signant la présence d’une maladie dans la base, et autour duquel, sur le portail, sont disposées les autres ressources. Elles corrigent, éditent et font circuler des textes parmi des experts, mais aussi des associations de malades, pour concevoir par exemple des articles « pour tout public » ou des recommandations sur la « conduite à tenir en urgence ». On observe que cette activité scripturale a souvent pour fonction d’amorcer des formes d’écriture collaborative, ou d’activer l’avancement d’un texte : les documentalistes déploient beaucoup d’efforts pour faire écrire les spécialistes. La gestion du suivi de ces formes d’écriture distribuée (état des différentes versions d’un texte, date de la dernière relance, date attendue pour réception, etc.) multiplie les petites bases de données personnelles, sous formes de fichiers Excel, de dossiers d’archivage de courriers électroniques, assortis de leurs impressions sur papier, dont l’épaisseur matérialise la profondeur des interactions.

38Les activités de recherche, de classification, d’écriture et de sollicitation s’entremêlent dans un flux qui demande au fil des années de se consacrer toujours autant à la découverte et à l’inclusion de nouvelles maladies qu’à la mise à jour et à l’enrichissement du stock de connaissances déjà listées et reliées, lequel ne cesse d’augmenter. Si ces activités sont extrêmement outillées et médiées en amont par des dispositifs d’information (bases de données de publications scientifiques, notamment), on découvre également l’importance des mémorisations informatisées (Bowker, 2005), qui gardent aussi la trace du travail de personnes qui ne sont souvent plus là. On comprend que la seule saisie des données dans la base Orphanet ne constitue qu’une petite partie du travail réalisé.

39Qui plus est, selon le type d’activité accomplie, le rapport à la base de données elle-même, en tant qu’infrastructure technique, est médié par des outils de travail différents. Tous les intervenants ne disposent ni des mêmes interfaces, ni des mêmes « vues », ni des mêmes droits (en lecture comme en écriture) sur la base, qui de ce fait n’est pas comme une forme plate, également disponible au regard de tous. Ceci explique aussi que les équipes scientifiques, qu’elles s’occupent des services, des classifications, des encyclopédies ou des signes cliniques, n’ont qu’une visibilité réduite des activités de leurs collègues, et laisse entrevoir le délicat travail d’articulation que cela suppose.

Le travail d’articulation et son instrumentation

40Les activités décrites plus haut offrent un aperçu nécessairement partiel des activités de l’organisation, et n’aborde pas le travail de tous ses membres. En particulier, il n’est pas fait mention ici du travail de l’équipe technique, qui administre, maintient et met à jour la base de données, conçoit et développe les outils logiciels permettant aux uns et aux autres de travailler sur la base et de collaborer, et assure la mise en ligne de la base sous la forme du portail web. Malgré tout, on a là un aperçu de l’écologie des pratiques de travail à Orphanet, qui met en évidence les interdépendances entre les différentes activités ainsi qu’entre les personnes, et fait apparaître les enjeux liés à l’alignement des processus de travail, ainsi qu’à l’articulation des échelles, des temporalités et des finalités des différents sous-projets qui composent l’activité de l’organisation.

41Cet indispensable travail d’articulation (Strauss, 1988) est particulièrement délicat à mettre en place. D’une part, le rythme effréné des départs de membres de l’équipe, les incertitudes quant à leur remplacement et à de nouveaux recrutements, les temps d’ajustement des nouveaux arrivants, ainsi que les contingences liées au financement et à la mise en œuvre des différents projets sont autant de disruptions potentielles du processus d’articulation dans son ensemble. D’autre part, la base de données est censée être l’entité principale à même de soutenir matériellement le processus d’articulation au sein de l’organisation. Elle apparaît ici sous sa double dimension de fin et de moyen : objet du travail des uns et des autres, elle est à la fois ce à quoi il faut travailler (enrichir et maintenir la base), mais instrument de travail, elle est aussi ce avec quoi il faut le faire, puisque c’est dans son infrastructure qu’in fine doivent s’articuler les échelles, les temporalités et les productions de l’organisation. La base de données a de ce fait la fâcheuse tendance à « absorber » les différentes médiations sociotechniques, singulières, locales, au prix desquelles ce processus d’articulation est maintenu au niveau de l’organisation.

42Quand la mise en boîte noire de ces médiations devient un enjeu pour l’organisation, il lui faut alors trouver des moyens de redéployer les connexions. Quels sont alors les stratégies et les appuis dont elle dispose ?

43Strauss a souligné l’importance de « l’alignement interactionnel » (Strauss, 1988, p. 168) pour faire face à ces contingences qui s’opposent en permanence à l’établissement de routines. Pour préserver l’intégrité du processus d’articulation, établir des priorités, et réorienter le cours des actions, les membres de l’organisation s’alignent par exemple via leurs négociations. Ainsi, à Orphanet, un poste de « chef de projet utilisateurs » a été mis en place afin d’assurer l’interface entre l’équipe scientifique et l’équipe informatique :

Il fallait aller pénétrer beaucoup plus l’informatique que ce que nous pensions au départ. On avait des réunions pour suivre l’évolution […] avec toute l’équipe informatique, des membres de l’équipe scientifique, un consultant chef de projet informatique, et on pouvait appeler les documentalistes concernés ponctuellement.[…] La partie usage des outils, ils [l’équipe technique] n’en savent rien. […] Toutes les petites astuces, les petits plus à savoir, ce n’est pas l’équipe informatique qui les connaît. Ce sont des choses qu’on a apprises au fur et à mesure. […] On a écrit toutes les exceptions. […] Notamment parce que la partie interface c’est [pour les informaticiens] toujours la dernière roue du carrosse. (Monica, équipe scientifique)

44Cette problématique de l’usage, et son articulation avec les activités de développement, de gestion et de maintenance techniques fait aussi ressortir à quel point le travail avec les bases de données requiert une fine intercompréhension des besoins et des contraintes de chacun, et des capacités de négociation, ce qui constitue en propre une compétence rare mais indispensable dans ce genre d’organisations. Elle dessine également une répartition des tâches assez inattendue, dans la mesure où l’on imagine peu que ces « petites mains » utilisatrices de la base de données aient à ce point besoin de participer à sa conception technique, par exemple en écrivant des spécifications ou des exceptions d’usage, ou encore en aidant à améliorer les outils d’interface.

45D’autres stratégies d’articulation se rapprochent de celles mises en évidence par Fujimura dans son étude sur la construction de problèmes de recherche « traitables » en cancérologie (Fujimura, 1987). Il s’agit en effet de tentatives de standardisation et de modularisation d’activités et de structures de tâches à l’intérieur de « packages » qui puissent circuler, être transférés et appropriés dans le cadre des différentes activités qui composent l’organisation, et ainsi assurer l’alignement et l’articulation entre ses différentes échelles. À Orphanet, cela passe en particulier par les outils logiciels qui permettent la consultation et l’écriture d’éléments dans la base (comme l’outil MAJOR dont il a été question plus haut). Mais cela se traduit également par toute une économie d’objets intermédiaires (Vinck, 1999) qui permettent aux uns et aux autres de se coordonner de manière transversale : tableaux sous Excel, répertoires électroniques partagés, fiches papier, compilations de messages électroniques et autres documents imprimés… Ces objets coexistent sur un mode beaucoup plus humble voire souterrain avec les outils officiels. Ils assurent pourtant, de manière irremplaçable, une grande partie de la faisabilité des différentes activités de l’organisation. L’efficacité de ces précieuses formes matérielles doit probablement moins à leur apparente facilité d’appropriation, qu’à leur flexibilité et leurs capacités de circulation. Elles permettent ainsi non seulement de garder les traces des connaissances et des habitudes de travail, mais aussi d’en assurer la continuité et la transmission entre les équipes actuelles et « ceux qui ne sont plus là ».

Les médiations de la reconnaissance

46Si à l’intérieur de l’organisation il s’avère nécessaire de redéployer sous d’autres formes les connexions sociotechniques pour se coordonner, on observe un travail analogue vis‑à-vis de l’environnement, afin de matérialiser les productions d’Orphanet et d’en faire reconnaître les qualités. Ces médiations peuvent prendre plusieurs formes, dont les principales sont détaillées ici.

Sortir (les données) de la base

Matérialiser la profondeur de la base par l’épaisseur du papier

47L’exemple le plus frappant de matérialisation « alternative » est sans doute la stratégie visant à éditer régulièrement, depuis 1997, un annuaire imprimé, qui répertorie les résumés de quelques milliers de maladies rares et en recense les lieux d’expertise. Si ces résumés procèdent d’une extraction partielle de la base de données informatisée, l’épaisseur du volume relié s’est souvent révélée décisive pour la reconnaissance du projet Orphanet, en offrant aux tutelles, aux professionnels, aux sceptiques d’Internet, ou tout simplement aux visiteurs qui n’auraient pas pris la mesure de la profondeur de la base, un témoignage tangible de l’ampleur des travaux réalisés :

[Je] me suis dit qu’il fallait absolument sortir un annuaire papier, parce que ça les gens respectent et connaissent. Au bout d’un an de base de données on a sorti le premier annuaire 1997, dans lequel il n’y avait pas grand-chose, il n’y avait pas de quoi faire vraiment un livre, et mon équipe m’a dit “Ségolène, c’est ridicule, on va voir qu’on n’a quasiment pas d’informations”… Et je leur ai dit que cela ne faisait rien, il y a 350 pages. […] On l’a distribué gratuitement à 10 000 exemplaires, et ça a été très très bénéfique en termes d’image, parce que les gens se voyaient quand même listés dans un livre. (Ségolène, directrice)

48Si la notoriété de ce service a beaucoup progressé, jusqu’à accéder à une reconnaissance certaine dans le milieu des maladies rares et au-delà, il incombe régulièrement à l’organisation, dont la fragilité institutionnelle est toujours d’actualité, de faire la preuve de la quantité et de la qualité de son travail. En ce sens, l’annuaire papier figure un effort de matérialisation de la base de données, jugé convaincant pour des médecins par exemple, auxquels il est envoyé, mais aussi pour des administrations, et des personnels hospitaliers habitués au maniement de ce type d’ouvrages.

Construire la reconnaissance des collaborateurs pour mieux les solliciter : le rôle d’une revue scientifique

49Un second exemple illustre ces enjeux difficilement dissociables de mise en visibilité et de construction de formes de reconnaissance dans des arènes variées. Pour qu’une maladie « existe », il faut en particulier qu’elle prenne la forme d’un résumé intégrant ses signes cliniques. L’écriture d’un tel résumé au sein d’une base de référence constitue un enjeu important. La signature d’un expert reconnu, sur les résumés comme sur les fiches descriptives des maladies, est décisive pour marquer l’origine et certifier la qualité de l’information. Mais ici aussi l’observation montre combien le travail d’édition des documentalistes est important. Souvent, le texte rédigé par leurs soins est directement soumis au spécialiste pour validation et/ou corrections, afin de disposer rapidement d’un texte. Sans ce travail invisible et non signé d’une rédactrice, mobilisant également une généticienne d’Orphanet ou encore la directrice pour plusieurs relectures, très peu d’articles verraient le jour. On retrouve ici des résultats mis en évidence par Pontille (2004) à propos de l’importance de la signature en science, et des relations complexes entre écrire et signer. La sollicitation des experts et des meilleurs chercheurs sur telle ou telle maladie s’avère très délicate au départ et ne cesse d’être un enjeu. D’un côté, il y a souvent pour les experts une difficulté à « céder » leurs données ou de consacrer du temps à la rédaction de textes. Faire figurer ses données dans une telle base n’a pas un intérêt évident en termes de visibilité académique.

50C’est pour atténuer cette grande difficulté à enrôler les spécialistes dans l’écriture qu’Orphanet a entrepris en 2006 de fonder une revue scientifique à comité de lecture, l’Orphanet Journal of Rare Diseases. Il devient ainsi possible de faciliter l’accès à une publication pour ces chercheurs, avec l’assurance d’une indexation en retour via les grandes bases de données (PubMed, Medline, l’ISI Web of Science, Google Scholar, Scopus, etc.) et dont les documentalistes sont utilisatrices.

Avant, c’était au bon vouloir des auteurs, qui écrivaient les résumés chacun à sa façon. Il n’y avait pas de plan, de structure des résumés. […] Ce n’était pas la même qualité, [par rapport à] ce qu’ils auraient produit pour un journal. Il n’y avait pas de comité de lecture, il n’y avait pas d’enjeu, pas d’indexation dans PubMed. Il n’y avait pas d’enjeu, vraiment. (Ana, directrice scientifique)

Du coup, maintenant [qu’on a un journal à haut facteur d’impact], les gens pleurent pour être dans Orphanet, parce que pour eux c’est une façon d’être très visibles. Mais vraiment le début a été très très rude. Et je ne suis pas mécontente de dire que j’avais fait le bon choix d’une bonne visibilité. (Ségolène, directrice)

51Ce travail de construction de la reconnaissance des contributions des spécialistes ne quitte donc que très momentanément les mondes des bases de données, pour y revenir via les publications, et permettre ainsi un nouveau positionnement pour Orphanet.

S’allier en s’interfaçant avec d’autres bases de données

  • 6 En particulier OMIM, HUGO Gene Nomenclature Committee, UniProtKB/Swiss-Prot et GENATLAS.

52Une autre dimension du travail des équipes d’Orphanet consiste à orienter le développement de la base de données de manière à ce qu’elle soit toujours plus interfaçable avec d’autres bases – et permettre ainsi qu’elle trouve sa place dans l’écologie des bases de données biomédicales et génétiques accessibles en ligne. Il s’agit notamment d’un travail d’articulation de la base de signes cliniques à plusieurs autres bases de données jugées pertinentes : nomenclatures et cartographies génétiques et phénotypiques et autres bases de protéines internationales, mais également registres et bases de données de mutations et de patients, ainsi que des bio‑banques6.

53Lorsque, autour de 1997 la directrice s’appuyait sur Infobiogen (à l’époque un des centres de ressources bioinformatiques les plus en pointe sur le territoire français) pour effectuer des choix d’infrastructure, elle rappelle à quel point son projet était alors considéré comme d’importance secondaire :

C’était très très différent car eux [Infobiogen] étaient vraiment dans la gestion de bases de données de génomique… c’était beaucoup plus noble que ce qu’on faisait. […] Au départ je voyais [Orphanet] comme un projet très périphérique et pas du tout haut de gamme en termes de contenu scientifique […] On était vraiment les petits poucets dans un centre où il se passait des choses beaucoup plus grosses. (Ségolène, directrice)

54Là encore, on voit combien l’articulation d’Orphanet avec ses bases de données plus « nobles » des sciences génomiques participe aujourd’hui de l’inscription de ses données propres dans ce paysage scientifique et biomédical, et signe l’accession à un plus haut statut de la base de données. Mais, en contrepartie, cette dimension du travail, qui stimule notamment beaucoup les développeurs informatiques (qui vous parleront à loisir de formats, de langages, de protocoles d’échange et d’ontologies) est typiquement de celles qui ont des répercussions jugées difficilement mesurables et gérables pour les membres de l’équipe scientifique, qui évoquent surtout lors des négociations les impacts sur leur activité et le ralentissement dans la mise au point de leurs propres outils que cela peut provoquer.

55Dans ces trois exemples, les acteurs inventent des façons d’inscrire leur travail dans des univers de référence en créant des médiations porteuses de reconnaissance, indissociablement pour Orphanet et pour les autres acteurs des mondes sociaux auxquels l’organisation participe. Dans une grande base de données relationnelle, les connexions avec l’extérieur sont elles aussi des relations à construire, en s’interfaçant avec d’autres ainsi qu’en rendant ses données interfaçables par autrui via les standards techniques constitués.

Ce qui fait la petitesse des mains, et la grandeur des réalisations

56À la lumière des passages qui précèdent, on se rend compte que la métaphore ouvrière – implicitement présente lorsqu’on décrit en termes de « petites mains » ces situations de travail aux prises avec des infrastructures informationnelles – a souvent tendance à obscurcir celles‑ci. Elle semble en effet pointer ce que l’invisibilité du travail doit aux effets organisationnels induits par les qualifications des personnes, leur position dans la hiérarchie, et la difficulté à définir et valoriser leurs compétences et les contenus de leurs tâches. Cependant, l’intérêt pour l’invisibilité du travail des « petites mains » court constamment le risque d’être coupé des médiations sociotechniques, matériellement ancrées dans des dispositifs, qui la produisent dans des situations concrètes. Le travail invisible est alors menacé lui-même d’une invisibilité d’un second ordre, qui consisterait à le renvoyer aux propriétés des personnes qui l’accomplissent (leur position hiérarchique, l’absence de reconnaissance de leurs compétences et savoir‑faire, le mépris culturel dont ils font l’objet…) sans que l’on puisse appréhender comment, dans des activités quotidiennes aux prises avec des infrastructures informationnelles, l’invisibilité est produite comme effet, et les conséquences que cela entraîne. Le risque est grand que la « petitesse » des mains en finisse par être vue comme le résultat de stratégies managériales qui, en instrumentalisant les dispositifs de gestion, refusent de reconnaître les qualités des personnes et de leur travail, ainsi que leur contribution décisive aux activités productives (Metzger, 2007). Ce type de posture critique a comme limite de présupposer un lien connu d’avance et univoque entre les dispositifs sociotechniques et leurs implications politiques et morales.

57Dans le cas analysé, il n’y a pas de stratégie managériale œuvrant à rendre invisible le travail des petites mains en niant les compétences cognitives et techniques des personnes chargées de faire fonctionner le dispositif. Au contraire, on observe que les acteurs passent beaucoup de temps en interne, à tous niveaux hiérarchiques, dans le travail et les interactions, à essayer de rendre visibles et à doter de sens les tâches qu’ils accomplissent et à préciser les relations complexes d’interdépendance des activités des uns et des autres. Mais ce travail d’explicitation et d’articulation est très coûteux et complexe à mettre en place.

58La position consistant à postuler l’indétermination totale entre dispositifs techniques et dispositions sociales est cependant tout autant insatisfaisante (Lahire, 2005). Il est probablement plus heuristique de comprendre le « jeu » du dispositif et des dispositions (Cochoy, 2004) en le rapportant à l’agencement, toujours indexé à des situations concrètes, d’objets, d’énoncés, de procédures formelles, de connaissances techniques et de compétences incorporées qui, par les relations établies entre ces éléments hétérogènes, fabrique des figures d’acteurs auxquels des actions peuvent être imputées, ainsi que des jugements de grandeur (Callon, 2008). Cette solution a l’avantage de ne pas présupposer quelles sont les figures qui agissent : elle propose de comprendre que l’imputation de la capacité d’agir (agency) et de la grandeur à des figures – qu’elles soient individuelles, collectives ou anonymes – résulte de la performation de dispositifs concrets, historiquement situés (Callon, 1998 ; Barry, 2001).

59Dans cette perspective, l’appréhension de la reconnaissance des qualités du travail ne s’effectue pas uniquement en termes de petitesse attribuée aux mains, mais aussi en relation aux effets de grandeur caractéristiques de ce que les « arènes de l’habileté technique » produisent (Dodier, 1993). Ainsi il se joue autre chose dans la position qu’en viennent à tenir les documentalistes scientifiques au sein du réseau sociotechnique qu’une simple homologie avec la place qu’elles occupent dans l’organisation. Dans le cours du travail, elles s’engagent dans des épreuves, qui leur demandent des ajustements (Winance, 2006) à la fois avec le dispositif de la base et le collectif des collègues. Il peut arriver, par exemple, qu’en échangeant des identifiants et des mots de passe, certaines se créent des capacités d’accès, de représentation et d’intervention inédites et inattendues. Le déploiement progressif des acteurs dans le réseau passe donc par des reconfigurations permanentes des positions et de leurs significations : place dans la hiérarchie formelle, place dans une trajectoire professionnelle et un parcours d’apprentissage, vue sur la base de données et rapport à la visibilité des tâches.

60La reconnaissance institutionnelle suppose quant à elle un passage des virtuosités individuelles, petites ou grandes, à un nouveau travail sur le réseau sociotechnique. Comme dans les mondes de l’art (Becker, 1982) ou de la science (Latour & Woolgar, 1979), l’accès à la légitimité, la crédibilité, ou à la consécration passe ici aussi par des formes d’effacement des activités qui se déroulent en coulisses, et par l’établissement de nouvelles formes de représentation. Il y a ainsi tout un monde entre le constat de la petitesse des mains et la reconnaissance de la grandeur des réalisations. Dans notre cas, c’est la capacité à travailler le réseau sociotechnique afin de projeter et construire à l’extérieur de l’organisation de nouvelles médiations porteuses de reconnaissance qui est en jeu. Parmi la variété des instances nationales et internationales – colloques, conférences, Plan National Maladies Rares, Union européenne – où se joue et se construit la reconnaissance du travail quotidien accompli aux prises avec la base de données, il y en a une qui figure de façon centrale cet horizon de la reconnaissance et de la consécration pour Orphanet. Il s’agit du projet de révision de la Classification Internationale des Maladies (CIM) de l’Organisation Mondiale de la Santé, dont un volet vise la prise en compte des maladies rares, et dont la direction a été confiée à l’organisation.

61Dans leur analyse de la CIM en tant qu’infrastructure informationnelle en perpétuelle reconfiguration, Bowker et Star (1999, pp. 107-108) notaient déjà :

Aucun système de connaissances n’existe dans un vide, il doit être rendu compatible avec d’autres systèmes. Le travail compliqué qui se déroule en coulisses pour assurer cette compatibilité des systèmes entre eux, dans le temps et dans l’espace, n’est pas seulement un travail technique : il est un défi pour l’intégrité même de tout programme unificateur. Ce travail, cependant, est souvent conçu comme de la “simple” maintenance, et on ne le juge pas digne d’une place de choix parmi les objets de la fierté collective.

62La construction de la reconnaissance pour Orphanet se joue ainsi via un travail d’articulation et de médiation avec des infrastructures variées (bases de données, systèmes classificatoires, institutions nationales et internationales) qui contribuent à requalifier en retour les activités qui y sont accomplies. Le cas présenté permet en somme d’aborder un monde où, contrairement aux terrains « purement » scientifiques, se pose au-delà de la question de la validité des procédures de collecte et d’intégration des données, celle de la qualification même des activités de production. Ce que font les petites mains, et qui est si dur à réaliser (dans les deux sens du terme) à la fois pour eux et pour les autres, c’est ce passage à accomplir entre le « simple » rassemblement d’informations et la production de connaissances.

Conclusion

63Les situations de travail que connaissent les organisations distribuées aux prises avec les infrastructures informationnelles contemporaines placent de plus en plus souvent les personnes dans des situations d’invisibilité du travail pour soi et pour autrui. L’opacité des outils techniques, le caractère hautement abstrait des micro‑opérations se combine avec leur nature répétitive, distribuée, d’apparence banale et aux effets difficiles à se représenter. Entrer « correctement » des adresses dans une base de données, relier des informations, « nettoyer » et mettre à jour des liens entre des champs, construire une requête : ces activités ne sont pas un simple pré-requis à l’accomplissement d’autres tâches, mais forment la matière même de ce que produit une organisation comme Orphanet. Comprendre la question de l’invisibilité du travail nécessite donc d’en passer par l’analyse de l’écologie des pratiques, qui articulent en situation la trajectoire sociale et professionnelle des personnes, le cadre institutionnel et politique dans lequel elles évoluent, et l’infrastructure informationnelle complexe qu’elles doivent manipuler quotidiennement. Mais cette question des pratiques ne se pose jamais indépendamment d’enjeux organisationnels et institutionnels, de légitimité et de reconnaissance.

64Le turn-over élevé, la précarité des emplois, la nécessité d’apprendre rapidement sur le tas à travailler avec une base de données relationnelle et à collaborer de manière très distribuée, sont autant de facteurs qui façonnent l’écologie des pratiques, et nécessitent l’invention de solutions adéquates pour y faire face. Le travail d’articulation qui se met en place, loin de se réduire à des phénomènes d’alignement interactionnel sous la forme de négociations entre humains, s’avère au contraire extrêmement instrumenté, et implique d’incessants ajustements avec des non-humains, des plus anodins aux plus sophistiqués, à tous niveaux de l’organisation.

65Sortir de l’invisibilité et accéder à la reconnaissance institutionnelle requiert également un important travail du réseau sociotechnique, qui se traduit par un redéploiement des médiations, et un souci des agencements : il faut trouver de nouvelles formes pour matérialiser et légitimer le travail accompli, le rendre interfaçable avec d’autres infrastructures, et commensurable avec d’autres ordres de grandeur.

Cette recherche est un volet d’une enquête en cours, menée dans le cadre d’un Partenariat Institutions Citoyens pour la Recherche et l’Innovation (PICRI), financée et soutenue par la Région Île‑de-France. Pour une présentation de l’enquête, voir http://www.iledefrance.fr/recherche-innovation/dialogue-science-societe/partenariats-institutions-citoyens-picri/projets-2007/maladie-rare/. Nous tenons à remercier l’ensemble des équipes d’Orphanet ainsi que Robin Foot et nos collègues du projet ANR BASICOM (Bases Informatiques et Coopération entre Mondes sociaux), qui nous accompagnent dans l’avancée de nos réflexions. Nous remercions également les trois referees anonymes, ainsi que Jérôme Denis et David Pontille.

Haut de page

Bibliographie

Aymé, S. (2000). Les injustices de la naissance. Paris: Hachette.

Barry, A. (2001). Political Machines: Governing a Technological Society. London-New York: Athlone Press.

Becker, H. S. (1982). Art Worlds. Berkeley et Los Angeles, CA: University of California Press.

Bowker, G. & Star, S. L. (1999). Sorting Things Out: Classification and its Consequences. Cambridge, MA: MIT Press.

Bowker, G., Star, S. L., Turner, W. & Gasser, L. (Eds.) (1997). Social Science, Technical Systems, and Cooperative Work: Beyond the Great Divide. Mahwah, NJ: Lawrence Erlbaum Associates.

Bowker, G. (2000). Biodiversity Datadiversity. Social Studies of Science, 30(5), 643-683.

Bowker ,G. (2005). Memory Practices in the Sciences. Cambridge, MA: MIT Press.

Bowker, G., Baker, K., Millerand, F. & Ribes D. (2010). Toward Information Infrastructure Studies: Ways of Knowing in a Networked Environment, in J. Hunsinger, L. Klastrup & M. Allen (eds.). International Handbook of Internet Research (pp. 97-118). New York: Springer.

Cahour, B. & Licoppe, C. (2010). Confrontations aux traces de son activité. Revue d’anthropologie des connaissances, 4(2), 243-253.

Callon, M. (1998). Introduction: the Embeddedness of Economic Markets in Economics, in M. Callon (éd.). The Laws of the Markets (pp. 1-57). Oxford: Blackwell.

Callon, M. (2008). Economic Markets and the Rise of Interactive Agencements: from Prosthetic Agencies to Habilitated Agencies, in T. Pinch & R. Swedberg (eds.). Living in a Material World. Economic Sociology Meets Science and Technology Studies (pp. 29-56). Boston, MA: MIT Press.

Cardon, D. (1997). Les sciences sociales et les machines à coopérer. Une approche bibliographique du Computer Supported Cooperative Work (CSCW). Réseaux, 85, 11-52.

Cochoy, F. (2004). La captation des publics entre dispositifs et dispositions, ou le Petit chaperon rouge revisité, in F. Cochoy (éd.). La Captation des publics. C’est pour mieux te séduire, mon client (pp. 11-68). Toulouse : Presses universitaires du Mirail.

Chabaud-Rychter, D., Fougeyrollas-Schwebel, D. & Sonthonnax F. (1985). Espace et temps du travail domestique. Paris : Méridiens-Klincksieck.

Dagiral, E. & Peerbaye, A. (2010). La construction et la diffusion de l’information sur les maladies rares, in H. Romeyer (éd.). La Santé dans l’espace public (pp. 149-158). Rennes : Presses de l’EHESP.

Dodier, N. (1993). Les arènes des habiletés techniques. Raisons pratiques, 4, 115-140.

Dujarier, A.-M. (2008). Le travail du consommateur. De McDo à eBay : comment nous coproduisons ce que nous achetons. Paris : La Découverte.

Gaudillière, J.-P. & Rheinberger, H.-J. (2004). From Molecular Genetics to Genomics: the Mapping Cultures of Twentieth-Century Genetics. London: Routledge.

Hilgartner, S. (1995). Biomolecular Databases: New Communication Regimes for Biology? Science Communication, 17(2), 240-263.

Hine, C. (2006). Databases as Scientific Instruments and their Role in the Ordering of Scientific Work. Social Studies of Science, 36(2), 269-298.

Huyard, C. (2007). Rendre le rare commun. Expériences de maladies rares et construction d’une action collective. Thèse de Doctorat, École des Hautes Études en Sciences Sociales.

Huyard, C. (2009). How Did Uncommon Disorders Become ‘Rare Diseases’? History of a Boundary Object. Sociology of Health and Illness, 31(4), 463-477.

Lahire, B. (2005). L’esprit sociologique. Paris : La Découverte.

Latour, B. & Woolgar ,S. (1979). Laboratory Life: the Social Construction of Scientific Facts. Beverly Hills: CA: Sage.

Lenoir, T. (1999). Shaping Biomedicine as an Information Science, in M. E. Bowden, T. B. Hahn & R. V. Williams (eds.). Proceedings of the 1998 Conference on the History and Heritage of Science Information Systems (pp. 27-45). Medford, NJ: Information Today, Inc.

Metzger, J.-L. (2007). Apports et limites de la sociologie des dispositifs de gestion. Réseaux, 145-146, 417-434.

Nardi, B. & Engeström, Y. (1999). A Web on the Wind: the Structure of Invisible Work. Computer Supported Cooperative Work, 8(1-2), 1-8.

Peerbaye, A. (2004). La Construction de l’espace génomique en France : la place des dispositifs instrumentaux. Thèse de Doctorat, École Normale Supérieure de Cachan.

Pontille, D. (2004). La Signature scientifique : une sociologie pragmatique de l’attribution. Paris : CNRS Éditions.

Pontille, D. (2010). Updating a Biomedical Database: Reading, Writing and Invisible Contribution, in D. Barton & U. Papen (eds.). The Anthropology of Writing: Understanding Textually Mediated Worlds. London: Continuum.

Shapin, S. (1985). The Invisible Technician. American Scientist, 77(6), 554-563.

Star, S. L. & Strauss, A. (1999). Layers of Silence, Arenas of Voice: the Ecology of Visible and Invisible Work. Computer Supported Cooperative Work, 8(1-2), 9-30.

Star, S. L. (1991). The Sociology of the Invisible: the Primacy of Work in the Writings of Anselm Strauss, in D. R. Maines (ed.). Social Organization and Social Process: Essays in Honor of Anselm Strauss (pp. 265-284). New York: Walter de Gruyter.

Star, S. L. (1999). The Ethnography of Infrastructure. American Behavioral Scientist, 43(3), 377-391.

Stark, D. (2009). The Sense of Dissonance. Accounts of Worth in Economic Life. Princeton & Oxford: Princeton University Press.

Strauss, A. (1985). Work and the Division of Labor. Sociological Quarterly, 26(1), 1-19.

Strauss, A. (1988). The Articulation of Project Work: an Organizational Process. Sociological Quarterly, 29(2), 163-178.

Suchman, L. (1995). Making Work Visible. Communications of the ACM, 38(9), 56-64.

Vinck, D. (1999). Les objets intermédiaires dans les réseaux de coopération scientifique. Contribution à la prise en compte des objets dans les dynamiques sociales. Revue française de sociologie, 40(2), 385-414.

Winance, M. (2006). Trying Out the Wheelchair: the Mutual Shaping of People and Devices through Adjustment. Science, Technology & Human Values, 31(1), 52-72.

Haut de page

Notes

1 L’exemple canonique de ce dernier cas est sans doute le travail domestique, dont la reconnaissance comme travail, c’est-à-dire ici comme activité ayant une valeur économique, a été l’enjeu des mobilisations féministes au cours des années 1970 (Chabaud-Rychter, Fougeyrollas-Schweber et Sonthonnax, 1985). Plus récemment, Dujarier (2008) s’est attachée à faire ressortir une autre de ces formes de travail invisible : celle du consommateur.

2 Cette plate-forme, située à Paris, rassemble également deux fédérations d’associations de malades (Alliance Maladies Rares au niveau national, et EURORDIS à l’échelle européenne), un Groupement d’intérêt scientifique (le GIS-Institut des maladies rares), et un service d’information téléphonique (Maladies Rares Info Service – MRIS).

3 En France, comme en Europe, une maladie est qualifiée de rare lorsqu’elle affecte dans la population générale moins de 50 individus sur 100 000. Pour une présentation sociohistorique de la construction de cette catégorie et de son impact sur les politiques de santé publique, voir notamment Aymé (2000), Huyard (2007, 2009), Dagiral et Peerbaye (2010).

4 Mais Internet ne figure pas le commencement de ce projet, qui s’inscrit dans une histoire plus longue (remontant au début des années 1970) de constitution de listes de symptômes et de signes cliniques par l’initiatrice du projet et quelques collègues, prenant diverses formes matérielles, allant de fiches perforées, de programmes en FORTRAN, à des systèmes d’aide au diagnostic disponibles sur CD‑ROM, ou accessibles par Minitel. Cependant, c’est proprement avec la mise en ligne sur le web que le projet change d’échelle.

5 L’importance de la génétique est due au fait qu’environ 80 % des maladies rares connues sont d’origine génétique.

6 En particulier OMIM, HUGO Gene Nomenclature Committee, UniProtKB/Swiss-Prot et GENATLAS.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Eric Dagiral et Ashveen Peerbaye, « Les mains dans les bases de données »Revue d’anthropologie des connaissances [En ligne], 6-1 | 2012, mis en ligne le 01 mars 2012, consulté le 12 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/rac/13353 ; DOI : https://doi.org/10.3917/rac.015.0229

Haut de page

Auteurs

Eric Dagiral

Maître de conférences en sociologie (Institut catholique de Paris) et membre du LATTS (CNRS / École des Ponts ParisTech / Université Paris-Est Marne-la-Vallée). Ses travaux de recherche portent sur la conception et les usages des techniques numériques d’information et de communication. Il étudie plus particulièrement les reconfigurations à l’œuvre dans les domaines de la santé, de la presse et de l’enseignement.

Adresse : LATTS - 6 et 8 avenue Blaise Pascal - Cité Descartes FR-77455 Marne-la-Vallée Cedex 2 (France)
Courriel : eric.dagiral[at]univ-paris-est.fr

Ashveen Peerbaye

Maître de conférences en sociologie, et membre du LATTS (CNRS / École des Ponts ParisTech / Université Paris-Est Marne-la-Vallée). Ses travaux de recherche s’inscrivent dans le domaine de la sociologie des sciences et des techniques, en particulier dans les sciences biomédicales. Il travaille aujourd’hui sur les impacts des infrastructures numériques sur la culture matérielle et instrumentale dans les sciences du vivant.

Adresse : LATTS - 6 et 8 avenue Blaise Pascal - Cité Descartes FR-77455 Marne-la-Vallée Cedex 2 (France=
Courriel : ashveen.peerbaye[at]univ-paris-est.fr Web : http://latts.cnrs.fr

Articles du même auteur

  • La valeur probatoire des scellés biologiques et la valeur économique des boues rouges à l’épreuve des fragilités matérielles
    Getting to know the fragility of things. How the evidential value of sealed biological samples and the economic value of red mud are confronted with material fragility
    El conocimiento de la fragilidad de las cosas. Cómo el valor probatorio de los precintos biológicos y el valor económico del barro rojo se enfrentan a la fragilidad material
    Die Zerbrechlichkeit der Dinge verstehen. Wie der Beweiswert von versiegelten biologischen Proben und der wirtschaftliche Wert von Rotschlamm mit der materiellen Zerbrechlichkeit konfrontiert werden
    Paru dans Revue d’anthropologie des connaissances, 18-4 | 2024
Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search